Matelot (Loti)/52

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Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 240-252).
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LII


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Un mois plus tard, à Brest où la mère attendait, le navire était enfin arrivé, au printemps tout nouveau, par une de ces après-midi, indécises et encore froides, des avrils de Bretagne.

Plus personne de malade à bord. Après Jean, on en avait bien encore jeté trois à l’eau infinie, mais très loin, là-bas, dans l’hémisphère Sud où volent les albatros. Les autres s’étaient rétablis ; brusquement la forte santé avait en eux repris le dessus.

À cette arrivée, c’était, chez tous les matelots, une excitation, une sorte d’affolement joyeux, chez ceux-là même qui n’avaient ni mère ni fiancée et que personne n’attendait. Après le mouillage, la manœuvre terminée, tout marchait un peu à la diable, à bord ; les officiers, distraits eux aussi, la tête ailleurs, laissaient faire, jugeant presque leur longue et rude tâche finie. Là, tout de suite, dès l’entrée en rade, c’était le commencement de la désagrégation du navire et de l’équipage ; rien ne se tenait plus, et on sentait déjà le « désarmement », la dispersion prochaine et définitive de tous ces hommes, de toutes ces choses qui, pendant plus de deux ans, s’étaient promenés sur les mers lointaines, si étroitement groupés, formant un ensemble, un même corps, ayant, en commun, un nom, un amour-propre et presque une âme.

Il faisait assez beau, sur cette rade française revue au printemps, avec toutefois des menaces de vent et de pluie, suspendues sous forme de gros nuages voyageurs, dans l’air humide, dans l’air frissonnant et inquiet.

On était allé chercher la Santé, c’est-à-dire la permission de communiquer avec le monde extérieur, avec cette France retrouvée. Et quelques canots arrivaient à l’entour de la Saône, lourds et rudes canots de la rade de Brest, gréés pour les continuels mauvais temps, voilés de grosse toile brune, et tout éraillés par les coups de mer.

Tout cela n’avait certes pas la gaieté des retours dans les ports de la Méditerranée, dans ces ports du pays de Jean, où des centaines de petites barques frêles, peintes de couleurs claires, en sécurité sur l’eau calme, viennent avec un joyeux tapage prendre à l’assaut le navire qui arrive.

Dans ces canots, qui se rangeaient là à côté de la Saône, tenus à distance jusqu’au retour de la Santé, il y avait des femmes, des marchandes, des blanchisseuses, des petites ouvrières, en quête de l’argent des nouveaux venus ; et puis aussi, par-ci par-là, une mère, une sœur, ou une simple « connaissance », qui demandait un matelot par son nom, le voyait bientôt paraître à un sabord, et échangeait avec lui le gai bonjour, en attendant la permission de monter l’embrasser.

Ceux de l’équipage qui ne pouvaient connaître personne parmi ces Brestoises, regardaient tout de même, penchés sur le bastingage, contents de revoir après si longtemps des figures de femmes françaises, et se communiquant des réflexions d’enfant sur les modes qu’elles portaient, sur certains nouveaux petits corsages d’une forme inventée pendant leur absence, qui les surprenait…

Pour passer le temps, les Joal, les Marec et les Kerboulhis, le groupe intime qui allait bientôt se séparer pour jamais, regardaient aussi, rieurs et causant de choses quelconques.

Mais tout à coup Pierre Joal, la figure glacée comme s’il avait aperçu un spectre, se rejeta en dedans du navire, tirant les autres par le bras pour les faire se sauver aussi : « La mère de Jean !!!… » Et tous les cinq, comme des garçons affolés de peur, se baissèrent d’abord pour se cacher derrière le bastingage, puis se reculèrent, tout courbés, jusqu’au centre où on ne pouvait plus les voir.

La mère de Jean ! oui, c’était elle, qui arrivait et qui était déjà là tout près, les yeux interrogateurs, les yeux grands ouverts, moitié de joie et moitié d’impatience inquiète ; parmi toutes ces têtes, qui souriaient au-dessus du bastingage de la Saône, elle cherchait son fils et ne trouvait pas, ne trouvait pas encore…

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Oh ! tout ce qu’elle avait rêvé, combiné, préparé, pendant des mois, pour ce retour : embelli leur petit logis triste, auquel tous deux commençaient cependant à s’attacher, faute de mieux, pour l’avoir un peu longtemps habité ensemble ; embelli surtout sa chambre à lui… Grâce à des miracles d’économie, d’ordre, de travail ingénieux et de goût, elle avait fait tout cela sans toucher à sa délégation, qu’elle avait placée. Et, ce matin, quand un vieux guetteur, chargé depuis plusieurs jours de ce soin, était venu l’avertir que la Saône était signalée aux sémaphores et mouillerait sur rade dans deux heures, elle avait fiévreusement mis tout en ordre, acheté des bouquets pour les vases, loué une femme pour leur faire et leur servir le dîner de ce soir… Sa toilette aussi l’avait beaucoup agitée comme il tenait à ce qu’elle reprit l’air d’une dame, elle avait fait poser une plume à son nouveau chapeau, — ce qui depuis cinq ans ne lui était plus arrivé, — une plume grise, d’une couleur qu’il trouverait distinguée ; mais, au moment de s’habiller pour venir au-devant de lui, elle avait hésité longtemps, à cause du ciel incertain, à mettre ce beau chapeau neuf destiné à leurs promenades des dimanches d’été ; cependant, elle s’y était décidée, pour faire plus d’honneur à ce fils qui aimait à ce qu’elle eut bonne façon devant les autres marins et les officiers du bord.

