Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Introduction/02

La bibliothèque libre.
Gosselin (Tome Ip. 22-41).
Introduction


CHAPITRE II.

LA LETTRE.




Le lendemain de l’expédition projetée par les deux frères, madame Lebœuf, dans son impatience, s’était levée plus tôt que de coutume ; elle se promenait de son comptoir à la porte et de la porte à son comptoir avec une inquiétude inexprimable.

Les frères Godet avaient-ils réussi dans leur entreprise ? avaient-ils couru quelques dangers ?

À mesure que les habitués arrivaient, la curiosité générale augmentait.

L’un des oisifs, après avoir réfléchi tout la nuit et résumé les antécédents connus du colonel, avait d’abord déclaré qu’il ne pouvait être qu’un espion du haut parage.

Cette idée lumineuse fut victorieusement réfutée par un auditeur qui fit observer que, selon toutes les apparences, Robin des Bois ne sortant jamais que la nuit, il lui devenait difficile de faire cet honnête métier.

L’opiniâtre bourgeois répondit à cette objection que le colonel n’agissait ainsi que pour écarter tout soupçon, ce qui rendait son espionnage plus dangereux encore.

Malgré l’intérêt de cette discussion, loin d’oublier les deux frères, on s’étonnait de leur longue absence ; il était midi, ni l’un ni l’autre n’avaient encore paru.

Madame Lebœuf se rappela l’histoire du coup de fusil ; redoutant quelque dénouement tragique, elle allait envoyer son garçon de café savoir des nouvelles de MM.  Godet, lorsqu’ils parurent.

Ils furent accueillis, par un cri général de curiosité : — Hé bien ? hé bien ?

— Hé bien ! nous en avons appris de belles, — répondit M. Godet aîné d’un air sinistre. Alors seulement on s’aperçut que les deux frères étaient pâles comme des spectres. Fallait-il attribuer cette pâleur aux fatigues de la nuit précédente ou aux ressentiments de quelque grand danger ? La narration de Godet l’aîné va nous l’apprendre.

Les habitués du café se formèrent en cercle autour de lui ; il commença :

— Je n’ai pas besoin de vous dire, Messieurs, qu’ayant courageusement voué ma vie à la découverte du ténébreux mystère qui, j’ose l’affirmer, importe à tous les honnêtes gens, il…

— Alors, ne dites pas, — fit observer sagement un auditeur.

— Comment ? — répondit M. Godet.

— Sans doute, — répondit l’habitué, — vous vous écriez : Je n’ai pas besoin de vous dire !… et puis vous dites tout de même… Alors.

— C’est bon, mais c’est bon, — cria-t-on tout d’une voix. — Vous ne dites que des sottises. monsieur Dumont ; continuez donc, monsieur Godet, continuez, nous vous écoutons de toutes nos forces.

— Hier, donc, — reprit M. Godet, — à la nuit tombante, moi et Dieudonné, nous nous embusquâmes aux deux issues de la ruelle, bien décidés à pénétrer ce susdit ténébreux mystère. L’horloge de la paroisse sonna sept heures…, rien ; huit heures… rien ; neuf heures… rien ; dix heures… rien ; onze heures… rien.

— Quel dévoûment ! attendre si longtemps par le froid ! — s’écria l’auditoire.

— Comme vous auriez eu besoin d’un bon bol de vin chaud ! — soupira madame Lebœuf.

— Je ne m’étonnai pas ! — reprit M. Godet d’un ton doctoral. — Non, eh bien, moi, messieurs, je ne m’étonnai pas de ce retard ; je m’y attendais. Je m’étais dit : — Godet, si quelque chose doit se passer, je dois te prévenir que cela se passera à minuit ; c’est ordinairement l’heure criminelle de certaines entreprises… que… Mais n’anticipons pas. Minuit venait donc à peine de sonner, lorsque j’entends distinctement cric, crac, et on ouvre la serrure de la petite porte.

— Ah ! enfin !… — dit l’auditoire.

— Comme le cœur a dû vous battre, monsieur Godet !… — reprit la limonadière. — Je me serais trouvée mal, moi.

