Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie III/02

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Gosselin (Tome IVp. 26-55).
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Troisième partie


CHAPITRE II.

L’ENTRETIEN.


Ursule en entrant dans ma chambre parut fort surprise de ne pas m’y voir.

Son visage était souriant et gai, la physionomie de Gontran était au contraire froide et réservée.

Il se tenait debout près de la cheminée, où il s’accoudait.

Ursule après avoir fermé la porte lui dit :

— Comment c’est vous, où est donc Mathilde ?

— Elle a été obligée de descendre à l’instant pour répondre aux réclamations d’un de ses pauvres ; elle vous prie de l’excuser, et d’aller la rejoindre tout à l’heure dans le pavillon du parc…

Ursule me parut d’abord étonnée de l’accueil glacial de mon mari, puis elle sourit, lui fit une profonde révérence d’un air moqueur en lui disant :

— Je vous remercie, monsieur, d’avoir bien voulu m’apprendre où je pourrai rencontrer madame la vicomtesse de Lancry, je suis désolée d’avoir troublé vos graves méditations.

Ursule fit un pas vers la porte.

— Un mot, je vous prie — dit Gontran.

Ursule, qui allait sortir, s’arrêta, retourna lentement la tête, jeta à Gontran un long regard rempli de malice et de coquetterie, leva en l’air son joli doigt d’un air menaçant et lui dit :

— Un mot… soit, mais pas plus… je sais qu’il est très dangereux de vous écouter… plus encore peut-être que de vous regarder. Voyons, vite, ce mot, mon beau, mon ténébreux cousin.

— Ce que j’ai à vous dire est grave et sérieux, Madame.

— Vraiment, Monsieur, c’est grave, c’est sérieux ? Eh bien ! j’en suis ravie, cela contrastera avec votre folie et votre étourderie habituelle. Voyons, dites, je vous écoute.

— Lorsque je vous vis à Rouvray — dit Gontran — il y a deux mois, je ne pus vous cacher que je vous trouvais charmante.

— C’est la vérité, Monsieur et cher cousin, et j’ai souvenance que, dans certaine allée de charmille, vous me fîtes même une déclaration… assez impertinente à laquelle je répondis comme je devais le faire, en me moquant de vous : voyons, continuez ; votre gravité sentencieuse, cérémonieuse m’amuse et m’intrigue infiniment… où voulez-vous en venir ?

Gontran jeta un coup d’œil satisfait du côté de la porte du cabinet où j’étais et reprit :

— À votre arrivée ici, je vous ai dit tout le plaisir que j’avais à vous revoir.

— Tout le bonheur, mon cher et beau cousin, tout le bonheur, s’il vous plaît ; vos moindres paroles sont, hélas ! gravées là en caractères ineffaçables — dit Ursule en appuyant sa main sur son cœur et en regardant mon mari d’un air ironique.

Gontran parut presque contrarié de ce sarcasme, fronça légèrement les sourcils, et reprit d’un ton ferme :

— Je suis ravi, Madame, que vous soyez en train de plaisanter, la tâche que j’ai à remplir me sera moins difficile.

— Voyons, vite, vite, je suis sur des charbons ardents, mon cher cousin, je brûle de savoir la conclusion de tout ceci, et à quoi sera bon ce résumé solennel de notre… comment dirai-je ? de notre amour… non certes, vous avez trop et trop peu pour m’inspirer ce sentiment… disons donc de notre coquetterie, c’est, je crois, le mot… Trouvez-vous !

— Soit, Madame… — reprit Gontran — je continuerai donc ce résumé de notre… de notre coquetterie : à votre arrivée à Maran, je vous ai dit tout le bonheur que j’avais de vous revoir, tout mon espoir de voir votre séjour ici se prolonger.

— Cela est encore vrai, beau cousin ; nous avons le lendemain fait une charmante partie de chasse : vous m’avez même un peu grondée… très tendrement, il est vrai, de ce que je semblais préférer le bruit retentissant des trompes à vos amoureuses déclarations… et j’avoue à ma honte que je méritais beaucoup vos reproches ; il n’y avait pour moi rien de plus ravissant, de plus nouveau surtout, que ces fanfares éclatantes qui résonnaient fièrement au fond des bois.

