Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/26

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Gosselin (Tome IIIp. 264-288).
Deuxième partie


CHAPITRE XXVI.

LA VIE DE CHÂTEAU.


Quelque temps après notre arrivée à Maran, je me sentis faible, souffrante ; je restais quelquefois pendant une heure accablée par un malaise inconnu.

Bientôt je reconnus que je m’étais fait une grande illusion en espérant que Gontran redeviendrait pour moi ce qu’il avait été pendant le premier mois de notre mariage ; son caractère semblait s’aigrir dans la solitude. Pourtant la vie qu’il menait pour lui semblait lui plaire.

Souvent, en ma présence, il paraissait pensif, absorbé : tantôt je me persuadais qu’il pensait à Ursule ; tantôt, qu’il regrettait malgré lui les chagrins que son indifférence me causait.

Si je l’interrompais au milieu de ses réflexions, il me répondait avec aigreur, ou se levait avec impatience sans me dire une parole, comme si je l’avais distrait d’une chère et douce rêverie.

Ce qui me donnait pourtant quelquefois une lueur d’espoir, c’était le brusque changement de mon mari à mon égard. Un refroidissement successif m’eût effrayée davantage, il eût été plus naturel.

Ce fut un jour fatal que celui où j’eus la conviction que Gontran ne m’aimait plus d’amour ; dès-lors il ne crut même plus nécessaire de garder envers moi ces formes de bonne compagnie, ce respect des bienséances que tout homme doit aux femmes, même à la sienne.

Dès lors plus de douces prévenances, plus d’épanchements de cœur, rien qui prouvât en lui le désir ou le besoin de me plaire.

Quelques mots sur la nouvelle existence que menait Gontran sont indispensables.

Depuis notre établissement à Maran, il avait fait venir des chiens et des chevaux de chasse d’Angleterre. Il avait loué une des forêts de l’État qui touchait à nos propriétés, il y chassait trois fois par semaine à courre, trois fois à tir. Il se reposait le dimanche, c’était le seul jour qu’il passait près de moi.

Habituellement, il partait après déjeuner, je ne le revoyais que le soir au retour de la chasse. Nous nous mettions à table, il dînait longuement, me parlait peu, buvait souvent trop pour sa raison, et, l’avouerai-je, hélas ! il lui fallut quelquefois l’aide d’un de nos gens pour regagner son appartement, qui était contigu au mien…

J’avais toujours vu mon mari d’une recherche, d’une élégance extrême ; seul avec moi, il se négligeait comme à plaisir. Il ne semblait vivre que pour la chasse et pour la bonne chère.

Oh ! honte ! oh ! profanation ! Quant à moi, je n’étais plus pour lui qu’une des conditions de sa vie grossière et sensuelle.

Longtemps je souffris en silence de cet abandon, de ce changement dans ses manières, qui, au moins, jusqu’alors, avaient toujours été parfaites.

Cette existence solitaire sur laquelle j’avais fondé tant d’espérances s’écoulait pour moi morne, flétrie, décolorée.

Selon mon habitude, je concentrai mon chagrin jusqu’à ce qu’il débordât ; le jour arriva où je ne pus souffrir davantage.

Je me décidai à parler, à tout dire à Gontran.

C’était un samedi ; il avait fait un vent violent pendant presque toute la journée ; sans doute la chasse de Gontran avait été mauvaise, car le soir, lorsqu’il rentra au château, ses piqueurs ne sonnèrent pas leurs fanfares accoutumées.

Je le savais par expérience, ces jours-là mon mari avait de l’humeur ; j’allai craintive à sa rencontre ; mon cœur se serra lorsque j’entendis résonner ses grosses bottes éperonnées sur les dalles de l’escalier.

— Votre chasse n’a pas été heureuse, mon ami ? — lui dis-je.

— Non ; je suis harassé — me dit-il, et il entra dans un petit salon où je me tenais de préférence, parce que ma mère l’avait occupé.

M. de Lancry se jeta sur un canapé, l’air soucieux et contrarié, sans me dire un seul mot.

En le voyant ainsi avec ses vêtements couverts de boue, sa barbe longue, ses cheveux en désordre, qui s’échappaient de sa cape de chasse qu’il gardait sur sa tête, je pouvais à peine le reconnaître, lui que j’avais toujours vu d’une si exquise élégance.

— Sonnez donc, ma chère, qu’on nous fasse dîner le plus tôt possible, j’ai très faim — dit Gontran en se retournant sur le canapé, puis, attirant du bout de son pied une petite chaise de tapisserie, il y allongea ses bottes couvertes de fange.

