Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/04

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Gosselin (Tome IIp. 147-168).
Deuxième partie


CHAPITRE IV.

M. LUGARTO.


J’essuyai mes larmes et j’attendis cette présentation importune.

Je n’eus pas un seul moment d’amertume contre Gontran. Je crus qu’il voyait de son point de vue et moi du mien ; je devais avoir tort, il le disait, je devais me soumettre à son jugement.

La seule pensée d’une rencontre entre M. de Mortagne et M. de Lancry me glaçait d’effroi. Enfin, alors comme depuis, en songeant au cruel sacrifice que j’allais faire aux volontés de Gontran, en songeant à tout ce que j’allais souffrir en présence de mademoiselle de Maran, je me consolais par cette pensée que ma résignation plairait à mon mari.

Dès-lors je compris cette grande, cette terrible vérité, si vraie qu’elle ressemble à un paradoxe :

« Lorsqu’une femme aime passionnément… les ordres les plus injustes… les traitements les plus barbares, loin de diminuer son amour… l’exaltent davantage encore ; elle baise pieusement la main qui la frappe, ainsi que les martyrs, dans leur ravissement douloureux, remercient le Seigneur des tortures qu’il leur impose… »

On vint me demander de la part de M. de Lancry si je pouvais le recevoir avec M. Lugarto. Je lui fis répondre de passer chez moi.

Quelques instants après, Gontran et son ami entrèrent.

Le portrait que mon mari m’avait fait de ce dernier me parut frappant.

M. Lugarto était d’une taille grêle, et mis avec plus de recherche que de goût. On retrouvait dans ses traits, quoiqu’agréables, le type primitif de sa race : un teint pâle et jaune, un nez écrasé, des yeux d’un bleu vitreux et des cheveux bruns.

Sa physionomie maladive avait une expression de suffisance, d’astuce et de méchanceté, qui me repoussa tout d’abord.

— Ma chère amie, permettez-moi de vous présenter M. Lugarto, le meilleur de mes amis.

Je m’inclinai sans pouvoir trouver une parole.

— Lancry m’avait bien dit que vous étiez charmante, mais je vois que ses éloges sont encore au-dessous de la réalité, — me dit M. Lugarto avec une sorte d’aisance protectrice et familière.

Je ne répondis rien.

Gontran me fit un signe d’impatience, et se hâta de dire en souriant à son ami :

— Moi qui n’ai pas la modestie de madame de Lancry, moi qui jouis de ses succès comme s’ils étaient les miens, je vous avoue, mon cher Lugarto, que je suis très sensible à votre suffrage.

— Et vous avez raison, mon cher ; vous le savez, je ne m’enthousiasme pas facilement. Or, si je vous jure que je n’ai rien vu de plus séduisant que madame… c’est que cela est. Mais je vous dirai avec la même franchise qu’il est très dangereux pour vos amis de voir un trésor pareil…

— Ah ! mon cher Lugarto, prenez garde, voici que vous tombez dans l’exagération ; vous aviez si bien commencé, — dit Gontran embarrassé de mon silence.

J’étais au supplice ; pourtant, faisant un effort sur moi-même, je dis à M. Lugarto d’un air glacial :

— Vous arrivez de Londres, Monsieur ?

— Oui, Madame ; j’étais allé assister aux courses du printemps.

— Vous voyez, ma chère amie, un des vainqueurs habituels d’Epsom et du Darby. Les chevaux de course de Lugarto sont célèbres en Angleterre, — se hâta de dire Gontran pour engager la conversation. — Est-ce que vous n’en ferez pas venir quelques-uns pour les courses du bois de Boulogne et du champ-de-Mars ?

— Bah !… vos chevaux français ne valent pas la peine qu’on se dérange pour les battre ; et puis vous ne pouvez pas tenir de paris assez fort, — dit dédaigneusement M. Lugarto. — S’adressant à moi : — Il y a après-demain une matinée dansante à l’ambassade d’Angleterre ; allez-y donc, tout Paris sera là… Ce sera charmant… si vous y êtes surtout.

— J’ignore, Monsieur, si M. de Lancry a l’intention d’aller chez madame l’ambassadrice d’Angleterre.

— Ah çà ! mon cher, vous êtes donc un tyran… que votre femme attend vos ordres pour savoir où elle doit aller ? — Et se retournant vers moi, M. Lugarto ajouta : — Tenez, croyez-moi, en fait de plaisirs, agissez toujours à votre tête ; mettez tout de suite ce cher Lancry dans la bonne voie. Il n’y a rien de plus désagréable que ces diables de maris, une fois qu’on leur laisse prendre de mauvaises habitudes.

