Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/06

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Gosselin (Tome Vp. 123-146).
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Quatrième partie


CHAPITRE VI.

LE RÉCIT.


Lorsque j’entrai dans le salon. Emma se leva pour m’offrir ce qu’elle appelait mon fauteuil : c’était une petite bergère assez basse ; car cette chère enfant avait remarqué que je choisissais ce siége de préférence. Je la baisai au front pour la remercier de cette prévenance, et je serrai affectueusement la main du prince d’Héricourt.

— Qu’il est dommage que vous arriviez si tard, ma chère Mathilde ! — me dit madame de Richeville, — le prince nous racontait une des vaillantes prouesses d’un de nos amis ! Cela vous eût bien intéressée.

— Et de qui s’agit-il donc ? — demandai-je.

— De M. de Rochegune — dit madame de Semur — c’est un vrai Cid ; il mérite d’avoir sa place dans le romancero moderne.

— Allons, allons — dit le prince en souriant avec bonté — au risque de passer pour un radoteur, je vais recommencer l’histoire de mon Cid pour madame de Lancry ; elle m’en saura gré.

— Et moi aussi — dit madame de Semur. — Tout-à-l’heure, j’ai été émue malgré moi. Cette fois-ci, je serai sur mes gardes, et je pourrai me moquer de votre héros, car il n’y a rien de plus insupportable que d’avoir autant à admirer.

— L’entendez-vous ?… — dit en souriant madame de Richeville à la princesse. — Et elle niera encore qu’elle adore le paradoxe !

— Mais c’est tout simple — reprit madame de Semur. — Quand on sort de ces enthousiasmes-là, on a l’air de bourgeois qui reviennent de la cour. Ainsi, prince, soyez assez bon pour recommencer le récit de ce beau trait, afin que je puisse en rire à mon aise.

— Je me joins à madame de Semur pour vous prier de raconter de nouveau cette belle action — dis-je au prince — bien certaine d’ailleurs que cette complaisance vous coûtera peu… les hommes à bonnes fortunes sont toujours si heureux, dit-on, de parler de galanterie.

— Oh ! je comprends — me dit le prince en souriant — je comprends… Vous m’adressez de charmants compliments pour m’empêcher de dire tout ce que je pense de vous… Mais que j’en trouve l’occasion, et je serai inexorable ; vous aurez beau flatter mon orgueil, je ne ménagerai pas votre modestie… Mais, puisque vous le désirez, je recommence le récit que je faisais à ces dames.

— Vous savez peut-être, Mesdames — dit le prince d’Héricourt — que Rochegune se battit si bien pour la cause des Grecs, qu’il fut nommé colonel d’un de leurs trois régiments de cavalerie ; régiment que d’ailleurs il avait créé et équipé à ses frais, et auquel, par une touchante pensée d’amitié, il avait donné l’uniforme des hussards dont M. de Mortagne avait fait partie sous l’empire. Cet uniforme était, je crois, blanc et or, à collet bleu. Si j’insiste sur ce détail, c’est pour vous préparer à une autre marque de souvenir non moins touchante et d’une portée véritablement belle et grande… que vous serez bien forcée d’admirer, Madame — dit le prince à madame de Semur — et d’admirer sans regrets.

— Nous verrons, nous verrons, car je vous écoute, prince, je vous en avertis, avec toutes sortes d’ombrageuses défiances ; on juge un avocat par la cause qu’il défend.

— Tâchons donc de gagner la nôtre, — dit le prince en riant ; et il reprit : — L’indépendance de la Grèce proclamée et assurée, Rochegune fit un voyage en Russie ; c’était au moment de la guerre de cette puissance contre les Circassiens. Curieux d’assister à ces opérations, parfaitement accueilli par l’empereur, il fit en curieux, ou plutôt en volontaire, la campagne du Caucase. Grièvement blessé dans une charge de cavalerie à laquelle il prit une part brillante, il eut de plus son cheval tué sous lui. Rochegune, épuisé par le sang qu’il perdait, ne put se dégager, et resta sans connaissance sur le champ de bataille. Lorsqu’il revint à lui, ce fut un moment terrible : il se trouvait seul au milieu d’une steppe immense et solitaire, que la lune éclairait de sa pâle clarté ; la neige tombait lentement ; il était déjà à moitié enseveli sous une couche glacée, lorsqu’il sortit de son évanouissement.