— Ah ! m’écriai-je en courant à lui — grâce pour cette chaise, elle a été brodée par ma mère, prenez un autre tabouret, je vous en prie.

Gontran haussa les épaules, s’établit sur un autre siège, et me dit :

— Mon Dieu ! que vous êtes donc singulière avec vos affectations, je vous demande un peu ce que cela fait à la mémoire de votre mère que je mette ou non mes pieds sur cette chaise.

— Je m’étonne, mon ami, que vous ne preniez pas le culte du passé… il est souvent la seule consolation des jours présents.

— Ah ! si vous allez commencer à faire de la métaphysique de sentiment… j’y renonce… la vie que je mène est peu faite pour développer l’intelligence.

— En effet, depuis quelque temps, Gontran, vous agissez, je crois, beaucoup plus que vous ne pensez.

— Dieu merci ! j’avais toujours rêvé quelques mois d’une vie toute matérielle, dans laquelle la bête, comme on dit, prendrait le dessus. Eh bien ! cette vie, je la mène, et je m’en trouve à merveille… Il n’est pas jusqu’à ces superfluités d’élégance, de recherche de toilette que je n’aie mises bravement de côté. J’étais un véritable sybarite ; me voici, à cette heure, un véritable Spartiate, un ours, un sauvage. Eh ! ma foi, je trouve fort commode d’être ainsi au vert pendant quelque temps… de rester grossière chrysalide jusqu’au moment où il me prendra la fantaisie de me transformer de nouveau en brillant papillon… Mais sonnez donc, je vous prie, je veux dire à Hébert (c’était notre maître d’hôtel) de me mettre une bouteille de vin du Rhin à la glace ; c’est un caprice. Il y a longtemps que je n’ai bu de vin vieux du Rhin… et celui que vous avez ici est excellent ; c’est du Joanisberg jaune comme de l’ambre… Où votre père avait-il eu ce vin-là ?

— Il me semble, mon ami, avoir entendu dire à mademoiselle de Maran que l’empereur d’Autriche en fit cadeau à mon père lors de sa mission à Vienne.

— Ma foi, votre père a eu raison d’oublier ce vin ici, car il est parfait.

Je sonnai ; mon mari donna ses ordres, il bâilla et me dit :

— Jouez-moi donc, sur votre piano, l’ouverture du Siège de Corinthe en attendant le dîner.

Je regardai Gontran avec chagrin.

Il ne se rappelait pas sans doute qu’on représentait cet opéra lorsque je m’étais, pour la première fois, trouvée avec lui dans la loge des gentilshommes de la chambre.

S’il n’avait pas oublié cette circonstance, sa demande était un amer sarcasme.

Les larmes me vinrent aux yeux malgré moi, je lui dis tristement :

— Pardonnez-moi, mon ami, je ne saurais jouer ce morceau.

— Est-ce parce que je vous en prie ? Allons, soit… faites comme vous le voudrez, jouez m’en un autre, alors. Je vous demande cela pour tuer le temps en attendant l’heure du dîner.

— Pour tuer le temps ?… Il vous pèse donc bien maintenant, Gontran ?

— À moi ? pas du tout… je le tue sans lui en vouloir le moins du monde… jamais la vie ne m’a passé plus vite. Je n’avais pas idée de cette bonne et matérielle existence de gentilhomme campagnard, je la trouve adorable. Je ne sais pas si elle continuera de m’amuser longtemps ; mais, jusqu’à présent, je suis enchanté, la chasse est devenue chez moi une vraie passion… Mon chef d’équipage est excellent… Avec lui, sur dix fois, je prends huit… J’ai un tireur royal. Thomas est un cuisinier parfait. Grâce à quelques améliorations, les écuries sont maintenant fort logeables ; nous sommes à peu près bien établis dans ce vieux château ; vous êtes toujours jolie comme un ange, comment voulez-vous que le temps me pèse ?

Mon mari me parlait avec tant de sincérité, avec tant d’abandon, il paraissait trouver sa conduite si simple, si naturelle, qu’il ne soupçonnait évidemment pas le chagrin qu’il me causait.

Cette pensée adoucit l’amertume de mes reproches.

Je regardai Gontran fixement ; je lui dis avec émotion : — Et moi… Gontran, me croyez-vous heureuse ?

