Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie III/05

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Gosselin (Tome IVp. 100-131).
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Troisième partie


CHAPITRE V.

SOUVENIRS D’ENFANCE.


Je ne pouvais deviner la véritable cause de la brusque arrivée de mademoiselle de Maran, je cherchais à me persuader que sa venue n’avait pas d’autre motif que celui qu’elle m’avait donné ; les journaux que nous recevions de Paris parlaient, en effet, de troubles assez graves dans cette ville.

Pourtant les terreurs de ma tante me semblaient exagérées. Si j’admettais qu’une autre raison l’eût amenée à Maran, malgré moi j’étais effrayée ; sa présence me présageait quelque nouveau malheur.

J’observais attentivement Gontran, il était distrait, préoccupé, rêveur.

Ursule avait évité plusieurs fois de se trouver seule avec moi ; j’avais hâte de la voir partie.

Je ne savais si elle avait préparé et disposé son mari à quitter Maran, j’en parlai plusieurs fois à Gontran ; il me dit que ma cousine l’avait assuré qu’elle était obligée d’agir avec ménagement pour rompre des projets arrêtés depuis si longtemps, mais qu’elle espérait sous peu de jours y parvenir.

Je n’avais pas voulu apprendre à Ursule et à mademoiselle de Maran dans quel état je me trouvais, c’était un bonheur dont je voulais jouir seule et dans le secret le plus longtemps possible.

Ma tante continuait de se moquer de M. Sécherin, et semblait observer attentivement Ursule et mon mari.

Elle tenait fidèlement sa promesse et ne parlait plus d’un passé qui éveillait en moi des souvenirs si pénibles. Sans doute elle savait que je serais assez résolue pour agir, ainsi que je le lui avais dit, et pour quitter Maran plutôt que de souffrir de nouvelles perfidies.

Elle avait trop de sagacité, trop de pénétration, pour ne pas s’apercevoir d’un changement remarquable dans les manières de Gontran ; lui autrefois joyeux, brillant, animé était devenu pensif, concentré, quelquefois brusque et impatient, d’autres fois morne, accablé. Mes inquiétudes augmentaient de jour en jour, je craignais, comme je l’avais pressenti, que son goût pour ma cousine contrarié, irrité par l’indifférence affectée de celle-ci, ne prît tout le caractère de la passion.

Je remarquai de nouveau sur ses traits contractés ce sourire triste, nerveux, qui n’avait pas assombri sa figure depuis qu’il avait échappé à l’influence de M. Lugarto.

Plusieurs fois je le surpris dans le parc se promenant à grands pas, une fois je vis qu’il avait pleuré… Rarement il me parlait avec dureté ; souvent, au contraire, il me traitait avec une tendresse inusitée.

Hélas ! à ces retours de bonté, je m’apercevais bien qu’il devait souffrir.

Lorsque Ursule se trouvait en tiers avec mon mari et moi, elle affectait une gaîté folle qui augmentait encore la tristesse de Gontran. Elle déployait à peu près le même cynisme moqueur, qu’elle avait montré dans son entretien avec mon mari ; seulement, par égard pour la présence de M. Sécherin, au lieu de donner ces sentiments comme siens elle les attribuait à un être imaginaire, à je ne sais quelle héroïne de roman : véritable démon dont elle s’amusait à rêver l’existence.

Je ne puis le nier, Ursule dans ces conversations continuait de déployer infiniment d’esprit et de se montrer véritablement supérieure à Gontran. Ce que je ressentais pour elle était bizarre, inexplicable, je la haïssais à la fois, et d’avoir rendu mon mari amoureux d’elle, et de rire méchamment des tourments qu’il éprouvait.

Elle eût paru partager l’affection de Gontran, que j’aurais été horriblement malheureuse, plus malheureuse encore sans doute que de la voir le dédaigner… mais j’aurais été moins effrayée peut-être.

L’ironie perpétuelle d’Ursule prouvait qu’elle ne ressentait rien, qu’elle dominait complètement M. de Lancry, et c’est surtout cette influence que je redoutais.

Quelque temps après l’arrivée de mademoiselle de Maran, je fus un jour réveillée de très grand matin par un bruit de voiture.

Après avoir écouté de nouveau je n’entendis plus rien, je crus m’être trompée, je me rendormis.

Blondeau entra chez moi. Je lui demandai si elle n’avait rien entendu.

