Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/10

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Gosselin (Tome IIp. 267-280).
Deuxième partie


CHAPITRE X.

LE BILLET.


Je fus plusieurs jours très souffrante, et pourtant, après notre retraite de Chantilly, je comptai ces jours parmi les plus beaux de ma vie.

Gontran resta près de moi, me prodigua les plus tendres soins. Mes pensées étaient mélancoliques, tristes, mais d’une tristesse douce. Quelquefois je me demandais à quoi bon la vie désormais. Je craignais d’avoir épuisé toute la félicité que je pouvais espérer. Sincèrement, sans exagération, je priais Dieu de me retirer de ce monde ; alors la mort m’eût paru presque belle.

Mon mari était redevenu affectueux, prévenant comme par le passé ; il regrettait le chagrin qu’il m’avait causé, il ne me quittait pas ; j’étais délivrée de la présence de M. Lugarto.

Mon bonheur était si grand que j’oubliais les chagrins qui avaient causé ma maladie. Je redoutais presque le rétablissement de ma santé, dans la crainte de voir cesser les précieuses attentions de Gontran, car, à mesure que mes souffrances diminuaient, il devenait moins assidu.

Dans mon égoïsme pour le retenir près de moi, je désirais ardemment une rechute. À l’insu de ma pauvre Blondeau, qui me veillait pourtant avec une sollicitude maternelle, je commis de grandes imprudences ; je tombai assez gravement malade.

Je ne saurais dire ma joie en voyant que j’avais réussi. Gontran redevint pendant quelques jours ce qu’il avait été d’abord. Mais le bonheur d’être toujours près de lui avait sur moi une telle influence que je renaissais bientôt à la vie ; alors de nouveau je craignais de le perdre.

Au milieu de ces alternatives, je me traçai une ligne de conduite dont je me promis bien de ne pas m’écarter ; elle était en tout conforme à la dernière résolution que j’avais prise. Il serait faux de dire que cette détermination ne me coûtait pas beaucoup ; mais il y a dans tout sacrifice fait à l’amour une sorte de satisfaction profonde qui augmente pour ainsi dire en raison de la grandeur même du sacrifice qu’on s’impose.

Le lendemain de ma première sortie, Blondeau entra chez moi, elle m’apportait la liste des personnes qui étaient venues savoir de mes nouvelles et se faire écrire à ma porte pendant ma maladie.

La princesse de Ksernika, M. de Rochegune, M. Lugarto s’y trouvaient ; mademoiselle de Maran avait aussi envoyé chez moi, mais elle n’était pas venue me voir. Jamais elle n’approchait de la maison d’un malade, car elle avait la manie de croire toutes les maladies contagieuses.

Je fus étonnée de ne pas trouver sur la liste le nom de madame de Richeville ; mes préventions contre elle avaient en partie disparu : non que j’eusse en rien reconnu la vérité de ses préventions au sujet de Gontran, car un des symptômes de l’amour est un aveuglement complet : mais le charme qu’elle possédait m’attirait malgré moi, et je ne mettais plus en doute l’intérêt qu’elle me portait.

— Madame la duchesse de Richeville n’a pas envoyé savoir de mes nouvelles ? — demandai-je à Blondeau.

— Non, Madame… mais…

Je vis à la physionomie de Blondeau qu’elle avait quelque chose à me dire au sujet de cette liste, et qu’elle hésitait.

— Qu’as-tu donc ? tu parais embarrassée ? (Quoique ce tutoiement fût assez peu convenable, je n’avais pu renoncer à cette habitude de mon enfance.)

— C’est que j’ai peur de vous inquiéter, Madame.

— S’agirait-il de M. de Lancry ? — m’écriai-je.

— Non, non, Madame, c’est une aventure extraordinaire qui s’est passée pendant votre maladie. Je ne vous en aurais pas parlé s’il ne s’agissait pas, indirectement il est vrai, de ce bon M. de Mortagne.

— Dis donc vite, alors.

— Eh bien ! Madame, le lendemain du jour où vous êtes tombée malade, le soir, pendant que vous étiez assoupie, j’étais un moment descendue à l’office ; M. René, votre valet de chambre, venait de nous apprendre qu’il quittait la maison.

— Il est vrai, — dis-je à Blondeau en me souvenant d’avoir vu le matin un nouveau domestique dont la figure m’avait frappée, car il ne me semblait pas inconnu, — sais tu pourquoi René s’en est allé ?

— Pour retourner dans son pays, en Lorraine, — a t-il dit.

— Et celui qui le remplace, — d’où sort-il ?

— Il était chez des Anglais, il est au fait du service, il paraît très bon homme et assez intelligent. Mais, Madame, il ne s’agit pas de cela, ainsi que vous allez le voir. Le soir donc on vint me dire que quelqu’un me demandait à la porte de l’hôtel, et on me remit un billet où étaient écrits ces mots de l’écriture de M. de Mortagne, que je reconnaîtrais entre mille.