— Et sans doute une déclaration n’avait pas pour vous le même attrait de nouveauté. L’aveu est naïf — dit Gontran en souriant.

Ursule regarda fixement mon mari, cambra, redressa sa jolie taille, comme si elle eût obéi à un secret mouvement d’admiration pour elle-même, secoua légèrement son front hardi, pour faire onduler les longues boucles de sa chevelure brune, et répondit avec un sourire moqueur presque méprisant :

— Mon cher cousin, j’ai dix-huit ans à peine et on m’a déjà bien souvent dit que j’étais charmante ; vous me pardonnerez donc d’être un peu blasée sur les déclarations : depuis longtemps mon oreille est faite à ce ramage flatteur et banal, et vous n’avez pas malheureusement éveillé dans mon âme des sensations aussi inconnues que ravissantes ; je ne doute pas que vous ne soyez un très excellent Pygmalion, mais le marbre de Galatée s’était assoupli et animé avant que votre tout-puissant regard eût daigné s’abaisser sur une pauvre provinciale comme moi…

Mon étonnement était à son comble.

C’était Ursule qui s’exprimait ainsi : elle autrefois si éplorée, si incomprise et parlant toujours de sa tombe prochaine…

C’était Ursule qui parlait à Gontran avec ce dédain moqueur, à lui dont les succès avaient été si nombreux, à lui si recherché, si adoré par les femmes les plus à la mode !

Gontran semblait non moins surpris que moi de ce langage railleur.

Néanmoins je vis avec joie qu’il ne m’avait pas trompée.

Il avait pu être léger, inconsidéré auprès d’Ursule, mais il avait été préservé d’un sentiment plus vif par la froide coquetterie de ma cousine.

Ursule reprit avec la même ironie :

— Qu’avez-vous ? mon cher cousin ! vous semblez contrarié.

— C’est qu’aussi, Madame, je ne vous ai jamais vue si moqueuse.

— C’est qu’aussi, Monsieur, je ne vous ai jamais vu si solennel.

— Vous avez raison — dit Gontran en souriant — il s’agit de folies, de quelques galanteries sans conséquence échangées entre un homme et une femme du monde, et je prends en vérité un air magistral par trop ridicule. Eh bien donc, ma jolie cousine, vous souvenez-vous qu’hier soir, après la curée aux flambeaux, j’ai été assez peu maître de moi pour vouloir enlacer cette taille charmante et effleurer cette joue si fraîche et si rose… eh bien, je viens vous demander pardon de cette audace, vous supplier d’oublier cette folie… J’avais cédé à un entraînement passager… j’avais un moment confondu la familiarité de la parenté avec un sentiment plus tendre, et je viens…

Ursule interrompit mon mari par un éclat de rire et s’écria :

— Vous venez me demander pardon… mais il n’y a véritablement pas de quoi, mon cher cousin… Votre vertueuse candeur s’alarme à tort, je vous le jure… Votre audace a été fort innocente… car votre bouche a effleuré non pas cette joue si fraîche et si rose, mais la barbe de mon bonnet. Quant à cette taille charmante que vous avez enlacée à peu près malgré moi, c’est une faveur que s’accorde au bal le premier valseur venu ; et je ne vois pas qu’elle soit assez flatteuse pour que vous en ayez des remords : hier soir je n’ai pas joué la pudeur offensée, parce qu’il m’eût fallu me plaindre ou me fâcher d’un procédé de mauvais goût ; dans une circonstance pareille, une honnête femme se résigne et se tait.

Sans doute l’amour-propre de Gontran fut blessé de ces railleries, car, oubliant ma présence, il s’écria presqu’avec chagrin :

— Comment, Madame, votre silence était de la résignation, de l’indifférence !

