Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/22

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Gosselin (Tome IIIp. 168-191).
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Deuxième partie


CHAPITRE XXII.

LA NUIT PORTE CONSEIL.


Cette scène s’était passée si rapidement, que j’eus à peine le temps de m’approcher de madame Sécherin et de lui dire :

— Au nom du ciel, Madame, parlez plus bas ; on peut vous entendre, votre fils va rentrer d’un moment à l’autre.

— Il me tarde qu’il soit ici — répondit cette femme inflexible.

M. Chopinelle restait anéanti, stupéfait ; debout auprès d’Ursule, il ne put prononcer une parole.

— Madame — m’écriai-je à mon tour — ma cousine est plus imprudente que coupable.

— Mon pauvre fils… mon pauvre fils — dit madame Sécherin sans me répondre, en regardant avec douleur la lettre qu’elle venait de surprendre. — Et pour cette femme, il se tue de travail ! et pour cette femme, il oublie quelquefois sa mère… Mais le bon Dieu est juste ; oui, oui, il est juste… il ne permet pas que les coupables soient impunis.

Elle sonna.

Une servante vint.

— Allez dire à mon fils de venir me parler à l’instant même ; il doit être à la fabrique — dit madame Sécherin.

La servante obéit.

Je regardais Ursule ; son calme imperturbable me confondait.

— Vous allez être enfin traitée comme vous le méritez — lui dit madame Sécherin avec indignation, en montrant la lettre ; — mon fils va tout savoir…

Ursule avait repris tout son sang-froid.

Elle regarda sa belle-mère de l’air du monde le plus naïvement étonné et lui dit :

— En vérité, Madame, je ne comprends pas vos reproches ; je ne sais pas à quoi vous faites allusion en me disant : que je serai traitée comme je le mérite ; il me semble qu’avant de m’accuser vous devriez ouvrir cette lettre, si cette lettre cause votre courroux, et vous assurer de ce qu’elle contient…

Madame Sécherin leva vivement la tête et regarda ma cousine avec une profonde surprise.

— Comment ! vous osez dire… — s’écria-t-elle.

— Mon Dieu, Madame, rien de plus simple… Le jour de la fête de mon mari arrive bientôt. J’ai chargé Monsieur (elle montra M. Chopinelle) d’une commission relative à une surprise que je ménage à M. Sécherin. Prévoyant le cas où M. Chopinelle ne pourrait m’entretenir seule de cette commission, et voulant que tout ceci demeurât secret, je l’avais prié de m’écrire un mot à ce sujet… Voilà ce grand mystère… et tout uniment ce dont il s’agit, Madame…

Soulagée d’un poids énorme, je me jetai au cou d’Ursule. Elle s’était exprimée d’une manière si simple, si naturelle, si naïve, que je me reprochai amèrement de l’avoir soupçonnée.

Je dis à madame Sécherin : — Vous le voyez, Madame, vous vous êtes trompée.

Madame Sécherin resta stupéfaite.

Elle regardait fixement la lettre qu’elle tenait entre les mains, et semblait ne pouvoir croire à ce qu’elle entendait.

— Comment — disait-elle, en se parlant à elle-même — je me serais trompée à ce point ? Depuis tant de temps que je les observe ?… Mais non, non — reprit-elle vivement, en décachetant la lettre — le cœur d’une mère ne se trompe pas… Pourquoi ressentirais-je tant d’aversion contre cette femme ? Je ne suis ni injuste, ni haineuse, moi… Non… non… il faut qu’elle soit coupable, elle est coupable !

Elle s’approcha de la lampe pour lire la lettre, et chercha ses lunettes.

La physionomie de ma cousine resta impassible. Elle dit en souriant à M. Chopinelle :

— Allons, Monsieur… adieu notre surprise.

Le sous-préfet regarda ma cousine d’un air stupide, effaré, puis il prit brusquement son chapeau et se précipita vers la porte.

Il y rencontra M. Sécherin.

Celui-ci le saisit par le bras, le retint et lui dit en riant : — Comment, vous vous en allez déjà, Chopinelle ? Est-ce que vous êtes fou ? Et ma revanche à l’écarté que vous devez me donner ? allons donc, allons donc, on ne m’échappe pas comme ça.

Enfin, voilà mon fils — s’écria madame Sécherin, qui tenait toujours la lettre ouverte, sans y avoir encore jeté les yeux — tout va s’éclaircir.

