Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/07

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Gosselin (Tome Vp. 147-167).
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Quatrième partie


CHAPITRE VII.

UN ANCIEN AMI.


Encore sous l’impression que m’avait causée la révélation de M. de Rochegune, je rentrai chez moi inquiète, contrariée, comme s’il m’eût fait brusquement un aveu d’amour.

Mon embarras n’était pas causé par les susceptibilités d’une fausse pruderie, mais par la crainte de voir mes relations futures avec M. de Rochegune perdre leur caractère loyal et fraternel. Au lieu de m’être agréables, elles me fussent alors devenues gênantes et pénibles par la froide réserve qu’elles m’eussent inspirée.

Cependant, après quelques réflexions, je me rassurai ; je me rappelai les paroles du vénérable prince d’Héricourt. Sachant qu’il s’agissait de moi, il avait tu mon nom pour ménager ma modestie ; mais il avait si ouvertement loué M. de Rochegune dans cette circonstance, celui-ci avait aussi parlé avec tant de franchise à cet égard, que mes scrupules s’apaisèrent.

D’ailleurs, je ne pouvais croire que M. de Rochegune eût voulu me traiter légèrement. Nos rapports avaient été souvent d’une nature extrêmement délicate, et jamais un tel soupçon ne m’était venu.

Il m’avait rendu de très grands services : le premier, au commencement de mon mariage, en venant m’instruire des bruits odieux que M. Lugarto répandait et qu’il tâchait d’accréditer par sa présence auprès de moi ; le second en aidant M. de Mortagne à m’arracher du piège où cet homme infâme m’avait fait tomber.

Dans ces occasions, jamais M. de Rochegune n’était sorti de la réserve la plus parfaite. Jamais il n’avait fait la moindre allusion à l’espoir qu’il avait eu d’obtenir ma main, et aux sentiments qu’il aurait pu éprouver pour moi.

Peu de temps après la nuit fatale de la maison isolée de M. Lugarto, il était parti pour la Grèce ; de là il était allé en Russie. Pendant cette campagne meurtrière, il avait rendu une espèce de culte à mon nom, à mon souvenir, ignorant alors s’il me reverrait un jour. Pouvais-je me blesser de cette preuve à la fois généreuse et bizarre de son attachement ?

Je me rassurai donc d’autant plus facilement sur l’amour dont j’avais un instant soupçonné M. de Rochegune, que je croyais n’avoir pour lui aucun tendre penchant. J’admirais ses rares facultés, son noble caractère ; je lui avais récemment découvert de nouveaux agréments. J’étais sincèrement reconnaissante des services qu’il m’avait rendus ; mais je ressentais toujours l’immense différence qui existait entre mon affectueuse amitié pour lui et l’amour que j’avais autrefois éprouvé pour M. de Lancry.

Habituée que j’étais à analyser mes plus fugitives impressions, je me demandai s’il ne m’était pas pénible de songer qu’à vingt ans je devais renoncer à aimer… autant par solidité de principes que par impuissance de cœur. Je vis au contraire, dans ces froides impossibilités, la garantie de mon bonheur futur.

Depuis mon retour à Paris, je me trouvais parfaitement heureuse. La société restreinte et choisie dans laquelle je vivais me comblait de soins, de prévenances. J’avais à aimer madame de Richeville, Emma ; j’avais donc, si cela se peut dire, assez d’occupation de cœur pour ne pas regretter l’absence de sentiments plus vifs.

J’ai oublié de dire que, restant chez moi presque toutes les matinées, je recevais assez souvent les amis de madame de Richeville, qui étaient devenus les miens. Ainsi, dans mes habitudes, la visite de M. de Rochegune n’était nullement un accident.

Je l’attendis avec impatience.

Il vint, je crois, le surlendemain du jour où je l’avais revu pour la première fois. J’étais seule ; il me tendit la main et me dit tristement :

— Je n’ai pu avant-hier vous parler de notre malheureux ami, quoique nous fussions chez une des personnes qu’il aimait le plus au monde. Mais vous avez senti comme moi que ce n’était pas le moment de nous entretenir de ce cruel événement… Ah ! si vous saviez tout ce que j’ai perdu en lui !

Et une larme que M. de Rochegune ne chercha pas à cacher roula dans ses yeux.