Elle avait entendu comme moi un bruit de voiture ; ce qui était tout simple — ajouta-t-elle puisque M. Sécherin était parti le matin à quatre heures.

— Avec Ursule m’écriai-je,

— Non, madame — me répondit Blondeau — le domestique de M. Sécherin a dit que son maître partait de très bonne heure afin de pouvoir arriver dans la nuit à Saint-Chamant où il allait pour affaires.

Dans mon anxiété je fis prier Ursule de passer chez moi.

Elle entra bientôt.

— Votre mari est parti sans vous — m’écriai-je.

— Mon Dieu ! de quel air courroucé tu me parles, ma chère Mathilde ; qu’y a-t-il donc de si étonnant à ce départ ?

— Ce qu’il y a d’étonnant ! repris-je confondue de tant d’audace.

— Certainement, rien de plus simple. Hier soir, après nous être retirés chez nous, mon mari m’a parlé comme d’habitude de ses affaires ; tout-à-coup il s’est souvenu en feuilletant son carnet qu’il y avait à Saint-Chamant une vente de terres dont quelques-unes sont voisines des nôtres et qu’il désire acquérir : il n’a voulu déranger personne ; ce matin, au point du jour, il a envoyé chercher des chevaux et m’a prié de l’excuser auprès de toi. Il ne sera absent que très peu de temps et il profitera de cette occasion pour visiter celle de ses propriétés qui se trouve dans le voisinage de Saint-Chamant.

J’étais indignée : Ursule avait sans doute à dessein laissé échapper cette occasion si naturelle de quitter Maran, elle avait donc des projets sur Gontran ; mes soupçons se justifiaient de plus en plus.

Depuis trop long-temps je me contraignais trop envers ma cousine, pour pouvoir dissimuler davantage ; je ne me crus plus obligée de lui cacher que j’avais assisté à son entretien avec Gontran, et je lui dis :

— Quel intérêt avez-vous donc à rester ici, puisque vous n’avez pas profité du départ de votre mari pour quitter Maran ?

Ursule, fidèle à son système de fausseté, ne leva pas encore le masque et me répondit avec une expression d’étonnement douloureux :

— Mais, encore une fois, Mathilde, qu’as-tu donc ? En vérité je ne sais que penser. Tu me dis vous, tu me parles de quitter Maran comme si ma présence te gênait ; qu’est-ce que cela signifie ?

— Cela signifie qu’il y a huit jours j’ai entendu votre entretien avec mon mari ; oui, j’étais dans l’un des cabinets de cette alcôve : j’avais dit à Gontran combien son empressement auprès de vous me chagrinait, et il m’avait aussitôt proposé de vous demander de quitter Maran. — Je ne pus m’empêcher de prononcer ces derniers mots avec un orgueil triomphant.

Ursule fronça légèrement les sourcils et sourit avec amertume :

Ainsi — me dit-elle en me regardant fixement — ton mari savait que tu étais là pendant notre entretien ?

— Il le savait… Comprenez-vous maintenant, comprenez-vous que je m’étonne de ce qu’après avoir promis à mon mari de vous éloigner vous restiez ici malgré le départ de M. Sécherin ?

— Eh bien ! puisque tu étais là, entre nous j’en suis ravie, ma chère Mathilde, tu dois être contente, j’espère ?

— Contente ?…

— Oui, sans doute. Tu l’as vu, j’ai assez maltraité ton vilain infidèle pour qu’il n’ait plus maintenant envie de l’être. Me suis-je montrée assez bonne amie ? aller jusqu’à me faire voir à lui sous le jour le plus odieux pour changer en éloignement, en haine peut-être, le goût qu’il prétendait avoir pour moi !

— Et vous croyez m’imposer par ce mensonge ?

— Un mensonge ?… Mais tu étais là… souviens-toi donc du dédain avec lequel je l’ai traité… Tu étais là ?… qui m’aurait dit pourtant que j’avais si près de moi la récompense de ma vertueuse conduite !… Tiens, Mathilde, je ne puis croire à un hasard si heureux… si providentiel… comme dirait ma belle-mère… — Et Ursule éclata de rire.

Cette fois, du moins, ma cousine était franchement ironique et malveillante.

— Écoutez-moi, Ursule — lui dis-je. — Il n’est plus temps de railler ; la conversation que je vais avoir avec vous sera grave, ce sera sans doute la dernière que nous aurons ensemble.

— J’en doute fort ! — s’écria impérieusement Ursule — car j’ai, moi, à vous demander compte de la déloyauté de votre conduite et de celle de votre mari.