À demi couché sur le canapé, il me répondit en frappant négligemment du bout de son fouet sur ses bottes :

— Vous ? je vous crois, ma foi, très heureuse, aussi heureuse que vous pouvez l’être avec votre diable de petit caractère… Que vous manque-t-il ?

— Rien, vous avez raison, Gontran… Je vous vois le matin à l’heure du déjeuner… puis le soir à table… quelquefois une heure ou deux le dimanche… lorsque vous me faites mettre au net votre livre de chasse.

— Eh bien ! que voulez-vous de plus ? Ne faut-il pas que je sois continuellement pendu à votre côté ? Croyez-moi, ces éternels tête à tête vous seraient bientôt d’un ennui mortel.

— Je vous avais demandé, mon ami, de monter à cheval avec vous ; ainsi, j’aurais pu vous suivre quelquefois à la chasse…

— Bah ! bah ! vous êtes trop peureuse, ma chère amie ; et puis il n’y a rien de plus embarrassant qu’une femme à la chasse : elle n’y prend aucun plaisir et empêche les autres d’en prendre. Si j’avais eu quelqu’un à qui vous confier… à la bonne heure ; mais nous n’avons pas un voisin sortable, et d’ailleurs vous ne voulez voir personne ; vous êtes une solitaire des plus farouches.

— Ce serait pour moi un grand plaisir de monter à cheval avec vous, mon ami ; mais seulement avec vous…

— Alors, comme je vous le dis, c’est impossible… Êtes-vous fantasque, ma pauvre Mathilde… Vous ne voulez jamais que des choses déraisonnables.

— C’est juste, n’en parlons plus… Je suis la plus heureuse des femmes… Mon bonheur doit me suffire — et je portai mon mouchoir à mes yeux.

Gontran avait trouvé fort naturelles et fort peu blessantes les réponses qu’il venait de me faire.

Il parut aussi surpris que contrarié de me voir pleurer.

— Ah çà — me dit-il avec impatience — à qui en avez-vous ? Nous sommes à causer là tranquillement, et vous voilà en larmes ? Mais à propos de quoi ? C’est donc une scène que vous voulez me faire ?

— Une scène ? non, Gontran ; non, je n’ai rien à vous dire, puisque depuis notre arrivée à Maran vous ne vous apercevez pas du contraste qui existe entre la vie que nous menons et celle que nous menions à Chantilly.

— Ah !… nous y voilà !… Chantilly, encore Chantilly, toujours Chantilly ! Vous n’avez que ce mot à la bouche comme un reproche. Mais savez-vous qu’à force de me parler ainsi de ce temps-là vous finirez par me faire prendre en grippe le souvenir de cette ravissante lune de miel. — Et il ajouta en riant de cette plaisanterie :

— Que voulez-vous ? ma chère. Lune de miel, elle a vécu… ce que vivent les lunes de miel. Le vers n’y est pas, mais la pensée y est… c’est égal.

— Ah ! Gontran… ne blasphémez pas les seuls heureux souvenirs qui me restent.

— Eh bien ! alors ne me répétez pas toujours la même chose, sans cela je vous punirai de la sorte. Voyons… raisonnons en bons amis sans nous fâcher… Croyez-vous que je me sois marié pour passer ma vie à vos genoux, à vous roucouler des fadeurs ? Vous n’êtes jamais contente. Si nous sommes dans le monde, vous êtes jalouse ; si nous vivons seuls, ce sont des exigences à n’en pas finir. Cela devient impatientant… à la fin ! — s’écria-t-il, ne pouvant pas se contenir davantage.

— Gontran, vous êtes sans pitié… Vous oubliez que j’ai déjà beaucoup souffert, que j’aurais droit à quelques ménagements.

— Ah mon Dieu ! mon Dieu ! quel caractère ! Est-ce encore une récrimination ? Voyons, dites-le franchement. Vous avez beaucoup souffert ? Si c’est à cause de Lugarto que vous me dites cela, vous avez tort.

— J’ai tort !

— Certainement, je ne puis que vous répéter ce que je vous ai dit dans le temps à ce sujet. Si vous aviez eu l’ombre d’adresse, de sagacité, avec quelques banalités affectueuses vous nous en auriez débarrassés sans vous compromettre comme vous l’avez fait.

— Sans me compromettre, mon Dieu ! Était-ce ma faute ?

— Mais il n’importe ! que ce soit votre faute ou non, vous avez été compromise, et c’est moi qui, tôt ou tard, en supporterai le ridicule.

