Matelot (Loti)/54

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Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 266-270).
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LIV


Mais, vers le crépuscule de ce second soir, comme elle était là, assise dans sa même chaise, les yeux séchés, les tempes bruissantes de fièvre, l’âme déchirée et vidée, — son regard errant s’arrêta en face, sur deux images du mur : une vierge, toute blanche dans ses voiles, avec la date de la première communion de Jean inscrite à ses pieds, et un Christ d’ivoire, tête penchée sur sa croix…

Les femmes qui la veillaient l’avaient laissée, la croyant plus calme ; elle était seule, — comme à présent elle serait toujours jusqu’à sa mort.

Dans la pénombre envahissante, une traînée de jour mourant restait sur ces deux images, comme une indication et un appel. Et tandis qu’elle les fixait de ses pauvres yeux hagards, quelque chose s’attendrissait, mais bien au fond de son âme, cette fois ; quelque chose s’apaisait, s’apaisait peu à peu, — et le flot des larmes tout à coup remonta, mais différent et moins amer… Sa grande révolte finie, elle se leva dans un élan subit de prière, pour aller se jeter au pied des images, s’abîmer à deux genoux, tête levée vers elles, — et là, tout se fondit dans une douceur encore plus grande, qui fit couler ses larmes comme d’une source… Le céleste revoir apparut à cette mère, avec les promesses éternelles et tout le leurre radieux de cette immortalité chrétienne telle que les simples l’entendent et telle qu’il faut qu’elle soit pour consoler : son Jean, son bien-aimé, retrouvé là-haut ; son Jean qui serait encore tout à fait lui-même, encore humain et encore enfant ; qui aurait encore l’enfantillage de son sourire terrestre, qui se souviendrait de la maison de Provence, — qui se souviendrait du « petit chapeau » et des dimanches de Pâques ensoleillés d’autrefois.

Oh ! oui, tout s’était apaisé, comme la fièvre au contact de l’eau fraîche. Entre ces deux âmes de fils et de mère, l’une issue de l’autre, je ne sais quel lien mystique s’était renoué, et ce lien donnait à l’âme qui restait l’illusion de la persistance de l’âme qui s’était anéantie.

Résignée à présent, elle entrevoyait la possibilité de sa vie solitaire, reprise comme sous le regard lointain et un peu voilé de son fils ; elle avait la vision de l’ordre rétabli dans ce petit logis qu’elle ne quitterait plus, de ses vêtements noirs, qu’elle ferait faire convenables, à cause de lui, par respect pour lui, comme un deuil de dame. Et elle parlait dans ses sanglots : « Oui, Seigneur, je me soumettrai… Oui, Seigneur, je vivrai, je travaillerai, je ferai de mon mieux… jusqu’à l’heure où vous me rappellerez à vous… »

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Ô Christ de ceux qui pleurent, ô Vierge calme et blanche, ô tous les mythes adorables que rien ne remplacera plus, ô vous qui seuls donnez le courage de vivre aux mères sans enfants et aux fils sans mère, ô vous qui faites les larmes couler plus douces et qui mettez, au bord du trou noir de la mort, votre sourire, — soyez bénis !…

Et nous, qui vous avons perdus, pour jamais, baisons, en pleurant, dans la poussière, la trace que vos pas ont laissée, en s’éloignant de nous…