Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/20

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Gosselin (Tome IIIp. 107-140).
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Deuxième partie


CHAPITRE XX.

LA FAMILLE SÉCHERIN.


La propriété de M. Sécherin, qu’il habitait alors avec Ursule, était située à Rouvray en Touraine, sur le bord de la Loire.

Je fus obligée de repasser par Paris, je m’y arrêtai afin de mettre moi-même à la poste la lettre de M. Lugarto pour Gontran, lettre qui allait combler mon mari de joie et le délivrer de l’odieuse influence dont il avait si longtemps souffert.

Nous étions à la fin du mois de juin.

Je voyageai très rapidement ; à mesure que je m’éloignais de Paris, il me semblait que je respirais plus librement : la vue des riantes campagnes que je traversais me calmait, me faisait, du bien ; mon cœur se dilatait, j’allais revoir l’amie de mon enfance…

Après tant de cruelles secousses, j’allais goûter le repos des champs, je me faisais une fête de partager pendant quelque temps la vie simple, paisible, d’Ursule et de son mari.

Depuis assez longtemps, je n’avais reçu aucune lettre de ma cousine.

Dans ses dernières lettres, elle continuait de se plaindre de son sort, mais elle le supportait avec une résignation mélancolique.

Je connaissais l’exaltation du caractère d’Ursule, la bonté de son mari, aussi n’étais-je pas très inquiète.

Je ne lui avais pas écrit un mot de ce qui avait bouleversé ma vie depuis quelque temps ; j’étais décidée à ne lui faire à ce sujet aucune confidence : ce n’était pas mon secret à moi seule, c’était aussi le secret de Gontran.

J’arrivai à Rouvray par un beau soleil couchant, par une ravissante soirée d’été.

Je laissai à gauche de grands bâtiments où était établie la manufacture de M. Sécherin. J’entrai dans une belle avenue de tilleuls qui conduisait à la maison d’habitation.

À peine ma voiture était-elle à la moitié de cette allée, que j’aperçus Ursule.

Les chevaux s’arrêtèrent, on ouvrit la portière, je me précipitai dans les bras de ma cousine.

Il est impossible de peindre sa joie, son étonnement surtout ; elle m’embrassait, me regardait comme si elle ne pouvait en croire ses yeux, puis elle m’embrassait encore.

— Comment c’est toi ? c’est toi ? — me disait-elle. — Quelle douce surprise !

— Ursule ! oui, c’est moi, moi ta sœur, je viens passer ici quelques jours dont je puis disposer pendant que mon mari est en Angleterre.

— Quelle ravissante idée tu as eue là, Mathilde ! combien j’en suis reconnaissante. Quel dommage seulement que notre pauvre maison soit si peu digne de te recevoir.

Je haussai mes épaules en souriant.

— Et ton mari, où est-il ? comment va-t-il ?

— Très bien — me dit Ursule.

Après cette effusion de reconnaissance, j’examinai ma cousine ; elle me parut encore plus jolie que par le passé.

— Tu es heureuse, car tu es charmante — lui dis-je.

— Heureuse — reprit-elle, avec un accent qui devint presque subitement plaintif… — Heureuse ?… Oui, je suis heureuse ; — et elle étouffa un soupir. — Mais c’est à toi… qu’il faut parler de bonheur.

— Oh ! oui — m’écriai-je — en ce moment surtout ; tu ne sais pas combien je jouis du plaisir de te revoir, tu ne sais pas tout ce que j’attends de ces jours que je viens passer auprès de toi.

J’avais mis mon bras sous le bras d’Ursule, et nous cheminions vers la maison.

Cette habitation était assez grande ; le jardin qui l’entourait, symétriquement disposé en carrés, en quinconces, et bordé de grandes allées de charmilles régulièrement taillées à l’ancienne mode française, avait un aspect calme et grave ; au bout d’une de ces longues voûtes de verdure qui aboutissait à une terrasse, on apercevait la Loire.

— Tu trouves cette demeure bien provinciale, bien vulgaire, n’est-ce pas ? — me dit Ursule — Mais M. Sécherin, ou plutôt sa mère, ne veut rien y changer, sous le prétexte qu’elle était ainsi du temps de feu M. Sécherin père, ce qui n’empêche pas cette habitation d’être très laide, comme tu peux le voir. Et cet affreux jardin français, ne dirait-on pas un jardin de couvent ? comme il est triste et sombre !

