Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/16

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Gosselin (Tome IIIp. 20-40).
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Deuxième partie


CHAPITRE XVI.

LA ROUTE.


Un nouveau chagrin vint m’accabler.

Ma pauvre Blondeau tomba malade. Mon médecin parut étonné de cette indisposition presque subite ; sans être grave, elle tenait cette excellente femme dans un état de torpeur et de somnolence étranges.

Mon inquiétude au sujet de Gontran augmentait de plus en plus.

Je ne savais à qui me confier ; j’envoyai chez madame de Riche ville. Elle était encore en Anjou ; l’on ne savait pas l’époque de son retour.

M. de Mortagne n’avait pas reparu à Paris depuis le jour où il avait adressé chez moi une lettre à M. de Rochegune.

Avec quelle amertume je regrettai Ursule, ma seule amie ! J’aurais pu sinon lui demander ses conseils, du moins lui dire mes angoisses.

Elle m’écrivait souvent des lettres remplies de mélancolie et de tristesse. Elle n’était pas heureuse, non que son mari manquât de soins, de prévenances pour elle, mais il ne la comprenait pas. Elle se plaignait de la vie monotone qu’elle menait et regrettait notre enfance.

Depuis mon entrée dans le monde, je n’avais pas contracté une amitié de femme ; tout en reconnaissant les généreuses qualités de madame de Richeville, malgré moi, j’éprouvais toujours un sentiment vague de jalousie… Elle aussi avait aimé Gontran !

Je me trouvais donc complètement isolée ; j’étais entourée de gens récemment entrés à mon service ; presque toute ma maison s’était renouvelée ; la plus ancienne de mes deux femmes y était à peine entrée depuis six semaines. L’indisposition de Blondeau me privait de la seule personne amie que j’eusse alors auprès de moi.

Depuis près de trois jours j’ignorais le sort de Gontran.

Vers les cinq heures du soir, Fritz, le valet de chambre qu’il avait emmené, arriva dans un de ces cabriolets qu’on trouve aux postes, et m’apporta une lettre de mon mari.

Je fus stupéfaite des nouvelles qu’il m’apprit.

Contran était souffrant, il m’attendait près de Chantilly, dans une maison où devait me conduire l’homme qu’il me dépêchait.

M. de Lancry désirait qu’aussitôt sa lettre reçue je partisse en poste avec Blondeau et Fritz pour venir le rejoindre.

« Il est très important pour moi, — ajoutait M. de Lancry, — qu’on ignore encore à Paris que vous êtes venue me retrouver. Vous direz donc à vos gens de répondre aux personnes qui viendraient vous demander, que vous êtes partie pour aller passer quelques jours chez madame Sécherin. Vous écrirez aussi dans ce sens à mademoiselle de Maran, à mon oncle de Versac, et aussi à la princesse Ksernika. Je vous en prie, Mathilde, quelque répugnance que vous ayez à écrire à cette dernière personne, l’important est qu’il soit bien constaté dans le monde que vous vous rendez auprès d’Ursule, et non pas auprès de moi. Je vous expliquerai tout ce mystère, qui heureusement ne doit pas durer. Vous pouvez avoir une confiance absolue dans Fritz, que je vous envoie ; il vous conduira près de Chantilly : c’est là que je vous attends, bonne et chère Mathilde. Courage ! j’espère que de beaux jours nous sont encore réservés. »

Je l’avoue, ma joie de revoir Gontran l’emporta peut-être sur l’inquiétude que me causait sa santé.

Je donnai les ordres nécessaires pour partir à l’instant. Quoiqu’il me répugnât d’interroger un de mes gens, je demandai à Fritz si M. de Lancry était tombé malade pendant son voyage ou à son retour.

— Je ne puis répondre à madame la vicomtesse à ce sujet, — me dit-il. — En arrivant de Paris, M. le vicomte m’a laissé près de Chantilly, dans la maison où il attend madame ; il en est parti seul, il y a trois jours ; il y est revenu seul ce matin. M. le vicomte semblait fatigué, souffrant ; il m’a ordonné de prendre un cabriolet à la poste et de venir chercher madame.

Une folle espérance me passa par le cœur. Je pensai un moment que Gontran m’avait trompée en annonçant la ruine de notre maisonnette, qu’il me ménageait une surprise, et que c’était dans cette retraite que nous devions nous réfugier pour échapper aux méchants bruits du monde.