— Moi ! je serais méprisée, moi !…

— Eh ! madame, j’aimerais mieux encore ma part que la vôtre ; si vous croyez qu’il sera bien agréable pour moi, lorsque nous serons de retour à Paris, d’être montré au doigt, comme un mari trompé… Mais en vérité — reprit-il avec colère — il faut que vous soyez folle, archifolle… d’élever de pareille discussions… Tenez, brisons-là… vous me feriez vous dire quelque dureté, vous éclateriez en reproches, en sanglots, et je veux que vous dîniez tranquille et moi aussi.

— Ce que vous dites là est horrible — repris-je après un moment de stupeur — c’est moi que vous accusez !… moi, la victime de toutes les calomnies de cet homme. Allez, Gontran, je ne sais quel sort me menace dans l’avenir… mais pour ce soir, rassurez-vous, je n’éclaterai pas en sanglots, vous pourrez dîner tranquille ; j’ai tant pleuré déjà, que mes larmes se tarissent. Le malheur m’a donné de la raison. Je ne vous ferai pas de reproches, ils seraient inutiles ; je veux seulement vous apprendre que je souffre, que je suis résignée… mais non pas insensible à votre indifférence.

— Allons, parlez — dit M. de Lancry, en se levant brusquement et en marchant à grands pas. — J’ai fait tout ce que j’ai pu pour tourner ceci en plaisanterie, je ne pourrai pas échapper à une scène. Ce matin j’ai fait une mauvaise chasse, la fin de la journée sera digne du commencement. Voyons, dites… finissons… Vous savez pourtant que je n’ai qu’un désir, celui de vivre en repos et de vous voir heureuse…

— Je vous remercie de vouloir bien m’entendre, Gontran. Eh bien ! il m’est cruel de voir que, depuis que nous sommes ici, vous n’avez pas eu pour moi un mot de tendresse, un mot de cœur, vous vivez auprès de moi comme si je n’existais pas.

— Mais au nom du ciel ! qu’est-ce que signifie tout ce jargon ? Que voulez-vous donc que je vous dise ? Si vous aimez tant à vous entendre raconter des galanteries, inspirez-m’en.

— Vous avez raison. Il y a longtemps que je suis pénétrée de cette triste vérité : on mérite ce qu’on inspire. Malgré vos duretés, je vous aime toujours ; vous méritez cet amour.

— Eh bien ! alors, soyez donc raisonnable, puisque ni vous ni moi ne pouvons rien à ce qui est — me dit Gontran avec moins de colère. Puis il ajouta :

— En vérité, Mathilde… votre caractère romanesque, exalté, vous rendra la plus malheureuse des femmes ; soyez donc raisonnable. Je vous l’ai dit cent fois, l’on ne se marie pas pour conjuguer perpétuellement et sur tous les tons le verbe j’aime ; on se marie pour avoir une maison, un intérieur, un existence plus assise ; on se marie pour vivre sans gêne ni contrainte tout le temps qu’on reste seul avec sa femme. Il est clair que si l’on se mariait pour continuer à faire sa cour, à dire des bérgerades, autant vaudrait rester garçon…

— Eh !… Gontran… Gontran… quel réveil…

— Vous me saurez gré, un jour, de faire justice de ces creuses rêveries ; il faut savoir quelquefois être sévère, c’est notre rôle, à nous autres hommes… à nous qui sommes appelés à devenir pères de famille ; c’est à nous à parler le langage de la raison, et je vous le parlerai… Oh ! d’abord, je suis décidé, bien décidé, à ne vous laisser aucune folle illusion ; une fois qu’elles seront détruites, vous verrez que vous vous arrangerez parfaitement bien dans la réalité qui vous restera.

— Cela est vrai, Gontran, une fois toutes mes illusions détruites, je m’arrangerai parfaitement dans la réalité qui me restera, comme vous le dites, seulement ce sera pour l’éternité.

— Allons, des menaces de mort maintenant ; comme c’est gai ! quelle conversation agréable !… Et puis vous vous plaignez après cela de me trouver maussade ? Je rentre ; au lieu de vous voir une figure avenante, souriante, heureuse, je vous vois triste et sombre ; avouez au moins que ce n’est pas fait pour me mettre en train d’être aimable.

— Il est vrai, mon âme est désolée… je ne puis vous le taire plus longtemps — dis-je avec amertume ; car le ton persiffleur, ironique que Gontran affectait, me blessait encore plus que ses duretés. — Il n’y a rien de plus impatientant, je le conçois — repris-je — que de voir tomber les pleurs qu’on fait verser… Mais ce n’est pas ma faute… je ne puis plus, comme autrefois, sourire à chaque blessure.

