Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/24

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Gosselin (Tome IIIp. 227-247).


CHAPITRE XXIV.

RETOUR ET DÉPART.


Je tombai en pleurant dans les bras de Gontran.

Dé telles émotions ne peuvent se décrire… Il me revenait sauvé… sauvé du plus terrible danger qu’un homme puisse courir.

Je vis sur ses beaux traits altérés, fatigués, les traces récentes des chagrins qu’il avait soufferts.

Il fut pour moi d’une bonté, d’une grâce adorables ; vingt fois il me demanda pardon des peines involontaires qu’il m’avait causées, me promettant de me les faire oublier à force de soins et d’amour.

J’oserai presque dire que je ne regrettai pas les cruels événements dont j’avais été victime depuis quelques mois, tant le contraste de ce passé sombre et douloureux donnait d’éclat à ma situation présente.

Ce qui prédomina surtout au milieu du chaos de tendres émotions qui m’agitèrent au retour de Gontran, ce fut une sérénité profonde, une confiance entière dans l’avenir ; je ne croyais pas aux bonheurs parfaits ; il me semblait que ma vie venait d’être assez durement éprouvée pour que je pusse, sans prétention exorbitante, compter désormais sur des jours calmes et heureux.

Chose étrange ! avant l’arrivée de Gontran ; j’étais quelquefois effrayée en tâchant de me figurer ce que je ressentirais à son retour, en pensant à sa mauvaise et fatale action ! En vain, ne pouvant l’excuser, je m’étais dit que j’aurais agi comme lui ; je redoutais néanmoins ma première impression ; mais en le revoyant, j’oubliai complètement l’acte honteux qu’il avait commis.

Je ne fus préoccupée que du désir de lui cacher la nuit terrible que j’avais passée dans la maison de M. Lugarto. J’étais aussi avide de savoir comment M. de Lancry me déguiserait les véritables motifs de son brusque départ et de son retour. Je craignais qu’il ne mentît trop bien… cela m’aurait rendue défiante pour le reste de ma vie.

Je concevais que jusqu’alors il m’eût caché le funeste secret qui existait entre lui et M. Lugarto. Cet aveu n’eût pas sauvé Gontran, et il aurait soulevé en moi les plus épouvantables terreurs… Mais il allait avoir à m’expliquer une assez longue absence ; je n’aurais pas voulu qu’il fît preuve de trop d’imagination pour m’en rendre compte.

Mes craintes ne se réalisèrent pas. Gontran évita pour ainsi dire le mensonge en m’avouant une partie de la vérité ; il me dit qu’il avait eu de grandes obligations d’argent à M. Lugarto, qu’en outre celui-ci avait eu entre les mains des papiers fort importants qui pouvaient compromettre non-seulement lui, Gontran, mais l’honneur d’une famille de la manière la plus funeste, me laissant entendre qu’il s’agissait des lettres d’une femme.

M. de Lancry ajouta que pour ravoir ces papiers, qui n’étaient plus en la possession de M. Lugarto, il lui avait fallu aller en Angleterre, où il les avait enfin repris et détruits après des angoisses sans nombre.

Je m’étais malheureusement trop inquiétée de la manière dont Gontran me mentirait, sans réfléchir que moi-même j’avais à lui dissimuler des événements bien importants. Plusieurs fois mon mari me demanda si depuis son départ je n’avais pas vu M. Lugarto.

Ainsi que me l’avait recommandé M. de Mortagne, ainsi que je l’avais déjà écrit à M. de Lancry, je lui répondis qu’aussitôt sa lettre reçue, j’étais partie pour la Touraine, préférant passer le temps de son absence auprès d’Ursule.

D’après les questions de M. de Lancry à ce sujet, je devinai qu’il s’expliquait difficilement comment M. Lugarto lui avait renvoyé le faux qu’il avait jusqu’alors si précieusement gardé.

Mon mari voulait savoir si mes prières ou mon influence n’avaient été pour rien dans la restitution qu’avait faite M. Lugarto.

Je me repentis de nouveau d’avoir à dissimuler quelque chose à M. de Lancry, mais, me souvenant des recommandations de M. de Mortagne et de la promesse que je lui avais faite, je me tus à ce sujet.

Sans doute Gontran craignit d’éveiller mes soupçons en m’interrogeant plus longtemps d’une manière détournée, car il ne me parla pas davantage de M. Lugarto.

