Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Introduction/05

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Gosselin (Tome Ip. 81-96).
Introduction


CHAPITRE V.

LE COLONEL ULRIK.




Le vieux domestique fit entrer madame Blondeau dans le grand salon où, deux mois auparavant, le colonel avait reçu Gaston et Alfred.

La physionomie de Stok, ainsi se nommait cet ancien serviteur, avait perdu son expression rébarbative.

— Comment se porte M. le marquis ?… non, M. le colonel, veux-je dire, puisque votre maître préfère qu’on l’appelle ainsi.

— Toujours de même, madame Blondeau ; le corps est de fer, mais la tête est faible ; quelquefois monsieur passe des journées à pleurer comme un enfant… Lui pleurer !… lui…, on m’eût dit cela, il y a un an, voyez-vous, que je ne l’aurais jamais cru !… et puis presque toutes les nuits… et Stok soupira.

— Toujours au cimetière ? juste ciel !

— Toujours, madame Blondeau… c’est à fendre l’âme…

— Et le reste du temps, monsieur Stok ?

— Il rêve, il se désole, il se promène dans la petite chambre carrelée qu’il habite. Elle est cent fois plus froide, plus humide que les autres, car elle servait de salle de bains. Eh bien ! on dirait que monsieur l’a choisie exprès, parce qu’elle est la plus mauvaise de l’hôtel. Tenez, madame Blondeau, il y a quelque chose qui a l’air d’un enfantillage, et pourtant les larmes me viennent aux yeux quand je vois cela.

— Quoi donc, monsieur Stok ?

— Depuis six mois que nous habitons cette maison, à force de marcher dans cette petite chambre, de la porte à la fenêtre, et de la fenêtre à la porte, toujours dans le même endroit, mon maître a tellement usé le carreau, qu’on y voit creusée la trace de ses pas.

— Ah ! en effet, c’est horrible ! quelle vie, mon Dieu !

— Hélas ! madame Blondeau, on dirait que son esprit est si fort concentré sur une seule chose, qu’il est indifférent à tout le reste, au froid, à la faim. Si je ne l’avertissais des heures de ses repas, il ne penserait pas à manger… Pendant les grandes gelées de cet hiver, par un caprice que je ne comprends pas, il n’a pas voulu de feu. Du reste, je puis vous dire une chose qui vous étonnera, madame Blondeau ; depuis trente ans, chaque jour, selon une vieille coutume de notre province, mon maître me permet, lorsque je me retire, de lui baiser la main. Dans nos usages, c’est une marque d’attachement et de respect. Eh bien ! malgré ces grands froids, sa pauvre main était toujours sèche, brûlante, comme si une fièvre ardente l’eût dévoré… Malgré cela… il n’est pas changé ; cela se conçoit, il est d’une constitution si énergique… Dans nos campagnes contre les Turcs, je l’ai vu rester à cheval vingt, trente heures sans manger, prenant seulement de temps à autre un peu de la neige qui couvrait la crinière de son cheval pour étancher sa soif, ne se plaignant jamais. S’il était blessé… quand je m’approchais de lui, il souriait, mais d’un sourire si bon, si doux, que, malgré mes craintes, je me sentais tout rassuré. Hélas ! depuis un an… ce sourire-là n’a plus jamais reparu sur ses lèvres… Il ne voit personne… ne va chez personne… Une seule fois, il est sorti pour ce duel…

— Ah ! ce duel, ce duel… monsieur Stok, quand je pense que ce malheureux coffret l’a causé.

— Pour ce qui est du duel, je n’étais pas absolument inquiet, madame Blondeau, je savais l’adresse et la force de mon maître. Autrefois, il battait les plus fameux maîtres d’armes ; pourtant, malgré moi, j’allais, je venais à la porte. Enfin, quand je l’ai vu rentrer avec les deux soldats qu’il m’avait envoyé chercher pour témoins ici près à la caserne, mon pauvre vieux cœur a bondi de joie… Ce jeune homme en a été quitte pour un coup d’épée qui l’a tenu un mois couché… Le soir du duel, mon maître a dit un mot qui m’a bien étonné de sa part ; il se parlait à lui-même, comme cela lui arrive souvent ; il a murmuré à voix basse : — « Je ne hais pas cet homme ; excepté à la guerre, la vue du sang m’a toujours révolté, et j’ai vu couler le sien avec une joie féroce… J’ai été sur le point de ne plus le ménager, et puis la voix m’a dit de lui laisser la vie ; je l’ai écoutée. »

— Quelle voix, monsieur Stok ?