J’avais tant de religion pour cette adorable phase de ma vie passée, que, par un scrupule exagéré, je ne voulus pas, pour ainsi dire, profaner mon espoir et mes souvenirs chéris en faisant à Fritz la moindre question à ce sujet.

Ainsi que Gontran me l’avait recommandé, j’écrivis à mademoiselle de Maran, à M. de Versac et à madame de Ksernika que j’allais passer quelques jours à la campagne chez Ursule ; je donnai chez moi l’ordre de répondre dans le même sens aux personnes qui pourraient venir me voir.

J’étais fâchée de ne pouvoir emmener Blondeau, mais je ne songeai pas même à lui parler de mon départ ; malgré son état maladif, elle eût voulu m’accompagner.

J’allai la voir dans sa chambre. Elle me reconnut à peine. Ses traits ne semblaient pas altérés. Elle ne paraissait pas souffrir ; elle était seulement absorbée dans un engourdissement profond.

À six heures, je partis de Paris.

Celle de mes femmes qui me suivait avec le valet de chambre de M. de Lancry était une fille assez triste et dont la physionomie me déplaisait sans que je susse pourquoi.

On était à la fin de juin, le ciel était sombre, l’air lourd, la chaleur étouffante, un orage menaçait.

Malgré la longueur du jour, vers les sept heures et demie, au moment où je changeais de chevaux à Écouen, la nuit était presque complètement venue. Le tonnerre commença de gronder dans le lointain, quelques éclairs sillonnèrent l’horizon. L’atmosphère devint encore plus pesante.

À ce relais, il s’éleva un débat puéril entre mon domestique et les postillons qui m’avaient conduite. Je ne signale ce fait, en apparence si peu important, que parce qu’il eut plus tard une grave conséquence.

On avait jusqu’alors payé les guides à quatre francs, je crois, car j’avais recommandé la plus grande vitesse ; je ne sais pourquoi à ce relais Fritz voulut payer à trois francs seulement. Le postillon vint réclamer à la portière ; j’ordonnai de lui donner ce qu’il demandait, en ajoutant qu’avant toute chose je voulais aller très vite, car j’étais pressée d’arriver.

Le maître de poste, qui assistait à cette légère discussion, recommanda aux postillons la plus grande attention lorsqu’ils arriveraient à la descente de Luzarches, car la route était presque entièrement dépavée en cet endroit par suite des réparations qu’on y faisait. Des lanternes, d’ailleurs, signalaient ce danger.

Nous partîmes d’Écouen.

L’obscurité redoubla, quelques larges gouttes de pluie commencèrent à tomber. Je craignais que le bruit de la foudre n’effarouchât les chevaux, qu’un accident imprévu ne retardât mon arrivée près de Gontran.

Du reste, je contemplais avec un calme mélancolique ces signes précurseurs de l’orage.

Hélas ! ces grands phénomènes de la nature, si imposants, si terribles qu’ils soient, sont bien moins effrayants que ces sourdes et lâches méchancetés qui bourdonnent autour de nous. Il y a tant de majesté dans cette commotion des éléments que l’âme s’élève au-dessus de la peur et ne songe qu’à religieusement admirer la magnificence de cette lutte.

Ces pensées me donnèrent de nouvelles forces, d’ailleurs j’allais retrouver M. de Lancry ; il n’était que souffrant, me disait-il ; je comptais sur mes soins, sur le repos pour le guérir.

J’avais fini par me persuader qu’il m’attendait, soit dans notre ancienne demeure, soit dans une nouvelle maison, et que nous devions vivre ainsi quelque temps dans l’isolement.

Je regardais cet événement si désiré comme la récompense de mon dévouement pour Gontran ; je remerciai Dieu de m’avoir si bien inspirée. J’avais une telle confiance dans la force de mes sentiments, que je ne doutais plus du bonheur de mon mari, désormais livré à la seule influence de mon amour.

Peu de temps avant que d’arriver à la descente de Luzarches, qu’on avait signalée comme dangereuse, ma voiture s’arrêta un moment au haut d’une côte que nous venions de gravir, il fallait enrayer.

