Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie III/04

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Gosselin (Tome IVp. 78-99).
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Troisième partie


CHAPITRE IV.

MADEMOISELLE DE MARAN.


Le lendemain de cette scène, quel fut mon étonnement de recevoir un mot fort bref de mademoiselle de Maran ! elle m’annonçait qu’elle arriverait en même temps que sa lettre, et qu’elle m’apprendrait elle-même la cause de sa venue.

On eût dit en vérité que cette femme, avertie par un secret instinct des nouveaux chagrins qui m’accablaient, venait pour jouir de mes tourments.

Si j’avais moins connu mademoiselle de Maran, je me serais étonnée de l’audace de sa visite en me rappelant que la dernière fois que je l’avais vue, elle n’avait pas dissimulé la haine qu’elle me portait.

Sa rencontre avec Ursule m’effrayait encore.

Si elle avait méchamment espéré, prévu, calculé que tôt ou tard Ursule, se trouvant pour ainsi dire mêlée à ma vie, me serait un jour hostile, elle devait être satisfaite et pouvait devenir une utile alliée pour ma cousine.

Je réfléchissais avec amertume que le monde était ainsi fait, qu’on était obligé de recevoir, d’accueillir chez soi ses ennemis les plus mortels, sous le prétexte de parentés ou de liaisons qui rendent leur animosité plus odieuse encore.

Je fis part à Gontran de la prochaine arrivée de ma tante.

Il accueillit cette nouvelle avec assez d’indifférence.

Je ne partageais pas sa quiétude. Un tel voyage était si en dehors des habitudes de mademoiselle de Maran, qui n’avait pas quitté Paris depuis quinze ans, que je lui soupçonnais quelque grave motif.

Environ vers les deux heures, ma tante arriva accompagnée de Servien, d’une de ses femmes, d’un valet de pied qui lui servait de courrier, et d’un chien-loup successeur de Félix.

Nous allâmes recevoir mademoiselle de Maran au perron du château.

Elle descendit assez lestement de voiture et n’était nullement changée : elle portait toujours sa robe et son chapeau de soie carmélite. Malgré mes tristes préoccupations, je ne pus m’empêcher de sourire de surprise en voyant la capote de mademoiselle de Maran décorée d’un nœud tricolore ; le chapeau de Servien portait une énorme cocarde aux mêmes couleurs patriotiques.

Ma tante s’aperçut de mon étonnement, et s’écria en entrant dans le salon :

— Ça vous interloque, n’est-ce pas ? de ce que je ne vous ai pas encore entonné la Marseillaise, Ça ira ou la Parisienne, autre complainte patriotique, démagogique, emblématique et Orléanique qui vaut bien les autres bucoliques de la République… Dites donc, citoyen et citoyenne, je vous fais l’effet d’une fameuse tricoteuse ou vainqueuse de juillet avec mes rubans tricolores, n’est-ce pas ? Vous croyez peut-être que je viens vous annoncer mon mariage avec M. de Lafayette, pour la première sans-culotide de frimaire… par-devant l’autel de la Patrie ? Eh bien ! vous vous trompez ; tenez, les voilà sous mes pieds, ces beaux rubans tricolores, les voilà au feu — dit ma tante en arrachant de son chapeau le nœud, et en le jetant dans la cheminée après avoir marché dessus avec une rage comique.

— À merveille, Madame — dit Gontran en riant aux éclats — je vous croyais ralliée.

— Comment, ralliée ? Ah ça ! est-ce que vous prétendez vous moquer de moi, monsieur de Lancry ? Figurez-vous donc que si j’ai consenti à m’attifer de ces exécrables couleurs qui puent le peuple, l’empire et la guillotine, c’était pour voyager tranquille.

— Et votre royalisme ne s’est pas révolté de cette concession, Madame ? — dit Gontran.

— Est-ce que mon royalisme a quelque chose à voir là-dedans ? Est-ce qu’on regarde aux moyens de salut quand ils sont bons ? Du temps du citoyen Cartouche et du citoyen Mandrin, est-ce que je me serais fait faute d’user d’un sauf-conduit de ces messieurs pour pouvoir traverser leurs bandes sans danger ? Eh bien ! cette abominable cocarde et ce passeport timbré d’un imbécile de coq gaulois qui m’a tout l’air d’un gras citoyen du Maine, ne sont que des sauf-conduits… j’en use, mais je les méprise… vous comprenez ?