— Mais non, tu calomnies cette maison, ma chère Ursule ; je trouve ce jardin très beau et très noble, et puis vous avez, ce me semble, une terrasse sur les bords de la Loire ; comptes-tu cela pour rien ?

— Toujours indulgente et bonne, pauvre chère Mathilde.

— Non, vraiment, je t’assure que tout ici me plaît beaucoup. C’est si calme, si tranquille.

— Oh ! pour du calme il y en a beaucoup ; heureusement on n’entend pas le bruit étourdissant des machines de la fabrique de M. Sécherin.

— Ce sont ces grands bâtiments qu’on voit en entrant, n’est-ce pas ? Mais c’est un établissement magnifique.

— Magnifique… comme une fabrique. Il n’y a rien de plus triste au monde… si ce n’est d’entendre sans cesse parler des résultats merveilleux de cette même fabrique, du nombre d’ouvriers qu’elle emploie, de son importance dans le pays, etc. Il faudra, ma pauvre Mathilde, te résigner à supporter souvent ces conversations-là. Quel changement pour toi, habituée à cette brillante vie du monde que, hélas ! je n’ai fait qu’entrevoir avant de venir m’enterrer ici.

Je regardai Ursule avec un air de reproche.

— Ma sœur, ma sœur — lui dis-je — je crains d’avoir encore à te gronder ; je suis sûre que tu médis de ton bonheur… Ah ! crois-moi, ce monde… ce monde dont nous nous faisions de si brillantes imaginations, ce monde est bien triste et bien méchant. Combien je préférerais à ses faux plaisirs l’existence paisible que tu mènes ici.

Ursule me regarda avec surprise.

— Toi… toi — me dit-elle — tu envierais mon sort… Tu es donc bien malheureuse, Mathilde !… Que t’est-il donc arrivé ? Tu m’as donc caché quelque chose ?

— Non, ma chère Ursule — me hâtai-je de répondre — mais je t’assure que les plaisirs du monde étourdissent, mais ne remplissent pas le cœur ; tu le sais, j’ai toujours été un peu sauvage, même chez mademoiselle de Maran ; j’aimais mieux passer avec toi nos soirées dans notre chambre que de rester dans le salon.

— Combien je reconnais ta bonté, ta délicatesse habituelle — me dit Ursule — tu feins d’envier mon sort pour me le faire trouver désirable ; mais viens que je te conduise dans ton appartement, tu excuseras cette modeste hospitalité.

Nous entrâmes dans la maison.

Tout était simple, mais tenu avec une extrême propreté. Nous montâmes un grand escalier carrelé, à rampe de bois massive ; il aboutissait à un long corridor, où s’ouvraient plusieurs portes.

Ursule en ouvrit une ; je traversai une petite antichambre, et je me trouvai dans une très grande chambre à antiques boiseries grises. Au fond était un lit à baldaquin avec des rideaux de toile de Perse à sujets chinois rouges sur fond blanc. Au-dessus des portes et de la cheminée on voyait des panneaux peints et représentant des pastorales dans le goût de Watteau. C’étaient des arbres d’un vert tendre, un beau ciel d’azur, des bergères en jupes roses, des bergers en habits bleu céleste, ayant à leurs pieds des moutons d’un blanc de neige qui portaient à leur cou de larges rosettes de rubans.

Je ne puis dire combien je me sentis réjouie à l’aspect de ces bergerades, un peu maniérées sans doute, mais dont le calme souriant et champêtre reposait délicieusement ma pensée. De grandes fenêtres à petits carreaux s’ouvraient sur le jardin et dominaient la Loire. Une commode et un secrétaire en bois des îles, semés de marquetterie verte et rose ; des meubles peints en gris, et aussi recouverts de toile de Perse rouge et blanche, complétaient l’ameublement de cette chambre.

Ursule paraissait honteuse de cette simplicité, qui me ravissait. Je ne trouvai rien de plus gai, de plus riant. Deux autres pièces meublées dans le même goût, dont l’une pouvait servir de petit salon, dépendaient de cet appartement.

— Vraiment — me dit Ursule — tu ne te trouveras pas trop mal établie ?

— Je m’y trouve si bien que, si M. de Lancry veut rester ici quelque temps lorsqu’il viendra me chercher, je te préviens que tu auras beaucoup de peine à nous renvoyer de chez toi.

— Allons, je te crois, ma bonne Mathilde ; toute ma peur est que tu ne t’ennuies bientôt de cette vie que tu pares, j’en suis sûre ; de tout le prestige de ton imagination ; je crains aussi que la compagnie de ma belle-mère, madame Sécherin, ne te paraisse bientôt insupportable.