« Ma bonne madame Blondeau, ayez toute confiance dans la personne qui vous remettra ce billet ; elle vous dira ce que j’attends de vous : j’ai appris que Mathilde est malade, je tiens à avoir chaque jour de ses nouvelles par vous.

« Signé Mortagne. »

— Vous pensez bien, Madame, que je n’hésitai pas un moment. Je descendis à la porte, je vis un fiacre, la portière était entr’ouverte ; dans cette voiture était un homme dont je ne pouvais distinguer les traits à cause de l’obscurité ; il me dit d’une voix émue et que je ne reconnus pas :

— Madame Blondeau, je viens de la part de M. de Mortagne savoir des nouvelles de madame la vicomtesse de Lancry…

— Elle est bien souffrante, — dis je à cet inconnu. — Les médecins craignent une mauvaise nuit.

— Vous ne vous étonnerez pas du mystère avec lequel M. de Mortagne s’informe par moi, son ami, de l’état de madame de Lancry, — ajouta-t-il, — quand vous saurez que dans l’intérêt de votre maîtresse le nom de M. de Mortagne ne doit pas être prononcé chez elle. — Vous ne m’aviez pas caché, Madame, — ajouta Blondeau, — la scène cruelle de votre contrat de mariage ; il me parut très simple que M. de Mortagne s’informât de vos nouvelles par un moyen détourné, d’autant plus qu’il n’était pas alors à Paris.

— Où est-il donc, dis-je à Blondeau.

— Cette même personne inconnue ajouta que M. de Mortagne était absent de Paris par suite d’affaires très importantes qui vous concernaient, et qu’il lui fallait s’entourer du plus grand mystère pour les amener à bien.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Je ne sais pas, Madame. Toujours est-il que cet inconnu me dit qu’il ne pouvait me faire ainsi désormais demander à la porte sans provoquer les remarques de vos gens, ce qui eût été fâcheux ; que, pour avoir des détails fréquents et précis sur votre santé, il me priait, au nom de M. de Mortagne, de mettre chaque jour une espèce de bulletin sous une grosse pierre à la grille du jardin du côté des Champs-Élysées, et qu’il viendrait le prendre le soir, cet endroit étant, la nuit, tout-à-fait désert ; que si je pouvais quelquefois venir moi-même, il m’en serait bien reconnaissant au nom de M. de Mortagne, car il pourrait ainsi avoir des nouvelles encore plus détaillées ; il ajouta que M. de Mortagne avait bien pensé à envoyer un domestique s’informer de votre santé, ainsi que cela se fait, mais que ce renseignement incomplet ne pouvait satisfaire son inquiétude ; il me dit enfin qu’il avait aussi songé à me demander de lui écrire, par la poste, sous un nom supposé, mais que ce moyen était de tous le plus dangereux.

— Et pourquoi si dangereux ?

— Je ne sais, Madame, il ne s’est pas expliqué davantage ; il m’a bien recommandé de vous dire, une fois pour toutes, que si vous aviez, dans un cas grave, à écrire à M. de Mortagne, vous ne remettiez votre lettre qu’à madame la duchesse de Richeville elle-même, qui la lui ferait parvenir.

— C’est étrange ! dis-je à Blondeau. — Et qu’as-tu fait ?

— Ainsi que me l’avait demandé M. de Mortagne, j’ai écrit un bulletin de votre santé ; sous le prétexte de me promener dans le jardin avant de revenir veiller, chaque soir je mettais ma lettre sous la grille, et cet inconnu venait la prendre. Le jour où vous avez été si mal, j’écrivis un mot à la hâte et je le portai comme d’habitude. Le lendemain je ne pus sortir de chez vous que très tard, lorsque vous étiez un peu assoupie ; il y avait du mieux ; j’étais tout heureuse ; j’écrivis deux mots pour M. de Mortagne, je courus à la grille ; la nuit était noire. L’inconnu m’entendit sans doute, car il me dit à voix basse :

— Madame Blondeau, — c’est vous ?

— Oui, Monsieur, — lui dis-je. — Au nom du ciel, comment va-t-elle ? s’écria-t-il d’une voix qui me parut bien altérée. — Mieux, bien mieux, dites le à M. de Mortagne, — lui répondis-je ; — je sors seulement depuis hier de la chambre de cette pauvre madame, et j’apportais un petit mot. — Je crois qu’en apprenant cette bonne nouvelle, la personne inconnue tomba à genoux, car la voix s’abaissa pour ainsi dire, et j’entendis ces mots prononcés comme par quelqu’un qui prie : « Mon Dieu ! mon Dieu ! soyez béni, elle vit, elle vivra. » — Je retourne bien vite auprès de madame, — dis-je à l’inconnu ; — rassurez bien M. de Mortagne. — Soyez tranquille, ma bonne madame Blondeau, il ne sera pas longtemps sans apprendre cette heureuse nouvelle. — Je revenais à la maison lorsqu’il me sembla entendre, du côté de la grille, comme des cris étouffés, un bruit de lutte, et un bruit sourd comme un corps pesant qui serait tombé.