— À ce point, mon cher cousin, que je me rappelle, hélas ! jusqu’aux plus petits détails des tristes suites de votre audace.

— Comment cela ?

— Certainement, j’avais la main droite sur la grille du balcon, et, en la retirant, j’ai déchiré la valencienne de mon mouchoir.

— Cela prouve — dit Gontran avec impatience — madame, que vous avez une excellente mémoire…

— Cela ne prouve pas du tout en faveur de ma mémoire, mon cousin, mais cela prouve en faveur de l’angélique pureté de mes sentiments à votre égard…

— Madame !…

— Mais sans doute, voyons sérieusement : est-ce que si mon silence eût été du trouble… est-ce que si je vous avais aimé… j’aurais remarqué tout cela ?… est-ce que j’aurais attendu que vos lèvres effleurassent mes joues, que votre bras pressât ma taille, pour être saisie d’une de ces émotions subites, muettes, profondes, qui nous enivrent et vous égarent ? Eh mon Dieu !… à peine votre main eût-elle touché ma main, qu’une sensation électrique, rapide comme la foudre, eût bouleversé ma raison, mes sens !… Presque sans le savoir, sans y penser, malgré moi enfin… je serais tombée dans vos bras, et je m’y serais réveillée sans me souvenir de rien, mais encore toute frémissante d’une émotion délirante, inconnue, qu’aucune expression ne pourrait traduire !

Malheur ! malheur ! jamais je n’oublierai l’accent ému, passionné avec lequel Ursule prononça ces derniers mots ; jamais je n’oublierai la rougeur qui un instant enflamma son visage, comme un reflet de pourpre ; jamais je n’oublierai le regard à la fois vague, brûlant, noyé de volupté, qu’elle jeta au ciel comme si elle eût ressenti ce qu’elle venait de dépeindre.

Malheur ! malheur ! jamais je n’oublierai surtout avec quelle admiration ardente Gontran la contempla pendant quelques minutes : car elle était belle… oh, bien belle ainsi ; elle était belle, non sans doute d’une beauté chaste et pure, mais de cette beauté sensuelle qui a, dit-on, tant d’empire sur les hommes.

Malheur ! malheur ! je vis sur les traits de Gontran un mélange de douleur, de colère, d’entraînement involontaire, qui me dit assez qu’il était au désespoir de n’avoir pas fait éprouver à Ursule ces émotions qu’elle racontait avec une éloquence si passionnée.

Ma terreur de cette femme augmenta : je fus sur le point de sortir de ma retraite, d’interrompre cette scène ; mais, emportée par une âpre curiosité, inquiète d’entendre la réponse de Gontran, je restai immobile.

Mon mari semblait fasciné par le regard d’Ursule ; il reprit avec amertume :

— En vérité, madame, voici une théorie complète, heureux celui qui la mettra en pratique ! Avec vous je vois avec plaisir que j’étais encore moins infidèle envers ma femme que je ne l’avais cru ; je m’en applaudis sincèrement, je vous remercie d’être au moins franchement coquette avec moi.

Ursule partit d’un nouvel éclat de rire et reprit :

— Mon Dieu ! de quel air découragé votre solennité me parle de sa fidélité conjugale ! on dirait que vous éprouvez le remords d’une bonne action, et que vous êtes désespéré de vous trouver si peu coupable…

— Il est vrai, ma chère cousine, je me croyais un peu moins innocent… et je vous croyais un peu plus ingénue…

— Tenez, décidément, vous êtes furieux…

— Moi ! vous vous trompez, je vous le jure.