— Je ne sais, madame Blondeau… Quelquefois il interrompt brusquement sa promenade, s’arrête… paraît écouter, met les deux mains sur son front et recommence à marcher.

— Pauvre colonel !…

— Mais voyez comme je suis égoïste, je ne vous parle que de mon maître, — dit Stok. — Et madame la vicomtesse ?

— Madame est toujours en Touraine, toujours bien souffrante.

— Ah ! madame Blondeau, depuis que nous nous connaissons, que de changements, que de malheurs !

— Fasse le Seigneur qu’ils soient à leur terme pour ma maîtresse, monsieur Stok ! Je n’ose faire le même vœu pour votre maître, quoiqu’on dise que tout chagrin a sa fin.

— Pas ceux-là, madame Blondeau, pas ceux-là. — dit tristement Stok en secouant la tête.

— Ne puis-je encore voir M. le colonel ? Je désirerais lui remettre ce paquet et reprendre ce soir la voiture de Tours. J’ai hâte de retourner près de madame.

— Monsieur ne m’a pas encore sonné. Quelques moments de plus ou de moins ne seront rien pour vous, — dit Stok d’un ton presque suppliant. — Et si vous saviez ce que c’est pour monsieur que quelques moments de bon sommeil ? Ça lui fait tant de bien ! Il dort si peu ! Il est encore rentré ce matin bien tard…

— Quelle vie ! — dit madame Blondeau en soupirant.

— Je ne me plaindrais pas, — reprit Stok, — si je n’avais qu’à songer à mon maître ; mais vous ne croiriez pas les ennuis que me donnent une demi-douzaine de vieux imbéciles qui nous espionnent toute la journée. Il n’y a pas de ruses qu’ils n’aient essayées pour s’introduire ici ; ils sont continuellement perchés comme des corbeaux sur les chaises du café d’en face, pour espionner ce qui se fait ici.

— Ce sont eux sans doute qui semblaient être aux aguets tout-à-l’heure lorsque j’ai frappé à la porte, dit madame Blondeau.

— Eux-mêmes… Pourtant j’ai donné une bonne leçon à l’un d’eux… Rien n’y fait…

En ce moment, une sonnette tinta.

— Monsieur me sonne… Attendez-moi, je vous prie, madame Blondeau… Je vais prévenir mon maître de votre arrivée…

Un quart d’heure après, madame Blondeau entra dans la chambre du colonel… Il était debout, vêtu d’une longue pelisse turque, de couleur foncée. La fenêtre basse, au travers de laquelle on voyait une allée de marronniers aux troncs noirs et dépouillés, jetait un jour douteux dans l’appartement.

L’espèce de contraction douloureuse qui donnait à la figure du colonel une expression dure, et pour ainsi dire pétrifiée, sembla diminuer un peu lorsqu’il vit madame Blondeau ; se traits se détendirent.

— Comment se porte Mathilde ? — dit-il avec un accent rempli de douceur et de bonté.

— Hélas ! Monsieur… Madame est toujours bien accablée.

Et la voix de la pauvre vieille femme s’altéra ; ses yeux se remplirent de larmes.

— Pardonnez-moi, Monsieur, — dit-elle ; — c’est que je ne puis entendre prononcer ce nom sans me sentir tout émue.

— Je l’appelle ainsi devant vous de son nom de jeune fille, parce que vous l’avez élevée, parce que vous lui avez été dévouée comme une mère…

— Ah ! Monsieur… je ne mérite pas… je ne suis qu’une domestique.

— Ce n’est rendre justice ni à vous, ni à elle, que de parler ainsi… Je sais votre conduite ; je sais aussi que Mathilde l’apprécie comme elle le doit. Bonne et excellente femme que vous êtes… Mais que voulez-vous ?