Une dernière chose m’embarrassait, M. de Mortagne avait payé à M. Lugarto les sommes que lui devait mon mari. Dès que Gontran, qui ignorait cette circonstance, voudrait s’acquitter, tout se découvrirait peut-être. M. de Lancry me rassura pour quelque temps du moins à cet égard, en me disant qu’il paierait plus tard l’argent qu’il devait à M. Lugarto, en lui tenant compte des intérêts.

Ces explications données et reçues, Gontran parut délivré d’un grand poids.

Sa physionomie exprima une sorte de confiance insoucieuse que je ne lui avais pas encore vue même avant mon mariage.

Rien de plus simple : depuis que je le connaissais, il s’était toujours trouvé sous le coup des menaces de M. Lugarto, son mauvais génie.

Hélas ! le dirais-je, un moment je fus assez injuste envers la Providence pour regretter presque la teinte de mélancolie et de tristesse que le chagrin avait jusqu’alors donnée aux traits de Gontran.

Il me sembla follement que, malheureux, il m’appartenait davantage.

Le voyant si jeune, si beau, si gai, si brillant, et alors si libre de toute malheureuse préoccupation, j’eus presque peur pour l’avenir.

J’avais déjà ressenti les horribles tortures de la jalousie, et pourtant, en s’occupant de la princesse Ksernika, Gontran n’avait fait qu’obéir aux menaces de M. Lugarto… et pourtant Gontran était alors dévoré d’inquiétudes ; d’un moment à l’autre il pouvait être déshonoré ; malgré cela n’avait-il pas été charmant auprès de cette femme ? Qu’eût-il donc été si son goût, si son caprice l’eussent seuls décidé à s’occuper d’elle ?…

Bientôt je rejetai ces tristes pensées loin de moi comme un outrage au bonheur qui m’était rendu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hélas ! cette crainte était un pressentiment.

J’instruisis Gontran de la rupture qui avait eu lieu entre M. Sécherin et sa mère, sans lui en dire la cause. Le secret d’Ursule ne m’appartenait pas. J’attribuai à des discussions d’intérêt, d’abords légères, puis de plus en plus aggravées, la détermination que prenait mon cousin de vivre séparément de sa mère.

Gontran me parut vivement contrarié de ne pouvoir, comme il l’espérait, passer quelques jours à Rouvray.

— Ce délai eût suffi — me dit-il — pour faire exécuter à notre château de Maran quelques travaux indispensables, afin de le rendre plus habitable, car il n’avait pas été occupé depuis longtemps. Mais les tristes divisions qui venaient d’éclater entre ma cousine et sa belle-mère ne nous permettaient pas de prolonger notre séjour à Rouvray.

En vain le lendemain, me trouvant seule avec M. Sécherin, je voulus de nouveau tenter un rapprochement entre lui et sa mère ; il me parut encore plus ulcéré que la veille.

Ursule avait continué de jouer son rôle avec sa supériorité habituelle ; elle ne s’était pas permis un mot de récrimination contre sa belle-mère ; elle comprenait, elle admirait, disait-elle, cette jalousie d’affection qui pousse une mère à demander le sacrifice de sa belle-fille.

Son mari n’avait qu’un mot à dire, et elle courbait son front ; elle consentait à tout, s’il le fallait, elle abandonnait l’époux de son cœur, pour plaire à madame Sécherin.

L’angélique douceur d’Ursule avait encore exaspéré M. Sécherin contre sa mère.

Celle-ci, comme toutes les personnes d’un caractère ferme et juste, se montra de son côté de plus en plus inflexible dans son aversion pour Ursule.

J’allai trouver madame Sécherin pour lui faire mes adieux.

En vain je lui parlai de son fils, de l’abandon, de l’isolement où elle allait vivre, elle ne voulut entendre à rien jusqu’à ce que mon cousin eût chassé sa femme.

Ce qui me prouva davantage encore l’incroyable et fatale influence de ma cousine sur son mari, c’est que je le trouvai, lui pourtant si bon fils, lui pourtant d’un si noble, d’un si généreux cœur, je le trouvai, dis-je, presque indifférent à cette douloureuse séparation.

Il me dit que sa mère se calmerait, qu’alors il viendrait la voir tous les jours. Il était presque content de ce qui était arrivé, car tôt ou tard il aurait fallu en venir à une séparation.

L’accusation de madame Sécherin n’était, selon le mari d’Ursule, qu’un prétexte pour éloigner sa bru, qu’elle n’avait jamais pu souffrir, parce qu’elle aimait trop son fils. — « Oui, ma cousine, toute la question est là ! — s’était écrié M. Sécherin : ma femme m’aime trop ; ma mère en est jalouse. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hélas ! le hasard me réservait un nouveau coup bien cruel et qui, dans ces circonstances, semblait être une raillerie de la destinée.