— La nature m’ayant donné la faculté du courage, que tout Français porte en soi, ma chère madame Lebœuf, je croisai bien ma redingote, et je me préparai à suivre notre homme ; seulement je sentis une légère sueur froide qui me monta au front, ce que j’attribuai à l’effet de la température extérieure. J’entendis Robin des Bois… ou plutôt non. Il n’est plus même digne de ce surnom ; il doit en porter un, cette fois bien mérité et cent fois plus terrible. Mais n’anticipons pas… J’entendis donc Robin des Bois venir de mon côté ; il avait un pas singulier, effrayant, un pas que j’oserais presque appeler bourrelé de remords. Je suspends ma respiration ; je m’efface le long de la muraille : il faisait si noir qu’il ne me voit pas. Il passe, et je commence à m’attacher à ses pas avec la ténacité du chien qui poursuit sa proie, si j’ose m’exprimer ainsi. Dieudonné, qui l’avait entendu se diriger de mon côté, accourt, et nous suivons notre homme ou plutôt notre… Mais n’anticipons pas… Nous marchons, nous marchons, nous marchons… Dieu ! fallait-il qu’il fût bourrelé, ce malheureux-là ! pour ne pas s’apercevoir que nous étions sur ses talons !

— C’est à faire dresser les cheveux sur la tête, — dit la veuve, — quand je pense qu’il pouvait vous apercevoir !

— Dans ce cas-là, Madame, j’avais une réponse toute prête, une réponse que j’avais soigneusement élaborée dans la prévision d’un conflit.

— Cette réponse ?

— Cette réponse était bien simple : la rue est à tout le monde, — répondit M. Godet d’un air héroïque.

— Comment était-il vêtu ? — demanda madame Lebœuf.

— Il me parut vêtu d’un manteau noir et d’un grand chapeau. Enfin, après des détours sans nombre, nous arrivons… devinez où ? Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille, je vous le donne en dix mille…

— Nous jetons notre langue aux chiens, — s’écrièrent comme un seul homme les habitués du café.

— Monsieur Godet, ayez pitié de nous ! — dit madame Lebœuf.

Le rentier, après avoir joui un moment de l’impatience générale, dit enfin d’un ton sépulcral : — Nous arrivons. Ah ! messieurs…

— Mais dites donc !

— Nous arrivons au cimetière du Père-Lachaise.

— Au cimetière du Père-Lachaise !!! — répéta l’assemblée avec un accent d’horreur et d’effroi.

Madame Lebœuf fut si troublée qu’elle se versa un verre de rhum pour se remettre de son émotion.

— Eh ! que pouvait-il aller faire au cimetière à cette heure ? Dieu du ciel ! — s’écria la veuve après avoir bu.

— Vous allez le voir, messieurs, vous n’allez que trop le voir. Nous arrivons à la porte du cimetière. Elle était fermée, bien entendu, ainsi que cela se doit dans le champ du repos, pour que rien n’y trouble la paix de la tombe de chacun. Alors notre homme, c’est-à-dire l’homme, car je repousse toute complicité, toute communauté avec un pareil monstre, l’homme, sans doute armé d’une fausse clef, d’un rossignol, d’un monseigneur ou autre hideux instrument analogue à ses pareils, l’homme, dis-je, ouvre la porte et la referme après lui.

— Alors qu’avez-vous fait ? — demanda madame Lebœuf.

— Moi et Dieudonné, nous avons eu le courage d’attendre cet abominable sacrilège jusqu’à quatre heures du matin… pendant ce temps-là nul doute qu’il n’ait employé son temps à des profanations abominables, à l’imitation de ce fameux mélodrame appelé le Vampire.

— Un Vampire ! — s’écria madame Lebœuf. — Est-ce que vous croyez qu’il y a encore des vampires ? Comment ! le voisin d’en face serait un vampire ? un vampire ! ah !… quelles horribles délices !