— Parfaitement, Madame ; mais à quel heureux hasard devons-nous votre bonne visite ?

— Figurez-vous donc, mon pauvre garçon, qu’ils vont juger, c’est-à-dire condamner ces malheureux ministres ; il y a des émeutes tous les jours à Paris : on parle de piller les hôtels ; de faire un second 93. J’ai fourré mon argenterie dans une cachette que le diable ne déterrerait pas ; j’apporte mes diamants et cinq mille louis dans le double-fond de ma voiture, et je viens attendre ici les évènements. Si ça se calme, je retourne à Paris ; si ça augmente, j’émigre en Angleterre encore une fois : mais, quant à présent, Paris n’est plus tenable. Toute ma société s’est effarouchée et envolée, il y avait bien de quoi. Les uns ont suivi ce pauvre bon vieux roi et madame la Dauphine ; les autres vont en Vendée attendre Madame, et, Dieu merci, ils donneront longtemps du fil à retordre à ces nouveaux bleus : les autres, enfin, ont fait un sauve-qui-peut qui en Italie, qui en Allemagne, comme du temps de la première révolution. Ma foi ! je m’ennuyais à Paris, lorsque, pour changer, la peur est venue me talonner ; c’est ce qui me procure le bonheur de venir vous embrasser, mes chers enfants. J’aime tant à contempler votre joli petit ménage, ça me réjouit le cœur ; je me dis en le voyant : C’est pourtant grâce à moi que ces deux cœurs si bien faits l’un pour l’autre sont unis par une chaîne fleurie. Ah !…ah !… ah !… mais voyez donc l’effet de la campagne… je parle déjà comme une églogue… Où sont donc vos pipeaux, s’il vous plaît, beau Sylvain ? Je voudrais chanter votre bonheur sur la double flûte des bergers d’Arcadie !

La gaîté de mademoiselle de Maran m’effrayait ; son rire aigre et strident annonçait toujours quelques méchancetés.

Selon son habitude, ma tante avait, en entrant, mis ses lunettes, quoiqu’elle n’eût ni à lire, ni à travailler ; mais elles lui servaient, pour ainsi dire, à cacher son regard : à l’abri de leurs verres, elle pouvait observer à son aise sans être remarquée.

Je m’aperçus que, tout en causant, elle examinait attentivement la physionomie de mon mari et la mienne.

— Et Ursule — dit mademoiselle de Maran, — avez-vous de ses nouvelles ?

— Elle est ici depuis quelques jours avec son mari, Madame — lui répondis-je.

— C’est-y possible ? Comment ! nous sommes donc tout-à-fait en famille ? Mais voyez donc comme j’arrive à propos. Mais où est-elle donc, cette chère fille ?

— Elle se promène avec M. Sécherin ; elle va bientôt rentrer, je l’espère — dit Gontran.

— Elle se promène avec son mari ! — s’écria mademoiselle de Maran, — et je vous trouve ici avec votre femme, Gontran ! Mais c’est la terre promise des ménages que cet endroit-ci, mais c’est pharamineux, mais c’est, une manière de vie patriarcale tout-à-fait attendrissante… Elle se promène seule avec son mari ! comme c’est bien à elle ; car il est bête comme une oie, son mari, et il a autant de conversation qu’une autruche… Mais, dites donc, mes enfants, est-ce qu’ils s’accordent toujours entre eux la mignarde et touchante réciproque de Bellote et de Gros-Loup ?

— Vous trouverez Ursule fort changée, Madame — dis-je à mademoiselle de Maran en souriant avec amertume.

— Changée ! est-ce qu’elle n’est plus jolie comme autrefois ?

— Si, Madame, elle est toujours charmante, mais son caractère s’est développé ; elle est maintenant beaucoup moins mélancolique.