M. Sécherin avait ramené avec lui M. Chopinelle et le tenait toujours par le bras. — S’éclaircir, quoi donc, maman ? dit-il.

— Oh ! mon ami, une bien terrible aventure — se hâta de dire Ursule avec gaîté. — Figurez-vous que M. Chopinelle m’a remis tout à l’heure une lettre en secret… Mon Dieu, oui… très mystérieusement, tout comme s’il se fût agi d’une véritable déclaration d’amour. Maintenant savez-vous ce que c’est que cette lettre… Hélas ! il faut bien se décider à vous l’apprendre… Elle contient quelques renseignements relatifs à une surprise que je vous ménageais pour le jour de votre fête, et dont j’avais chargé M. Chopinelle ; comme il était fort probable que je n’aurais pas l’occasion de m’entretenir seule avec Monsieur, je l’avais prié de m’écrire ce qu’il ne pourrait pas me dire, afin que personne ne se doutât de rien. Malheureusement, maintenant, voilà tout ébruité, je ne pourrai pas jouir de ma surprise…

— Tiens… tiens, mais c’est juste, c’est après-demain la Saint-Benoist — dit M. Sécherin. — Comment, ma femme, tu me gâtes comme ça ? Et tu prends ce cher Chopinelle pour complice ? Ah ! ah ! monsieur le sous-préfet, vous voulez vous liguer avec ma femme ? — ajouta-t-il en riant aux éclats. — Ah ! vous complotez tous deux pour me faire des surprises ?

— Une surprise — dit madame Sécherin en jetant un regard perçant sur Ursule. — Nous allons bien voir.

Elle déplia la lettre.

M. Chopinelle devint livide.

Je frissonnai ; un affreux pressentiment me dit qu’Ursule, par une présence d’esprit qui me confondait, et à l’aide d’un mensonge audacieux, n’avait fait que retarder un éclat terrible.

Voyant l’émotion du sous préfet, je fus persuadée que cette lettre était une lettre d’amour. Je voulus à tout hasard tenter une dernière fois de sauver Ursule ; je m’écriai, en tâchant de cacher l’altération de ma voix :

— Vous savez, mon cher cousin, que ces sortes de surprises sont sacrées, qu’il faut les respecter.

— Je le crois bien ! ainsi, maman, je vous en prie, ne lisez pas cette lettre, rendez-la à Ursule, afin qu’elle et son complice puissent machiner ensemble leurs scélératesses ; je ferai semblant de ne rien savoir.

— Donnez, donnez la lettre, Madame ! — s’écria Chopinelle en avançant la main.

Cette main tremblait comme la feuille.

Je crus que tout était perdu.

À ce moment Ursule, qui n’avait pas quitté sa belle-mère des yeux, et qui s’était approchée d’elle peu à peu et sournoisement, saisit la lettre en riant aux éclats et s’écria :

— Ma bonne maman, il n’y aura pas de préférence… ni vous non plus vous ne connaîtrez pas cette surprise.

— Bravo !… bravo !… sauve-toi ma petite femme ! sauve-toi ! — s’écria M. Sécherin.

Ursule sortit rapidement.

Je la suivis machinalement, ainsi que M. Chopinelle ; une fois hors du salon, il s’écria d’un air éperdu, en s’essuyant le front :

— Quel sang-froid !… elle nous a sauvés… Ah ! quelle femme !! quelle femme !!

Dès que nous fûmes seuls, ma cousine déchira la lettre et en mit les morceaux dans la poche de son tablier.

— Ah ! Ursule — lui dis-je d’un ton de reproche, j’en tremble encore, quelle terrible leçon ! Dieu veuille qu’elle ne soit pas perdue.

— Vous pouvez vous vanter d’avoir une fameuse présence d’esprit… Sans vous, tout était découvert. Je n’ai pas une goutte de sang dans les veines — dit M. Chopinelle, d’un air consterné. — Ah ! Ursule… quelle femme vous êtes !

Si j’avais pu conserver le moindre soupçon, ces dernières paroles de M. Chopinelle, son émotion, eussent suffi pour m’éclairer.

Ma cousine nous regarda tous deux avec les marques du plus grand étonnement, se mit à rire et me dit :

— Ah ça ! entre nous, ma bonne Mathilde, parles-tu sérieusement ? à qui donc en as-tu avec ta terrible leçon ? Pourquoi me dis-tu cela ? quel rapport ont ces terribles paroles avec une innocente surprise qui a failli être découverte ? ne dirait-on pas qu’il s’agit de quelque chose de grave ? ne vas-tu pas croire, comme ma belle-mère, qu’il s’agit d’une déclaration d’amour ? — ajouta-t-elle en riant aux éclats.