— C’est affreux — dit madame de Richeville. — Ce désert couvert de neige lui fit l’effet d’un immense linceul… M. de Rochegune m’a dit que telle fut la première réflexion qui lui vint, car il m’a déjà raconté cette circonstance en m’apprenant comment il avait été blessé, mais en me cachant la suite de cette aventure romanesque.

— Je le crois bien — dit la princesse ; — elle était trop honorable pour lui.

— Et je l’ai sue, moi — dit le prince — pas plus tard qu’hier, par un aide-de-camp de l’empereur. Cet officier a fait cette guerre avec Rochegune, et c’est de lui que je tiens tous ces détails. Notre ami se trouva donc seul, la nuit, au milieu d’une solitude profonde, paralysé par le froid et par sa blessure, et ayant à peine la force de se débarrasser de la neige qui s’amoncelait sur lui ; enfin il entendit au loin le sourd piétinement d’une troupe de cavalerie ; ignorant si elle était amie ou ennemie, mais préférant la mort à son horrible position, il appela de toutes ses forces quelques cavaliers éclaireurs qui par bonheur passèrent près de lui ; ils l’entendirent, s’approchèrent : il fut sauvé. Ces cavaliers appartenaient à un corps de cosaques du Don que le mouvement de la bataille avait placé momentanément à l’arrière-garde de l’armée ; ces cosaques irréguliers, aussi farouches que leurs chevaux sauvages, obéissaient aveuglément au vieil hetman qui les commandait. Rochegune fut conduit à ce chef de horde, qui le prit en croupe après avoir pansé ses blessures. Cet hetman était, me dit l’aide-de-camp, une espèce de patriarche guerrier, d’un courage et d’une physionomie dignes de l’antiquité. Rochegune lui devait la vie ; il contracta de ce jour avec lui une amitié de frère d’armes, quitta l’état-major de l’armée où il aurait enduré beaucoup moins de privations, et partagea désormais l’existence aventureuse et pénible des cavaliers de l’hetman, qui servaient d’éclaireurs et d’enfants perdus à l’armée, ne reposaient jamais sous une tente, couchaient sur la terre ou sur la neige. Ce n’est pas tout : ils couraient d’autant plus de dangers qu’ils faisaient une guerre sans merci, presque sans prisonniers, n’accordant ni ne demandant de quartier aux Tartares qui, comme eux, massacraient femmes, enfants, vieillards.

— Pardon, prince, si je vous interromps — dit en riant madame de Semur ; — mais j’étais bien sûre qu’en entendant une seconde fois les hauts faits de votre protégé, je trouverais de quoi ne plus l’admirer autant… Voyez un peu ! par goût pour les aventures, il va s’allier à une troupe de bandits et d’assassins… et il reste témoin de leurs atrocités… par reconnaissance !…

Le prince se mit à rire et répondit :

— Et c’est justement, Madame, à propos de ces atrocités dont M. de Rochegune est témoin, que votre admiration pour lui sera vivement excitée.

— Comment ?

— Cela tient du prodige…

— Alors, prince, arrivons donc vite à cette fin que nous ignorons aussi bien que madame de Lancry, car c’est ici que vous vous êtes arrêté tout-à-l’heure.

Le prince reprit :

— Rochegune, bien décidé à n’abandonner son hetman que lorsqu’il lui aurait rendu un service égal à celui qu’il en avait reçu, n’attendit pas longtemps l’occasion de s’acquitter dignement. J’oubliais de vous dire que l’hetman avait deux fils qui servaient comme simples cavaliers dans sa troupe ; il les aimait comme un loup aime ses petits, les lançait sans sourciller au milieu des plus grands dangers, et puis, l’action finie, il les étreignait sur sa poitrine avec une sorte de joie sauvage et des rugissements de bête fauve. L’intrépidité naturelle à Rochegune, l’affection que lui témoignait l’hetman dont il partageait vaillamment les dangers et les privations, lui acquirent bientôt une grande influence sur ces hordes. Une reconnaissance d’avant-postes, composée de quelques cavaliers parmi lesquels étaient les deux fils de l’hetman, tomba dans une embuscade placée au bord d’un torrent. Presque tous les cosaques furent massacrés, et les eaux apportèrent au camp de l’hetman ceux des cadavres qui n’étaient pas brisés parmi les rochers.