J’entendis d’abord dans le lointain le bruit du galop d’un cheval qui se rapprochait de plus en plus. Je me penchai machinalement à la portière ; peu d’instants après, un cavalier, accourant à toute bride, s’écria d’une voix haletante en s’adressant à Fritz :

— Vous êtes poursuivis ; ils sont si pressés qu’ils ont doublé la poste d’Écouen… Je n’ai pas un quart d’heure d’avance sur eux ; ils montent la côte ; je vais là-bas prévenir que…

Je ne pus entendre le reste de sa phrase ; il poursuivit sa route à bride abattue…

Saisie d’effroi, ma première pensée fut qu’il s’agissait de M. Lugarto.

— Qui nous poursuit ? Quel est cet homme ? — m’écriai-je.

Fritz hésita un moment et me répondit :

— C’est un homme à qui M. le vicomte m’avait fait porter une lettre en même temps que je venais chercher madame… Sans doute il agit d’après les ordres qu’il a reçus de M. le vicomte, en accourant prévenir madame qu’on nous poursuit.

— Mais qui nous poursuit ? mon Dieu !

— Je ne saurais le dire à madame, — répondit Fritz d’un air inquiet, en se baissant pour écouter.

En effet, pendant un de ces moments de profond silence qui coupent parfois le fracas de l’orage, nous entendîmes le bruit encore éloigné d’une voiture ; malgré l’escarpement de la côte, elle s’approchait assez vite…

— Les voilà les voilà… — dit Fritz presque avec frayeur.

Tout me fut expliqué : sans doute Gontran, dans la crainte que M. Lugarto ne découvrît sa retraite ou ne fût instruit de mon départ, avait ordonné à un homme sûr d’observer ses démarches. Cet homme avait vu partir M. Lugarto, il allait prévenir M. de Lancry que sa retraite était découverte, et m’avertissait en passant.

— Mon Dieu ! que faire ?… que faire ? — m’écriai-je.

Le bruit de la voiture se rapprochait de plus en plus.

Elle arriva au haut de la côte ; n’ayant plus qu’à descendre, elle allait nous rejoindre.

— Que madame la vicomtesse n’aie pas peur, — me dit tout-à-coup Fritz. — J’ai un moyen… Postillon, attention à tes chevaux, et ventre à terre sans enrayer, tu t’arrêteras après avoir passé l’endroit dépavé où on a mis ces lanternes qu’on voit là-bas…

À peine Fritz avait-il parlé que la voiture partit avec une vitesse effrayante.

Elle ne roulait pas, elle bondissait sur cette descente rapide.

Il fallut aux postillons une adresse merveilleuse pour traverser la saine partie de la route, sorte d’étroit passage pratiqué à travers d’énormes monceaux de pavés, et seulement éclairé par trois lanternes posées sur des pieux.

Cet obstacle franchi, nous nous arrêtâmes.

Je regardai par le carreau du fond de la voiture ; Fritz sauta de son siège, courut aux lanternes et les éteignit.

Les postillons, tournant le dos à la partie de la route qu’ils venaient de dépasser et que la voiture leur cachait, ne purent s’apercevoir de l’action de Fritz.

Je compris son dessein.

La nuit était si noire que les personnes qui nous poursuivaient ignorant le danger, puisqu’elles n’avaient pas relayé à Écouen, devaient arriver aveuglément sur cette masse de grès et s’y briser.

Nous avions descendu cette côte avec tant de rapidité, que l’autre voiture apparaissait à peine à son sommet lorsque Fritz s’écria :

— Marche ! postillon… Dix francs de guides si vous montez la route au galop !

Malgré cette recommandation, les chevaux, essoufflés par cette course désordonnée, gravirent lentement le rude versant qui succédait à la descente.

Dans un état d’angoisse inexprimable, je regardais toujours à travers le carreau du fond de la voiture.

Fritz resta sur le marchepied de son siège pour juger du résultat de sa ruse.

La nuit continuait d’être si profonde qu’on ne distinguait pas la voiture qui nous poursuivait ; on ne voyait que deux points lumineux (ses lanternes) qui approchaient, qui descendaient avec une effrayante vitesse sur cette pente presque à pic.

À la lueur d’un éclair, je vis parfaitement une voiture attelée de deux chevaux blancs… lancés avec impétuosité…

Puis tout retomba dans l’ombre…

Une idée terrible me vint : si les malheureux qui couraient à une perte certaine n’étaient pas ceux qui nous poursuivaient !…

Machinalement je jetai mes deux mains en avant et je m’écriai : Arrêtez !!