— Madame m’a priée de vous apporter ces papiers, ne voulant pas les confier aux hasards de la poste. Elle m’a bien recommandé de vous dire encore, Monsieur, qu’elle ne vous demande pas de lui répondre. Vous lirez cela… quand vous voudrez, m’a dit madame ; elle sait…

— Bien… bien, — dit doucement le colonel, comme s’il eût voulu chasser un souvenir pénible, et il posa l’enveloppe sur la table.

— Et le coffret ? — demanda-t-il à madame Blondeau.

— Madame m’a dit de vous prier de continuer à le garder.

Malgré l’accueil plein de bonté qu’il avait fait à madame Blondeau, on voyait que le colonel était sous le poids d’une distraction profonde ; à peine eut-il prononcé ces dernières paroles qu’il retomba dans sa rêverie.

Croisant ses deux bras sur sa poitrine, il baissa la tête et commença de marcher à pas lents, oubliant la présence de madame Blondeau. Celle-ci, n’osant dire un mot, se retira bientôt…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La lettre suivante était jointe à un assez volumineux manuscrit que madame Blondeau venait d’apporter au colonel de la part de Mathilde.

« Château de Maran, 13 avril 1838.

« Je ne sais pas, mon ami, si d’ici à bien long-temps vous aurez le courage d’ouvrir cette lettre.

« J’ai connu… j’ai aimé, oh ! j’ai bien aimé celle que vous pleurez ; je connais votre cœur, votre caractère ; je sais ce que vous étiez pour elle, je sais ce qu’elle était pour vous : comment ne sentirais-je pas que votre désespoir est à tout jamais incurable ?

« Mon ami, mon frère, vous n’avez plus ici-bas de cœur plus dévoué que le mien… Je n’ai jamais eu d’autre ami que vous… Vous le savez… si j’avais plus souvent écouté la voix sévère, inflexible, de votre sainte amitié, que de regrets amers j’aurais évités ! Mais, dans cette lettre, ne parlons pas de moi… mais de vous, de vous… noble et grand cœur ; de vous, l’idéal de la bonté humaine.

« Vous souffrez, mon ami ! vous souffrez d’un chagrin désespéré ! Plus vous creusez cet abîme, plus il devient profond, plus ses ténèbres augmentent !

« Il y a un an, lorsque j’ai su l’épouvantable catastrophe, je suis tombée à genoux ; j’ai prié pour elle, j’ai surtout prié pour vous… vous lui surviviez.

« Je n’ai pas un instant alors songé à vous écrire, à vous voir… Il est de ces malheurs que la vanité des consolations irrite et exaspère encore.

« Vous avez tout quitté pour venir près des restes chéris d’Emma mener une vie froide et muette comme sa tombe.

« C’est une chose à la fois étrange et magnifique, mon ami, que de voir combien les grands caractères, grands par le courage, grands par le cœur, prévoient sûrement ce qu’ils doivent ressentir.

« Il y a trois ans, Emma vous disait : « Si vous me perdiez, que deviendriez-vous ? » Je vous entends encore, mon ami, lui répondre avec ce sourire qui n’appartient qu’à vous et sans cacher les larmes qui vous vinrent aux yeux : — « J’irais où vous seriez je vivrais dans l’isolement… je ne me consolerais jamais… Peut-être n’aurais-je pas le courage de revoir Mathilde… notre amie… notre sœur… »

« Ces simples paroles, dites par tout autre, n’auraient semblé que tristes ou exagérées… dites par vous, elles avaient un caractère de vérité désolante.

« Emma et moi nous fondîmes en larmes, aussi effrayées que si la main de Dieu nous eût en ce moment dévoilé l’avenir.

« À cette terrible promesse, non plus qu’à toutes celles que vous avez faites, mon ami, vous n’avez pas manqué.

« Je vous envoie ces papiers en toute confiance, sans crainte d’être importune ; quand vous lirez cette lettre, c’est que vous vous sentirez le courage de penser à moi qui étais si souvent avec elle.