Cette assurance railleuse et effrontée m’effrayait et me rendait muette.

Le sous-préfet, non moins stupéfait que moi, me regarda et s’écria sottement :

— C’est étonnant… c’est à ne pas croire ce qu’on entend. Ah ! quelle femme !

Ursule redoubla d’éclats de rire et dit :

— Et vous aussi, monsieur Chopinelle ? Vous vous troublez… vous pâlissez… vous vous extasiez sur ma présence d’esprit qui a empêché, dites-vous, que tout ne fût découvert ? En vérité, je suis désolée des émotions que je vous ai causées en vous chargeant de cette pauvre commission. Mais savez-vous que vous êtes fort peu adroit ? — ajouta-t-elle avec un sourire méprisant — mais savez-vous que votre air empêtré, effaré, aurait suffi pour donner une apparence de vraisemblance aux soupçons de ma belle-mère… Pour un futur homme d’état, vous êtes bien peu maître de vous… et à propos d’une niaiserie encore… Que serait-il donc arrivé, je vous le demande, s’il s’était agi de quelque chose de sérieux ? Je doute fort que vous fassiez votre chemin dans la politique, mon pauvre monsieur Chopinelle.

— Comment — m’écriai-je malgré moi, indignée de tant d’audace — si ton mari eût ouvert cette lettre !

— Il savait quel était le cadeau que je voulais lui donner pour sa fête ; notre surprise était manquée, voilà tout…

Et Ursule me regarda fixement sans rougir.

Ses traits étaient aussi calmes, aussi riants que si elle eût dit la vérité.

Nous étions restés sous le vestibule.

M. Sécherin nous rejoignit, souriant toujours, gai toujours comme d’habitude.

Ursule s’écria, dès qu’elle le vit :

— Votre mère est bien fâchée de mon enfantillage, n’est-ce pas ? Après tout, ce que j’ai fait était très mal. Mon Dieu… mais maintenant j’y pense, savez-vous que j’avais l’air de craindre que vous ne lussiez cette lettre. Tenez, je suis sûre que votre mère vous aura parlé dans ce sens ; et elle aurait eu raison, car les apparences semblent être contre moi.

— Ah ! ah ! ah ! dit M. Sécherin en riant aux éclats. — Est-ce que tu es folle… avec tes apparences ? Au contraire… à mon grand étonnement n au lieu de se fâcher de ce que tu lui avais ôté la lettre des mains, quand tu as été partie, maman m’a regardé fixement sans me dire un mot ; puis elle m’a demandé mon bras et elle est rentrée dans sa chambre ; je n’ai pas pu en tirer une parole.

Ursule secoua tristement la tête et dit : — Voyez-vous, mon ami, j’en étais sûre ; voilà votre mère fâchée contre moi. Que je m’en veux donc d’avoir agi ainsi comme une étourdie. Tenez… je ne me le pardonnerai jamais.

Et une larme brilla dans les yeux d’Ursule.

— Allons, allons, s’écria son mari d’un air attendri — voilà que tu vas te bouleverser, te faire du mal pour une bêtise… quand je te dis que maman n’a pas prononcé un mot ; voyons, sois donc tranquille.

— C’est justement pour cela ; son silence m’accuse, elle est profondément blessée, elle aura au moins pris cette folie pour un manque d’égards de ma part.

M. Chopinelle s’esquiva pendant que M. Sécherin consolait Ursule.

Je prétextai d’une migraine pour monter chez moi.

Ursule et son mari m’accompagnèrent jusqu’à ma porte, me souhaitèrent le bonsoir.

Je restai seule.

Ursule était coupable… je ne pouvais pas conserver le moindre doute à ce sujet.

Mon cœur se serra ; j’éprouvai une des plus douloureuses angoisses que j’aie jamais ressenties… Ursule m’avait menti !… toujours menti !

Elle était fausse ; sa mélancolie éplorée, sa tristesse rêveuse, ses besoins d’idéalité, ses scrupules, qui s’effarouchaient de ce qui n’était pas d’une délicatesse exquise, tout cela n’était qu’un jeu, qu’une apparence.