— Mais ton mari la disait la meilleure des femmes.

— Les fils sont toujours indulgents ; tu la verras ; elle est sans esprit, sans usage, d’une dévotion outrée, d’un entêtement qui serait une incroyable fermeté de caractère si elle avait autant d’intelligence que de volonté ; jamais ni moi ni son fils nous n’avons pu obtenir d’elle de faire le moindre changement à cette maison, d’augmenter le nombre de ses domestiques, d’améliorer leur service. Son éternel refrain est : Feu mon pauvre Sécherin trouvait que c’était bien comme ça. Aussi, Mathilde, toi qui as, dit-on, une des meilleures et des plus élégantes maisons de Paris, — me dit Ursule en rougissant de confusion, — ne te moque pas trop de nous en nous voyant à table servies par deux grosses paysannes tourangelles : c’est une manie de ma belle-mère à laquelle rien au monde n’a pu la faire renoncer.

Je regardai ma cousine sans pouvoir lui cacher ma tristesse.

— Comment, Ursule, tu me connais assez peu pour me croire capable de remarquer seulement de telles misères ? Est-ce qu’avant toute chose je ne songe pas au plaisir d’être près de toi ?

Sept heures sonnèrent.

— Je vais vite t’envoyer ta femme de chambre, — me dit Ursule ; — madame Sécherin soupe exactement à huit heures. Oui, elle soupe, car rien n’a pu lui faire changer ses habitudes gothiques, et elle aurait assez peu d’usage pour se mettre à table sans toi, si tu n’étais pas prête.

— Et j’en serais désolée, ma bonne Ursule, car ta belle-mère verrait peut-être un manque d’égards de ma part dans mon inexactitude ; et tu le sais, je ne trouve rien de plus respectable que les habitudes de famille.

Ursule sortit ; ses craintes, ses remarques me chagrinèrent pour elle.

Elle semblait presque humiliée, pour ne pas dire dépitée de la simplicité de sa réception, et l’on eût dit qu’elle songeait plus encore à sa vanité qu’à moi-même.

Maintenant je me souviens que ma cousine, tout en me protestant de sa joie, du bonheur qu’elle avait à me revoir, me parut contrariée de ma venue ; d’abord j’attribuai sa contrainte aux puérils motifs que j’ai dits. Je devais bientôt savoir la véritable et misérable cause de son embarras.

Je m’habillai très vite et le plus simplement possible.

Ursule frappa à ma porte.

— Tu excuseras ma belle-mère de n’être pas venue te voir, mais elle marche difficilement, et il lui aurait été très pénible de monter l’escalier. Mon mari arrive à l’instant de la fabrique, il va nous rejoindre au salon.

— Descendons vite, car je suis décidée à faire la conquête de ta belle-mère, — dis-je en riant à Ursule.

— Oh ! tu auras bien de la peine, j’ai eu beau lui rappeler ton rang, la position de ton mari, lui parler de votre élégance, de votre richesse, elle ne m’a pas parue disposée à faire plus de frais pour toi qu’elle n’en fait pour une bourgeoise de notre sous-préfecture. Tu excuseras ce manque d’éducation, n’est-ce pas ?

— Cette simplicité me donne au contraire encore meilleure opinion de ta belle-mère, ma chère Ursule, et il faut absolument que je réussisse à lui plaire…

Nous descendîmes, nous entrâmes dans une salle à manger où le couvert était mis, puis dans un salon où se tenait madame Sécherin.

Je me souviens des moindres détails de cette scène, car elle me frappa beaucoup par l’harmonie qui existait pour ainsi dire entre madame Sécherin et les objets qui l’entouraient.

J’avais eu de telles agitations que je devais surtout trouver un charme infini dans tout ce qui rappelait des idées de calme, de tranquillité.

Les fenêtres et les portes vitrées de ce salon s’ouvraient sur un parterre émaillé de fleurs. Un lustre de cristal de roche, soigneusement entouré d’une gaze blanche, descendait d’une énorme poutre qui traversait le plafond ; çà et là pour tout ornement étaient accrochés à la boiserie grise plusieurs cadres dorés renfermant des têtes d’étude dessinées au crayon par le mari d’Ursule lorsqu’il apprenait le dessin au collège de Tours, et offertes à son père ou à sa mère pour le jour de leur fête, ainsi que le témoignaient des dédicaces écrites d’une magnifique écriture.