— Que voulez-vous dire ?

— En vous cachant pour épier un entretien que je croyais secret, vous commettiez un abus de confiance, vous me rendiez votre jouet… savez-vous que je pourrais vouloir m’en venger !

— J’aime mieux ces fières paroles, Ursule, que votre mélancolie doucereuse dont j’ai été trop long-temps dupe ; je sais au moins qu’en vous j’ai une ennemie… Eh bien !… soit…

— Je n’ai aucune envie d’être votre ennemie ; vous avez eu envers moi un mauvais procédé, j’ai le droit de m’en plaindre, et je vous dis que je pourrais vouloir m’en venger : voilà tout.

— Mais, depuis votre arrivée ici, ne prenez-vous pas à tâche de porter le trouble dans cette maison ?

— Qu’avez-vous à me reprocher ? Puis-je empêcher votre mari d’avoir du goût pour moi ? Puis-je faire mieux que de le railler, que de lui ôter tout espoir, que de lui promettre de partir puisque vous et lui le désirez ?

— Pourquoi donc alors n’êtes-vous pas partie ce matin, l’occasion n’était-elle pas parfaite ? Je vous dis, moi, que, si vous aviez eu l’intention d’ôter tout espoir à mon mari ; au lieu d’étaler je ne sais quelle métaphysique de sentiments effrontés, au lieu de lui dire : « Je ne vous aimerai jamais, mais je pourrai en aimer d’autres passionnément ; » si vous lui aviez dit simplement : Je suis attachée à mes devoirs ; votre femme est mon amie, ma sœur, jamais je ne trahirai ni elle, ni mon mari : ce langage eût été digne et noble… au lieu d’être perfidement calculé.

— Vous me permettrez, j’espère, d’être juge de la convenance et de la portée de mes paroles ; la jalousie est une mauvaise conseillère, et je crois qu’elle vous égare.

— Elle m’éclaire… elle m’éclaire…

— Vous êtes trop intéressée dans la question, Mathilde, pour la juger sainement ; en parlant à votre mari comme je lui ai parlée je lui ôtais toute espérance… Les hommes ne croient pas à nos principes, ils croient à notre indifférence.

— Je ne doute pas de votre expérience à ce sujet, Ursule ; mais il y a un moyen infaillible de rompre un penchant : c’est l’absence.

— Quand elle ne l’augmente pas !

— Ainsi, c’est par indifférence pour mon mari que vous restez ici ?

— Absolument, je lui ai déclaré que j’avais presque de l’éloignement pour lui… Vous l’avez entendu… que voulez-vous de plus ?

— Eh bien ! admettez que mes soupçons, que mes craintes soient exagérées ; n’était-il pas de votre devoir d’y mettre un terme, en ne prolongeant pas votre séjour ici ?

— Il est impossible de renvoyer les gens avec plus d’urbanité ; pourtant, je me permettrai de vous faire, à mon tour, quelques observations : vous sentez qu’après la promesse que j’ai faite à votre mari, si j’ai laissé ce matin partir M. Sécherin sans l’accompagner… c’est que de graves motifs m’obligeaient à agir ainsi.

— Et n’était-ce donc rien que mon repos, que la tranquillité de ma vie, à moi, que vous venez si méchamment troubler !

— Je suis ravie de voir, Mathilde, que vous songez beaucoup à vous, alors vous ne trouverez pas extraordinaire que je songe un peu à moi. Par deux fois, j’ai indirectement parlé de mon départ à mon mari ; son étonnement a été tel, que j’ai pressenti qu’il ne pourrait parvenir à s’expliquer ce brusque changement dans mes résolutions sans que quelques soupçons ne s’élevassent dans son esprit : ou il croira que je fuis volontairement votre mari parce que je crains de partager son amour, ou il croira que votre jalousie a exigé mon départ… de toutes façons, vous le voyez, ses doutes seront éveillés, sa confiance en moi s’altérera, et, je vous l’avoue, je tiens autant que vous à vivre tranquille.

— Ursule… Ursule… prenez garde ; c’est vous railler de moi, que de me donner de pareilles raisons.

— Elles sont excellentes pour moi, je vous jure. Il a fallu toute l’autorité du langage de la vérité pour empêcher mon mari de croire aux visions de sa mère à propos de ce M. Chopinelle, je n’ai pas envie de voir de pareilles scènes se renouveler.