— Ah ! ah ! ah !… je ris malgré moi — dit mademoiselle de Maran — en pensant combien ma partialité pour vous m’aveuglait, Mathilde… Vous souvenez-vous comme je grondais toujours Ursule à tout propos, comme je la trouvais laide ! je puis bien vous dire cela maintenant, mes enfants. Eh bien ! c’était une affreuse injustice : je la trouvais, au contraire, spirituelle, charmante ; et même, on peut dire ça devant un mari, parce que les maris en disent bien d’autres lorsque leurs femmes ne sont pas là… eh bien ! je trouvais à Ursule plus de physionomie, plus de gentillesse qu’à vous, ma chère Mathilde… C’était pourtant par amour pour vous et pour vous louer aux dépens de votre cousine, que je faisais ces affreux mensonges-là. Étais-je fausse, hein ! c’est-à-dire ; étais-je bonne ! car, moi, lorsque l’attachement m’emporte, je suis capable de tout… Ah çà ! dites donc, chère petite, n’allez pas, après cela, vous figurer que vous êtes moins belle qu’Ursule, au moins ; vous l’êtes mille fois davantage, sans contredit. Elle ne peut pas lutter avec vous pour la régularité des traits ; mais elle a ce je ne sais quoi, ce montant, ce piquant, cet entrain qui tourne la tête de ces garnements-là.

Et elle me montra Gontran en riant aux éclats… Puis, se penchant à mon oreille, elle me dit à mi-voix toujours en riant :

— Ah çà ! est-ce que vous n’en êtes pas jalouse, de cette diablesse d’Ursule ? Défiez-vous de ces sœurs sainte-n’y touche qui ont des sourires de Madelaines repentantes et des regards de Vénus Aphrodite !

Ma tante aurait calculé chacune de ses paroles avec la méchanceté la plus réfléchie, qu’elle ne m’aurait pas blessée plus cruellement.

Cette circonstance me fit croire qu’il y avait des hasards pour les caractères odieux, comme pour les caractères généreux.

Les uns comme les autres sont souvent servis par d’étranges fatalités.

Gontran lui-même, malgré son sang-froid, fut aussi interdit que moi des tristes plaisanteries de mademoiselle de Maran, il ne put que balbutier avec un sourire forcé :

— Croyez-vous donc, Madame, qu’il me soit possible d’être infidèle à ma chère Mathilde ! Ne sommes-nous-pas, comme vous l’avez dit, le modèle des bons ménages !

— Est-ce que vous ne voyez pas que je plaisante, vilain libertin ? Je voudrais bien apprendre que vous lui fussiez infidèle… À la campagne, ça n’aurait pas d’excuse ; à Paris, c’est différent : l’enivrement du monde, l’occasion… l’herbe tendre… Comme qui dirait là belle princesse Ksernika… Mais, ici, fi donc, fi donc… Pauvre chère petite… Vous qui avez été toujours si bien pour Gontran… Tenez à l’endroit de cet abominable Lugarto par exemple…

Je pâlis. Gontran se redressa comme s’il avait été mordu par un serpent, et dit à mademoiselle de Maran.

— De grâce, madame, ne parlons plus de cela… Ne me rappelez pas une scène pénible…

— Comment ! que je ne parle pas de cela ! affreux ingrat que vous êtes ! Je vous dis que j’en parlerai moi… j’en veux rabâcher… Trouvez donc, s’il vous plaît, une femme qui, pour charmer le créancier de son mari, s’expose à se perdre de réputation ! Mais c’est tout bonnement sublime, cela, mon cher ami.

— Madame — s’écria Gontran — c’est une infâme calomnie ; à la face de tous, je l’ai dit tout haut à ce misérable.

— Eh mon Dieu ! je le sais bien, que c’est une calomnie, mes pauvres enfants, je sais bien que Mathilde est innocente et pure comme le jeune cygne qui sort de sa blanche coquille, mais…

Je vis où tendait la conversation que voulait engager mademoiselle de Maran, je l’interrompis et je lui dis avec une fermeté qui l’étonna comme elle étonna Gontran :

— Vous nous avez fait, madame, l’honneur de venir nous voir, nous ne pouvions nous attendre à cette visite ; nous serons toujours très heureux de vous posséder, nous n’oublierons jamais que cette maison a appartenu à votre frère, nous ferons tout pour vous y recevoir de notre mieux ; mais il nous est permis d’espérer, madame, que vous ne prendrez pas à tâche d’éveiller de bien douloureux souvenirs pour moi et pour mon mari.