Sur le marbre de la cheminée, on voyait une pendule et des candélabres en bronze doré, recouverts de gaze comme le lustre ; deux consoles en bois d’acajou placées entre les fenêtres, des fauteuils et deux canapés garnis de housses de bazin blanc, composaient l’ameublement de cette pièce carrelée en rouge et cirée avec une minutieuse propreté.

Madame Sécherin était assise dans une bergère placée dans l’embrasure d’une des fenêtres ouvertes et au-dessous de laquelle s’étendait un beau massif de rosiers en fleurs. Un vieux et gros perroquet gris à collier rouge se promenait gravement sur le rebord de cette croisée.

La belle-mère d’Ursule filait sa quenouille au bruit mesuré de son rouet.

C’était une femme de soixante-dix ans environ, vêtue d’une robe noire et coiffée d’une sorte de bavolet de batiste sans aucune garniture, qui encadrait étroitement son front pâle et ses joues creuses et ridées.

Au premier abord, cette physionomie paraissait seulement simple, douce et grave ; mais en l’observant plus attentivement, on y découvrait une grande expression de fermeté, tandis que son regard calme, mais profond et scrutateur, révélait une longue habitude d’observation.

Je fus à l’instant persuadée qu’Ursule était prévenue contre sa belle-mère, ou qu’elle la jugeait mal.

Ce qui me prouva surtout que madame Sécherin n’était pas une femme vulgaire, c’est qu’elle m’accueillit avec une dignité affable et sans aucun embarras.

Lorsque j’entrai elle se leva péniblement en s’appuyant sur les bras de sa bergère, me fit un salut affectueux et me dit :

— Vous êtes bien bonne, Madame, d’être venue voir ma bru : nous ferons ce que nous pourrons, mon fils et moi, pour que vous vous plaisiez ici.

— Comment ne m’y plairais-je pas, Madame ? je suis avec une sœur que j’aime et dont j’estime beaucoup le mari, et vous m’accueillez avec une cordialité qui me fait espérer davantage encore.

— Je me sens très disposée à vous aimer ; mon fils m’a dit que vous étiez une brave et honnête dame : les braves gens aiment les braves gens ; j’espère que vous serez contente avec nous.

— Je n’en doute pas, Madame.

— Nous sommes sans façon, — dit madame Sécherin en se remettant à son rouet ; — nous vivons à l’ancienne mode… comme du temps de mon mari. Je n’aurais pas pu changer des habitudes qui ont été les siennes pendant tant d’années.

— Je comprends cette religion des souvenirs, Madame, et je l’admire ; ainsi l’absence d’un être aimé se sent encore davantage… il n’y a rien d’amer dans ces regrets ; ils sont adoucis par l’espérance d’être un jour réunis à ceux que nous pleurons.

Madame Sécherin me regarda pendant un instant avec intérêt et me dit : — Les bons cœurs entendent les bons cœurs ; — puis elle soupira, garda quelques moments le silence, et reprit, comme si elle eût voulu changer le cours de ses pensées :

— Voici nos habitudes de Touraine, Madame : nous déjeunons à neuf heures, nous dînons à deux, nous soupons à huit, à dix nous sommes tous couchés ; car, voyez-vous, qui se lève tôt doit se coucher tôt. Mon fils est sur pied au chant du coq, il ne peut pas veiller tard.

Ursule me regarda d’un air presque suppliant, et haussa les épaules en me montrant sa belle-mère.

Ma cousine craignait que je ne fusse choquée de la familiarité naïve avec laquelle madame Sécherin me recevait. J’étais au contraire charmée de son accueil ; je le trouvais très digne.

Il n’y a rien de plus bourgeoisement, de plus platement vulgaire qu’un empressement faux et bruyant, que ces humbles protestations, que ces regrets exagérés de n’être que de pauvres provinciaux indignes de recevoir des personnes de la capitale (style de sous-préfecture, comme disait mademoiselle de Maran.)

M. Sécherin entra vivement, il parut ravi de me voir, et vint à moi les bras ouverts pour m’embrasser.

Son mouvement fut si naturel, si cordial, que je lui tendis mes deux joues, non sans sourire et sans rougir un peu.

M. Sécherin fit retentir le salon de deux gros baisers, à la grande confusion d’Ursule, qui ne put s’empêcher de lui dire à demi-voix :

— En vérité, Monsieur, vous êtes fou ! Quelles manières ! Mathilde, pardonnez-lui.

— Comment, quelles manières ! — s’écria-t-il. — Parce que j’embrasse notre cousine de tout mon cœur sur les deux joues ? Ma foi, moi, ça me réjouit de la voir, et je le lui prouve à ma façon.