— Dieu merci, ma chère madame Lebœuf, je ne suis pas assez superstitieux pour croire aux vampires exagérés que le mélodrame nous montre ; mais je crois qu’on ne s’introduit pas la nuit dans des cimetières sans des motifs qui n’ont rien d’humain ni de naturel ; ce qui m’engage, en attendant mieux, à nommer Robin des Bois le Vampire. Et à ce propos j’éprouve le besoin de déclarer hautement que celui qui ne respecte pas l’abri des tombeaux finit tôt ou tard par y descendre, car la Providence atteint toujours le coupable, — ajouta philosophiquement M. Godet.

— Mais c’est tout simple, puisqu’on meurt tôt ou tard, — dit à demi-voix l’impitoyable critique de M. Godet.

Ce dernier lui lança un regard courroucé, et termina en ces termes :

— Lorsque l’homme que je ne crains pas d’appeler un vampire quitta le cimetière du Père-Lachaise, nous nous remîmes à le suivre, d’abord parce que c’était notre route, et ensuite parce que, dans le cas d’une mauvaise rencontre, il vaut mieux être trois que deux. Enfin, le Vampire revint d’où il était parti et rentra par la ruelle dans ce que j’ose à peine appeler son domicile… et d’où il repartira sans doute cette nuit pour continuer son tissu d’horreurs ténébreuses.

La narration de M. Godet ne satisfit pas complètement ses auditeurs.

Cette visite au cimetière, jointe à la brillante apparition du colonel dans une magnifique voiture, servit de nouveau texte aux café Lebœuf, et irrita davantage encore la curiosité générale.

À l’exception de la veuve, personne, il est vrai, ne croyait positivement aux vampires ; mais la conduite étrange du colonel n’en prêtait pas moins aux plus bizarres interprétations.

Au moment où la discussion était dans toute sa force, un facteur entra et remit une lettre à madame Lebœuf ; celle-ci, vu le froid rigoureux, daigna lui verser un verre d’eau-de-vie en manière de gratification.

Cette bonne action eut immédiatement sa récompense.

Le facteur, tirant de sa boîte une assez grande enveloppe scellée d’un large cachet noir, dit à la veuve :

— Le voisin d’en face n’est pas une bonne pratique, car depuis trois mois je ne lui ai jamais porté une lettre ; mais en voici une qui en vaut bien plusieurs ! Eh ! eh ! il paraît qu’il aime mieux les gros morceaux que les petites bouchées, le colonel Ulrik, — ajouta le facteur d’un air capable.

— Messieurs ! messieurs ! une lettre pour le Vampire ! — s’écria madame Lebœuf en saisissant l’enveloppe et en l’élevant au-dessus de sa tête d’un air triomphant.

Les habitués accoururent et entourèrent le comptoir.

— Madame ! madame ! — s’écria le facteur ; et, craignant un abus de confiance, il étendait la main pour reprendre sa lettre.

— Soyez tranquille, mon garçon ; nous ne lui ferons pas de mal, à cette enveloppe ! Laissez-nous seulement jeter un coup-d’œil sur l’adresse.

— Un simple coup-d’œil, — ajouta M. Godet. Et, saisissant la lettre dans ses mains tremblantes d’émotion, il la déposa précieusement sur le marbre du comptoir.

— Encore un verre d’eau-de-vie, mon garçon, — dit la veuve au facteur. — Qu’importe que vous remettiez cette lettre cinq minutes plus tard à son adresse !

Le facteur but son second verre d’eau-de-vie sans quitter sa lettre des yeux.

— Voyons, voyons, — dit la veuve, — quelle est l’adresse… — Elle lut : — M. le colonel Ulrik, 38, rue Saint-Louis, Paris.

— Et le cachet, des armes ?

— Non, un losange pointillé.

— Et le timbre ? — demanda un autre curieux.

— De Paris, levée de midi, et un franc de port, vu son poids, — répondit le facteur. — Allons, maintenant, madame Lebœuf, vous l’avez assez vue, cette lettre, j’espère.

— Un moment, mon garçon, vous avez le nez bien rouge ; buvez donc encore un verre d’eau-de-vie. Il fait un froid terrible aujourd’hui.

— Merci ! merci ! madame Lebœuf, — dit le facteur. — Vite ! vite ! ma lettre !

M. Godet et les habitués considéraient cette enveloppe avec une avidité presque farouche ; ils examinaient attentivement son papier épais, bleuâtre, glacé, son écriture fine et déliée.