— Malgré tout ce que je ressens contre vous — m’écriai-je — je n’aurais pas osé faire allusion à votre conduite dans cette circonstance ; mais, puisque vous en parlez sans honte, je vous dirai que c’est justement parce que je vous sais coupable d’une faute que rien ne pouvait excuser, que j’ai le droit de vous soupçonner et de vous craindre lorsqu’il s’agit d’un homme tel que M. de Lancry.

— Mathilde !…

— C’est parce que j’ai été témoin de tout ce qui s’est passé à Rouvray que j’ai le pressentiment, que j’ai la certitude que votre apparente indifférence pour mon mari cache quelque arrière-pensée.

Ursule haussa dédaigneusement les épaules.

— Mon Dieu ! je sais fort bien que vous avez cru aux absurdes médisances de ma belle-mère — me dit-elle — mais il est trop tard pour les renouveler ; vous aviez une très belle occasion de m’accuser lorsque, devant mon mari et devant sa mère, j’ai invoqué votre témoignage à l’appui de mon innocence…

— Osez-vous parler ainsi, Ursule ! lorsque la pitié, lorsqu’un généreux ressentiment de notre ancienne amitié m’a fait garder le silence… Ah ! elle me l’avait bien dit : « Puissiez-vous ne jamais vous repentir de l’appui que vous prêtez à cette femme coupable !… » Mais ne récriminons pas le passé… Une dernière fois je vous demande… et, s’il le faut… je vous supplie de ne pas prolonger votre séjour ici… Après ce qui s’est passé entre nous, nos relations ne pourront être que bien pénibles… De grâce… rejoignez votre mari… Vous avez, dites-vous, de l’indifférence pour Gontran, qui peut vous retenir ? Votre caractère est tel, que vous serez heureuse partout ; je ne vous ai jamais fait de mal, ne vous opiniâtrez donc pas à me tourmenter.

— Je serais désolée de vous tourmenter ; mais, je vous le dis encore, je ne puis, pour une vaine imagination, pour un caprice de votre part, risquer une folle démarche qui compromettrait mon avenir… — me répondit Ursule avec un sang-froid imperturbable.

— Je crois qu’en tout cas vous calculez fort mal — dis-je à ma cousine en surmontant mon émotion ; — vous voulez attendre le retour de votre mari…

— Je le désire.

— Soit… Eh bien ! à tort ou à raison, je suis jalouse de vous.

— À tort… très à tort.

— Soit… encore…, mais je suis jalouse ; votre refus de vous éloigner… augmente encore cette jalousie, le retour de M. Sécherin ne calmera pas mes agitations… Je lui en cacherais la cause qu’il finirait par la deviner… Réfléchissez bien à cela… Lors de cette partie de chasse il a fallu mon empire sur moi-même et la distraction de votre mari, pour qu’il ne surprît pas mon secret… Vous voyez donc bien qu’en me refusant de partir vous provoquez un danger plus grand que celui que vous redoutez.

— Que puis-je faire à cela ! Si je suis perdue par votre fait, je me résignerai à mon sort… mais je ne serai jamais assez folle ni assez sotte pour aller me perdre moi-même.

— Peut-être… Ursule… peut-être. Prenez bien garde…

— Me menacez-vous ? Et de quoi me menacez-vous ?

— Je ne vous menace pas, mais je vous préviens qu’il s’agit de mon bonheur, de mon avenir, de ma vie ; je lutterai de toutes mes forces, je serai capable de tout pour conserver ce que vous voulez peut-être me ravir…

— Vous… capable d’une lâche délation ?… je ne le crois pas, je vous en défie.

— Vous avez raison de m’en défier, vous m’en savez incapable ; mais sans lâcheté je puis m’adresser à la bonté de votre mari : je puis lui avouer mes craintes, tout en lui disant qu’elles sont insensées, mais qu’elles me font un mal affreux… Cela ne vous compromettra pas… cela éveillera peut-être les soupçons de votre mari… mais vous l’aurez voulu…

— Alors je saurai me défendre ou me venger.

— Écoutez-moi bien, Ursule… je vous jure, par la mémoire de ma mère, que, si vous persistez à rester ici malgré moi… je n’hésiterai pas devant cette extrémité, quelque funeste qu’elle soit… Un secret pressentiment me dit qu’une des questions les plus fatales de ma vie s’agite en ce moment… je vous préviens qu’il s’est fait un grand changement dans mon caractère. Il est devenu aussi ferme et aussi résolu qu’il était faible et timide… ne me poussez pas à bout ; je ne vous demande rien que de possible, que de faisable.