— Ah ! c’est horrible, s’écria madame de Semur ; — on dirait une page de roman moderne, le timide essai d’une jeune fille de lettres qui s’essaie en rougissant…

— Écoutez alors la péripétie — reprit le prince. — En apprenant ce malheur, le vieil hetman reste stupéfait, inerte. À ce moment, un aide-de-camp du feld-maréchal (l’officier russe dont je vous ai parlé) accourt ordonner à l’hetman de se porter avec sa masse de cavaliers sur un point qu’il désigne. L’hetman fait machinalement un signe de tête… Plein de confiance dans ce vieux soldat, et pressé de porter d’autres ordres, l’aide-de-camp ne croit pas nécessaire de s’assurer par lui-même de l’exécution de la manœuvre qu’il est venu commander ; il se dirige au galop sur un autre point. Rochegune sait bien la guerre ; quoique jeune, il la fait depuis longtemps. Comprenant l’importance de ce mouvement qui doit être exécuté avec la rapidité de la foudre, il reste stupéfait de l’immobilité de l’hetman, il lui parle, il lui rappelle l’ordre qu’il vient de recevoir… il n’en peut tirer une parole. Chaque minute de retard compromettait le salut de l’armée et la vie de l’hetman, car son inaction méritait la mort. Pour le tirer de l’anéantissement où l’avait plongé la nouvelle du massacre de ses deux fils, Rochegune prit un parti désespéré et dit à l’hetman : — À cheval… à cheval… Le vieillard le regarde et secoue la tête. — C’est pour retrouver tes fils ! — s’écrie notre ami… Un éclair brille dans les yeux du vieillard. — Mes fils ! — s’écrie-t-il — où sont-ils ? — Suis-moi… tu les trouveras ! — dit Rochegune, et il saute à cheval en se dirigeant vers le point indiqué par l’aide-de-camp : — Mes fils… mes fils ! — s’écrie le vieillard en sautant à cheval à son tour pour atteindre Rochegune qui gagnait du terrain. Les cosaques se pressent sur les traces de leur hetman : cette masse de cavalerie s’ébranle ; Rochegune la guide et la précède, suivi de près par le vieil hetman criant toujours : — Mes fils… mes fils ! — Suis-moi — répondait Rochegune. Les lignes ennemies sont en vue. Rochegune les montre à l’hetman en lui disant : — Tes fils sont là. Le vieillard pousse un cri de rage et fond sur l’ennemi ; une horrible mêlée s’engage ; une fois au milieu du feu l’hetman revient à lui. Rochegune, qui ne le quitte pas, lui explique en deux mots ce qui arrive. Le vieillard, reprenant son sang-froid, combat avec sa valeur accoutumée. Par un miraculeux hasard, Rochegune, en chargeant un gros de cavaliers circassiens qui opéraient lentement leur retraite, les culbuta et les força d’abandonner dans leur fuite un cheval de bât sur lequel étaient garrottés les deux prisonniers…

— Les deux fils du vieil hetman ! s’écria madame de Richeville. — Quel bonheur !…

— Justement, Madame — reprit le prince ; — ils étaient criblés de blessures ; l’ennemi les avait seuls épargnés lors de l’embuscade, et les gardait en otage. Vous concevez la joie de Rochegune en ramenant ces deux enfants à leur père. Celui-ci, à cette vue croisa ses deux bras sur sa poitrine, mit un genou en terre et baisa pieusement la main de Rochegune. Pour apprécier la signification de cet acte, il faut savoir qu’il n’y a qu’à l’empereur que ces chefs de hordes rendent un pareil hommage, et puis, chez ces peuples sauvages, il est inouï qu’un vieillard se soit jamais agenouillé devant un jeune homme. « Je t’avais sauvé la vie, tu m’as sauvé l’honneur — dit le vieillard ; — je devrais donc te sauver encore une fois la vie pour être quitte envers toi ; tu me rends encore mes fils : que faire pour m’acquitter ? — Voici les propres paroles de notre ami, telles que me les a rapportées l’aide-de-camp qui était venu complimenter l’hetman sur la charge brillante de ses cosaques : — « Toi et tes fils — dit Rochegune — jurez-moi d’épargner désormais les femmes et les enfants ou les vieillards qui vous tomberont sous la main, et de leur dire Vivez au nom de… » — Ici le prince s’interrompit.