Le lendemain du jour de son arrivée, Gontran avait été donner quelques ordres relatifs à notre départ qui devait avoir lieu dans l’après-midi.

J’avais profité de ce moment pour avoir, avec M. Sécherin, l’entretien dont je viens de parler ; nous nous étions longtemps promenés en causant dans une avenue de charmille très touffue, située au milieu du jardin.

Mon cousin me quitta.

Restée seule, je m’assis rêveuse sur un banc situé au pied d’un groupe de pierres peintes représentant un berger et une bergère.

Ces statues, assez communes dans les jardins du siècle passé, s’élevaient au bout de l’allée dont j’ai parlé. Leur piédestal était large, carré et entouré de quatre bancs.

De la façon dont j’étais placée je tournais le dos à l’allée et j’étais absolument cachée par la hauteur de ce petit monument.

Je ne sais pourquoi au lieu de songer à mon bonheur, à Gontran, je pensai à la perfidie d’Ursule ; depuis la scène de la veille ma cousine m’avait constamment évitée.

Tout-à-coup j’entendis sa voix. Elle causait avec quelqu’un et se rapprochait peu à peu.

Un serrement de cœur me dit qu’elle parlait à Gontran.

J’écoutai… je ne me trompais pas.

Au lieu de me lever et d’aller rejoindre Ursule et mon mari, j’eus la honteuse pensée de vouloir surprendre leur conversation.

Sans raison, sans motifs, un éclair de jalousie m’avait soudainement traversé le cœur.

Je suspendis ma respiration, j’écoutai avidement…

Maintenant que je suis de sang-froid, je me demande si j’agissais alors sous l’empire de quelque soupçon. Je suis forcée de convenir que je n’en avais aucun ; cette résolution fut instantanée, involontaire.

J’écoutai avidement.

Le sable qui criait sous les pieds d’Ursule et de Gontran pendant leur marche m’empêcha d’abord d’entendre, de rien distinguer.

Quand ils furent à quelques pas de moi, je saisis ces mots que disait Ursule de sa voix la plus douce et la plus mélancolique :

« … Tant de tristesse dans la solitude… car c’est être seule que d’être… ».

Je ne pus rien entendre de plus.

Gontran et elle, arrivant au bout de l’allée, se retournèrent, s’éloignèrent, et le bruit de leurs pas cessa d’arriver jusqu’à mon oreille.

Dans les mots d’Ursule que j’avais surpris, rien ne devait m’étonner ou me blesser. Ma cousine, fidèle à sa manie de passer pour une femme incomprise et malheureuse, répétait sans doute a Gontran le romanesque mensonge qu’elle m’avait tant, de fois répété à moi. Et puis… ce n’était peut-être pas d’elle-même qu’elle parlait ?

Pourtant je ressentis au cœur un coup si douloureux, une angoisse si poignante… l’avenir, que je venais un moment d’entrevoir si riant et si beau, se couvrit subitement d’un voile si funèbre, que je fus frappée d’un invincible et fatal pressentiment.

Pourquoi, me disais-je, éprouverais-je une émotion si douloureuse, si profonde, pour quelques paroles insignifiantes.

Elles cachent donc quelque perfidie, quelque trahison ?

Encore sous l’impression de la cruelle scène à laquelle j’avais assisté la veille, je voulus voir, dans la crainte qui m’agitait, une révélation divine semblable à celle qui avait éclairé si vainement madame Sécherin sur la conduite coupable de ma cousine.

Je ne puis dire avec quelle angoisse, avec quelle anxiété j’attendis le second tour de promenade qu’allaient faire Gontran et Ursule.

Un moment je rougis de honte en songeant à quel ignoble espionnage je descendais, je fis même un mouvement pour m’en aller, mais une funeste curiosité me retint.

Je les entendis se rapprocher de nouveau.

Mon cœur commença de bondir avec force, on eût dit que chacun de ses battements se réglait sur le bruit léger et mesuré de leurs pas.

Cette fois j’entendis la voix de Gontran.

Oh ! je la reconnus cette voix d’un timbre si charmant ; il parlait, ce me semble, avec une expression remplie de grâce et tellement bas, que je n’entendis que ces mots :

Vous souvenez-vous, dites, vous souvenez-vous ? Oh ! vous étiez si

Le reste de la phrase fut perdu moi.

Ils s’éloignèrent encore.