— Je l’ai aussi bien regretté, et le regrette tous les jours encore… — lui dis-je avec une vive émotion — quand je songe qu’à ses derniers moments sa pensée a encore été pour moi… Ah ! c’est une horrible mort, c’est une infernale vengeance !…

M. de Rochegune fronça les sourcils et me dit d’un air sombre :

— J’ai employé tous les moyens possibles pour savoir où était ce misérable Lugarto et pour découvrir les instruments de son lâche guet-apens ; car je suis de l’avis de madame de Richeville au sujet de ce duel et de son effroyable issue. Personne ici n’a pu me renseigner ; quelques personnes seulement m’ont dit que Lugarto était ou en Amérique ou au Brésil.

J’instruisis alors M. de Rochegune du singulier incident qui avait mis en ma possession une lettre de M. de Lancry écrite à une personne inconnue.

Ce fait le frappa, il me dit qu’il prendrait les mesures nécessaires pour tâcher de savoir si en effet M. Lugarto ne serait pas secrètement à Paris.

— Mais croyez-vous qu’il ose revenir ici ? — lui dis-je.

— Je le crains, il est trop lâche pour se battre avec moi, et j’avoue que j’hésiterais à exécuter la terrible menace que lui a faite M. de Mortagne.

— Lui-même aurait reculé devant cette extrémité…

— Je ne sais, son caractère était si intraitable… mais ce qui augmentera l’audace de Lugarto, c’est que ses crimes ne sont pas prouvés ; il peut se mettre sous la protection des lois et affronter le scandale d’un procès que l’on peut lui intenter au sujet de votre enlèvement.

— Jamais je n’y consentirais — m’écriai-je — il faudrait soulever trop de questions ignominieuses pour le nom que je porte ! Ce triste passé est maintenant pour moi comme un rêve pénible. Tout ce qui en rappellerait la réalité me ferait horreur.

— Vous avez raison, laissez-nous le soin de veiller sur vous ; oubliez, oubliez le passé ! Oh ! nous parviendrons à le chasser de votre souvenir, à force de soins, d’affection. Mortagne vous a léguée à madame de Richeville, à moi, à tous ceux enfin qui ont une âme généreuse. Nous tâcherons d’être pour vous ce qu’il était lui-même, et de vous prouver qu’il n’y a que de bons cœurs sur la terre… Pauvre femme ! vous avez tant souffert, vous avez rencontré tant d’êtres infâmes ou dégradés, que vous ne demanderez pas mieux que de nous croire et de vous laisser aimer, n’est-ce pas ?

Je ne saurais exprimer avec quelle cordialité simple et touchante M. de Rochegune prononça ces paroles.

— Que vous êtes bon ! lui dis-je — que de gratitude je vous ai déjà ! N’avez-vous pas devancé le vœu de M. de Mortagne ? souvenez-vous donc… il y a trois ans…

— Oh ! ne parlons pas de ce que vous me devez — me dit-il — car je vous ai dû, moi, de bien douces… de bien tendres pensées.

Je ne pus réprimer un léger mouvement d’embarras.

M. de Rochegune me comprit, et me dit en souriant :

— Tenez, une comparaison vous rendra mon idée. Je serais désolé que vous prissiez ceci pour des galanteries ; vous aimez beaucoup les tableaux, les belles statues, la belle musique ; n’est-ce pas ?

— Sans doute.

— Vous comprenez qu’on passe des heures entières à contempler la Transfiguration, le Panseroso ou la Vierge à l’enfant ?

— Certainement.

— Vous comprenez qu’on écoute avec bonheur, avec reconnaissance, Mozart, Gluck ou Beethoven, vous avouez enfin qu’on peut demander à l’admiration de ces chefs-d’œuvre de l’art les plus divines jouissances, les plus hautes inspirations ?

— Mais quel rapport ?

— Eh bien ! ces divines jouissances, ces hautes inspirations, je les ai demandées à un adorable chef-d’œuvre de la nature, à un être idéal de bonté, de grâce, de noblesse, et je les ai obtenues. Les derniers vœux de mon père, ceux de M. de Mortagne, le pieux respect que m’inspirèrent vos chagrins ont encore augmenté le culte passionné que je vous ai voué. Vous êtes devenue pour moi comme un être intermédiaire entre ce qui est divin. Depuis que je vous connais, c’est à vous que j’ai toujours reporté mes meilleurs instincts, parce qu’ils sont toujours venus de vous : en mêlant votre nom, votre pensée à de généreuses actions, ce n’était pas une flatterie que je vous adressais, c’était un de vos droits que j’acquittais.