— Ne voyez-vous pas qu’Ursule est jalouse, mon cher cousin ? — dis-je en riant à M. Sécherin.

Celui-ci avait paru néanmoins réfléchir aux paroles d’Ursule, aussi me dit-il d’un air confus, presque triste :

— Après tout, ma femme a peut-être raison… Sans doute j’ai eu tort, ma cousine… Excusez-moi, mais j’étais si heureux de vous revoir que je n’ai pas réfléchi si c’était l’usage ou non de vous embrasser…

— J’ai bien envie, mon cher cousin, de vous prier de recommencer pour apprendre à Ursule à ne plus vous gronder injustement.

— Vrai ?… Vous n’êtes pas fâchée, s’écria M. Sécherin, dont la figure s’épanouit aussitôt.

— En ai-je l’air ? — lui dis-je.

— Êtes-vous bonne, mon Dieu ! êtes-vous bonne ! Tenez, juste comme votre excellente tante, mademoiselle de Maran… Et à propos, comment se porte-t-elle, cette excellente dame ?

— Mais fort bien, — dis-je assez embarrassée en échangeant un regard avec Ursule.

— Ah ! maman, — reprit M. Sécherin avec exaltation, — vous n’avez pas d’idée quelle bonne femme ça est, que mademoiselle de Maran, la tante de madame de Lancry ? Elle est unie comme bonjour… Enfin, pour tout dire, elle vous ressemble comme deux gouttes d’eau pour le caractère ; maman, en cela, c’est tout votre portrait.

— Tu me l’as toujours dit, mon fils… et je te crois.

— Et je le dirai toujours. Tenez, madame de Lancry peut vous l’affirmer. La première fois qu’elle m’a vu, mademoiselle de Maran m’a tout de suite parlé comme vous m’auriez parlé vous-même, maman ; elle m’a fait des remontrances, elle m’a même un peu sermonné, parce que je disais des choses que je ne devais pas dire… Et c’est si rare, cette franchise-là… N’est-ce pas, maman ?

— Les vieilles gens doivent des leçons aux jeunes, le bon Dieu les laisse sur la terre pour cela — dit simplement madame Sécherin en continuant de tourner son rouet. Puis, levant par hasard les yeux sur son fils, elle lui dit :

— Est-ce que tu vas à la ville ce soir ?

— Non, maman. Pourquoi voulez-vous que j’aille à la ville ?

— Tu as ton habit noir, une cravate blanche, et tu es rasé tout frais.

— Ceci, maman, c’est une idée de ma femme ; elle m’a dit d’aller me faire beau à cause de madame de Lancry ; j’avais ma blouse en revenant de la fabrique.

— Comment, Ursule, c’est pour moi… Ah ! mon cousin, nous nous fâcherons si vous changez la moindre chose à vos habitudes pendant mon séjour ici…

— Eh bien ! vois-tu, Belotte — dit M. Sécherin se retournant vers Ursule — quand je te le disais que ça lui serait bien égal à madame de Lancry que je dîne en blouse avec une barbe d’avant-hier.

— Encore une fois, mon cher cousin, je serais au désespoir d’être venue ici si je devais vous gêner en rien.

— Eh bien ! c’est convenu, ma cousine, j’accepte, et quoiqu’en dise ma femme, je resterai dorénavant en blouse. Vous me pardonnerez, n’est-ce pas. C’est qu’ainsi, quand on s’est occupé toute la journée, on trouve joliment bon de se mettre à son aise le soir.

— Le fait est que tu te fatigues comme si tu avais encore ta fortune à faire, mon fils, — dit madame Sécherin avec un soupir — et pourtant le bon Dieu a béni le travail de ton père.

— Soyez tranquille, maman ; quand mon inventaire se montera à cent mille livres de rentes bien claires et bien nettes, j’arrêterai la mécanique. Je me suis dit : Ma femme trouve que je n’ai pas assez de fortune comme ça ; elle veut avoir cent mille livres de rentes pour aller briller à Paris. Eh bien donc elle les aura ses cent mille livres de rentes ! C’est si bon, si doux de penser que toute la peine que je me donne fait plaisir à ma femme, de penser enfin qu’il est en mon pouvoir de réaliser tous ses vœux, et que pour le faire il ne s’agit que de travailler… Tenez, cousine, rien qu’à cette idée-là je suis heureux comme un roi de pouvoir travailler comme un nègre… Aussi c’est pour cela que j’ai les mains si noires, car je n’ai pas le temps de faire le petit maître, moi ! — dit M. Sécherin riant aux éclats. Et il me montra ses grosses mains, qui justifiaient assez de sa plaisanterie.

