Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/04

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Gosselin (Tome Vp. 79-106).
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Quatrième partie


CHAPITRE IV.

CORRESPONDANCE.


Environ trois mois après mon arrivée, Blondeau me remit un petit carton qu’un commissionnaire avait apporté. Je l’ouvris, pâlis d’effroi… en voyant un bouquet de ces fleurs vénéneuses d’un rouge éclatant que M. Lugarto m’avait autrefois envoyées, et qui depuis lors étaient devenues comme le symbole de son odieux souvenir, puisque madame de Richeville avait reçu un bouquet pareil le jour de la mort de M. de Mortagne.

Avec ce bouquet était la lettre ci-jointe écrite par mon mari à un de ses amis que je ne connaissais pas, l’enveloppe ayant été enlevée.

Comment M. Lugarto qui n’était pas à Paris, du moins je le supposais, avait-il pu intercepter la correspondance de M. de Lancry, je ne pus le savoir ; mais je ne fus pas étonnée de ce fait : cet homme, grâce à son immense fortune, pouvait corrompre les gens ou avoir des créatures à lui au sein même de la maison des personnes qu’il épiait. Quant au but de cet envoi, il n’était pas douteux : ignorant mon indifférence pour M. de Lancry, M. Lugarto croyait me blesser douloureusement en me dévoilant les mystères de la conduite de mon mari et d’Ursule. Si cette intention ne fut pas absolument remplie, cette lettre ainsi qu’on va le voir, dut néanmoins me causer de pénibles ressentiments ; la nouvelle perfidie de M. Lugarto porta donc quelques fruits amers. Voici la lettre de mon mari.


M. DE LANCRY À ***.
Paris, janvier 1835.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Je vous remercie de votre lettre, mon cher ami ; la mienne a dû bien vous étonner lorsqu’il y a un mois vous m’avez écrit pour me demander ces renseignements que vous savez, et que vous avez ajouté :

« Que devenez-vous ? puis-je croire à ce que j’ai par hasard entendu dire dans mon désert ? est-il vrai que vous soyez l’heureux préféré de la femme la plus à la mode de Paris, qui à force d’esprit et de charmes a su faire oublier qu’elle s’appelait du nom vulgaire de madame Sécherin ? — Est-il vrai que mademoiselle de Maran, tante de votre a femme, de votre Eurydice, soit en train de se ruiner ; qu’elle dépense un argent fou, qu’on cite la splendeur des fêtes qu’elle donne, le luxe de sa maison, etc., etc. ? Il me semble que dissiper à son âge, c’est commencer un peu tard. »

« J’ai répondu longuement à une partie de ces questions ; je vais continuer, car je suis dans un jour où mon cœur déborde de fiel et de haine.

« Vous êtes de ces hommes éprouvés auxquels on peut tout confier, et qui peuvent tout comprendre. Vous avez fondu deux énormes héritages dans l’enfer de Paris ; vous avez tué trois hommes en duel, vous avez survécu à une horrible blessure que vous vous êtes faite en tentant de vous brûler la cervelle. Maintenant, revenu de ces folies, comme vous dites, vous vivez en philosophe « contemplateur et rêveur dans une vieille maison au fond de la Bretagne, heureux de regarder vos grèves en écoutant le bruit de la mer qui les bat incessamment. » C’est dire que vous avez un caractère ferme, une rare connaissance des faiblesses humaines. Vous ne vous étonnerez donc pas des confidences qu’il me reste à vous faire.

« Je suis entouré d’êtres si niais ou si envieux que je me tuerais plutôt que de leur laisser soupçonner ce que je souffre ; ils seraient trop contents. Vous me mépriserez peut-être, homme stoïque ! Il n’importe ; je ne puis souffrir plus longtemps sans me plaindre à quelqu’un et de mes tourments et de mon bonheur, puisque mon bonheur est encore un tourment.

« J’ai d’ailleurs éprouvé un grand soulagement en vous écrivant ma première lettre ; je continue, puisque vous me dites ne pouvoir me donner aucun conseil avant de savoir la fin de mon histoire. Écoutez donc[1].