— Vous aviez pourtant d’autres souvenirs que le mien à invoquer-lui dis-je pour changer le cours de cet entretien, qui commençait à m’embarrasser — l’homme admirable qui nous a élevé dans de si nobles sentiments…

— Mon père… ? il avait pressenti ce que vous seriez… il avait espéré nous unir l’un à l’autre — me répondit gravement M. de Rochegune. — C’est penser à lui que de penser à vous… son souvenir auguste et sacré plane au-dessus de l’attachement que j’ai pour vous… Ainsi, rassurez-vous ; ne me croyez surtout pas capable de vous dire des galanteries, de vouloir comme on dit vulgairement, vous faire la cour… Vous faire la cour ! On ne fait pas la cour à une femme comme vous… dès qu’on la connaît, on l’aime comme elle mérite d’être aimée. C’est ce que j’ai toujours fait.

— Monsieur de Rochegune…

— Cet aveu… ne peut vous offenser, ne doit même pas vous étonner…

— Cependant…

— Et bien plus, lorsque vous saurez ce que je veux être pour vous, ce que je voudrais que vous fussiez pour moi, vous me saurez gré de Cet aveu.

— Vraiment, monsieur ?… — lui dis-je, ne pouvant m’empêcher de sourire de sa vivacité.

— Et il se pourra même que vous en soyez heureuse.

— Heureuse ?

— Et fière…

— Et fière ? Voilà qui est charmant : je vous écoute.

— Rien de plus simple. Vous êtes une courageuse femme, aussi jalouse de votre honneur qu’un homme l’est du sien. Vous êtes incapable de commettre une faute autant par solidité de principes que parce que cette faute aurait l’air d’une lâche représaille, et de donner l’ombre d’une excuse à l’indigne conduite de votre mari. Est-ce vrai ?

— Cela est vrai, je n’ai jamais pensé autrement.

— Vous le voyez, je fais une large part à l’élévation de vos sentiments. Je les comprends, car je les partage. Mais vous avez vingt ans à peine ; devant vous une vie isolée, sans famille, sans liens. À cette heure, l’amitié de madame de Richeville vous suffit encore, vous êtes dans un état de transition, vous prenez la cessation de la souffrance pour le bonheur. Cet état négatif ne durera pas ; votre cœur s’éveillera, vous aimerez…

J’interrompis M. de Rochegune.

— Vous avez — lui dis-je — jusqu’ici parlé avec trop de raison et de vérité pour que je tombe d’accord avec vous sur ce dernier point. Je n’aimerai plus… Une fatale… mais violente passion a tué l’amour dans mon cœur.

— Tué l’amour dans votre cœur ! — s’écria-t-il — mais vous n’avez jamais aimé…

— Je n’ai jamais aimé ?…

— Jamais.

— Voyons, monsieur de Rochegune, parlons-nous sérieusement, ou bien nous livrons-nous aux folies paradoxales de madame de Semur ?

— Je parle sérieusement, je vous le répète, vous n’avez jamais aimé.

— Mais, Monsieur…

— Mais, Madame… Dieu ne veut pas qu’il dépende du premier misérable venu d’allumer ou d’éteindre à jamais dans un cœur tel que le vôtre le plus divin de tous les sentiments, celui qui demande l’emploi des plus rares, des plus magnifiques facultés de l’âme !

Je regardai M. de Rochegune avec étonnement, et je repris :

— Comment… je n’ai pas aimé ! Mais qu’ai-je donc éprouvé, alors ? Pourquoi cet anéantissement du cœur ? pourquoi cette mort de toutes mes espérances ?