— Au nom de qui ? — nous écriâmes-nous…

Le prince sourit et dit :

— Ceci n’est pas mon secret, qu’il vous suffise de savoir que l’hetman et ses enfants firent et tinrent ce serment. Le nom qu’avait prononcé Rochegune fut si peu oublié dans cette horde, m’a dit l’officier russe qui a terminé cette campagne, que l’an passé, à la fin de la guerre, il était pour l’hetman aussi sacré que le serment qu’il avait fait à notre intrépide et généreux compatriote…

— Ceci est digne des beaux jours de la chevalerie errante — s’écria madame de Semur — et pour compléter le roman… ce nom est certainement celui d’une farouche beauté que…

— Permettez-moi de vous interrompre — dit le prince d’un air sérieux — pour vous affirmer que ce nom méritait… et mérite toujours d’être prononcé avec autant d’intérêt que de respect ; je vous abandonne notre cher chevalier errant, mais je vous demande grâce pour ce nom mystérieux… que vous connaissez…

— Que je connais… — s’écria madame de Semur.

— Oui, Madame, et que vous avez dit vingt fois, car c’est celui d’une personne que vous aimez… enfin c’est un nom qui mérite à tous égards de servir de symbole à une action généreuse et Rochegune ne pouvait rendre un plus digne hommage à la personne qui porte ce nom…

— Ah ! prince, que vous êtes cruel ! s’écria madame de Richeville — dites-nous le donc ?

— Cela m’est impossible, Madame, vous approuverez vous-même mon silence… quand vous en saurez la cause… je ne veux pas enlever à Rochegune le plaisir de vous l’apprendre.

— Mais avant qu’il ne vienne, il y a de quoi mourir de curiosité — dit madame de Semur. — Voyons, prince, laissez-vous attendrir. Pour vous décider, je vous déclare très sérieusement que je trouve admirable la conduite de M. de Rochegune ; son moyen de rappeler l’hetman à lui-même en lui disant : « Suivez-moi, je sais où sont vos fils… » ne pouvait venir que d’un esprit généreux qui sait combien les affections profondes ont de retentissement dans le cœur.

— Et son idée de profiter de la reconnaissance qu’il inspire, pour imposer la clémence à ces barbares ! — dit la princesse d’Héricourt ; — cela n’est-il pas aussi une grande pensée ?

— Très belle et très grande — reprit le prince — et qui vous paraîtra peut-être sinon plus belle, du moins plus touchante, lorsque vous saurez le nom…

— Ah ! prince, que vous êtes cruel !… dit madame de Semur. — On admire tout sans restriction, et rien ne peut vous attendrir…

— Tenez, Madame — dit le prince — j’entends une voiture entrer dans la cour, peut-être est-ce le hasard qui vous envoie notre héros. Adressez-vous à lui…

— Béni soit le hasard, si c’est en effet M. de Rochegune — dit madame de Semur — Le hasard est quelquefois si malencontreux, qu’il devrait bien une fois au moins…

L’entrée de M. de Rochegune interrompit l’invocation de madame de Semur.

Le soleil d’Orient l’avait tellement bronzé, l’expression de sa physionomie était si changée, qu’il était méconnaissable. Le ton bistré de sa figure faisait paraître plus étincelants encore ses grands yeux gris sous ses sourcils noirs. Son visage complètement rasé, à l’exception de ses moustaches brunes, qui faisaient ressortir le rouge foncé de ses lèvres et la blancheur de ses dents, lui donnait un caractère oriental très prononcé. Il était impossible d’oublier ces traits énergiquement accentués. Sa taille grande et svelte, ses vêtements noirs, l’air royal et chevaleresque avec lequel il portait haut et fier son front hâlé et sa moustache brune, lui donnaient la tournure cavalière et hardie d’un vaillant portrait de Velasquez ou de Van Dyck. Son allure décidée n’avait rien de l’effronterie des fanfarons ; elle annonçait une nature calme et forte, intelligente et énergique. À la courbure de ses lèvres, légèrement arquées, on voyait que le sarcasme amer pouvait remplacer la généreuse bienveillance du sourire.