— Vous êtes furieux… vous dis-je… Ah ! vous avez cru, mon cher cousin, que vous n’aviez qu’à paraître pour me plaire, pour me subjuguer : mais, j’y pense — ajouta-t-elle en redoublant d’éclats de rire — vous avez pensé, j’en suis sûre, que blessée d’un trait mortel dès avant mon mariage, lors de votre présentation à Mathilde, et reblessée lors de votre passage à Rouvray, je n’avais jamais eu qu’un but, qu’une pensée, celle de venir vous rejoindre ici ou à Paris… que dans mon empressement à vous faire ma cour, à me ménager de longues entrevues avec vous, j’avais bravement appris à monter à cheval, au risque de me casser le cou, le tout pour mériter un de vos regards, pour vous faire dire en vous-même : — Pauvre petite, quel dévoûment, quel courage ! — ou bien encore… — Ah ! les femmes, les femmes ! quand un de ces démons s’est mis en tête de nous séduire, il y réussit toujours. — Quant à cela, entre nous, mon pauvre cousin, vous n’avez pas eu tout-à-fait tort ; car je crois que je vous ai fort séduit… seulement, je ne l’ai pas fait exprès.

— Je vois que je ne suis pas le seul à qui l’on puisse reprocher quelque vanité — dit Gontran de plus en plus piqué.

— Comment — reprit Ursule dans un nouvel accès de gaîté — vous croyez qu’on ne peut sans vanité prétendre à votre cœur ! pour vous qui voulez me donner une leçon de modestie, l’aveu est piquant. Eh bien ! je vous avoue que, tout en étant certaine de vous avoir séduit, je n’en suis pas plus fière…

— Ainsi, vous me croyez très amoureux de vous ?

— Je vous crois plus amoureux de moi aujourd’hui que vous ne l’étiez hier. Je crois que vous le serez demain encore plus qu’aujourd’hui…

— Et quelle sera la fin de cette passion toujours croissante, charmante prophétesse ?…

— Pour moi, un immense éclat de rire… pour vous, peut-être, toutes sortes de désespoirs… Car, vous devez savoir cela par expérience, seigneur Don Juan ; s’il y a passion d’un côté, ordinairement il y a de l’autre indifférence ou dédain : aussi, ce qui m’empêchera de jamais répondre à votre amour… ce qui vous fait un tort irréparable à mes yeux, c’est tout simplement… votre amour…

— Vous maniez à merveille le paradoxe, madame, et je vous en fais mon compliment…

— Ceci vous semble paradoxal, c’est tout simple ; on est si peu habitué à entendre des vérités vraies, qu’elles paraissent toujours des paradoxes : au risque de passer pour folle, je vous dirai donc que vous m’aimez non seulement parce que je suis jeune et jolie, mais parce que votre orgueil, votre vanité, s’irritent de ce que, malgré vos succès passés, je ne me rends pas à vos irrésistibles séductions.

— Madame — s’écria Gontran — de grâce… parlons un peu moins de moi…

— Vous avez raison, mon cousin, nous voici bien loin de la conversation que nous devions avoir ensemble ; où en étions-nous donc ?… Ah… oui. C’est cela ; vous me demandiez humblement pardon d’avoir été assez audacieux pour embrasser la barbe de mon bonnet et pour me prendre la taille ni plus ni moins que le plus oublié de mes valseurs de l’an passé !

Au lieu de répondre à Ursule, Gontran garda un moment le silence ; puis il lui dit avec un sourire contraint :

— Vous réunissez, sans doute, Madame, les qualités les plus rares ; vous avez certainement le droit de vous montrer difficile, dédaigneuse… Mais pourrait-on savoir au moins de quelles perfections inouïes, de quels surprenants avantages devrait être doué celui qui pourrait prétendre au bonheur inespéré de vous plaire ?

— Savez-vous, mon cousin, que vous êtes très fantasque ?

— Comment cela ?

— À l’instant même, vous me priez assez aigrement de ne plus vous mettre en question : et voici que vous recommencez de plus belle à parler de vous-même.

— Moi… au contraire…

— Me demander, avec une ironie si transparente, de quels dons surnaturels il faut être doté pour me plaire, n’est-ce pas me demander clairement pourquoi vous ne me plaisez pas du tout, vous qui réunissez tant de séductions irrésistibles ?… Eh bien… vous le voyez ; si je vous réponds, vous allez me reprocher encore, comme tout à l’heure, de changer un grave entretien en dissertations amoureuses…

— Non, non… nous reprendrons cet entretien… Mais, voyons, dites… Je suis très curieux de connaître l’idéal que vous avez rêvé.