Je regardai Gontran, et je répondis à ces impertinentes vulgarités, dites avec l’assurance la plus ridicule par ces seuls mots :

— Le Musée est-il déjà ouvert, Monsieur ? — afin de faire bien sentir à M. Lugarto, par ce brusque changement de conversation, que je trouvais ses plaisanteries de mauvais goût.

M. Lugarto, sans doute habitué à un autre accueil, parut piqué ; il dit à Gontran :

— Ah çà ! mon cher, nous jouons aux propos interrompus avec madame de Lancry ; je lui parle de la tyrannie des maris, elle me répond par une question sur le Musée.

— C’est qu’en effet, mon cher Lugarto, vous êtes très embarrassant, votre conversation éblouit d’abord un peu ; vous êtes né un siècle trop tard, il fallait venir sous la régence ; et encore, ma chère amie, — me dit Gontran, — il ne faut pas juger Lugarto sur ses folles paroles, il vaut beaucoup mieux qu’elles, mais il est convenu qu’on lui passe tout… on l’a tant gâté… Allons, je me charge de faire votre paix avec madame de Lancry.

— Je serais fâché de vous avoir déplu par une mauvaise plaisanterie, — reprit M. Lugarto, avec un sourire contraint, sans me dire Madame ; sorte de familiarité qui lui semblait habituelle, et qui me paraissait de la dernière inconvenance.

Je fus sur le point de lui répondre quelque chose de très dur, mais je me contins, et je répondis : — Il m’a seulement paru, Monsieur, que vous vous hâtiez un peu de me confondre dans l’intimité qui vous lie à M. de Lancry.

— C’est que, voyez-vous, on a hâte de jouir des avantages qu’on désire vivement, et j’espère que vous m’excuserez en faveur de ce motif, — me dit M. Lugarto en souriant d’une manière convulsive ; puis il me jeta un regard morne, froid, qui me fit presque peur.

Mon instinct me dit qu’en quelques minutes je venais de me faire un ennemi.

Mon mari semblait vivement contrarié. Voulant relever une seconde fois la conversation que je laissais tomber à dessein afin de rompre le plus tôt possible un entretien qui m’était insupportable, Gontran dit à M. Lugarto, dont l’impertinente assurance n’était en rien troublée :

— Avez-vous vu la serre chaude sur laquelle s’ouvre l’appartement de madame de Lancry ? Vous qui êtes grand amateur de fleurs, il faut que vous nous donniez des conseils. Voulez-vous venir, Mathilde ?

J’allais refuser, j’obéis à un geste impérieux de Gontran ; je l’accompagnai dans le parloir qui communiquait à cette serre chaude.

— C’est horriblement mal établi ! — s’écria M. Lugarto après l’avoir examinée. — Votre architecte n’y entend rien. C’est bâti au-dessus d’une voûte ; le froid passant en dessous, vous n’aurez jamais là… une température convenable. Mais voilà bien les Français… ils veulent singer l’opulence, et ils sont réduits à un luxe économique !

Le rouge monta au front de M. de Lancry, mais il fit un effort sur lui-même, et répondit :

— Vous êtes bien sévère pour M. de Rochegune, l’ancien propriétaire de cette maison, mon cher Lugarto ! car nous avons trouvé cette serre toute bâtie.

— Rochegune ?… Rochegune ?… — dit M. Lugarto, — je le connais bien ; je l’ai rencontré à Naples. J’étais alors l’amant de la comtesse Bradini… Rochegune me l’a enlevée, mais n’a pas joui longtemps de son triomphe… Au moyen de certaines lettres contrefaites… et vous savez que je contrefais les écritures à merveille, le mari…

— Mon ami, je trouve qu’il fait bien chaud ici, — dis-je à M. de Lancry en interrompant M. Lugarto dont le cynisme me révoltait ; — voulez-vous entrer dans le salon ?

— Pardon, — me dit M. Lugarto, — je voudrais à peu près prendre la mesure de cette serre avec ma canne ; je veux vous envoyer quelques magnifiques passiflores du Brésil et d’autres plantes très rares que j’ai envoyé chercher en Hollande ; il faut que je voie si elles tiendront ici.

— Monsieur, je vous rends grâce… Les fleurs qui garnissent cette serre me suffisent.

— Mais elles sont affreuses, ces fleurs ! c’est toujours du goût de ce M. de Rochegune. Quand on a les choses, il faut les avoir complètes… Tenez, Lancry, moi, par exemple, j’ai voulu envoyer cet hiver chercher des plantes équinoxiales en Hollande ; comment m’y suis-je pris ? j’ai fait construire un énorme fourgon vitré et disposé en serre chaude avec un petit poêle à vapeur ; le tout a été si parfaitement établi, que, bien que ce fourgon fût venu en poste de la Haye, pas une des vitres qui le couvraient n’a été brisée. Deux jardiniers accompagnaient cette serre nomade dans une voiture de suite ; tout cela est arrivé ici comme par enchantement.