Ravie de revoir M. de Rochegune, je lui dis cordialement ma joie, qu’il partagea ; en me parlant du passé, un nuage de tristesse passa tout à coup sur ses traits ; je devinai qu’il donnait une pensée à M. de Mortagne, mais qu’il ne trouvait ni le moment ni le lieu convenables pour me parler de cet ami bien cher.

— Savez-vous que vous êtes très dissimulé au moins ? — dit madame de Richeville à M. de Rochegune.

— Comment cela, madame la duchesse ?

— Certainement ; vous me racontez comment vous avez été blessé, comment vous avez manqué de périr enseveli sous la neige, comment vous avez été sauvé… mais voilà tout… vous vous gardez bien de dire un mot de certain vieil hetman…

— De dire un mot de l’immense service que vous lui avez rendu… en lui sauvant l’honneur — dit madame de Semur.

— En lui ramenant ses deux fils — ajouta la princesse.

— En lui faisant promettre à lui et à ses deux fils d’épargner désormais les femmes, les enfants et les vieillards — dit madame de Semur — et de les rendre à la liberté au nom de…

— Voici le mystère. — dit madame de Richeville : ce méchant prince ne veut pas nous dire au nom de qui… vous avez adouci la férocité de ces barbares.

Tous ces reproches s’étaient succédé si rapidement que M. de Rochegune n’avait pu répondre un mot ; au lieu d’affecter une modestie maladroite et embarrassée, il dit noblement et simplement :

— Tout cela est vrai ; mais, prince, permettez-moi de vous demander comment vous savez…

— Ne le lui dites pas qu’il ne nous ait appris ce nom mystérieux — s’écria madame de Richeville.

— Voyez comme il rougit !… — s’écria en riant madame de Semur.

M. de Rochegune avait en effet beaucoup rougi, il avoua franchement au lieu de s’en défendre.

— Oui, je rougis — dit-il en souriant — parce que je ne puis m’empêcher de rougir de reconnaissance en entendant ce nom qui m’a toujours porté bonheur, ce nom, symbole d’un souvenir qui m’a guidé, protégé, conseillé dans bien de graves circonstances de ma vie. Depuis que j’ai prononcé ce nom pour la première fois, il est devenu pour moi comme un talisman ; je professe pour lui l’idolâtrie la plus aveugle. Tenez, on m’a dit ce matin que j’avais fait un bon discours à la chambre des pairs : eh bien ! c’est parce que je l’avais mentalement invoqué, j’en suis sûr !

— Mais — dit madame de Richeville — c’est justement à cause de toutes ces merveilles que nous brûlons de le savoir.

— Ce que vous venez de nous dire là nous rend plus impatientes encore — dit madame de Semur.

— Parlerez-vous enfin ! — s’écria madame de Richeville. — D’abord nous vous tourmenterons jusqu’à ce que vous nous ayez éclairci ce mystère. Le prince dit que nous connaissons la personne qui porte ce nom… que nous l’aimons… Voyons, dites-nous cela…. C’est à en perdre la tête….

— Je serais désolé — reprit sérieusement M. de Rochegune — que vous puissiez croire, Madame, que je crains de dire et de répéter ce nom. Le sentiment qui m’a dicté ce que j’ai fait est trop honorable pour que je ne m’en glorifie pas toujours, partout, et très hautement, je vous jure… Mais je suis certain que le prince pense, comme moi, qu’en ce moment je ne puis satisfaire votre curiosité. S’il est d’un avis contraire… je me rends.

— J’aurais bien envie de vous prier de parler — dit le prince en souriant. — Je me vengerais ainsi de…

— Et de qui — s’écria madame de Semur, voyant l’hésitation du prince.

— De vous, Madame — ajouta-t-il gaîment — en vous faisant admirer bien davantage encore ce que vous ne louez qu’à regret. Mais je suis généreux, et je partage l’avis de Rochegune.

— Oh ! c’est affreux !… comme ils s’entendent ! — s’écria madame de Richeville. — Allons… nous attendrons votre loisir… Mais vous ne serez pas quitte de notre curiosité, monsieur de Rochegune. Il faut que vous la contentiez d’une autre façon.

— Je suis à vos ordres, Madame.