Je m’étais apitoyée sur ses souffrances morales, et elle ne souffrait pas ; elle avait commis une faute, et cela même sans l’excuse de la passion, de l’entraînement que peut inspirer un homme éminemment doué.

Elle avait sacrifié ses devoirs à un homme ridicule dont elle rougissait, car elle le raillait, car elle le reniait avec une imperturbable assurance.

Dans cette scène qui pouvait la perdre, son front était resté calme, intrépide ; elle avait conjuré l’orage qui allait éclater avec une présence d’esprit, avec un sang-froid, avec une audace qui m’épouvantaient.

Ces découvertes me firent un mal horrible.

Hélas ! je l’avoue à ma honte, peut-être l’amertume de mon désillusionnement s’augmenta-t-elle encore du dépit qu’on éprouve toujours d’être dupe de sa propre bonté.

Pourtant non… non… plus je rappelle mes souvenirs, plus il me semble que je fus surtout accablée de cette pensée : que je n’avais plus de sœur, que celle en qui je mettais tant d’espérances n’était plus digne de cette amitié.

Je passai une nuit triste et agitée.

Le lendemain matin, à mon réveil, ma femme de chambre me dit que M. Sécherin était déjà venu plusieurs fois savoir quand je pourrais le recevoir : il avait absolument à me parler.

Assez inquiète, je m’habillai à la hâte, j’envoyai chercher mon cousin.

Il vint bientôt, il me parut triste et soucieux.

— Qu’avez-vous à me dire, mon cher cousin ?

— Quelque chose de très grave… ma cousine. Comme vous êtes de la famille, et la meilleure amie de ma femme, nous ne devons pas avoir de secret pour vous… Devinez ce qui m’arrive ? Une tuile qui me tombe sur la tête. Jamais je ne me serais douté de cela… Mais quand les gens âgés se mettent quelque chose dans la tête…

— Je ne comprends pas, mon cousin.

— Vous seriez-vous jamais doutée que maman fût dure et injuste pour ma pauvre femme ? — s’écria-t-il. — Eh bien ! cela est pourtant. Cette nuit, Ursule m’a tout conté en fondant en larmes, j’en avais le cœur navré ; croiriez-vous que, quand je ne suis pas là, maman la traite avec injustice ? qu’elle la bourre, qu’elle la gronde ?… et Ursule… comme une pauvre brebis du bon Dieu qu’elle est, souffrait tout cela sans se plaindre ! Il a fallu la scène d’hier pour combler la mesure.

— La scène d’hier ?

— Mais oui… certainement… Ursule m’a tout raconté… Les soupçons absurdes de maman à propos de cette lettre de Chopinelle, c’est ça surtout qui a profondément blessé ma femme ; et il y avait bien de quoi. Car enfin, comme ma femme me le disait cette nuit : « Tu comprends bien, mon pauvre loup, que tant qu’il s’est agi de choses indifférentes, j’ai pu me taire : mais maintenant il s’agit d’un soupçon qui porte atteinte à ton honneur et au mien, je ne puis me résigner plus longtemps au silence envers toi. Ce serait presque avouer que ta mère a raison de m’accuser. » Mais voilà ce que c’est — s’écria M. Sécherin — les belles-mères et les brus, c’est le feu et l’eau, c’est le diable à confesser. J’aurais dû m’attendre à cela, et encore non, car ma pauvre femme ne soufflait jamais un mot, elle cédait en tout à maman… Elle est si bonne ! si excellemment bonne !

Et il se mit à marcher avec agitation.

Je vis qu’Ursule, dans la crainte d’être prévenue par sa belle-mère, avait tout avoué à son mari, et usé de son influence pour s’innocenter complètement.

Quoique je fusse indignée de la conduite d’Ursule et peinée de l’aveuglement de son mari, je ne voulus pas dire un mot qui pût éveiller ses soupçons, mais je tâchai de calmer l’irritation qu’il semblait avoir contre sa mère.

— Tout ceci s’apaisera, mon cher cousin — lui dis-je ; — vous le savez, le cœur d’une mère est toujours un peu ombrageux, un peu jaloux. C’est le défaut de la véritable tendresse.