— Tu m’effraies ! Et ensuite ?

— J’écoutai de nouveau, je n’entendis rien. Inquiète, je retournai bien vite à la grille, j’écoutai… encore rien… rien. J’appelai à voix basse, on ne répondit pas… Je crus m’être trompée, je rentrai.

— Et le lendemain ? — demandai-je à Blondeau.

— Le lendemain, à la nuit tombante, je portai un billet à la place accoutumée ; j’attendis assez long-temps, personne ne vint : je supposai que le messager de M. de Mortagne n’avait pu arriver plus tôt. Je rentrai, me promettant bien d’aller voir de grand matin si le billet avait été retiré comme d’habitude.

— Eh bien ?

— Eh bien, Madame ! le lendemain je le retrouvai… On n’était pas venu le prendre… Non, Madame. Mais ce qu’il y a de plus malheureux et ce qui me donne des craintes

— Mais dis donc ! — m’écriai-je en voyant l’hésitation de Blondeau.

— Ah ! Madame, — reprit-elle en joignant les mains, — jugez de mon effroi lorsque je vis près de la grille une assez grande tache de sang.

— Oh ! c’est horrible ! Et ce billet, ce billet ?

— Je le laissai toujours pour voir si l’on viendrait le chercher. Ce fut en vain. Hier seulement je l’ai retiré. Voilà donc aujourd’hui dix jours que cet événement est arrivé, car depuis dix jours on n’est pas venu retirer le billet… Il paraît donc malheureusement vrai que le messager de M. de Mortagne a poussé le cri sourd que j’ai entendu.

— Hélas !… cela ne semble que trop probable… Et tu es bien sûre d’avoir entendu un cri et comme la chute d’un corps ? — dis-je à Blondeau.

— Oui, oui, Madame, et ces traces de sang ne prouvent que trop que je ne m’étais pas trompée.

— Écoute, Blondeau, M. de Mortagne demeure en face de cette maison ; il faudra que ce soir tu ailles savoir s’il est à Paris ; s’il n’y est pas, demain j’irai voir madame de Richeville pour l’en informer, car je suis cruellement inquiète. Dès que M. de Lancry sera rentré, je lui dirai tout, afin qu’il se joigne à moi pour tâcher d’éclaircir ce triste mystère.

— Madame, — dit Blondeau en m’interrompant, — permettez-moi de vous faire observer qu’il ne serait peut-être pas prudent de parler de cela à monsieur le vicomte. Vous le savez, il déteste M. de Mortagne, et cet inconnu m’avait dit que ce dernier s’occupait de graves intérêts qui vous regardaient. Hélas ! Madame, vous êtes heureuse maintenant, — ajouta cette excellente femme en attachant sur moi ses yeux baignés de larmes ? — Mais qui sait, enfin… ; un jour peut venir où vous aurez besoin de la protection de M. de Mortagne. Ne vaudrait-il pas mieux ne parler de tout ceci à personne, de peur d’ébruiter quelque chose, d’attirer l’attention sur M. de Mortagne, et ainsi de contrarier peut-être ses projets, en nuisant au mystère dont il croit devoir s’entourer ? Pourquoi instruiriez-vous monsieur le vicomte de ceci ? Après tout, j’ai agi à votre insu ; si quelqu’un a tort, c’est moi. Et encore, quel tort y a-t-il à donner de vos nouvelles à un de vos parents, le seul qui vous ait véritablement aimée ?

Malgré la répugnance que j’éprouvais à cacher quelque chose à Gontran, je me rendis aux observations de Blondeau.

Mes inquiétudes au sujet de l’influence que M. Lugarto exerçait sur mon mari étaient aussi vives qu’avant ma maladie. Cet homme m’inspirait toujours une profonde terreur. Je pensais qu’un jour, moi et Gontran, nous serions peut-être forcés de réclamer la protection de M. de Mortagne.

J’imaginai que la conduite mystérieuse de ce dernier devait avoir pour but de déjouer ou de pénétrer les méchants desseins de M. Lugarto. Sous ce rapport, la disparition de l’émissaire de M. de Mortagne éveillait mes craintes.

Au milieu de ces inquiétudes, on annonça M. de Rochegune.

Je le fis prier d’attendre un moment. Je donnai quelques ordres à Blondeau, et je rejoignis bientôt M. de Rochegune, remerciant le ciel de me mettre peut-être ainsi à même d’avoir des nouvelles de M. de Mortagne, car je savais l’intimité qui les unissait.