— Vous avez pris l’épuisement de la douleur pour l’anéantissement du cœur !… Est-ce que le cœur s’anéantit ? Est-ce qu’on renonce à toute espérance quand on n’a rien à regretter ?…

— Rien à regretter Monsieur…

— Non, vous avez beaucoup à déplorer, mais heureusement vous n’avez rien à regretter ; aussi l’avenir vous reste-t-il tout entier avec ses horizons sans bornes…

— L’avenir…

— Sans doute l’avenir, pourquoi non ? Qui vous le ferme ? Dites-moi qu’une passion noble, grande, profonde, généreusement partagée, mais brusquement brisée par un événement surhumain, laisse dans l’âme des regrets éternels, et la ferme à toute espérance, je vous croirai. Oui, ces regrets seront éternels, parce que leur cause sera pure ; éternels, parce qu’au lieu de les étouffer on les entretiendra pieusement ; éternels, parce qu’on y trouvera l’amère volupté que donne la conscience d’une douleur inconsolable, parce que le bonheur qu’on a perdu est irréparable. Mais cette pieuse fidélité au culte du passé prouvera-t-elle que l’amour est éteint dans le cœur ? Au contraire, elle prouvera qu’il n’y a jamais brûlé plus pur et plus ardent… Eh bien… avez-vous ressenti quelque chose de pareil ? Non, sans doute ; après avoir affreusement souffert, vous avez fui avec horreur les souvenirs de vos souffrances, vous avez remercié Dieu de vous avoir délivrée de votre bourreau, pauvre et malheureuse femme !

— Cela est vrai… Loin de me complaire dans ces souvenirs détestés… je les ai fuis… Mais si fatal, si honteux même, je vous l’accorde, qu’ait été mon amour, je n’en ai pas moins aimé… Je n’aurais pas, sans cela, épousé M. de Lancry.

— Eh mon Dieu ! il y a des surprises de cœur comme il y a des surprises de sens ; les séduisants dehors de votre mari, ses hypocrites et douces paroles, votre empressement si naturel d’échapper à la tutelle de votre tante, votre confiance ingénue dans un homme que vous croyiez sincère et loyal, votre générosité native, le manque absolu de comparaison, tout vous a poussée à un mariage indigne de vous. Une fois mariée, une fois malheureuse, vous avez pris votre obéissance aveugle au pouvoir de votre mari, votre courageuse observance de vos devoirs pour le noble dévouement de l’amour, vous avez été vertueuse, résignée… vous vous êtes crue passionnée.

— Mais n’ai-je pas ressenti les tortures de la jalousie ?

— Tout s’enchaîne ; partant d’une impression fausse, vous vous êtes trompée sur la jalousie comme sur l’amour.

— Je me suis trompée ?

— L’ingratitude de votre mari vous a bien plus révoltée que son infidélité.

— Mais pourquoi n’aurais-je pas aimé M. de Lancry ?

— Parce qu’il était indigne de vous.

— Comment, vous croyez qu’on n’aime véritablement que les personnes dignes de soi ?

— Je crois que vous, Mathilde de Maran, vous ne pouvez aimer, véritablement aimer qu’une personne digne de vous…

— Mais voyez M. Sécherin, il est aussi bon que sa femme est perverse ; elle l’a honteusement trompé, et il l’adore.

— Je ne parle pas de M. Sécherin, je ne généralise pas, je précise. Je vous dis que vous, vous ne pouvez véritablement aimer que quelqu’un digne de vous.

— Mais pourquoi moi plus que toute autre dois je éprouver ainsi ?

— Parce que l’amour doit être pour vous, comme pour les âmes d’élite, je vous le répète, un magnifique échange de généreux sentiments.

— Vos raisons sont spécieuses, et la vanité pourrait venir en aide à la conviction — dis-je à M. de Rochegune ; — mais je ne suis pas persuadée.

— Vous le serez.

— Mais pourquoi voulez-vous me donner cette conviction : que mon cœur a été surpris, que je n’ai pas véritablement aimé et que je dois aimer quelqu’un digne de moi ?

— Je veux vous donner cette conviction pour vous amener à être heureuse et fière de mon aveu, je vous l’ai dit…

— Expliquez-vous…

— En vous prouvant que vous n’avez jamais aimé, que vous ne pouvez aimer qu’un homme digne de vous, je vous amène nécessairement à avouer que vous aimerez un jour.

— Je n’avoue pas cela du tout… Qui vous dit d’abord que je trouverai cet homme digne de moi ; et puis enfin, qui vous dit que je l’aimerai…

— Tout me le dit. Ce sera une des exigences de votre position ; mais votre caractère, vos principes sont tels, que lorsque vous aimerez il faudra que non-seulement vous puissiez avouer hautement votre amour, mais vous en glorifier à la face du monde…

— Un tel amour est rare…

— Et les hommes dignes de l’éprouver plus rares encore. Aussi vous dis-je que lorsque vous aurez rencontré un de ces hommes, forcément vous l’aimerez, tout vous y poussera, le besoin de votre cœur, la fierté d’être aimée ainsi, les mystérieuses affinités qui rapprochent les âmes supérieures.