— Mais, ma chère…

— Mais, madame — repris-je d’une voix plus haute et interrompant encore mademoiselle de Maran — mais, madame, puisque vous avez oublié les motifs qui semblaient devoir à jamais empêcher un rapprochement aussi intime entre vous et moi, il nous est du moins permis d’espérer qu’il ne sera pas dit un mot de ces calomnies odieuses dont vous vous faites l’écho ; je crois que ce n’est pas solliciter un trop grand sacrifice de votre part… Si vous nous accordez cette grâce, madame, nous vous serons très reconnaissants ; et vous trouverez peut-être quelque plaisir à voir unis et heureux ceux qu’involontairement, sans doute, vous eussiez aigris et divisés…

Mon sang-froid, mon calme firent sur mademoiselle de Maran et sur Gontran un effet singulier et inattendu.

Ma tante, après quelques moments de silence, reprit avec ironie en regardant Gontran :

— C’est donc maintenant Mathilde qui dit, nous ? Comment, mon pauvre vicomte, l’autorité est tombée de lance en quenouille ?

Mathilde parle un peu pour moi et beaucoup pour elle, madame, — dit Gontran. — Je me joins à elle pour vous prier d’oublier des événements qui nous attristent ; mais je ne me permets pas de mettre des conditions à votre séjour ici — ajouta Gontran en me regardant sévèrement.

Quoique je ne m’attendisse pas à voir mon mari prendre presque le parti de mademoiselle de Maran contre moi, je ne me laissai pas abattre. Satisfaite d’une fermeté de langage qui me surprenait moi-même :

— Je ne mets de conditions qu’à ma présence ici, madame ; j’ai eu l’honneur de vous dire que je me souviendrais toujours que vous êtes la sœur de mon père, et que vous êtes ici chez M. de Lancry. S’il m’était malheureusement impossible d’accepter certaines plaisanteries, je vous prierais d’excuser mon départ : M. de Lancry voudrait bien se charger de vous faire les honneurs de Maran, et je partirais, dis-je, à l’instant pour Paris.

Je m’étais exprimée avec tant de résolution que mademoiselle de Maran s’écria :

— Ah ça ! c’est qu’elle le ferait comme elle le dit ; mais, je ne reconnais plus votre femme, mon pauvre Gontran, qu’est-ce qu’il y a donc ?

— Il y a, madame, que j’ai besoin de ne plus souffrir, que je suis décidée à éviter tous les chagrins que je pourrai désormais éviter.

— Peste ! vous n’êtes pas dégoûtée, chère petite : ah çà ! vous voulez vous dorloter, vous soigner, ce me semble.

— Oui, madame… j’ai besoin de me soigner, comme vous dites.

Malgré ses préoccupations, un tendre regard de Gontran me prouva qu’il m’avait comprise.

Mademoiselle de Maran reprit ironiquement :

— Eh bien ! chère petite, c’est convenu, nous ferons un programme des sujets qui me sont interdits : 1o le Lugarto et les calomnies relatives au susdit, — 2o l’infidélité que Gontran vous a faite avec la belle princesse Ksernika, 3o toute comparaison qui pourrait faire penser que je trouve Ursule plus piquante que vous ; — 4o enfin toute allusion aux soins empressés que, par la pente naturelle des choses, ce garnement de Gontran pourrait avoir la tentation de rendre à Ursule au détriment de cet imbécile de M. Sécherin, qui, soit dit entre nous, ne perdra pas pour attendre : mais… tenez, justement le voilà… le voilà… Mon Dieu… comme ça se trouve bien !

M. Sécherin entrait à ce moment dans le salon avec sa femme.

— Tiens… tiens… — s’écria-t-il joyeusement — voilà cette bonne mademoiselle de Maran.