— Je suis seule juge de cela, il me semble… je connais mon mari mieux que vous.

— Vous exagérez à dessein sa susceptibilité, j’ai vu quelle influence vous aviez sur lui… Vous ne me ferez pas croire que l’homme qui a été d’une confiance assez aveugle pour croire à votre fable au sujet de la lettre de M. Chopinelle, que l’homme qui n’a pas été ébranlé dans sa foi par le formidable serment de sa mère, vous ne me ferez pas croire, dis-je, que cet homme, qui ne vit que pour vous, que par vous, aura le moindre soupçon lorsqu’il vous verra venir le rejoindre, et que vous lui direz que vous vous ennuyiez loin de lui…

— Il ne verra là qu’une exagération ridicule.

— Ce sont de ces exagérations que les cœurs dévoués et généreux, comme le sien, admettent d’autant plus qu’ils sont capables de les éprouver. Vos moindres désirs sont des ordres pour lui : vous lui direz que vous voulez faire un voyage en Italie, je suppose ; il vous croira, il s’empressera de vous satisfaire.

— Je vous remercie mille fois de la bonne opinion que vous avez de mon habileté, de mon adresse et de mon influence — me dit Ursule avec un sourire sardonique… — malheureusement, je crois que vous vous exagérez mes avantages. Pourtant, rassurez-vous : dès le retour démon mari, je ne resterai ici que le temps nécessaire pour amener naturellement ce départ ; d’ici là, je vous en prie à mon tour, n’insistez pas, et accordez-moi l’hospitalité.

— Mais cela est infâme pourtant… — m’écriai-je avec indignation ; il suffira donc de votre volonté pour désespérer de ma vie !

— Revenez à la raison, oubliez des soupçons insensés ; ces fantômes s’évanouiront, le calme renaîtra dans votre esprit.

— Oubliez la douleur, n’est-ce pas ? et vous ne souffrirez plus !

— Croyez que rien ne m’est plus désagréable que cette discussion, Mathilde, et que…

— Eh bien ! m’écriai-je en interrompant ma cousine — puisque c’est une lutte, je l’accepte… Tous les moyens vous sont bons pour m’attaquer dans ce que j’ai de plus cher, tous les moyens me seront bons pour me défendre… Votre prétendue indifférence pour mon mari est un manège de coquetterie raffinée dont je ne suis pas dupe. Vous voulez lui plaire, je vous rendrai odieuse à ses yeux ; je lui avais tu jusqu’ici votre honteuse aventure de Rouvray, je ne garderai plus aucun ménagement : s’il était tenté de m’oublier un moment pour vous, moi qui ne lui ai donné que des marques d’amour et de dévoûment, il comparerait… et il verrait à quelle femme il me sacrifie.

— Mathilde… Mathilde… prenez garde à votre tour ! — s’écria Ursule, et ses yeux semblèrent étinceler de colère — prenez garde à ce que vous direz !… de ma vie… je ne pardonnerais cette calomnie, entendez-vous ?… ne m’exaspérez pas !

— J’en étais sûr ! — m’écriai-je — mon mari ne vous est donc pas indifférent, puisque vous craignez qu’il ne soit instruit de cette aventure !

— Je tiens à l’estime de votre mari… comme a l’estime de tout les honnêtes gens… et il est horrible à vous de vouloir me la faire perdre — s’écria Ursule avec un accent de dignité outragée.

— Vous tenez à son estime ? et vous n’avez pas craint d’afficher effrontément les principes les plus corrompus ! et vous n’avez pas craint de railler de tout ce qui est saint et sacré dans le monde ! Non, non, j’en suis de plus en plus convaincue, votre instinct de ruse vous a dit qu’incapable de lui plaire par de généreuses et nobles qualités, vous ne pouviez que frapper son imagination par quelque affectation bizarre et étrange ; mais dès qu’il saura que tout cet échafaudage de prétentions cyniques n’a pour but que de lui ménager un cœur que M. Chopinelle a occupé tout entier…

— Mathilde… à votre tour prenez garde ! ne me poussez pas à bout…

— Oh ! maintenant que je vous connais, je ne vous crains plus… Mes illusions sur vous pouvaient seules être dangereuses, mais elles sont heureusement dissipées.