— Mais cet homme ?

— Cet homme, si vous le voulez, ce sera moi…

— Vous ?…

— Moi… Je vous dis cela, parce que je me crois digne de vous.

— De la part de tout autre, cette assurance serait le comble de la fatuité — dis-je gravement à M. de Rochegune en lui tendant la main ; — mais vous, je vous crois… vous aviez raison, je suis heureuse et fière de cet aveu.

— Je vous le disais bien — reprit-il avec une incroyable simplicité.

— J’imiterai votre franchise — dis-je à M. de Rochegune. — Il se peut que mon cœur s’éveille. Si jamais j’éprouvais pour vous un amour tel que celui que vous peignez, un amour dont vous et moi pussions nous enorgueillir ; alors… je vous le jure, je m’y abandonnerais avec bonheur, avec sécurité… Mais, hélas !… l’amour le plus pur, le plus saint… est-il à l’abri des calomnies du monde ?

— Je ne veux pas m’établir le champion du monde, mais le mal qu’il a fait a presque toujours pour cause la dissimulation ou la faiblesse de ceux qui se plaignent. La conscience est troublée, alors on manque de courage. Si vous éprouviez au contraire un sentiment dont vous pussiez être fière, que vous pussiez avouer à la face de tous, pourquoi le cacheriez-vous ? Si vous le faisiez, ce serait une lâcheté, et vous mériteriez d’être calomniée. Vous n’avez rien à vous reprocher ! Alors pourquoi recourir à la feinte, à ces réticences qui accompagnent toujours une conduite coupable ? Pourquoi donc, après tout, la vertu n’aurait-elle pas son audace comme le vice a la sienne ? Pourquoi une femme comme vous et un homme comme moi, je suppose, n’imposeraient-ils pas courageusement à la société leur amour loyal et pur, aussi bien que votre mari et Ursule lui imposent leur double adultère ? Le monde aime la résolution, la hardiesse, eh bien ! que les honnêtes gens soient aussi hardis, aussi résolus que les gens corrompus ; à courage égal, le monde préférera les honnêtes gens : j’en suis sûr.

Je fus charmée de l’expression de noble arrogance qui animait les traits de M. de Rochegune.

— Vous avez raison — lui dis-je entraînée malgré moi par le courant de sa généreuse pensée — il serait beau de réduire la calomnie à l’impuissance en dépassant ouvertement le terme que ses malveillantes insinuations oseraient à peine indiquer.

Après avoir un moment réfléchi, je dis à M. de Rochegune :

— Je vais vous donner une preuve de franchise et de confiance en vous faisant une question étrange : il y a trois ans, pourquoi ne m’avez-vous pas parlé ainsi ?

— Parce qu’il y a trois ans, j’étais plus jeune, et pas assez sûr de moi pour oser vous parler ainsi. Mortagne savait mon amour ; il me conseilla fortement de quitter la France, de voyager, d’utiliser ma vie en servant une noble cause, jusqu’à ce que j’eusse acquis assez d’empire sur moi-même pour dégager l’or de ses scories, disait-il, pour épurer tellement cet amour que je pusse venir vous l’offrir sans rougir.

— Et si en arrivant vous m’eussiez trouvée consolée de l’abandon de mon mari et aimant dignement un cœur digne du mien…

— Les sentiments élevés et désintéressés sont à l’épreuve des durs mécomptes, si douloureux à l’amour-propre ; dans une circonstance pareille, je vous aurais dit ce que je vous dis, offert ce que je vous offre, et cela devant la personne aimée… car, aimée par vous, elle eût été capable de me comprendre.

— Et si j’avais aimé un homme indigne de moi ?

— Cela ne se pouvait pas ; il est des impossibilités morales, comme des impossibilités physiques ; je vous le répète, vous ne pouviez qu’aimer sans rougir.

— Mais si le contraire arrivait, homme opiniâtre ?

Après m’avoir un instant regardée en silence, M. de Rochegune me dit avec une expression solennelle qui donnait une grande valeur à ces mots :

Je douterais de moi-même.

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Tel fut le singulier et premier entretien que j’eus avec M. de Rochegune.