— En effet, cette idée est très ingénieuse, — dit M. de Lancry. — C’est qu’aussi vous avez beaucoup d’invention, Lugarto.

— Que voulez-vous ? il ne suffit pas d’avoir de l’argent, il faut encore avoir l’esprit de l’employer convenablement… Il y a tant de gens qui ne savent pas même bien dépenser la fortune qu’ils n’ont pas.

— Dépenser quand on n’a pas, vous parlez en énigme, mon cher Lugarto.

— Ah ! vous croyez, mon cher Lancry ?

Gontran et son ami me parurent échanger un étrange regard pendant un silence de quelques secondes.

Mon mari le rompit le premier, et dit en souriant d’un air embarrassé :

— Je vous comprends… dans ce sens, vous avez raison… Mais, si vous le voulez, nous allons rentrer dans le salon. Je crains réellement que la chaleur ne fasse mal à madame de Lancry.

M. Lugarto finit de mesurer la hauteur du mur avec sa canne, et dit :

— Mes passiflores tiendront parfaitement ici ; j’y joindrai quelques orchidées très rares avec les paniers en joncs caraïbes pour les suspendre. Au moins vous aurez une serre convenablement meublée. Il est vrai qu’elle est si mal construite, votre serre, que tout y périra ; mais j’en serai ravi, cela me donnera l’occasion de renouveler vos fleurs plus souvent.

Nous rentrâmes dans le salon.

Je croyais cette interminable visite finie, il n’en fut rien. M. de Lancry fit voir à M. Lugarto une assez belle vue de Venise par un peintre moderne, et lui dit :

— Vous êtes connaisseur, que pensez-vous de cela ?

— Ce n’est pas mal. Avez-vous payé cela bien cher ?

— Non, ce tableau est entré dans la vente de l’hôtel.

— C’est la meilleure manière d’acheter des tableaux, car cette racaille d’artistes, toujours affamés, vous les font payer le double de leur valeur quand on les leur commande et qu’ils vous savent riches… Quand j’étais jeune, j’étais assez niais pour les payer d’avance ; aussi il arrivait que très souvent je pouvais à peine leur arracher mon tableau… Et quel tableau !… Une fois l’argent mangé, ils ne s’inquiétaient pas du reste… Maintenant, donnant… donnant, je les paie lorsque je suis content, sinon je leur fais retoucher, refaire et refaire jusqu’à ce que cela me plaise… Au moins ainsi je ne suis plus volé.

Cette brutale insolence m’indigna. Je ne pus m’empêcher de dire :

— Ah ! Monsieur… vous me révélez là une des plaies douloureuses du génie que je ne soupçonnais pas !… et vous trouvez des artistes ?

— Comment, si j’en trouve ? et des plus fameux encore !… Ils m’accablent de platitudes quand je vais dans leur atelier ; ils me demandent mes conseils, même pour les tableaux qu’ils ne font pas pour moi, et ils ont l’air de m’écouter pour me faire la cour. En vérité, je ne sais pas ce qu’on ne ferait pas faire à cette race pour quelques billets de mille francs. On ne tient cette espèce que par l’argent.

Il me fut impossible de me contenir davantage ; je me souvins de ce que m’avait dit Gontran sur la rage qu’éprouvait M. Lugarto de n’avoir ni naissance ni valeur personnelle, et je dis à M. de Lancry.

— Mon Dieu ! mon ami, ce que Monsieur nous dit là me rappelle une bien touchante histoire de grand artiste et de grand seigneur, que M. le duc de Versac, votre oncle, m’a plusieurs fois racontée. Il s’agissait de Greuse et de M. le duc de Penthièvre ; ne vous en a-t-il jamais parlé ?

— Non, je ne me le rappelle pas du moins, — me dit M. de Lancry.

— Contez-nous donc ça ; j’ai quelques tableaux de Greuse, ça m’intéressera, — dit M. Lugarto.