— Eh bien ! — s’écria ma cousine en ne cachant plus les mauvais ressentiments qui l’agitaient — puisque vos illusions sont dissipées, puisque vous me connaissez, puisque vous m’outragez… je n’ai plus à garder aucune mesure, il m’en a assez coûté de dissimuler avec vous depuis longtemps… Vous m’avez démasquée, dites-vous, regardez-moi donc bien en face alors ?

Je fus effrayée de l’expression d’audace et de méchanceté qui se révéla tout à coup sur les traits d’Ursule.

— Depuis assez d’années, ce masque me gênait — reprit-elle.

— Depuis assez d’années ? que voulez-vous dire, Ursule ?

— Ah ! cela vous surprend ? Ah ! vous me croyiez une amie dévouée, une sœur ?… femme ingénue et candide ! — et elle haussa les épaules.

— Mon Dieu… mon Dieu…

— Mais vous oubliez donc tout ce que vous m’avez fait souffrir, vous, depuis votre enfance ! — s’écria-t-elle.

— Moi ? moi ?

— Vous, Mathilde ! Vous me supposez donc bien insensible, bien inerte, ou bien stupide, pour croire que j’aie oublié notre jeunesse ! Vous ne savez donc pas tout ce que mon cœur ulcéré a amassé de haine et d’envie, depuis qu’un hasard fatal m’a rapproché de vous !

— Et moi… moi ! qui avais béni ce jour parce qu’il me donnait une sœur…

— Vous auriez dû le maudire, car alors il vous donnait une victime… et plus tard une ennemie…

— Une victime, une ennemie… grand Dieu… que vous ai-je donc fait ?

— N’était-ce pas en votre nom, n’était-ce pas à votre orgueil, qu’on me sacrifiait chaque jour ? Vous ne vous rappelez donc pas que sans cesse, à tout propos, j’ai été humiliée, blessée, méprisée à cause de vous ! Non, il n’y a pas de torture d’amour-propre qu’on ne m’ait fait subir toujours en me comparant à vous…. Enfant, mon éducation était un bienfait que je devais à votre charité ! si l’on me donnait quelque vêtement élégant, c’était encore une aumône qu’on me jetait à vos dépens ! ce n’était pas tout… pour vous toujours et partout la louange, les flatteries, les récompenses ; pour moi toujours les reproches, les punitions, les duretés. Et vous croyez que j’ai pu oublier cela, moi ! Et vous croyez que ce ne sont pas là de ces blessures dont les cicatrices sont ineffaçables ! Et vous croyez que vous êtes maintenant bien venue à me reprocher une faute et à me menacer !

— Ô mon Dieu, mon Dieu — m’écriai-je en cachant ma figure dans mes mains — l’infernale prévision de mademoiselle de Maran ne l’avait pas trompée ; elle savait dans quelle âme elle faisait germer l’envie !

— Et que m’importe ! — reprit Ursule avec une nouvelle violence ; — que m’importe la main qui m’a frappée ! Je ne pense qu’au coup que j’ai reçu. N’ai-je pas toujours et d’autant plus souffert que l’on ne m’accablait que pour vous exalter ? Enfant, les punitions ; jeune fille, les mépris : voilà quel a été mon sort auprès de vous. S’est-il agi de nous marier, vous deviez, vous, prétendre aux plus brillants partis ; moi, je devais me trouver trop heureuse d’épouser quelque homme pauvre et grossier. Vous étiez si riche ! vous étiez si belle ! vous étiez remplie de si adorables qualités ! tandis que moi, au contraire, j’étais pauvre, sotte, et dépourvue de tous les agréments qui vous faisaient chérir ! Cela est arrivé, d’ailleurs, comme on nous l’avait prédit ; vous avez épousé un grand seigneur spirituel et charmant, moi j’ai épousé un homme ridicule et vulgaire. Oh ! jamais, jamais je n’oublierai, voyez-vous, ce que j’ai ressenti lorsque, devant vous qui, toute rayonnante d’orgueil et de bonheur, regardiez votre beau fiancé, on a insulté, raillé l’homme dont je rougissais de porter le nom. Oh ! comme ce rapprochement était un dernier et terrible coup qu’on me portait, comme cette fois encore on me sacrifiait, on m’immolait à vous, à l’insolent bonheur dont vous m’écrasez depuis si longtemps !