Un nouvel éclair me montra la voiture, entraînée par son irrésistible élan…

Elle était à peine à vingt pas de la masse de grès, sur laquelle elle devait inévitablement se briser…

Que devins-je, mon Dieu ! lorsque je crus reconnaître la forme particulière d’une sorte de briskha appartenant à M. de Mortagne et dans lequel il était arrivé d’Italie chez ma tante le jour de la signature de mon contrat de mariage ! Gontran m’avait parlé souvent de la construction commode quoique bizarre de cette voiture.

En voyant les deux points lumineux qui la signalaient disparaître tout-à-coup… je poussai un cri déchirant, je mis ma main sur mes yeux… comme si j’avais assisté à l’effroyable catastrophe que je redoutais.

À ce moment, nos chevaux, arrivant au haut de la côte que nous avions gravie, trouvèrent un terrain plat et repartirent avec une nouvelle impétuosité.

En vain j’appelai les postillons, le bruit étourdissant des roues couvrait ma voix, ils ne m’entendirent pas ; je me rejetai dans le fond de la voiture avec désespoir…

Peu à peu, craignant de m’appesantir sur cette idée que M. de Mortagne était peut-être victime d’un épouvantable accident, je voulus me persuader, je me persuadai que je m’étais trompée.

D’ailleurs, il n’existait peut-être pas que cette seule voiture d’une forme particulière ; M. de Mortagne pouvait l’avoir vendue et M. Lugarto l’avoir achetée ; ainsi je calmai ou plutôt j’étourdis ma terreur… Je m’efforçai de croire que ce dernier nous poursuivait et qu’une punition toute providentielle frappait l’homme qui nous avait fait tant de mal. Enfin j’allais voir Gontran. Cet espoir seul me rassurait ; M. de Lancry, prévenu par le messager qui nous avait dépassés, éclaircirait mes doutes à ce sujet.

Après avoir couru une demi-heure environ sur la grande route, je m’aperçus bientôt que nous quittions le pavé et que nous nous engagions dans un chemin de traverse.

La nuit était si obscure que je ne pus voir si nous entrions ou non dans la forêt.

Après avoir ainsi marché quelque temps, nous nous arrêtâmes tout-à-coup. L’orage durait toujours.

Je vis une maison de triste apparence dont tous les volets étaient fermés.

Fritz descendit du siège, frappa, la porte s’ouvrit…

Mon cœur battait à se rompre en songeant que j’allais revoir Gontran.

J’entrai vivement dans cette maison pendant que mes gens s’occupaient de décharger la voiture.

Une femme âgée, que je ne connaissais pas, me pria d’entrer dans un petit salon au rez-de-chaussée.

— Où est M. de Lancry ? — m’écriai-je.

M. le vicomte a laissé cette lettre pour madame…

M. de Lancry n’est donc pas ici ? mon Dieu !

M. le vicomte ne doit revenir que demain soir, ainsi qu’il a dû sans doute l’écrire à madame dans cette lettre.

Très inquiète de l’absence de M. de Lancry, je pris la lettre que m’offrait cette femme ; j’y lus ces mots :

« Ne vous tourmentez pas, ma chère Mathilde, je pars à l’instant pour profiter d’une très heureuse circonstance qui me met à même de tout terminer, et de pouvoir désormais ne penser qu’à votre bonheur. Courage ! ma tendre et généreuse amie, nos mauvais jours sont finis… Attendez-moi, demain soir au plus tard je reviendrai ; si la maison vous plaît, nous y resterons jusqu’à ce que nous puissions aller nous établir à votre château de Maran. Adieu ! consolation, espoir de ma vie, pardonnez-moi les chagrins que je vous ai causés, et aimez-moi un peu. »

Quoique ce nouveau départ me contrariât beaucoup, je m’y résignai sans trop de chagrin, en songeant que le lendemain je reverrais M. de Lancry. D’ailleurs quelle joie pour moi ! Gontran réalisait mes secrètes espérances, il me promettait de vivre seul avec moi dans cette retraite.

J’étais depuis quelque temps témoins d’évènements si mystérieux que je ne pouvais m’étonner de cette nouvelle et soudaine absence.

— N’est-il pas venu dans la soirée un homme à cheval apporter à M. de Lancry des nouvelles très-pressées ? — demandai-je à cette femme.