— Eh bien ! puisque vous êtes à mes ordres, vous allez me faire, de souvenir, le portrait du vieil hetman sur l’album d’Emma.

Emma, avant que M. de Rochegune n’eût répondu, se leva toute joyeuse, les joues vermeilles, et approcha une table sur laquelle était tout ce qu’il fallait pour dessiner à l’aquarelle.

— Et pour le punir de sa discrétion, il nous chantera sa chanson albanaise des Hirondelles — ajouta la princesse.

— Emma la lui accompagnera, et madame de Lancry sera ravie de l’entendre — dit la duchesse.

Emma, toute joyeuse, alla ouvrir le piano avec le même gracieux empressement.

— Allons, homme mystérieux — dit madame de Richeville — faites-nous vite connaître le visage de ce vieil hetman, que j’aime beaucoup sans le connaître.

— Et dites-nous votre chanson des Hirondelles, que j’aime beaucoup parce que je la connais — dit madame de Semur.

— Par où commencera-t-il, chère princesse ? — dit madame de Richeville.

— Par la chanson, car on l’entend encore longtemps après qu’il l’a chantée, tant cette mélodie simple et touchante laisse d’écho dans le cœur.

Emma se mit au piano.

M. de Rochegune commença.

C’était un air albanais qu’il avait noté lui-même et dont il avait traduit les paroles. Rien de plus naïf, de plus primitif que ce chant d’une mélancolie ravissante.

Je n’avais jamais entendu la voix de M. de Rochegune ; elle était à la fois sonore, douce et profondément vibrante.

Cette chanson me fit tant de plaisir, que je la lui redemandai ; sans se faire prier, il la recommença de la meilleure grâce du monde.

Emma l’accompagnait à merveille.

Cette première partie de sa tâche si bien accomplie, M. de Rochegune s’occupa de la seconde ; il se mit à la table de dessin, et en une demi heure il eut admirablement dessiné à la sépia le portrait de l’hetman des cosaques, dont les traits rudes et sauvages étaient rehaussés par un costume très pittoresque.

J’étais moins étonnée des talents vraiment remarquables de M. de Rochegune, quoique j’ignorasse qu’il les possédât, que de la gracieuse facilité avec laquelle il s’était prêté à tous les désirs qu’on lui avait témoignés.

Je trouvais à la fois surprenant et charmant que ce soldat intrépide, que cet éloquent orateur, que cet homme d’une charité évangélique (car il continuait scrupuleusement à sa terre les traditions philanthropiques de son père), réunît des dons si agréables à des qualités si éminentes et si rares. Et puis il me semble qu’on sait toujours un gré infini aux hommes puissants par l’intelligence, forts par le courage, de se montrer simples, bons et prévenants.

Je n’étais pas seule d’ailleurs à ressentir ainsi, quoique M. de Rochegune, sans affectation, tâchât de s’amoindrir et de mettre les autres personnes en valeur ; il était facile de voir à mille nuances, à mille riens, qu’on lui tenait d’autant plus compte de sa supériorité, qu’il faisait tout au monde pour la faire oublier.

Je me souviendrai toujours de cette soirée si doucement occupée d’arts, de poésie, de voyages, et si tôt passée, grâce au charme d’une intime causerie où l’on avait pour prétention la bienveillance, pour rivalité le désir de plaire.

Pendant que madame de Richeville reconduisait la princesse d’Héricourt, M. de Rochegune me demanda si j’étais chez moi le matin, et si je pourrais lui faire la grâce de le recevoir.

— Si peu précieuse que soit cette grâce que vous me demandez — lui dis-je en souriant — j’ai bien envie d’y mettre à mon tour une condition ; je suis beaucoup plus curieuse ou plus opiniâtre que madame de Richeville, et j’aurai beaucoup de peine à attendre jusqu’à demain pour savoir ce nom mystérieux au nom duquel vous faites de si nobles choses.

— Et moi, Madame, je ne pouvais le dire… même devant vos meilleurs amis… non à cause d’eux, ils m’eussent applaudi, je n’en doute pas… mais à cause de vous.

— De moi !… Et pourquoi ?

— Pourquoi ? — reprit M. de Rochegune. Et il ajouta de l’air du monde le plus naturel, et comme s’il eût dit une chose toute simple : — Parce que ce nom est le vôtre, parce que ce nom était Mathilde.