— Mais c’est horrible — m’écriai-je — mais vous savez bien que j’étais étrangère à ces perfidies de ma tante ; mais vous savez bien que, même pendant notre enfance, je me faisais punir pour partager les rigueurs qu’on vous imposait ; mais vous savez bien que plus tard il n’a pas dépendu de moi que vous ne fissiez un mariage selon votre cœur…

— Vous m’avez offert la moitié de votre fortune, me direz-vous ; l’ai-je acceptée ? Qui donc vous dit que je n’ai pas ma fierté comme vous avez la vôtre ? qui donc vous dit que je n’ai pas été encore aigrie davantage par vos éternelles affectations de générosité, de pitié ?

— Mais vous m’avez donc toujours haïe ? mais ces assurances d’amitié que vous m’avez données jusqu’ici étaient donc autant de mensonges, autant de blasphèmes ? Comment dès notre enfance, cette odieuse haine a fermenté en vous ? Comment, vous avez pu jusqu’à présent la dissimuler ? Comment, rien ne vous a touché, ni mon affection de sœur, ni la haine que me portait mademoiselle de Maran ? Comment, vous, avec votre esprit, vous n’avez pas vu qu’elle prenait à tâche de vous humilier en me louant afin d’exciter votre jalousie, votre envie, et de vous rendre un jour mon ennemie ?… Ah ! Ursule… Ursule… si elle vous entendait, elle serait bien heureuse de voir que vous servez ainsi d’aveugle instrument à sa haine.

— Eh ! mon Dieu… n’accusez pas tant mademoiselle de Maran — s’écria Ursule avec impatience ; — elle n’a fait sans doute que développer le sentiment d’envie qui était en moi : je suis née jalouse et envieuse, comme vous êtes née loyale et généreuse ; vous eussiez été à ma place, j’eusse été à la vôtre, que, malgré tous les calculs de la méchanceté de mademoiselle de Maran, elle n’aurait jamais éveillé en vous une jalousie ardente contre moi.

— Mais, puisque vous me reconnaissez loyale et généreuse, pourquoi me haïssez-vous ? Que vous ai-je fait ?

— C’est justement parce que vous êtes loyale et généreuse, que je vous hais… Je vous hais encore parce que j’ai toujours été humiliée à cause de vous ; je vous hais parce que vous jouissez de tous les bonheurs que j’envie, je vous hais parce que j’ai eu à rougir devant vous. Nous sommes seules, je puis tout dire impunément… Eh bien ! oui, ce qui a porté le comble à ma rage contre vous, ç’a été de vous me voir traitée devant vous avec le dernier mépris par ma belle-mère.

— Mais vous le voyez bien, cette liaison existait ; ce mépris, vous le méritiez !

— Et c’est justement cela qui m’exaspère… vous me diriez que je suis laide et bossue comme mademoiselle de Maran que je ne m’en inquiéterais pas.

— Mais…

— Mais, je ne veux pas me faire meilleure que je ne le suis, je ne discute pas… je ne dis pas que j’ai raison d’éprouver ainsi… je dis que j’éprouve ainsi ; le hasard a fait que par vous ou à cause de vous j’ai été blessée dans ce que j’avais de plus irritable… je m’en prends à vous et je vous hais. Ceci n’est peut-être pas logique, mais c’est réel… Ce langage vous étonne ?… oh… c’est que le chagrin et l’isolement avancent et développent singulièrement l’intelligence, Mathilde !… D’abord j’ai dû à ces maîtres rudes et cruels la science de dissimuler et d’attendre. J’étais humiliée à cause de vous, que pouvais-je contre vous ? rien. J’attendis, j’observai ; les louanges excessives dont on vous accablait me donnèrent le désir violent de compenser par l’art, par la grâce hypocrite, par la coquetterie la plus étudiée, ces avantages qui me manquaient et qu’on admirait en vous… Quand j’eus quinze ans, je vous trouvai belle, bien plus belle que moi ; ne pouvant lutter de beauté avec vous, je me promis de vous le disputer un jour par la physionomie, par l’entrain, par le montant : vous étiez belle d’une beauté chaste et sereine… je voulus être agaçante… provocante… mais le moment n’était pas venu… Un jour, je pleurais de rage en pensant à l’avenir brillant qui vous attendait, au triste sort qui m’était réservé… Par hasard je me regardai dans un miroir, je vis que les larmes m’allaient presqu’aussi bien que le rire éclatant et fou… Provisoirement je me résolus d’être triste, mélancolique, sentimentale. Vous étiez riche, j’étais pauvre ; on vous comblait de flatteries, on m’accablait de mépris : rien ne paraissait plus naturel et plus intéressant que mon rôle de victime résignée… Je me mariai et vous aussi, vous aviez tout pour choisir et vous avez choisi un homme charmant… Le même bonheur vous a suivie dans votre union ; belle, riche, jeune, titrée, jouissant d’une réputation sans tache, idole de ce monde qui n’a d’admiration que pour votre beauté, de louanges que pour vos vertus, vous ne pouvez faire un vœu qui ne soit réalisé : voilà votre vie… Est-ce assez de bonheur, cela ? — ajouta-t-elle avec une expression de colère et d’envie qui me prouva qu’elle me croyait véritablement la plus heureuse des femmes.