— Eh bien ! soit, je me résignerai à vous voir toujours en larmes ; que voulez-vous que j’y fasse. Puis-je vous empêcher de vous trouver la plus malheureuse des femmes ?

— Gontran, soyez juste, mon Dieu… Voyons, quelle est ma vie ? Qu’êtes-vous pour moi ?… ou plutôt, que suis-je pour vous ? Bonjour, bonsoir… Ma chasse a été bonne ou mauvaise… Jouez-moi cet air sur votre piano… Faites écrire à nos fermiers en retard… Voilà pourtant ma vie, Gontran, voilà ma vie, et vous voulez que je vous égaie, que je sois riante, que je sois joyeuse… Est-ce possible ? Hélas… c’était votre bonté, votre amour qui faisaient ma gaîté d’autrefois.

— Enfin voilà le dîner — dit Gontran en entendant la cloche — j’aime beaucoup mieux aller me mettre à table que de vous répondre, car vous finiriez par me mettre hors de moi, et j’en serais désolé ; discuter avec vous à ce sujet, c’est se battre contre des moulins à vent.

On annonça que nous étions servis.

— Venez-vous — me dit Gontran.

— Excusez-moi, mon ami, je n’ai pas faim, je suis souffrante.

— C’est agréable, et surtout d’un excellent effet pour vos gens — me dit Gontran. — À votre aise… ma chère amie…

Il sortit pour aller se mettre à table…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après le départ de mon mari, je rentrai dans ma chambre, et je fondis en larmes.

Rien n’avait pu le toucher ; j’en avais la certitude. Il ne soupçonnait même pas l’étendue des chagrins qu’il me causait. Dans mes plaintes, il ne voyait qu’une exaltation vague, romanesque ; tout espoir de l’apitoyer était à jamais perdu pour moi.

Malgré son égoïsme, malgré sa personnalité, il n’eût pas été absolument insensible à mes souffrances, s’il les eût comprises.

Si je ne vous parle plus le tendre langage d’autrefois, c’est que vous ne me l’inspirez plus — m’avait-il répondu.

C’était là une de ces révélations écrasantes qui se dressaient entre moi et l’espérance comme un mur d’airain.

Dans mon abattement je ne savais que répondre, hélas ! j’avais dix-huit ans à peine… et devant moi la vie… la vie tout entière.

Et encore je me disais que je n’étais peut-être qu’au commencement de mes chagrins, je pouvais déjà les comparer… en me souvenant des tortures de la jalousie… j’avais peut-être tort de me plaindre.

L’existence morne, froide que je menais à Maran… était presque négative, je n’avais au moins à regretter que le bonheur dont j’aurais pu jouir. Hélas !… peut-être fallait-il compter ces tristes jours parmi les meilleurs que me réservait l’avenir.

Je descendis alors dans mon cœur, je me demandai si, après tant de cruelles épreuves, mon amour pour Gontran était diminué.

Ce dernier entretien avec lui venait de me blesser tellement, que je me sentais dans un rare accès de franchise envers moi-même.

Hélas ! je m’aperçus avec une sorte de joie amère que je l’aimais toujours… toujours autant que par le passé.

J’ai maintenant peine à comprendre cette aveugle opiniâtreté d’affection.

Elle devait naître de cette conviction que Gontran pouvait encore, s’il le voulait, me rendre heureuse comme autrefois.

Ce dernier espoir, auquel je m’attachais de toutes mes forces, suffisait pour entretenir, pour aviver ce fatal amour. Un mélange d’orgueil et de défiance me persuadait que j’étais encore capable d’inspirer à Gontran l’adorable tendresse qu’il avait ressentie, mais que je manquais d’adresse de cœur, si cela peut se dire.

Je m’expliquais de la sorte ces passions indomptables qui survivent chez les femmes aux dédains les plus barbares… D’enivrants souvenirs vous disent que le bonheur est là, dans un regard, dans un sourire, dans une parole de l’homme que l’on chérit… et l’on ne peut croire que tantôt, que demain, il ne nous adresse encore ce sourire, ce regard, cette parole, auxquels notre vie nous semble attachée.