Ursule rougit de honte, de dépit, et lança un coup d’œil furieux à son mari.

Celui-ci me regarda timidement, en contemplant ses mains d’un air décontenancé.

— Et quand cette digne main s’offre comme gage d’une promesse ou d’une amitié sincère, l’amitié qu’elle jure ou la promesse qu’elle fait sont sacrées !…

— Je le sais — dis-je à M. Sécherin en lui tendant la main.

Ce mouvement, ces simples paroles que m’inspirait ma sympathie pour cet excellent homme, aussi loyal, aussi dévoué qu’il était inculte, lui firent venir les larmes aux yeux, il porta le bout de mes doigts à ses lèvres presqu’avec vénération.

Sa mère interrompit son ouvrage, me regarda fixement, et me dit d’une voix attendrie :

— Madame, voulez-vous me permettre de vous embrasser ? vous rendez bien justice à mon pauvre fils… vous !!!

Et jetant sur Ursule qui haussait les épaules un coup-d’œil sévère, madame Sécherin fit un mouvement pour se lever…

— Ne vous dérangez pas, madame — lui dis-je en me courbant vers elle.

Par deux fois elle me baisa au front.

Quand je la regardai, deux larmes coulaient sur ses joues vénérables.

Elle les essuya lentement sans mot dire et se remit à son rouet.

— Ma pauvre mère… vous la gâtez… en lui parlant ainsi de moi… — me dit tout bas M. Sécherin d’un air attendri.

Ceci s’était passé très rapidement.

Je cherchai Ursule des yeux, je fus surprise de l’expression ironique avec laquelle elle avait contemplé cette scène.

L’horloge de la fabrique de M. Sécherin sonna huit heures.

— Maman… votre bras… allons souper… J’ai une faim enragée — dit M. Sécherin à sa mère en s’avançant vers elle.

— Non, non, mon fils, donne la main à ta cousine… ma bru m’aidera.

— Encore un dérangement que je ne souffrirai pas, Madame ; ne sommes-nous pas en famille ? — dis-je en prenant le bras d’Ursule.

— Madame Lancry a raison ; allons, maman, venez — dit M. Sécherin en s’approchant de sa mère qui s’appuya sur lui et passa devant nous.

— En vérité, Mathilde — me dit Ursule à demi-voix, d’un air presque piqué, — tu as fait, comme tu le voulais, la conquête de ma belle-mère. C’est la première fois que je l’ai entendue dire à son fils d’offrir son bras à une autre personne qu’à elle. Vingt fois des femmes de nos parentes ont dîné ici, et jamais pareille chose n’est arrivée.

— Tant mieux ! je suis très fière de ma conquête — dis-je en souriant à Ursule — car je trouve ta belle-mère très respectable et très digne.

— Digne ?… ma belle-mère ? tu la trouves digne ? Ah ça ! tu te moques d’elle et de nous.

— Je la trouve si digne qu’elle me représente à merveille une de ces vénérables femmes de la vieille noblesse de province dont nous parlait toujours mademoiselle de Maran, tu sais ?… qui vivaient dans leurs terres sans jamais venir à Paris ou à la cour.

Ursule me regardait avec étonnement ; elle croyait que je raillais, et je disais vrai ; rien n’est plus imposant que la vieillesse, lorsqu’elle est simple, réfléchie, vénérable, et qu’elle a la conscience de son autorité.

Nous nous mîmes à table.

— Maman… les clefs pour avoir le vin — dit M. Sécherin à sa mère.

Ursule rougit de nouveau de confusion et de dépit, pendant que sa belle-mère tirait lentement de sa poche un énorme trousseau de clés et qu’elle le donnait à une des deux paysannes.

M. Sécherin dit le bénédicité, nous commençâmes à souper.

La chère était excellente, presque délicate, servie sans aucune recherche, mais avec une excessive propreté.

— Cousine, vous allez goûter de la pâtisserie de maman — me dit M. Sécherin en m’offrant d’un gâteau placé devant lui ; — vous verrez comme c’est bon, il n’y a que maman pour faire ces tourtes-là. Tout mon malheur est que Belotte ne veuille pas apprendre à les faire, mais ma petite femme ne mord pas à la pâte.

— Elle a très grand tort, mon cousin, car elle déroge à une des illustrations de notre famille — dis-je d’un air très sérieux.