Un moment je fus sur le point de la détromper, pensant ainsi la désarmer ; je voulais lui dire toutes les angoisses des premiers mois de mon mariage, les calomnies dont j’avais été victime… mais cela me parut une lâcheté, je me contentai de lui répondre :

— Vous me croyez donc bien heureuse, que vous me haïssez tant…

— Eh bien ! oui ; quand je compare votre existence à la mienne, je vous envie, je souffre. Pourquoi cette différence entre nous ? Pourquoi n’y a-t-il pas un avantage dont vous ne jouissiez ? pas une qualité, pas une vertu qu’on n’admire en vous ? Je l’avais bien prévu, et votre tante me l’a sans cesse répété depuis son arrivée ici : à Paris… dans votre monde… on ne connaît que vous, on ne jure que par vous… Vous êtes à la fois la femme la plus à la mode et la plus respectée. On vous cite partout comme un modèle de grâce et d’élégance, et on ne vous reproche pas une faiblesse, pas une coquetterie… Et cela dans le monde le plus médisant, le plus difficile à capter… tandis que moi je vis en province avec un obscur marchand que je ne puis dominer qu’en affectant des vulgarités qui révoltent mes goûts et mes habitudes ! Et ce n’est pas tout : il faut encore que vous veniez surprendre les plaies honteuses de cette existence déjà si cruelle ! il faut qu’à votre arrivée ma belle-mère, mon mari, ne cessent de m’étourdir de vos louanges comme autrefois mademoiselle de Maran ! Oh ! vous êtes une femme incomparable, soit… mais votre insolent bonheur n’est peut-être pas invulnérable…

La colère et la jalousie dominaient tellement Ursule, qu’elle ne s’aperçut pas de ma stupeur.

En l’entendant ainsi parler de mon insolent bonheur je m’expliquai les paroles de mademoiselle de Maran, qui m’avait plusieurs fois répété : « Je suis fidèle à nos conventions ; je ne parle pas de toutes ces horreurs de Lugarto à votre cousine : au contraire je lui répète sans cesse que vous avez toujours été la plus heureuse des femmes, que votre sort fait l’envie de tous, et que les bons comme les méchants n’ont pour vous qu’un sentiment — l’adoration. »

Je ne m’étonnai plus. Avec sa perfidie ordinaire, mademoiselle de Maran avait pris à tâche d’exaspérer la jalousie de ma cousine en lui peignant ma vie comme aussi riante qu’elle avait été douloureuse.

En voyant Ursule si indignement irritée du bonheur qu’elle me supposait, je songeai à sa joie si elle pénétrait mes véritables infortunes : moins que jamais je voulus lui donner cette satisfaction.

— Ainsi — lui dis-je — voilà le secret de votre haine ?… vous l’avouez au moins… À cette heure quels sont vos desseins ? Voulez-vous m’enlever mon mari ? Est-ce là la vengeance que vous prétendez tirer de moi ?

— Au point où nous en sommes maintenant, vous ne comptez pas, je crois, que je vous fasse part de mes projets ? — me dit impérieusement Ursule.

— Comme il ne m’est pas difficile de les deviner — m’écriai-je… — je vais vous dire, moi, mon irrévocable décision. Je vais écrire à votre mari de revenir en toute hâte : à son arrivée, je lui avoue mes soupçons, que je veux bien encore lui dire insensés, et je le supplie de vous emmener ; vous êtes désormais ma plus dangereuse ennemie… je n’ai plus aucun ménagement à garder. Ainsi je ne cacherai rien à mon mari de ce qui s’est passé à Rouvray entre vous et M. Chopinelle.

— Vous voulez la guerre, Mathilde ! eh bien, la guerre !… tous les moyens sons bons quand on réussit ; j’espère vous le prouver.

Et Ursule me laissa seule.