Tout à coup la veuve appuya son nez camard sur la lettre, et s’écria : — Oh ! ça sent le musc, quelle horreur d’odeur !

Nous devons à la vérité de déclarer que cette enveloppe sentait extrêmement le vetiver ; mais pour certaines gens tout parfum est musc, et le musc est, par tradition, une abominable odeur.

Tous les nez des habitués du café Lebœuf se posèrent alternativement sur le paquet.

Il n’y eut qu’un cri : — Ça sent le musc !

— C’est une lettre de femme ! — s’écria M. Godet d’un air inspiré, — et d’une femme qui porte des odeurs.

— Pouah ! — fit la veuve Lebœuf avec une moue suprêmement dédaigneuse.

— Et qui, par là-dessus, n’affranchit pas une lettre de cette conséquence ! une lettre d’un franc de port ! — dit un autre habitué.

— C’est-à dire que ça ne peut être qu’une pas grand’chose, qu’un rien du tout, — reprit madame Lebœuf en haussant les épaules. — Une créature qui porte des odeurs, et qui n’a pas seulement de quoi affranchir ses lettres.

— Attendez donc ! attendez donc, — dit M. Godet en réfléchissant ; — cette petite écriture fine et couchée… le numéro avant la rue…. oui ! oui !… plus de doute, cette lettre est d’une Anglaise !

Que pouvait avoir de commun une femme qui portait des odeurs, une Anglaise avec un beau colonel étranger, qui ne sortait jamais le jour, et qui allait dans les cimetières pendant la nuit ?

Tel fut le résumé des questions que se posèrent les habitués.

Penchés autour de l’enveloppe, leurs yeux flamboyaient de convoitise.

Certes, on peut affirmer, sans trop méjuger de l’espèce humaine, que, s’il avait dépendu des curieux du café Lebœuf de pouvoir immédiatement noyer d’un seul vœu le malheureux facteur pour posséder cette précieuse lettre, le messager à collet rouge eût couru de grands dangers.

La veuve n’y tint pas, elle eut l’audace de soulever un coin de l’enveloppe afin de tâcher d’apercevoir quelque chose de son contenu.

Le facteur s’élança sur sa lettre en s’écriant qu’il y allait de sa place et de la prison pour un tel abus de confiance.

La veuve, emportée hors de toute limite par le démon de la curiosité, tint bon ; l’enveloppe allait se déchirer dans cette lutte, lorsqu’un des habitués s’écria : — Messieurs ! messieurs ! en voici bien d’une autre ! une femme ! une femme qui a l’air de chercher le numéro de la tanière du Vampire !…

Ces mots eurent un effet magique.

La veuve abandonna la lettre déjà froissée, et colla son gros visage à ses carreaux marbrés par la gelée. Le facteur sortit en toute hâte, très-satisfait d’avoir échappé à ce guet-apens.

Madame Lebœuf gratta légèrement avec son ongle la vapeur glacée qui s’était formée à l’une des vitres, se ménagea une percée de vue et regarda attentivement dans la rue.

— Messieurs, ne nous montrons pas, — dit M. Godet, — nous effaroucherions cette femme ; imitons cette chère madame Lebœuf, mettons-nous chacun à notre trou, et motus.

Une fois aux aguets, les curieux furent amplement dédommagés de leur longue attente de trois mois ; les événements semblaient ce jour-là s’accumuler.

Le facteur frappa, remit sa lettre au domestique du colonel, qui examina l’enveloppe d’un air soupçonneux, et parut irrité.

À peine le facteur avait-il disparu, que la femme, déjà signalée par les oisifs, s’approcha de la grande porte de l’hôtel ; n’y trouvant pas de marteau, elle se dirigea vers la petite porte du pavillon de gauche.

Cette femme, assez âgée, semblait émue, agitée ; elle portait un chapeau noir et un manteau brun, sous lequel elle semblait cacher quelque chose.

Après avoir sonné à la petite porte, au lieu d’attendre qu’on vînt lui ouvrir, elle marcha de long en large, sans doute afin d’être moins remarquée.