— Ah bah ! et comment donc cela, cousine ?

— Comment, Ursule — dis-je à ma cousine — tu ne te rappelles pas que mademoiselle de Maran nous disait toujours que notre grand’tante de Surgy et la comtesse de Brionne (Une princesse de la maison de Lorraine, monsieur Sécherin, notez bien cela, s’il vous plaît…) avaient la passion de confectionner des caillebottes au jasmin et des tartelettes à la gelée d’orange pralinées, et que le roi Louis XV se trouvait très heureux quand ces dames consentaient à lui faire part de leurs œuvres culinaires, ajoutait mademoiselle de Maran… Encore une fois, est-ce que tu ne te souviens pas de cela ?

— Si, si — dit Ursule je l’avais oublié.

— Des tartelettes à la gelée d’orange pralinée… Mais ça doit être très bon ! — dit madame Sécherin, il faudra que j’essaie.

— Eh bien ! Belotte, ça ne te décide pas ? Vois donc… Pourtant puisqu’une princesse de Lorraine faisait des tartelettes… Tu peux bien, toi…

— Excusez-moi… Je n’ai aucun goût pour ces distractions-là… — dit Ursule — je n’ai pas d’ailleurs l’honneur d’appartenir à la maison de Lorraine.

— Mais maman n’appartient pas non plus à la maison de Lorraine, et ça ne l’empêche pas de faire des galettes, ainsi tu peux bien…

J’eus pitié de l’impatience d’Ursule, j’interrompis son mari pour lui demander s’il était content de sa manufacture.

Il fut ravi de cette question et entra dans toutes sortes de détails qui véritablement m’intéressèrent beaucoup.

Il y a toujours un côté curieux et instructif à chercher et à trouver chez les hommes spéciaux.

Une fois dans un milieu d’idées relatives à des faits qu’il connaissait à merveille, M. Sécherin s’exprima avec facilité, avec justesse, et sinon avec éloquence, du moins avec âme et énergie.

Je me souviens que je lui demandai s’il occupait beaucoup d’enfants dans sa manufacture.

— J’emploie tous ceux que je puis attraper me répondit-il en souriant — et une fois que je les tiens… je ne les lâche plus. Je fais signer un beau et bon dédit aux parents, et il faut bien qu’ils me les laissent le plus longtemps possible.

— Quel avantage trouvez-vous donc à employer ces enfants ?

— Quel avantage, cousine ? celui d’empêcher leurs parents, qui sont souvent égoïstes et durs, de surcharger de travail ces pauvres petits malheureux… Dans ma fabrique ils ne font que ce qu’ils peuvent faire, apprennent un bon métier, et deviennent honnêtes, laborieux, ayant toujours de bons exemples sous les yeux, car je ne garde jamais de mauvais sujets chez moi ; ça me dépense de l’argent, vu que les pauvres enfants me coûtent plus qu’ils ne me rapportent ; mais ça m’est égal, c’est mon luxe… et quand je les vois heureux, robustes, travailler gaîment, ma foi, cousine, je m’aperçois qu’après tout j’ai fait un fameux placement.

— J’admire d’autant plus votre tendresse à ce sujet, mon bon cousin, que j’avais entendu dire que plusieurs de vos confrères…

— Écrasaient les enfants de travail, n’est-ce pas ? — s’écria M. Sécherin avec indignation ; — les misérables… Tenez ; cousine, ça me rappelle une chose que je n’ai jamais dite à ma femme ni à maman, parce que ça n’en valait guère la peine et que ça m’aurait fait passer pour un tapageur ; mais, puisque nous sommes sur ce chapitre, je vais tout vous dire. — Un jour, c’était à mon mariage, j’entre à Paris pour visiter une manufacture ; qu’est-ce que je vois ? des enfants exténués, maladifs, travaillant plus que des hommes, et pour quel salaire… mon Dieu !.. à peine de quoi acheter du pain ; ma foi, ça me révolte, je n’en fais ni une ni deux, et je dis au maître de l’établissement qui me le montrait : — Comment avez-vous le courage de faire périr ces petits malheureux à petit feu ; car vous les tuez, Monsieur ! — Mon confrère me répond que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, et qu’il n’a pas besoin de mes observations. Je lui réponds, moi, que ça me regarde, que je suis aussi fabricant, et que la cruelle avidité de lui et de ses pareils suffirait pour déconsidérer une profession honorable. Il m’envoie promener ; je l’y envoie à son tour ; je suis naturellement doux comme un agneau, cousine ; mais quand on m’échauffe les oreilles, je ne réponds pas de moi ; enfin je ne sais pas comment ça s’arrange, mais nous en venons aux gros mots ; j’ai la main trop leste, mon confrère avait servi, le lendemain nous nous battons. Je n’avais jamais touché un pistolet, mais à la chasse je ne suis pas mauvais tireur. Finalement je lui campe une balle dans le mollet droit, car il se tenait les pieds en dehors comme un maître de danse.