— Mon idéal ? à quoi bon, mon pauvre cousin ! il en est de tous ces héros rêvés par les jeunes filles, comme des réponses préparées d’avance ; l’on dit tout le contraire de ce qu’on voulait dire, et l’on adore tout le contraire de ce qu’on avait rêvé. Pourtant il est une première condition, sûr laquelle je serais inflexible : celui que j’aimerais devrait être complètement libre ; en un mot, garçon.

— Et pourquoi frapper les maris de cet implacable ostracisme ?

— D’abord parce que je ne daignerais pas régner sur un cœur partagé ; ensuite il y a quelque chose de ridicule dans l’allure d’un mari galantin : c’est un être amphibie qui participe à la fois de l’écolier en vacances et du père de famille révolté ; et puis, vous allez trouver cela stupide ; mais il me semble qu’un mari galant ressemble toujours… à un prêtre marié…

— Le portrait n’est assurément pas flatteur — dit Gontran en se contenant à peine.

— Ainsi vous — reprit Ursule — vous par exemple, mon cher cousin, vous avez ainsi perdu tout votre ancien prestige ; et encore, non, même garçon vous auriez en vous trop… et trop peu… pour me séduire. Oui, certainement. Car, après tout, qu’est-ce que vous êtes ? un grand seigneur très aimable, très spirituel, d’une figure charmante et d’une irréprochable élégance. Or, entre nous, mon amour aurait des visées… ou plus hautes ou plus basses.

— En vérité, ma cousine, aujourd’hui vous parlez en énigme.

— En vérité, mon cousin, aujourd’hui vous êtes bien peu intelligent. Eh bien donc, oui, il me faut, à moi, un esclave ou un maître. Vous ne pouvez être ni l’un ni l’autre : vous n’avez ni le dévoûment naïf qui intéresse, ni la supériorité qui trouble et qui soumet… Qu’un être simple, bon, inoffensif, m’adorât, par exemple, avec l’idolâtrie opiniâtre du sauvage pour son fétiche, je pourrais ressentir pour cet être aveuglément confiant cette sorte de compassion affectueuse qu’on a pour un pauvre chien soumis, tremblant, qui ne vous quitte pas du regard ; qui lèche la main qui le frappe et qui est encore trop heureux de revenir en rampant servir de coussin à vos pieds lorsque, par colère ou par caprice, vous l’avez brutalement chassé… Mais si je rencontrais jamais un de ces hommes qui, par je ne sais quelle mystérieuse puissance, s’imposent en despotes du premier regard, avec quelle humble et tendre soumission je m’abaisserais devant lui ! avec quelle idolâtrie, moi si impérieuse, je l’adorerais à mon tour ! comme j’enchaînerais ma pensée, ma volonté, ma vie à la sienne ! à genoux, toujours à genoux devant mon souverain, devant mon dieu, joie, douleur, espérance, désespoir, tout viendrait de lui… et retournerait à lui… Pour qu’il daignât seulement me dire Viens… je serais humble, résignée, lâche, criminelle, que sais-je ?… Car la jalousie d’un tel amour peut arriver à la frénésie… à la férocité : tenez… à cette pensée, oh ! à cette pensée, j’ai peur.

En disant ces derniers mots d’une voix brève, Ursule baissa son visage assombri et parut rêveuse.

Gontran était stupéfait.

J’étais épouvantée.

Après quelques moments de silence, Ursule passa la main sur son front comme pour chasser les idées qui semblaient l’avoir tristement préoccupée et dit en souriant à mon mari, qui la regardait presqu’avec stupeur : — Vous le voyez donc bien… vous ne pouvez être ni mon esclave ni mon maître. Nous ne pouvons qu’être amis, et encore ce serait difficile ; vous êtes trop homme du monde pour me pardonner vos maladroites déclarations et votre insuccès près de moi. Tout bien considéré, il ne nous reste guère que la chance d’être ennemis à peu près irréconciliables. Ne trouvez-vous pas cette conclusion fort originale ? qui aurait dit que notre conversation devait prendre cette tournure-là ?