— Moi-même, en chair et en os, mon bon monsieur Sécherin, justement je parlais de vous à l’instant. Bonjour, Ursule… bonjour, chère petite — dit mademoiselle de Maran en se levant pour baiser Ursule au front — je suis tout heureuse de vous voir réunies. Voilà ce que je rêvais, vous voir toujours vivre ensemble comme deux sœurs… vous quitter le plus rarement possible…

— Et même ne pas nous quitter du tout si ça se peut — s’écria M. Sécherin. — Il n’y a rien de tel que la vie de famille… n’est-ce pas, mademoiselle de Maran ? vous comprenez ça, vous qui êtes la crème des bonnes femmes ?

— Ah ! monsieur Sécherin ! je vas recommencer à vous gronder si vous continuez à m’appeler crème ! je vous en avertis ; d’abord ça effarouche ma modestie, et puis ça va me compromettre comme aristocrate : vous êtes encore bon là avec votre crème ! monsieur Sécherin ! Est-ce qu’après les glorieuses journées de juillet, qui ont fondé l’égalité, la fraternité, la liberté, il y a encore de ces distinctions-là ! appelez-moi bonne femme tout uniment, mais pas crème… ou je me révolte !

— Allons, va pour bonne femme ; mais vous êtes une fameusement bonne femme… si bonne… — ajouta M. Sécherin en devenant tout à coup sérieux — si bonne que vous me rappelez ma pauvre mère comme ma pauvre mère vous rappelait à moi.

— Cette comparaison-là fait à la fois mon éloge, celui de madame votre mère, et pardessus tout celui de votre judiciaire, mon bon monsieur Sécherin. Mais est-ce que vous auriez eu le malheur de la perdre ?

— Non, non, Dieu merci… mais il y a eu bien du nouveau depuis que je ne vous ai vue, allez…

— Ah ! bah ! contez-moi donc cela, vous savez comme je m’intéresse à ce qui vous regarde ; qu’est-ce qu’il y a donc, mon pauvre monsieur Sécherin ?

En vain Ursule, redoutant l’indiscrétion de son mari, lui fit signes sur signes, il ne s’en aperçut pas et continua :

— Mon Dieu ! oui, nous nous sommes séparés d’avec maman.

— Pas possible ? mon pauvre cher enfant, vous vous êtes séparé d’avec votre maman ? Eh ! pourquoi cela, Jésus mon Dieu ?

— Parce que maman avait pris Ursule en grippe, et qu’elle s’était imaginé que cette pauvre Bellote se laissait faire la cour par Chopinelie, notre sous-préfet, qui a été du reste destitué par la révolution de juillet.

La physionomie de mademoiselle de Maran, jusque-là comique et moqueuse, devint tout-à-coup digne, sévère ; elle dit à M. Sécherin :

— Douter de la vertu d’Ursule serait douter de la moralité de l’éducation et de la solidité de principes que je lui ai données. Monsieur Sécherin, il fallait que madame votre mère fût cruellement prévenue contre Ursule pour croire à une telle énormité… Vous savez que l’attachement ne m’aveugle pas, moi. Eh bien ! je vous suis et je vous serai toujours caution de la régularité d’Ursule ; quoique les apparences puissent être contre elle, ne les croyez jamais : les apparences !… car cette charmante enfant vous aime encore plus qu’elle ne vous le laisse voir.

— Ah ! Madame, il sera dit que vous me mettrez toujours du baume dans le sang ! — s’écria M. Sécherin — de ma vie je n’ai douté d’Ursule, je vous en donne ma parole d’honneur… mais j’en aurais douté que ce que vous me dites là détruirait mes soupçons les plus enracinés.

— Madame — dit Ursule — vous êtes trop bonne, trop indulgente.

— Pas du tout, je suis juste, je rends hommage au mérite, ça me fait tant de plaisir de vous trouver ainsi unis ! Vous n’avez pas d’idée comme ça me ravit de voir vos deux charmants ménages s’entendre si bien ensemble ; ça me touche à un point que je ne peux pas vous dire. Ce qui me plaît surtout de votre rapprochement, c’est de penser que tout cela n’est rien encore, et que plus vous irez, plus l’avenir resserrera vos liens : mais c’est-à-dire que vous finirez par faire une famille si étroitement unie et confondue qu’on n’y reconnaîtra plus rien du tout ; ça sera une manière de communauté, la confraternité dans le goût de Melimelo, d’Otaïti ou de l’âge d’or, où l’on n’avait à soi que ce qui appartenait aux autres, n’est-ce pas, mon bon monsieur Sécherin ?