— Mon fils, tu t’es battu ! — s’écria madame Sécherin, qui avait écouté cette naïve narration avec toutes les marques d’une anxiété profonde, et elle joignit les mains avec un ressentiment de terreur.

— Allons, j’en étais sûr, voilà maman qui va me bougonner — me dit tout bas M. Sécherin.

Puis se levant et allant à elle, il lui dit d’un ton rempli de respectueuse tendresse :

— Voyons, maman, j’ai eu tort, c’est une bêtise de jeune homme ; je ne vous en ai pas parlé, parce que cela vous aurait inquiétée.

— Mon enfant ! mon pauvre enfant ! — dit madame Sécherin en embrassant son fils avec effusion — que de mal tu me fais…

— Mais, mon Dieu ! maman, c’est passé… ainsi ! c’est passé.

— Ta naissance aussi est passée, et tous les jours je remercie le Seigneur de m’avoir donné un bon fils — dit madame Sécherin avec une simplicité touchante, en essuyant ses larmes…

Cette scène, qui me prouvait que le mari d’Ursule était, dans l’occasion, aussi courageux, aussi énergique que loyal et dévoué, fut interrompue par une des deux servantes, qui remit une lettre à M. Sécherin.

— Tiens, ma femme, c’est de Chopinelle — dit-il à Ursule. — Probablement il ne pourra pas venir faire sa partie ce soir.

M. Sécherin décacheta et lut la lettre.

— Il s’agit d’un de vos voisins ? — dis-je à Ursule.

— C’est notre sous-préfet — répondit-elle en rougissant.

Surprise de la voir rougir, je la regardai fixement, non pour l’embarrasser, mais par un mouvement machinal ; à mon grand étonnement, Ursule devint pourpre.

— C’est bien cela — reprit M. Sécherin — il ne peut pas venir ce soir, il a des circulaires à écrire, car on parle de réélections. C’est un bien charmant garçon que Chopinelle, et un bien bel homme ? En voilà un qui est toujours bien mis, et qui fait sa barbe tous les jours, et qui met des gants. Est-ce que vous ne l’avez pas rencontré dans le monde, Chopinelle… ma cousine ?

— Je ne le crois pas… — lui dis-je en souriant… je ne connais pas ce nom…

— Il va pourtant dans ce qu’il y a de plus huppé comme société quand il est à Paris. N’est-ce pas, ma femme ? Il dîne chez les ministres et il est la coqueluche du noble faubourg, comme il dit toujours, n’est-ce pas, Belotte ?

— Je crois que M. Chopinelle se vante — dit Ursule d’un ton sec.

— Tiens ! comme tu dis cela d’un drôle d’air, toi qui te fâches quand on le contredit et qui l’écoutes toujours comme un oracle !

— Je crois que M. Chopinelle est un menteur — dit madame Sécherin d’un ton bref.

— Ah ! bon ! maman, bon !… vous allez vous faire une fameuse querelle avec Ursule, si vous dites du mal de son pays, car Chopinelle est Parisien comme elle, et par-dessus son valseur privilégié et son accompagnateur de romances, car il a une voix superbe, Chopinelle, n’est-ce pas, Belotte ? une voix ronflante comme un tuyau d’orgue. Il faudra que vous chantiez ensemble, pour notre cousine, ce joli duo, tu sais… mais tu sais bien, ce duo que vous avez répété si longtemps, ce duo d’un opéra italien qui finit en… i.

Ursule, voulant sans doute interrompre une conversation était désagréable, dit à sa belle-mère :

— Ma cousine est très fatiguée de la route… Elle a besoin de repos.

— C’est juste, ma bru… Pardon, Madame — ajouta madame Sécherin en se retournant vers moi ; — mon fils, dis tes grâces.

Les grâces dites, nous rentrâmes au salon.

Je souhaitai le bonsoir à mes hôtes, et je montai chez moi avec Ursule.

— Demain matin, je viendrai t’éveiller, et nous causerons — me dit-elle d’un air embarrassé. — Ce soir, tu dois être fatiguée… Repose-toi.