Hélas ! dans ces mots de Gontran, il n’y avait rien non plus qui pût me donner lieu de le soupçonner ; pourtant ; en songeant à qui ils étaient adressés, ils me firent un mal affreux.

Quels souvenirs évoquait-il ? Pourquoi demander à cette femme si elle se souvenait ? De quoi pouvait-elle se souvenir ? Alors je me souvins, moi, que pendant un mois avant mon mariage, Gontran avait vu Ursule chez ma tante presque chaque jour.

Alors malheur… malheur ! je me souvins, moi, qu’Ursule m’avait dit cent fois qu’elle trouvait mon mari charmant, que j’étais la plus heureuse des femmes, qu’un bonheur comme le mien n’était pas fait pour elle.

Alors malheur… malheur !… je me souvins, moi, de l’humiliation, de la rage d’Ursule, lorsque après son mariage, devant Gontran, mademoiselle de Maran, avec une infernale méchanceté, avait fait valoir tous les ridicules de M. Sécherin.

Connaissant alors la perfidie, la dissimulation, la corruption de ma cousine, n’avais-je pas à craindre qu’elle ne voulût se venger de tout ce que mademoiselle de Maran lui avait fait autrefois souffrir, sans doute dans l’espoir de me rendre un jour victime de cruelles représailles ?

Sans doute, ma tante, avec son effroyable sagacité, avait deviné, dès la jeunesse d’Ursule, les défauts et les vices qui devaient, en se développant, m’être si funestes ; car notre amitié d’enfance, nos liens de parenté devaient un jour forcément nous rapprocher l’une de l’autre…

Ces tristes réflexions furent interrompues de nouveau.

Gontran parlait encore.

Cette fois, son accent était gai, railleur.

Ursule lui répondit sur le même ton, car j’entendis un éclat de rire doux et frais.

Gontran reprit : Vous verrez que j’ai raison… vous verrez. J’aimerais tant à vous le prouver…

Tenez, mon cousin — répondit Ursule d’un ton de coquet et gracieux reproche — vous êtes fou, c’est une horreur de…

Puis rien, plus rien.

Ils s’éloignèrent encore.

Que signifiaient ces mots ?

À quoi Gontran faisait-il allusion en disant à ma cousine qu’elle verrait, que voulait-il lui prouver ?

Et elle, pourquoi lui disait-elle si coquettement qu’il était fou ? Mon Dieu ! de quoi causaient-ils donc ?

Hélas ! je me souviens que je fus alors assez stupidement naïve pour m’indigner de ce que ma cousine et mon mari ne parlaient pas de moi !

Oui… il y a tant de puéril égoïsme dans la douleur ; dès qu’on souffre, on se croit si intéressant, si digne de pitié, que, dans un désespoir insensé, l’on demande des sentiments humains à ceux mêmes qui vous blessent.

Ainsi, je me disais avec amertume : — « Comment Gontran et Ursule qui m’aiment tant… ne pensent-ils pas à moi dans ce moment ? Rien de plus naturel cependant. Oui… et cela est si naturel qu’il faut qu’ils soient nécessairement sous le charme d’une vive préoccupation pour choisir un autre sujet d’entretien. »

Hélas ! maintenant je, rougis de ces sots raisonnements ; mais je commençais à reconnaître que le chagrin n’est jamais plus intense, plus affreux, que lorsqu’il vous inspire des raisonnements absurdes et touchant au grotesque.

Les pas se rapprochèrent.

Il me sembla cette fois qu’Ursule et Gontran marchaient plus lentement, que de temps en temps ils s’arrêtaient.

Gontran disait d’une voix douce et suppliante : — Je vous en prie… cela, eh bien ! cela.

Les pas s’arrêtèrent.

Ursule répondit avec un accent qui me parut très ému :

Vous n’y pensez pas, ce serait trop pénible. Vous ne savez pas toutes les larmes que j’ai dévorées depuis que… Mais, tenez, je suis encore plus folle que vous, vous me faites dire ce que je ne voudrais pas dire… vous ne méritez pas… — ajouta-t-elle, et en parlant d’une voix précipitée en marchant si rapidement que la fin de cette phrase m’échappa…

Je me sentais défaillir.

Cette position était horrible.

Les plus violents soupçons me bouleversaient, et cela pour quelques lambeaux de conversation qui n’avaient d’autre sens que celui que ma jalousie insensée leur donnait.