Lorsque l’amour arrive à cet état d’exaltation fébrile, d’opiniâtreté désespérée, il a, ce me semble, tous les caractères de la fureur du jeu, telle que je l’ai entendu analyser…

Un gain passé vous donne une confiance aveugle dans l’avenir… malgré vous, votre espérance s’augmente de chacune de vos déceptions, chaque pas fait dans cette voie brûlante, douloureuse, semble vous rapprocher du but insaisissable que vous poursuivez : plus vos pertes se multiplient, dites-vous, plus vos chances de gain s’accroissent.

Le sort se lassera — dit-on — et l’on rassemble ses dernières pièces d’or… et le gouffre du hasard les engloutit encore… et l’on a tout perdu…

Il se lassera de me dédaigner — dit-on — et l’on redouble de persévérance ; l’on épuise ses dernières preuves d’affection, ses derniers dévoûments… l’on tente une dernière, une terrible épreuve… et comme le joueur s’est brisé contre un hasard stupide… vous vous brisez contre une stupide indifférence.

Alors vous n’avez plus rien… plus rien… alors votre cœur est vide, alors vous avez usé toute votre puissance d’aimer, alors il ne vous reste, comme au prodigue, que le regret éternel d’avoir honteusement dissipé de si magnifiques trésors…

Je n’en étais pas encore là… Tout en l’accusant, j’aimais toujours Gontran.

Quelquefois je le croyais occupé du souvenir d’Ursule, je concevais alors que la jalousie redoublât pour ainsi dire mon amour au lieu de l’attiédir.

La jalousie met en jeu les sentiments les plus violents, l’amour-propre, l’orgueil, la crainte, l’espérance… et l’amour vit surtout d’agitations.

La jalousie ne diminue pas la passion, elle l’augmente ; plus celui qu’on aime charme et plaît, plus on vous dispute son cœur, plus sa valeur augmente à vos yeux.

Je voulus tenter une dernière épreuve et voir jusqu’à quel point j’étais encore éprise de Gontran.

Plusieurs fois, pensant au dévoûment de M. de Mortagne, j’avais aussi songé à M. de Rochegune, à son affection si fervente… La sérénité même avec laquelle j’allais au-devant de ces ressouvenirs me prouvait combien ils étaient peu coupables.

J’éprouvais pour M. de Rochegune de l’admiration, du respect, un sentiment analogue à celui que m’inspirait M. de Mortagne, sentiment rempli de calme, de douceur. Quoique ses traits ne fussent pas d’une régularité parfaite, je leur trouvais une expression pleine de noblesse et de dignité. Quand je pensais à l’intérêt qu’il me portail à mon insu, depuis si long-temps, et dont il m’avait donné tant de preuves, quand je me rappelais toutes les belles actions qu’il avait faites, quand je réfléchissais qu’à cette compatissante bonté il joignait un courage à toute épreuve, un caractère ardent, chevaleresque, je reconnaissais que M. de Rochegune réunissait toutes les rares qualités qui doivent inspirer la passion la plus vive…

Et pourtant, loin d’éprouver du regret en pensant que j’aurais pu l’épouser, je le sentais, à cette heure encore, j’aurais pu choisir entre lui et Gontran, que mon cœur eût toujours été pour Gontran.

Hélas ! cet aveu me coûte, il est sans doute le signe d’une nature mauvaise.

Aux yeux de la raison, de l’équité, il n’y avait pas de comparaison à faire entre M. de Lancry et M. de Rochegune quant aux qualités essentielles, et même quant à l’état qu’on faisait de chacun dans le monde.

Je ne m’abusais pas ; Gontran plaisait aux jeunes gens et aux femmes par ses grâces, par son élégance, par son esprit, par sa gaîté : mais on comptait sérieusement avec M. de Rochegune : il commandait cette déférence, cette grave considération qu’on n’accorde jamais qu’aux hommes d’une haute position ou d’un très grand caractère ; je ne parle pas même de sa naissance illustre, de sa brillante fortune, quoique ces avantages, joints à ceux qu’il possédait déjà, donnassent plus de poids à la place qu’il occupait dans le monde.

Eh bien ! à ma honte, je le répète, cette comparaison ne faisait rien perdre à Gontran dans mon cœur. Oui, je le dis… à ma honte… parce que je crois qu’un amour indigne est le fait d’une nature ou mauvaise ou pervertie.

Les amours qu’on est forcé d’excuser en disant que la passion est aveugle sont presque toujours des amours bassement placés ; en persistant dans mon adoration pour un homme dont je subissais les mépris, les insultes, j’étais, je le sens, coupable d’un de ces amours sans nom.