— Sans contredit, Madame — répondit machinalement Gontran, comme s’il eût encore été sous le coup de cet étrange entretien ; — sans contredit, cela est fort original. Mais alors puis-je vous demander pourquoi vous avez bien voulu nous consacrer quelque temps ?

Avec cette mobilité d’impressions qui la caractérisait, Ursule se mit de nouveau à rire aux éclats en regardant Gontran avec étonnement et s’écria :

— Ah çà ! devenez-vous décidément fou, mon cousin ? Est-ce déjà votre passion pour moi qui vous trouble la raison ? Comment, vous voulez être le but incessant où tendent toutes mes pensées ! Vous ne comprenez rien à mon voyage ici, parce qu’il n’a pas pour but de vous dire : Je vous aime ! Mais rappelez donc vos esprits : ce n’est pas du tout à vous mais à ma chère Mathilde que je veux consacrer le temps que je passerai à Maran. Mon Dieu ! quelle figure vous me faites ! Que les hommes sont singuliers ! Je vous aurais avoué que depuis longtemps je méditais le dessein perfide de vous enlever à votre femme que vous auriez trouvé cette indignité toute naturelle, tandis que vous voilà très contrarié de me voir respecter si scrupuleusement les lois sacrées de l’amitié que vous venez vous-même invoquer.

— Madame…

— Allons, allons, rassurez-vous, je ne veux pas me faire meilleure que je ne le suis ; c’est beaucoup plus mon éloignement pour les gens mariés en général et mon peu de penchant pour vous en particulier qui me défend de toute mauvaise tentation… Sans doute j’aime Mathilde de tout mon cœur ; mais si une puissance irrésistible m’eût entraînée vers vous, malgré moi j’aurais trahi la confiance de ma meilleure amie… Après cela — reprit Ursule en souriant de ce rire sarcastique qui donnait à sa physionomie un caractère si insolent et si dédaigneux — j’offre des chances de combat ; je suis vulnérable aussi : moi aussi j’ai un mari… qu’on le séduise… C’est de bonne guerre ; mais assez de folies, comme cela, mon cher cousin. Maintenant, parlons raison, quel est ce mot que vous avez à me dire, et pourquoi me retenez-vous ici ? Mathilde s’impatiente et m’attend peut-être.

Gontran semblait poussé à bout par les railleries d’Ursule. Il lui répondit brusquement :

— C’est justement de Mathilde que je voulais vous parler, Madame ; quoique je sois un de ces êtres amphibies assez ridicules qu’on appelle maris, ma femme a pour moi un attachement profond, sincère, inaltérable.

— Et elle a parfaitement raison, et fait preuve du meilleur goût ; je ne médis des maris que comme amants : hors ces prétentions-là, ils possèdent toutes sortes d’agréments… conjugaux ; et vous avez, vous, mon cousin, personnellement, tout le charme nécessaire pour plaire à votre femme.

— C’est parce que je désire continuer de plaire à ma femme, Madame, que je serais désolé de lui causer un chagrin violent, elle est assez jeune, assez aveuglée pour m’aimer passionnément, pour tenir à mon amour comme à sa vie… Mais comme elle n’a pas de ces confiances exorbitantes qui font croire qu’on ne peut manquer de nous adorer… comme elle est surtout remplie de la plus charmante modestie, elle redoute certaines comparaisons… sans doute très dangereuses ; et quoique je sois, je l’avoue humblement, un soupirant fort à dédaigner pour vous… elle veut bien craindre…

Ursule interrompit Gontran : — Toutes ces périphrases veulent dire que Mathilde est jalouse de moi, n’est-ce pas ? Voilà donc ce grand secret… Quelle bonne folie.