« Ce ne sera pas une preuve que votre désespoir s’affaiblit… Hélas ! non… ce sera au contraire avec une sorte de joie cruelle que vous croirez aviver encore vos blessures déjà si douloureuses, en cherchant parmi ces pages celles qui parlent d’Emma.

« Peut-être… d’ici à bien long-temps… ne lirez-vous pas cela… Peut-être ne le lirez-vous jamais… Alors… mon ami… vous recommanderez ces papiers à la fidélité de Stok, ainsi que le coffret que vous avez reçu… il y a deux mois… Je désire que tout soit anéanti.

« Si vous lisez l’écrit que je vous envoie, vous saurez pourquoi je vous ai envoyé ce coffret.

« Un remords éternel me poursuivra. Ce dépôt aurait pu vous être fatal… J’ai tout appris… Ce duel ! Ah ! Dieu m’est témoin que je croyais que personne au monde ne saurait que ces papiers étaient entre vos mains.

« Par quelle fatalité ce secret a-t-il été découvert ? Par quelle fatalité votre vie… celle d’une personne que je ne puis plus accuser… ont-elles été compromises ? C’est ce que je ne saurai sans doute jamais.

« Maintenant, un mot de moi, mon ami.

« Depuis longtemps, depuis une année surtout, j’ai été bien malheureuse. Comparer mes chagrins aux vôtres serait blasphémer ; pourtant la vie m’a été lourde et pénible… Lorsqu’il y a deux mois je suis venue dans cette retraite, où je finirai probablement mes jours, le souvenir du passé me causait un étourdissement douloureux.

« J’avais un tel besoin de calme, ou plutôt d’oubli de tout et de tous, que ce bruissement lointain du temps qui n’était plus m’était odieux.

« Alors j’ai fait cette réflexion bizarre : — On calme, on use des chagrins en les confiant. Peut-être en écrivant cette histoire de ma vie, me débarrasserai-je des souvenirs qui m’obsèdent, peut-être cette muette confession me rendra-t-elle le repos.

« J’ai pensé aussi que je trouverais une sorte de joie amère à revenir une dernière fois sur le passé, à y choisir quelques fleurs précieuses encore, quoique desséchées, à jeter le reste au vent de l’oubli… à pouvoir enfin épancher les indignations que ma fierté avait jusqu’ici toujours contenues…

« Je ne me suis pas trompée dans cette espérance, mon ami ; ce loyal aveu de toute ma vie, nobles actions ou lâches erreurs, m’a soulagée ; les fantômes dont s’effrayait mon imagination se sont évanouis.

« En jetant un coup-d’œil désabusé sur les temps qui n’étaient plus, en faisant le compte de mes larmes, en calculant froidement ce qui les avait causées, le dédain a remplacé la douleur ; à de cruelles agitations a succédé un calme morne et triste. J’ai dit le bien sans orgueil, le mal sans fausse humilité ; je n’ai pas dénigré mes ennemis, je n’ai pas loué mes amis ; j’ai dit leur conduite envers moi. J’ai jeté sur ma vie un regard juste, sévère comme celui d’un juge.

« Dans ma pensée, c’était à notre amie, à notre sœur, que je m’adressais ; c’était à vous.

« Je me souvenais que bien des fois vous et elle m’aviez dit, dans ce temps si heureux : Racontez-nous donc quelques pages de votre cœur. Je me souvenais que ma franchise vous charmait, vous effrayait tour-à-tour.

« Si vous lisez ces pages, mon ami, vous ne m’aimerez pas plus, mais vous m’estimerez peut-être davantage.

« Maintenant mon but est rempli : mon cœur est vide, mais tranquille. Le passé me répond de l’avenir. C’est à vous que je dois le repos que je goûte… Jamais je n’eusse fait à d’autres ces confidences. Et ces confidences ont calmé de bien vives douleurs.

« Adieu, mon ami ! adieu, mon frère ! Souvenez-vous de Mathilde en lisant dans ces pages deux noms qui vivront toujours saintement unis dans mon cœur, comme ils l’ont été dans ce monde.

« Mathilde. »
FIN DE L’INTRODUCTION.