Quand le batelier qui l’amenait lui avait montré, au sortir du port, ce navire à peine mouillé, là-bas, en lui disant : « La voilà, votre Saône ! » un tremblement subit lui était venu, avec un peu de vertige…

Comment allait-il être, quelle mine rapporterait-il de là-bas, son Jean ? Elle ne se sentirait rassurée qu’après l’avoir bien regardé… Cette dysenterie et ces fièvres de Cochinchine, dont il lui avait avoué être un peu atteint, lui causaient tout à coup un effroi plus grand ; elle songeait maintenant à ceux qu’elle avait vus revenir, si blêmes, et qui, les entrailles perdues, déclinaient lentement malgré les soins des mères. Et, à mesure que cette Saône se rapprochait, grandissait, grandissait sur la rade houleuse, la joie et l’anxiété de le revoir, alternativement lui revenaient au cœur, toujours plus poignantes ; mais c’était encore la joie qui dominait, avec une impatience tremblante, de le tenir et de l’embrasser…

Pour la seconde fois, elle venait de passer en revue, de l’avant à l’arrière, ces têtes qui apparaissaient partout. Pourquoi ne se tenait-il pas sur le pont, son fils, comme tant d’autres ?… Une angoisse lui venait, là, tout de suite déchirante, tout de suite affreuse, rien que pour ne l’avoir pas déjà vu — ce qui était pourtant si naturel, comme elle cherchait à se l’expliquer à elle-même, puisqu’il pouvait être de quart, de service en bas dans les faux-ponts… La tête un peu perdue, elle commandait au batelier de s’approcher, malgré les gestes du factionnaire de « coupée », — un tout jeune, un petit breton tout sauvage qui, d’une main, serrait ferme son fusil, de l’autre, leur faisait signe : « Au large ! faut pas accoster ! C’est pas encore permis ! »

À bord, les amis de Jean, réfugiés tous les cinq au pied d’un mât, tenaient conseil rapide, à voix basse et effarée. Que faire ? Prévenir l’officier, proposait Marec ; c’était précisément M. Tanguy qui était de quart, un bon, celui-là, qui viendrait lui parler, très doucement… — « Ah ! ouatte, — répondait Pierre Joal, — pour la chose qu’on a à lui dire, va, doucement ou fort, — c’est bien tout comme ! »

Mon Dieu ! et la Santé qui arrivait aussi, qui était près d’accoster ! Alors on allait la laisser monter à bord cette mère, comme les autres ; d’ailleurs elle devait être la plus près de toutes, cramponnée sans doute à l’échelle, malgré la défense, puisqu’on entendait à présent sa voix, sa voix qui commençait à être changée et haletante, demander à ce factionnaire où était Jean Berny… Et ce tout jeune et tout sauvage, qui avait pourtant compris du premier coup que c’était la mère, restait là, perché sur sa « coupée », figé par le devoir à son poste, devenu rouge jusqu’au front, feignant de ne pas comprendre ce qu’on lui demandait d’en bas, détournant la tête, les regardant, eux qui avaient été les amis du défunt, avec un air de les appeler à son secours — et vite…

« Jean Berny, vous savez bien, Jean Berny… quartier-maître de manœuvre ?… » insistait la pauvre voix, maintenant toute étranglée d’angoisse…

Alors, dans sa frayeur folle de la voir monter à bord, Pierre prit une décision brusque et brutale. Au crayon, d’une grosse écriture mal assurée, il écrivit sur son carnet d’appel : « Jean Berny est décédé, à la mer, il y a un mois, » déchira la feuille, la plia en deux et courut la jeter au factionnaire : « Donne-lui ça, petit, donne-lui vite ! » Et puis, se sauva dans la cale, épouvanté comme s’il l’avait égorgée, et suivi des quatre autres, qui ne voulaient pas non plus entendre le cri de cette mère…

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Quand ils remontèrent sur le pont,

… « Au large ! faut pas accoster ! C’est pas encore permis ! »
quelques minutes après, la pluie tombait, froide, cinglante, et le vent sifflait.

Toutes les barques, sans exception, partaient ou allaient partir, effrayées de ce grain qui était venu si vite et qui avait mauvais aspect.

Timidement, ils s’approchèrent de la « coupée », pour voir où en était le canot de la mère de Jean Berny, — et ils le reconnurent de suite, là, finissant de hisser ses voiles, à dix mètres du bord ; au fond, sous les bancs, traînait une forme humaine, qu’un des bateliers maintenait parce qu’elle avait des soubresauts comme pour se jeter dehors ; on avait étendu dessus une grosse toile d’abri comme sur un cadavre, mais on voyait dépasser un chapeau de femme, tout mouillé, avec une pauvre plume grise qui balayait la vase des planches, et une main, au gant moitié arraché, qui avait du sang plein les doigts… Le petit factionnaire breton, devenu tout pâle à présent, avec une larme sur chaque joue, leur expliqua : « C’est tout à l’heure, en voulant s’accrocher pour monter à bord, qu’elle s’a enlevé ses ongles, dessus le morceau de fer. »

— « Mon Dieu, mon Dieu, — dit Pierre Joal, de sa voix lente et profonde, — mon Dieu Seigneur !… Voir des choses comme ça, tout de même !!!… » Il ne les vit pas longtemps, ces choses, du reste, car ses yeux devinrent troubles tout de suite ; au souvenir de sa mère à lui, son cœur se fendit tout à fait, un sanglot s’étouffa dans sa gorge, et ses larmes ruisselèrent, mêlées à la grande pluie qui inondait tout…