— J’ai eu l’honneur de vous dire, madame, que rien n’était plus sérieux… Le repos de Mathilde m’est cher avant toutes choses…

— J’en suis convaincue… et vous pouvez, ce me semble, la rassurer mieux que personne, mon cher cousin ; quant à moi, je serais désolée de lui causer le moindre chagrin à votre sujet : ce serait impardonnable… je n’aurais ni le plaisir du remords… ni le remords du plaisir.

— Malheureusement, madame, Mathilde a plus que des soupçons, elle a des certitudes. Hier, après la curée sur la terrasse… elle a vu…

— Que vous avez embrassé mon bonnet ! mais c’est charmant… j’en suis ravie, j’ai justement une petite vengeance à tirer d’elle pour lui apprendre à croire aux apparences ; laissons-la un jour ou deux dans son erreur, et puis nous la détromperons, et je lui dirai : Voyez-vous, méchante cousine, qu’il faut ne jamais croire à ce qu’on voit !

— Ne pas détromper Mathilde, madame ! mais la malheureuse enfant en mourrait. Vous ne connaissez donc pas la noblesse, la candeur angélique de son âme… Vous ne savez donc pas avec quelle sainte ardeur elle m’aime… Oh ! Mathilde n’est pas une de ces femmes froidement railleuses, qui, parce qu’elles ne sentent rien, affectent de mépriser des sentiments qu’elles sont incapables de comprendre ou d’apprécier… Non… non… Mathilde n’est pas de ces…

— De ces femmes abominables… de ces monstres de perfidie, qui ont l’effronterie de ne pas vouloir prendre pour amant le mari de leur amie intime ! — dit Ursule en interrompant mon mari et recommençant de rire aux éclats…

Gontran semblait au supplice. Ursule continua :

— Mon Dieu, que vous êtes donc amusant ! et comme l’éloge de cette pauvre Mathilde vient naturellement en aide à votre dépit contre mon insensibilité ! Savez-vous qu’il ne fallait rien moins que mes dédains pour amener enfin sur vos lèvres l’éloge de votre femme !

— Vous avez raison, madame — s’écria Gontran mis hors de lui par ces sarcasmes. — Je n’ai peut-être jamais mieux compris tout ce que valait ce cœur adorable qu’en reconnaissant…

— À quel horrible cœur vous vouliez le sacrifier. Est-ce cela, mon cher cousin ? J’aime beaucoup à finir vos phrases, nous nous entendons si parfaitement ! Sérieusement, vous avez grandement raison de me préférer Mathilde : d’abord votre fidélité maritale me préservera de votre amoureuse insistance : et puis, franchement, ma cousine vaut mille fois mieux que moi. N’est-elle pas bien plus belle ? ne compte-t-elle pas autant de qualités que je compte de défauts ? n’y aura-t-il pas toujours entre nous une distance énorme ? En raison même de son dévoûment, de ses vertus, n’est-elle pas fatalement destinée à éprouver les passions les plus sincères, les plus magnifiquement dévouées… et à ne les inspirer jamais… tandis que moi, j’aurai toujours, hélas ! l’affreux malheur de les inspirer…

— Sans les jamais ressentir, n’est-ce pas, madame ! — s’écria Gontran — Ah ! vous avez raison… Tenez, vous êtes une femme infernale… vous me faites peur…

Ursule haussa les épaules.

— Eh bien, oui, je serais une femme infernale pour ceux qui, je le répète, ne seraient ni mes esclaves, ni mes tyrans ; pour ceux-là, s’ils étaient assez fous ou assez présomptueux pour s’éprendre de moi, je serais sans merci, je les raillerais, je les mettrais dans les positions les plus ridicules, peut-être même les plus cruelles, selon mon caprice ! Plus ils montreraient d’opiniâtreté à m’aimer, plus j’en montrerais moi, à me moquer d’eux.

— Tenez, ma cousine — dit Gontran pour mettre un terme à un entretien qui lui pesait — vous déployez une telle vigueur d’esprit, une telle force de caractère, que je suis de moins en moins embarrassé pour arriver à ce que je voulais vous dire.