Après ces terreurs venait le doute ; puis une lueur d’espoir. En admettant qu’Ursule fût assez indigne pour tâcher de plaire à Gontran, et je pouvais le penser sans la calomnier : n’avait-elle pas déjà oublié ses devoirs pour un homme sot et vulgaire ; en admettant, disais-je, cette indignité, lui !… lui, Gontran, à qui j’avais voué ma vie, à qui je n’avais donné jusqu’alors que de l’amour et du bonheur ; Gontran pour qui j’avais déjà tant et tant souffert, aurait-il jamais le courage, la cruauté de m’oublier pour elle ?…

Non, non, cela est impossible, m’écriai-je ; je ne sors pas d’un abîme de chagrin et de désespoir pour retomber à l’instant dans un abîme plus profond encore.

Non, non, cela est impossible. Gontran est arrivé hier, il repart ce matin ; il est impossible que dans un entretien d’une heure il ait voulu plaire, il ait plu à cette femme, et que déjà il songe à me tromper.

Ursule est bien audacieuse ; mais la femme la plus éhontée garde des dehors. Et puis à ces lueurs d’espérances succédaient des doutes accablants. Tout ce que m’avait dit madame de Richeville du caractère égoïste et léger de Gontran me revenait à la pensée.

Ursule me paraissait de plus en plus séduisante et dangereuse. Si mon mari la rencontrait à Paris, sous le prétexte de notre amitié, ne pourrait-elle pas venir souvent chez moi ?

Cette idée et les émotions que je contraignais depuis quelques moments me bouleversèrent tellement, que, sans penser que je dévoilais mon espionnage en sortant brusquement de la cachette où j’étais jusqu’alors restée, j’entrai dans l’allée.

Ursule et Gontran étaient très loin, à l’autre extrémité.

Je vis M. Sécherin venir à eux et les accompagner du côté de la maison.

Je respirai plus librement, je restai quelque temps encore dans le jardin.

Par une bizarre, une inexplicable mobilité d’impression, une fois qu’ürsule eut disparu, peu à peu le calme rentra dans mon cœur ; j’eus honte de ma faiblesse, je me reprochai de flétrir, de gaîté de cœur, le bonheur que la Providence m’envoyait ; n’allais-je pas être seule à Maran avec Gontran ? les beaux jours du chalet de Chantilly n’allaient-ils pas renaître ? L’hiver était bien loin encore, si je redoutais la coquetterie d’Ursule envers mon mari, je trouverais mille moyens de l’éloigner ; enfin, s’il fallait arriver à ces extrémités, je raconterais à Gontran l’aventure de M. Chopinelle, et il n’éprouverait alors pour Ursule que du mépris.

Par quel étrange contraste cet accès de folle confiance succéda-t-il au plus douloureux accablement ? C’est ce que je ne puis dire.

Avant de quitter Rouvray, je voulus aller faire mes adieux à madame Sécherin.

Je la trouvai calme, digne et forte ; elle me tendit la main, je la baisai pieusement.

— Ce soir — me dit-elle — mon fils et cette femme quitteront cette maison, j’y vivrai désormais solitaire en attendant mon fils. Oui, — reprit-elle en voyant mon air étonné — un jour mon fils me reviendra, le bon Dieu me le dit… Il me laissera sur la terre assez longtemps encore pour voir mon enfant bien malheureux, mais aussi pour le consoler.

Je fus frappée de l’accent presqu’inspiré avec lequel madame Sécherin prononça ces dernières paroles.

Elle ajouta en me regardant avec compassion :

— Vous êtes bonne et généreuse, vous êtes convaincue comme moi, j’en suis sûre, que cette femme est une indigne, mais vous n’avez pas eu le courage de l’accuser… Si vous vous étiez jointe à moi, elle était perdue. Je ne vous fais pas un reproche de votre clémence ; au contraire, je prierai le Seigneur pour que celle que vous avez épargnée ne vous cause pas un jour bien des chagrins.

— Que dites-vous, Madame ? m’écriai-je — en sentant mes craintes renaître.

— Je vous dis ce que le bon Dieu m’inspire… rien de plus ......

Hélas ! ces paroles n’étaient que trop prophétiques, surtout si je les rapprochais de la scène de l’allée.

Le moment de partir arriva.

Ursule m’embrassa avec son effusion ordinaire, mon cousin nous fit des adieux remplis de cordialité.

Rien dans les paroles ou dans l’expression des traits de Gontran ne put me faire soupçonner qu’il quittait Ursule avec regret.

Nous abandonnâmes cette maison si paisible à mon arrivée, et qui avait été depuis le théâtre de si pénibles divisions.