— Voici, mon ami, — répondis-je en m’adressant à Gontran, — ce que m’a raconté monsieur votre oncle. M. le duc de Penthièvre aimait passionnément les arts ; il les protégeait en grand seigneur digne de comprendre que l’antique illustration de race et le génie se touchent, en cela que ce sont deux magnifiques avantages que l’histoire ou que Dieu seul vous donnent, et que tous les trésors du monde ne sauraient acquérir ni remplacer… — Je regardai M. Lugarto ; il rougit de dépit ; — je continuai. M. le duc de Penthièvre avait donc pour Greuse la plus touchante amitié. Vous le savez, l’inépuisable bonté de cet excellent prince égalait la supériorité de son esprit, d’une finesse et d’une grâce exquise. Lorsqu’il alla voir les premiers tableaux que Greuse fit pour lui, et qu’il rémunéra avec une libéralité toute royale, il dit au grand peintre, avec ce charme qui n’appartient qu’aux grandes aristocraties :

— « Mon cher Greuse, je trouve vos tableaux admirables ; mais j’ai une grâce à vous demander.

— « Monseigneur, je suis à vos ordres.

— « Eh bien ! — dit le prince avec une sorte d’hésitation timide et comme s’il eût demandé une faveur, — eh bien !… je voudrais que vous missiez de votre main, au bas de ces tableaux : donné par Greuse à son ami M. le duc de Penthièvre. — La postérité saurait que j’ai été l’ami d’un grand « peintre !… »

— Avouez, — dis-je à Gontran en remarquant avec joie que le coup avait porté, et que M. Lugarto ne pouvait dissimuler sa contrariété, — avouez qu’il n’y a rien de plus délicat, de plus charmant que la conduite du prince.

— Oui, en effet… c’est charmant, — dit M. de Lancry avec embarras en me faisant un signe d’impatience et en me montrant du regard M. Lugarto, qui, les yeux baissés, mordait la pomme de sa canne.

Malgré mon désir de plaire à Gontran, je continuai.

— N’est-ce pas, mon ami, que cela rehausse à la fois le grand artiste capable d’inspirer un tel sentiment, et le véritable grand seigneur capable de ressentir et d’exprimer ainsi l’amitié ?

Gontran avait tâché de m’interrompre par quelques signes ; j’avais été trop outrée contre M. Lugarto pour résister au plaisir de le mortifier.

J’y parvins ; je le vis à la pâleur de cet homme et à un autre regard de haine, regard morne et froid qui m’alla au cœur, pesant comme du plomb.

M. Lugarto, néanmoins, ne se déconcerta pas ; il reprit avec une imperturbable assurance :

— Je ne connaissais pas cette histoire du duc de Penthièvre ; elle est fort jolie, mais elle ne me convertit pas. Je préfère ne pas passer pour un niais aux yeux des artistes et ne pas me donner la peine de faire de la délicatesse avec eux. Mais j’y pense, j’ai justement une vue de Naples, de Bonnington, qui ferait à ravir le pendant de votre vue de Venise, mon cher Lancry ; je vous l’enverrai avec ces fleurs que j’ai promises à votre femme.

— Mon cher Lugarto, je vous en prie…

— Allons… vous faites des façons ?… entre amis, pour un malheureux tableau… Qu’est-ce que cela ?

— Eh bien ! je suis de votre avis, on ne doit pas faire de façons entre amis pour un tableau. Permettez-moi donc de vous envoyer ma vue de Venise, qui fera tout aussi bien pendant à votre vue de Naples.

— Ma foi, mon cher, je suis pris dans mes propres filets ; j’accepte avec d’autant plus de plaisir que ce tableau vient de l’appartement de madame de Lancry. À ce soir, mon cher, je vous verrai un moment au club, n’est-ce pas ?

— Je ne sais, j’ai plusieurs visites à faire avec madame de Lancry.

— Si… si… je vous verrai… j’en suis sûr… Vous savez pourquoi.

— Ah ! oui… j’oubliais, vous avez raison. Ainsi donc ce soir, mais un peu tard, — répondit M. de Lancry avec un certain embarras.

— Sans rancune, — me dit M. Lugarto en me tendant la main.

Quoique cette habitude anglaise fût alors à peine répandue dans le monde, elle me choqua moins encore que l’audace de M. Lugarto.

Au lieu de prendre la main qu’il m’offrait, je répondis par un salut très froid.

— Décidément vous ne voulez pas faire la paix ? Allons, mon cher, votre femme me déclare la guerre, — dit M. Lugarto à M. de Lancry. — Eh bien ! elle a tort, car elle finira par reconnaître que je vaux mieux que ma réputation… C’est un défi, prenez garde à vous, mon cher ; je serai peut-être forcé de faire ma cour à votre femme pour la faire revenir de ses préventions… Vous le voyez, je ne vous prends pas en traître, Lancry, je vous préviens.

— Vous serez toujours le plus grand fou que je connaisse, — lui dit Gontran en l’emmenant et en le prenant par le bras.