— Non, madame, je n’ai vu personne.

— Appelez Fritz, à l’instant — lui dis-je au comble de l’étonnement.

M. le vicomte a donné ordre à Fritz de reconduire la voiture à Chantilly avec les chevaux, madame, car il n’y a pas de place ici pour la remiser ; il est déjà parti, il n’est pas seulement entré dans la maison.

— Comment, ce soir, un homme à cheval n’est pas arrivé de Paris ?

— Non, madame.

Qu’était devenu ce messager ? que voulait-il apprendre à M. de Lancry ?

Je commençais à être inquiète de me trouver dans cette maison isolée, avec des gens que je ne connaissais pas.

Je regrettais surtout de n’avoir pas Blondeau avec moi. Était-ce M. Lugarto qui me poursuivait ? En admettant cette hypothèse, j’étais à peu près rassurée ; sa voiture devait s’être brisée au milieu de la route, et il ne pouvait continuer son chemin ; mais si je m’étais trompée, mais si à sa place M. de Mortagne…

Cette pensée était affreuse, je ne voulus pas m’y appesantir.

La femme qui m’avait reçue me demanda si je voulais qu’elle me servît à souper. J’étais partie de Paris sans dîner… La fatigue m’accablait, je me décidai à manger pour reprendre mes forces.

Cette femme sortit.

Le salon où je me trouvais était meublé avec élégance, tendu de rouge et éclairé par de nombreuses bougies placées dans des candélabres dorés.

Je reconnus le goût de Gontran à certains détails ; je n’osais croire encore que pendant longtemps peut-être j’habiterais cette demeure avec M. de Lancry.

Bientôt la femme qui m’avait ouvert m’apporta une petite table servie avec recherche, en me disant que M. de Lancry avait lui-même commandé le souper.

Je fus sensible à cette attention de Gontran, je renvoyai cette femme pour être seule et songer librement aux évènements de la journée.

Après avoir pris quelques cuillerées de potage, mangé un blanc de poulet et bu deux ou trois verres d’eau rougie d’un peu de vin de Bordeaux, car j’avais une soif ardente (on verra pourquoi j’insiste sur ces puérils détails), je repoussai la table et je rapprochai mon fauteuil de la cheminée, quoiqu’il n’y eût pas de feu dans l’âtre.

L’orage grondait toujours sourdement, un vent violent s’était élevé, l’on entendait ses longs et tristes gémissements. Au bout de quelque temps, je cédai à une violente fatigue morale et physique, mes paupières s’appesantirent malgré moi ; ne voulant pas encore céder au sommeil, je me levai brusquement, je fis quelque pas, et je m’approchai par hasard d’une porte qui devait communiquer dans une pièce voisine.

Fut-ce le vent ou un effet de mon imagination, il me sembla entendre un profond et douloureux soupir derrière cette porte.

Je me reculai vivement, j’eus peur…

Il me vint un vague pressentiment de quelque malheur.

Je vis un cordon de sonnette à l’un des côtés de la cheminée ; j’y courus, je l’agitai violemment…

Personne ne vint.

Je sonnai de nouveau et plus fort… personne ne vint.

Une troisième épreuve fut aussi vaine…

Épouvantée du silence de mort qui régnait dans cette maison, je me jetai dans un fauteuil, en cachant ma figure dans mes mains.

Alors il me parut qu’un engourdissement invincible me clouait à ma place, je sentais mes jambes alourdies, je crus qu’un sommeil invincible me gagnait.

Craignant de m’endormir, voulant absolument trouver ma femme de chambre, ou la personne qui m’avait servie, je surmontai ma frayeur, je pris une bougie sur la table et je m’avançai résolument vers la porte qui donnait sur l’antichambre.

Je mettais la main au bouton de la serrure lorsque je le sentis remuer avec un bruit sec et redoublé.

On fermait du dehors la porte à deux tours.

Dans ma subite épouvante, je secouai cette porte : impossible de l’ouvrir…

Frappée de stupeur, commençant alors à entrevoir vaguement les plus horribles machinations, j’allai à la fenêtre ; je l’ouvris, les volets étaient aussi barrés en dehors…

Éperdue, je courus à la porte derrière laquelle j’avais cru entendre un gémissement.

À cette porte apparut M. Lugarto.