« Dévoré de jalousie en apprenant qu’Ursule était à Paris entourée d’adorateurs ; voulant à toute force ressaisir mes droits, malgré le peu d’espoir que devait me laisser la lettre insolente qu’elle m’avait écrite, et qui était tombée entre les mains de son mari, je quittai Maran. J’abandonnai ma femme, j’arrivai ici.

« Je trouvai Ursule toujours belle, railleuse, fantasque et fière. Lorsque je voulus lui parler de mon bonheur passé, elle m’accabla de moqueries ; je me contins, j’avais mon projet.

« Mademoiselle de Maran, tante de ma femme, me reçut à merveille ; je vous ai dit sa haine contre Mathilde, cela vous aidera à comprendre ce qui suit. Je connaissais Ursule : elle avait un goût effréné pour le luxe et pour les plaisirs, et pouvait beaucoup sacrifier à ce goût ; mais je savais aussi que, malgré sa pauvreté, malgré la hardiesse de ses principes, l’effronterie de son caractère, elle était, par un bizarre mélange d’orgueil et d’indépendance, incapable de certaines bassesses.

« Pourtant le meilleur moyen de m’imposer à elle, de la dominer autant qu’on peut la dominer, était de la mettre à même de mener cette existence splendide, le rêve de toute sa vie, et cela sans froisser sa susceptibilité souvent très ombrageuse.

« Pour concevoir la détermination que je pris alors, il faut vous rappeler que jamais je n’ai hésité entre une somme d’argent si considérable qu’elle fût et un désir si insensé qu’il fût aussi ; il faut surtout vous convaincre que j’aimais, que j’aime encore Ursule avec toute l’ardeur, toute la rage d’un amour irrité, contrarié, inquiet, toujours inassouvi…

« Maintenant, tel est le problème que j’avais à résoudre : — Me rendre indispensable à Ursule en l’entourant de toutes les jouissances, de toutes les splendeurs imaginables, sans que sa délicatesse pût s’offenser, surtout sans que le monde pût jamais pénétrer ce mystère.

« L’avarice de mademoiselle de Maran, sa haine contre ma femme, qu’elle était enchantée de voir ruiner, me servirent à souhait ; voici comment.

« Un jour, devant Ursule, qui logeait chez elle, je vous l’ai dit, je demandai à mademoiselle de Maran ce qu’elle dépensait par an pour sa maison, son écurie, etc., etc. Elle me répondit : Quarante mille francs. Je m’écriai qu’on la volait, qu’elle ne recevait jamais personne, que ses voitures étaient horribles ; tandis qu’avec cette somme, moi, je m’engageais à lui tenir la meilleure maison de Paris, si elle voulait se fier à moi et suivre mes conseils.

« — Comment cela ? me dit-elle.

« — Donnez-moi 40,000 francs, ne vous occupez de rien, et je me charge de votre dépense pendant un an. Vous verrez de quelle manière je vous ferai vivre : seulement, si vous acceptez, vous irez passer quelques mois à la campagne pour me laisser le temps de faire les changements nécessaires à votre hôtel, cela sans bourse délier de votre part ; je retrouverai cette dépense sur les 40,000 francs annuels.

« Ursule me regarda. Il me sembla qu’elle comprenait ma pensée, car un sourire… (oh ! si vous connaissiez ses sourires !…) me récompensa de mon ingénieux stratagème.

« Vous entendez à demi-mot, n’est-ce pas ? Ursule devait jouir de tout le luxe que je prétendais improviser avec les 40,000 francs de mademoiselle de Maran ; celle-ci accepta ma proposition en riant aux éclats (elle rit toujours ainsi lorsqu’elle fait quelque perfidie). Quinze jours après notre convention, mademoiselle de Maran était établie à Auteuil avec Ursule dans une ravissante maison qu’un Anglais, dégoûté de ce séjour, m’avait, disais-je, louée pour rien. J’ai toujours eu le génie des impromptus, quand l’argent ne me manque pas.