Je restai plus stupéfaite encore de la patience de Gontran que de l’insolence de cet homme. Je cherchais à pénétrer quel pouvait être le secret de l’influence qu’il exerçait sur Gontran, lorsque celui-ci rentra.

Pour la première fois je vis sur ses beaux traits une expression de colère qui les défigurait.

— Mon Dieu ! Madame, — s’écria-t-il en fermant la porte avec violence, — je ne vous avais pas encore vu exercer cette méchanceté d’esprit dont j’avais entendu parler dans le monde ! Mais vous auriez pu, ce me semble, ne pas choisir pour victime mon meilleur ami ! Chacune de vos paroles aurait été longuement, perfidement calculée, qu’elle n’aurait pas pu le blesser plus cruellement. Hier, je vous dis en confidence que Lugarto regrettait amèrement de n’être pas grand seigneur et de n’avoir d’autre valeur que celle de ses millions, et vous vous étendez complaisamment sur les avantages de l’aristocratie de naissance et de talent !! Malgré son air riant, il est parti furieux… je le connais bien… il est furieux, vous dis-je.

— Comment, mon ami, vous le défendez !… C’est vous… vous ! qui me reprochez d’avoir fait sentir à cet homme tout ce que ses manières avaient d’inconvenant ?

— Eh ! mon Dieu ! Madame, je vous ai prévenue qu’il avait des façons peut-être trop familières, et que vous m’obligeriez de les excuser en faveur de l’amitié qui m’attache à lui. Je vois avec peine que, malgré mes recommandations, vous faites tout ce qu’il faut pour l’irriter, car, je vous le répète, il est très irrité.

— Mais que vous importe, je vous le demande, la colère de M. Lugarto ?

— Il m’importe de ne pas m’aliéner un ami… un ami intime que j’aime, auquel je suis sincèrement attaché… Vous m’entendez, Madame ?

— Vous aimez cet homme, dites-vous, Gontran ?… Je voudrais vous croire, et je ne puis… Il n’y a aucun rapport entre la noblesse de vos sentiments et la grossièreté de M. Lugarto… Et puis, enfin, je ne sais… mais, quand vous parlez de l’amitié que vous ressentez pour lui… vos traits se contractent… votre parole est amère… et l’on dirait qu’il s’agit d’un sentiment tout contraire.

Ces mots, que je dis presque au hasard, semblèrent produire un effet terrible sur M. de Lancry. Il frappa du pied avec violence ; il s’écria, les lèvres tremblantes de colère :

— Qu’entendez-vous par là, Madame ? qu’entendez-vous par là ?

Effrayée, le cœur me manqua ; je fondis en larmes, et je dis à Gontran :

— Pardon, mon ami, pardon, je n’ai rien voulu vous dire de blessant, seulement je ne puis comprendre…

— Il ne s’agit pas de comprendre ; il s’agit de m’obéir sans interpréter mes paroles, sans scruter mes sentiments secrets. Si je vous dis que M. Lugarto est mon ami, si je vous demande de le traiter comme tel, vous devez me croire et m’obéir sans raisonner ni réfléchir.

— Ne vous fâchez pas, Gontran… je vous obéirai ; seulement laissez-moi vous dire qu’il m’en coûte beaucoup. Dans ce seul jour vous m’avez demandé deux bien cruels sacrifices : revoir mademoiselle de Maran, et admettre dans notre intimité un homme dont le caractère et les manières doivent inspirer une profonde aversion à tous ceux qui comme vous n’excusent pas M. Lugarto par une indulgente amitié… Encore une fois, mon ami, parce que le sacrifice que je fais est pénible, ne croyez pas que je manquerai à ma promesse… Plus les preuves de dévoûment que vous me demandez sont grandes, plus elles me seront douloureuses, plus, je l’espère, elles vous attesteront de la vivacité de mon amour… Pardonnez-moi donc, mon ami… l’hésitation que j’ai montrée. Maintenant, je ferai tout ce que vous voudrez à ce sujet.

La figure de M. de Lancry avait peu à peu repris son expression de douceur habituelle ; seulement il semblait accablé. Il me prit la main et me dit avec bonté :

— C’est à mon tour, Mathilde, à vous demander pardon de ma violence… Mais, une fois pour toutes, croyez… oh ! croyez bien que je ne demande rien qui ne soit indispensable à votre bonheur… je n’ose dire au mien.

— Ah ! mon ami ! cette raison est la seule qu’il faille invoquer ; elle suffira toujours à me décider.

On vint annoncer à Gontran que la voiture l’attendait. Nous partîmes pour aller rendre visite à mademoiselle de Maran.