— Que voulez-vous me dire ?

— Qu’entre parents, entre amis, il est certaines choses qu’on peut s’avouer franchement. Je vous ai dit que Mathilde était jalouse de vous, qu’elle redoutait votre présence… et que… — Gontran hésita.

— Et qu’elle serait tranquille et rassurée si j’abrégeais mon séjour ici ?

— Excusez-moi, ma cousine, mais…

— Mon Dieu, rien de plus simple. Pourquoi ne pas m’avoir dit cela tout de suite ? Pauvre et chère Mathilde, je regrette pourtant de la quitter sitôt ; elle d’abord, puis je regrette vos chasses qui m’amusaient beaucoup ; peut-être aussi je vous aurais même regretté, vous, si vous ne m’aviez pas parlé d’amour. C’est dommage pourtant… mais il n’y a rien à faire contre un soupçon jaloux… Il faudra seulement me donner quelques jours pour préparer et pour amener mon mari à ce changement de résolution si soudain ; je m’en charge… Ah ça ! vous ne m’en voulez pas, mon cousin ? — dit Ursule en tendant la main à Gontran avec cordialité.

— Je ne vous en veux pas… mais, je vous l’avoue, jamais je ne me serais attendu à un pareil langage, à de pareilles idées de votre part… je crois rêver.

Ursule reprit avec son sourire ironique :

— Pour une jeune femme qui, en sortant de l’hôtel de Maran, est venue habiter une fabrique en province, vous me trouvez assez étrange, n’est-ce pas ? vous n’y comprenez rien ? Vous ne reconnaissez plus la pauvre victime, la femme incomprise qui écrivait de si larmoyantes élégies à cette pauvre Mathilde qui en pleurait et qui avait raison, car je pleurais moi-même en les écrivant, et quelquefois même je pleure encore…

— Vous… vous ! pleurer…

— Certainement, quand le vent est à l’ouest, et qu’il y a dans l’air ce je ne sais quoi qui fait qu’on se pend, comme disait mademoiselle de Maran.

— Toujours mobile, toujours folle — dit Gontran.

— N’est-ce pas que je suis une drôle de femme ? Je parle de tout sans rien savoir, je parle d’émotions de cœur sans les ressentir j’ai toutes les physionomies sans en avoir aucune, je suis effrontée, moqueuse, inconséquente… Et pourtant, mon cousin, vous ne connaissez de moi que ce que j’en veux laisser connaître : en mal comme en bien, vous êtes encore à mille lieues de la réalité ; mais ce dont vous pouvez être certain seulement, c’est que je peux toujours ce que je veux fermement. Ainsi, par exemple, tenez : j’ai plus de physionomie que de beauté, plus de défauts que de qualités, plus de bavardage que d’esprit ; j’ai une fortune ordinaire, un nom ridicule… madame Sécherin, je vous demande un peu… madame Sécherin ! Eh bien ! malgré tout cela, je veux être, cet hiver, la femme la plus entourée, la plus à la mode de Paris, avoir la maison la plus recherchée, et faire tourner toutes les têtes en finissant par la vôtre. Maintenant adieu, mon cousin… je vais décider mon mari à partir le plus tôt possible… nous irons faire un petit voyage jusqu’à l’hiver… Je vais retrouver Mathilde dans le parc ; je lui tairai notre entretien, bien entendu… Pauvre femme ! je la plains… pauvre divinité… Hélas ! quand on ne sait parler que le langage des anges, on court grand risque de se trouver ici-bas bien dépareillée. Somme toute, j’aime mieux mon sort que le sien… quoiqu’elle ait l’inqualifiable bonheur de vous avoir pour seigneur et maître ! — ajouta Ursule avec un sourire moqueur.

Elle sortit en faisant un petit signe de tête à Gontran, et lui envoya du bout des doigts un gracieux baiser de l’air le plus malin.

Et puis j’entendis ma cousine fredonner, en s’en allant, un motif de Freischütz de sa voix fraîche et sonore.