— C’est vrai, Madame — dit-il en riant — seulement, moi et ma femme, nous y gagnons trop, à ce marché-là.

— Laissez-moi donc tranquille avec votre modestie, vous y gagnez trop ! Est-ce qu’on parle ainsi entre amis ? Est-ce que d’ailleurs chacun n’y met pas du sien ; n’êtes-vous pas comme frère et sœur avec Mathilde ? si Gontran regarde votre femme comme la sienne, est-ce que à son tour votre femme n’aime pas Gontran au moins autant que vous ? Qu’est-ce que vous venez donc nous chanter avec vos gains, alors ?

— Vous avez raison, Madame, vous avez raison — s’écria gaîment M. Sécherin : — apporter son cœur et son dévoûment en commandite dans une société pareille, comme nous disons en affaires, c’est y mettre tout ce qu’on peut y mettre, et ça vous donne droit égal au partage du bonheur.

— L’entendez-vous ? — nous dit mademoiselle de Maran en frappant dans ses mains. — l’entendez-vous, je vous le demande ? Mais c’est qu’elle est charmante, sa comparaison commerciale et commanditaire ! C’est donc Ursule qui vous inspire de ces jolies choses-là ? Ce que c’est pourtant que l’influence d’une honnête jeune femme, comme ça vous polit, comme ça vous façonne ! Certes, mon bon monsieur Sécherin, vous aviez déjà d’excellentes qualités ; mais il vous manquait un je ne sais quoi de fin, de délicat, de distingué dans l’expression, que vous possédez maintenant à merveille. Vous n’êtes plus du tout le même homme ; votre rudesse, votre franchise primitive sont tempérées, adoucies par une urbanité toute pleine de grâce et de mignardise… Ah ! çà ! mais dites donc… n’allez pas en piaffer, au moins ! vous n’êtes pour rien du tout là-dedans.

— Comment, Madame ?

— Mais, certainement, si vous êtes ainsi, ça n’est pas plus votre faute que ça n’est la faute de l’églantier lorsqu’il devient rosier…. Vous êtes tout bonnement l’ouvrage de cette charmante petite jardinière que voilà… Elle vous a greffé… mon bon monsieur Sécherin. Elle vous a greffé.

— Mais c’est que la comparaison est très juste — s’écria M. Sécherin — elle m’a greffé… je suis greffé !

— Comment donc ! et à double écusson encore, mon cher Monsieur ! — dit mademoiselle de Maran en regardant Ursule avec un sourire si méchant que je compris qu’il devait y avoir quelque double entente outrageante dans la plaisanterie de mademoiselle de Maran.

— Après cela — dit naïvement M. Sécherin — peut-être que vous vous moquez de moi ? Vrai, suis-je changé à mon avantage ?

— Mon bon monsieur Sécherin — dit gravement ma tante — je n’ai peut-être qu’une seule qualité au monde, c’est une véracité… brutale ; pourquoi donc que je vous dirais cela, si je ne le pensais pas ? Vous ai-je ménagé quand je trouvais à reprendre dans votre manière de dire ?

— Non ; ça, c’est vrai. Eh bien ! au fait, je vous crois et je veux vous croire ; parce que, si je suis changé en bien, c’est grâce à Ursule, comme vous dites : mais jamais je ne m’étais aperçu de ce changement-là.

— Cette modestie timide et charmante vient consacrer ce que j’ai dit, mon bon monsieur Sécherin ; mais je me tais de peur de rendre Ursule trop orgueilleuse d’elle et de vous. Ah ça ! je vous laisse ; je vas demander à Mathilde de me conduire chez moi car je suis un peu fatiguée de la route. Sans compter que ces abominables couleurs tricolores m’ont causé un affreux mal de cœur. Heureusement, le calme champêtre… la vue des heureux que j’ai faits… tout ça va me remettre… Ah ça ! je vous laisse à vos amours tous tant que vous êtes, car je jabotte comme une pie dénichée.