Le domestique du colonel parut, la femme âgée lui dit quelques mots à la hâte, lui donna un petit coffret d’écaille, incrusté d’or, et disparut après avoir fait un signe d’intelligence à une personne que les oisifs du café Lebœuf ne pouvaient encore apercevoir.

Le domestique regarda un moment le coffret d’un air surpris, et referma sa porte.

M. Godet, la veuve et leurs complices en espionnage ne respiraient pas derrière leurs carreaux ; ils attendaient avec une indicible impatience la femme invisible.

Elle leur apparut enfin.

C’était une jeune femme âgée de vingt-cinq ans environ. Sa mise était fort simple : un petit chapeau de velours noir, une redingote de gros de Naples carmélite très foncé, et un grand châle de cachemire noir qui tombait jusqu’aux volants de sa robe ; elle cachait ses mains dans un manchon de martre qui laissait apercevoir le coin d’un mouchoir richement garni de valenciennes. Enfin, les plus jolis petits pieds du monde semblaient frissonner de froid dans leurs bottines de satin noir.

Ce qui frappait d’abord dans la figure de cette jeune femme, d’une beauté remarquable, c’était le contraste de ses cheveux du plus beau blond cendré avec ses grands yeux noirs et ses sourcils de même couleur, hardiment accusés.

De longues et épaisses boucles de cheveux, pressés par la passe de son chapeau, cachaient à demi ses joues ; malgré le froid qui aurait dû aviver son teint, cette jeune femme était très pâle : ses traits paraissaient bouleversés par la frayeur.

Deux fois elle leva au ciel ses yeux humides de larmes ; et lorsqu’elle rejoignit la personne qui l’attendait, ses lèvres, contractées par un douloureux sourire, laissèrent voir des dents du plus bel émail.

En passant devant madame Lebœuf, elle hâta le pas.

M. Godet n’y tint plus, il entr’ouvrit la porte, et vit les deux femmes regagner un petit fiacre bleu à stores rouges qu’elles avaient laissé au coin de la rue Saint-Louis.

Elles montèrent en voiture et partirent en gardant les stores baissés.

— J’espère… j’espère que voilà du nouveau ! — dit M. Godet en se croisant les bras et en secouant la tête d’un air triomphant.

Et les habitués de récapituler les événements qui s’accumulaient depuis le matin…

— Une lettre qui sent le musc.

Une vieille femme qui apporte un coffret un air effaré.

— Et enfin une jeune femme qui pleurniche en passant devant la porte du Robin des bois, du Vampire, — ajouta la veuve Lebœuf.

— Saperlotte ! la jolie créature ! — dit M. Godet.

— Ça… une belle femme… ça n’a pas plus de prestance que rien du tout, — dit madame Lebœuf en se rengorgeant.

— Je parie que c’est la femme qui porte des odeurs et qui n’affranchit pas ses lettres ! — s’écria M. Godet après quelques minutes de réflexion.

— L’Anglaise ? Mais vous n’avez donc pas vu comme elle était habillée, monsieur Godet ? — reprit la veuve en haussant les épaules avec un air de supériorité écrasante. — Ça une Anglaise ! mais il n’y a rien de plus facile à reconnaître qu’une Anglaise. Il n’y a qu’à voir la manière dont elle s’habille. C’est bien simple : en toute saison un bibi en paille, un spencer rose, une jupe écossaise, des brodequins vert clair ou jaune citron ; avec cela presque toujours les cheveux rouges : témoin les Anglaises pour rire, aux Variétés. C’est une pièce qui ne date pas d’hier, et qui a de l’autorité, puisque ça se joue en public. Encore une fois, depuis que le monde est monde, les Anglaises, les vraies Anglaises n’ont jamais été autrement habillées.

Malheureusement, l’arrivée de deux individus qui entrèrent brusquement dans le café interrompit les observations et les enseignements de madame Lebœuf sur la monographie des Anglaises.

Les habitués contemplèrent avec un redoublement de curiosité ces deux nouveaux personnages, évidemment aussi étrangers au quartier du Marais, que l’était la jeune et charmante femme dont nous avons tout-à-l’heure esquissé le portrait.