— Aussi, je ne lui en veux pas, à la bonne femme. Je n’aurais, d’ailleurs, qu’à lui dire une chose bien simple : Vous prétendez, maman, que Chopinelle fait la cour à ma femme depuis trois mois ! Eh bien ! c’est justement depuis trois mois que ma femme est plus gentille pour moi qu’elle ne l’a jamais été… Mais c’est que c’est vrai, cousine ; vous n’avez pas idée comme depuis trois mois surtout Ursule me câline, comme elle me gâte ; c’est mon gros loup par-ci, mon bon chien par-là, car Ursule fait comme votre tante voulait que je fisse ; c’est une justice à lui rendre, elle garde tous ces jolis petits noms-là pour quand nous sommes seuls. Enfin, c’est pour vous dire que, depuis trois mois, jamais, jamais je n’ai été plus heureux, plus gai, plus content. Ce ne sont pas des rêves, des propos, cela !… C’est la vérité, je l’ai éprouvé, je l’éprouve ! Aussi tout ce que maman me dirait ou rien, ce serait la même chose… Ah ! ah ! ah ! — ajouta-t-il en riant sincèrement — ma femme amoureuse de Chopinelle… Peut-on avoir une idée pareille ? mais c’est du délire… Et comme Ursule me le disait encore cette nuit, si ça n’avait pas été pour ne pas faire une malhonnêteté à Chopinelle, et le butter contre le chemin vicinal qui me serait si nécessaire à ma fabrique, il y a beau temps qu’elle l’aurait envoyé promener avec ses duos ; il l’ennuyait à périr, il lui écorchait les oreilles ; car, au lieu de chanter, il paraît qu’il crie comme un diable enrhumé, à ce que dit Ursule. Ça m’avait toujours bien fait un peu cet effet-là, mais, comme je ne m’y connais pas, je n’avais rien dit… Ni Ursule non plus, de peur de me contrarier en se moquant de mon ami intime. Je vous demande un peu où il faut que maman ait la tête pour imaginer de pareilles choses ? Un gros garçon si bêtement fat. Enfin, il faut qu’il soit bien ridicule, Chopinelle, puisque ma pauvre Ursule, malgré ses larmes, en a tant plaisanté cette nuit, que nous avons fini par en rire comme deux enfants. Elle est si drôle, si gaie, ma femme, quand elle s’y met… Vous n’avez pas d’idée de ça, cousine, parce que, devant vous, elle s’observe dans la crainte de vous paraître mauvais ton… Mais, entre nous, il n’y a pas de petite réjouie comme elle, c’est pour cela que ça m’affecte tant de la voir triste ; c’est qu’aussi il faut avoir un cœur de pierre pour l’affliger, pauvre cher agneau… et maman, qui est si bonne d’ordinaire, va justement la prendre en grippe… Elle… elle…

— Je suis sûre, mon cousin, qu’Ursule n’a rien à se reprocher ; mais, vous le savez, la vieillesse est soupçonneuse… et puis enfin, il me semble que madame votre mère ne vous a rien dit contre votre femme jusqu’à présent ?

— Non sans doute, mais, tenez, ça ne va pas manquer d’arriver ; maintenant je comprends l’air que maman avait hier soir. C’est dans son caractère de ne rien faire à demi, voyez-vous… Ce silence-là présage une forte scène ; je connais maman, elle ne dit que quand elle a à dire, mais alors… elle devient terrible…

— Les familles les plus unies ne sont pas à l’abri de ces discussions, vous le savez, mon cousin… mais ces légers orages passent et s’oublient bientôt.

— Sans doute, mais après ça, comme me disait Ursule, pour éviter ces orages dont vous parlez, peut-être pour nous comme pour maman, serait-il mieux de vivre un peu plus séparés… Il y a à deux portées de fusil d’ici une très-jolie maison à vendre ; nous nous y établirions avec ma femme en laissant ceci à maman : vous comprenez, elle serait bien plus à son aise… Car, après tout, comme disait Ursule, c’est pour maman… ce que nous en ferions.

— Quitter votre mère, mon cousin… prenez garde… depuis si longtemps elle est habituée à vivre près de vous.

— Oh ! ce ne serait pas la quitter ; nous la verrions tous les jours, plutôt deux ou trois fois qu’une… Et puis, vous concevez, Ursule a la poitrine très délicate malgré son air de bonne santé ; les heures de repas de maman sont si différentes de celles dont ma femme avait l’habitude, qu’elle a toutes les peines du monde à s’y faire. À la longue, elle en tomberait malade ; elle a lutté tant qu’elle a pu sans me rien dire, la pauvre petite, mais à cette heure elle m’a avoué qu’elle ne pouvait plus tenir.

— Ainsi, mon cousin, vous voilà presque décidé à vous séparer de votre mère. Cette résolution est bien grave ; il me semble qu’elle a été prise très brusquement : hier vous n’y songiez pas.

— Non, sans doute… c’est à dire quelquefois, ma femme m’en avait parlé à hâtons rompus ; mais cette nuit, elle m’a fait comprendre qu’après tout ce qui s’était passé, ça serait pour maman et pour nous le parti le plus convenable, et je suis tout à fait de son avis… Maintenant que je sais que maman est injuste envers ma femme, tôt ou tard ça jetterait du froid dans nos relations. Est-ce que vous ne trouvez pas que nous avons raison d’agir ainsi, ma cousine ? Oh ! d’abord, Ursule m’a dit : Avant tout consulte Mathilde et suivons son conseil.

— Puisque vous me demandez mon conseil, je vous engagerai à patienter encore. Votre pauvre mère ne s’attend pas à cette séparation soudaine ; ce serait pour elle un coup terrible.

— Vous croyez, cousine ?

— Mais vous, n’en éprouvez-vous donc aucun ?

— Certes, j’éprouverais un affreux chagrin, s’il s’agissait de quitter maman tout à fait… je ne sais pas même si je pourrais m’y résoudre ; mais il ne s’agit que de nous aller établir à deux petites portées de fusil de cette maison, pas davantage…

— Malgré tout, croyez-moi, cette détermination lui serait très pénible ; ne vous pressez pas… croyez-moi, attendez… réfléchissez…

Une des servantes de Madame Sécherin entra et dit à mon cousin :

— Monsieur, Madame Sécherin vous dit de venir la trouver ; elle prie aussi Madame de vouloir bien vous accompagner. Elle attend dans la chambre aux trois fenêtres

— Dans la chambre de feu mon père ?… — dit mon cousin en me regardant avec un étonnement mêlé de crainte — qu’est-ce qu’il y a donc d’extraordinaire ? Depuis la mort de papa, ma mère ne va jamais dans cette chambre que pour prier ; c’est, pour elle, comme une chapelle… Tenez, cousine, vous n’avez pas d’idée de la tristesse, de la peur que ça me cause… je connais ma mère, il va se passer quelque chose de très grave.

Très étonnée d’être aussi convoquée par madame Sécherin, je suivis mon cousin avec un noir pressentiment.

J’ai conservé un long ressouvenir de cette scène de famille. Il me semble qu’elle a dû bien des fois se renouveler. Les sentiments qui s’y trouvaient en jeu étaient, sont et seront toujours profondément humains.

L’entretien que je venais d’avoir avec M. Sécherin me prouvait évidemment ce que j’avais à moitié deviné, qu’Ursule, loin de souffrir de la vulgarité de son mari, affectait de la partager, afin d’assurer davantage encore son influence sur lui.

La ruse, l’habileté de ma cousine m’effrayèrent.

J’eus hâte de quitter Rouvray ; je me repentis d’y être venue ; un secret pressentiment me disait que ce voyage me serait fatal.

En me rappelant mon enfance, les humiliations que mademoiselle de Maran avait fait souffrir à ma cousine, à cause de moi, en comparant ma position à la sienne, je commençai à me persuader que, malgré ses continuelles assurances d’affection, Ursule était trop fausse, trop perfide, trop intéressée, pour n’être pas aussi profondément envieuse.

Je sentais vaguement qu’elle ne pouvait pas m’avoir pardonné les avantages apparents que j’avais toujours eus sur elle, et que tôt ou tard elle chercherait à s’en venger.

Le sang-froid, l’audace que je lui avais vu développer la veille m’épouvantaient.

Une femme aussi jeune, aussi belle, aussi hardie, aussi adroite, aussi perverse, me paraissait la plus dangereuse créature du monde.

Ne rougissant de rien, osant tout, mentant avec une imperturbable effronterie, joignant le don des larmes touchantes au plus séduisant sourire… spirituelle, charmante et sans âme… que ne pouvait-elle pas entreprendre ? qui pouvait lui résister ? à quoi ne réussirait-elle pas ?

En suivant M. Sécherin pour aller rejoindre sa mère, je songeais à l’adresse infinie avec laquelle Ursule avait préparé son mari aux révélations que madame Sécherin allait sans doute lui faire.

J’entrai avec mon cousin dans la chambre où l’attendait sa mère.