« Il est inutile de vous dire ce que me coûta l’arrangement de cette maison d’Auteuil, où je me rendais chaque jour. C’était un cottage véritablement féerique. Pendant ce temps-là les travaux de l’hôtel de Paris avançaient rapidement. J’avais commencé la réforme par l’écurie. Je remplaçai les antiques voitures de mademoiselle de Maran par les plus jolis attelages de Paris. Sachant combien Ursule aimait à monter à cheval, je décidai mademoiselle de Maran à louer un petit appartement vacant alors chez elle à mon oncle, le duc de Versac, complètement ruiné par la révolution de juillet ; il servit ainsi de chaperon à Ursule dans ses promenades équestres avec moi, et la conduisit dans le monde lorsque mademoiselle de Maran ne pouvait l’y accompagner.

« Grâce à mon activité, au commencement de l’hiver l’hôtel de Maran fut transformé en un vrai palais. Un magnifique rez-de-chaussée fut réservé pour les réceptions. L’appartement d’Ursule, le temple de mon idole chérie, était une merveille de luxe et d’élégance : je le remplis de meubles rares, de porcelaines précieuses, de tentures admirables, de tableaux des meilleurs maîtres. On crut que mademoiselle de Maran devenait folle, car les énormes dépenses que je faisais chez elle lui étaient nécessairement attribuées. Elle le laissait croire, et moi aussi pour mille raisons que vous sentez bien.

« Mademoiselle de Maran, pendant l’hiver, donna des bals superbes, pendant le carême des concerts excellents, et au printemps des soirées champêtres dans son immense jardin, où j’avais fait des prodiges.

« L’hôtel de Maran devint la maison la plus agréable, la plus recherchée de Paris. Mademoiselle de Maran avait de plus une loge à l’Opéra et une aux Bouffons, le tout au moyen des éternels quarante mille francs qu’elle me donnait annuellement.

« Lorsque je lui rendis ses comptes, au bout de la première année, elle se mit à rire aux éclats, déclara que j’étais un enchanteur, et me supplia de continuer d’être son intendant. J’avais dépensé plus de dix mille louis. Il est inutile de vous dire qu’Ursule était la reine de ces fêtes, données pour elle et presque par elle, car elle en faisait les honneurs avec une grâce exquise, une dignité non pareille. Elle était devenue une excellente musicienne. Dans les concerts de l’hôtel de Maran elle montra un talent du premier ordre. Bientôt on ne parla que d’elle, de son esprit brillant et hardi, de sa gaîté, spirituelle et moqueuse, surtout de son audacieuse coquetterie, qui me mettait à la torture et éveillait en moi toutes les fureurs de la jalousie.

« Mademoiselle de Maran subit elle-même l’influence de cette femme séduisante ; car elle ensorcelait tout ce qui l’approchait, toujours égale, câline, flatteuse, insinuante avec les femmes, avec les hommes : elle était tour à tour fantasque, brusquement provocante, ou d’une indifférence glaciale ; grâce à ce manège elle avait fini par passer pour énigme vivante, et pouvoir tout risquer, tout oser impunément.

« Contraste étrange ! cette femme, qui jouissait sans scrupules de toutes les dépenses qu’au nom de mademoiselle de Maran je faisais pour elle, me traita avec la dernière dureté, avec le plus outrageant mépris, parce qu’une fois je voulus lui offrir quelques bijoux pour sa fête.

« En y réfléchissant, cela ne m’étonna pas. Ursule est remplie de tact : on sait qu’elle est pauvre, le moindre luxe personnel l’eût compromise : elle s’est donc créé une mode à elle, à la fois de la dernière simplicité et d’une extrême élégance. Elle a un cou si charmant, un bras si frais, si blanc et si rond, qu’il y a d’ailleurs de la coquetterie à elle à se passer de colliers et de bracelets.

« Sa toilette consiste toujours pour le soir en une robe de crêpe blanc d’une fraîcheur ravissante et d’un goût adorable ; une fleur naturelle dans ses beaux cheveux, un bouquet pareil au corsage : jamais elle ne porte autre chose. Le matin, c’est une petite capote et une robe des plus simples avec un grand châle de cachemire. Vous voyez que les soixante mille francs de sa dot doivent lui suffire longtemps pour son entretien.

« Quant aux magnificences qui l’entourent et dont elle fait les honneurs, elle en est aussi fière, aussi heureuse que si elle en était la maîtresse et non pas le prétexte ; car cette femme singulière aime moins la possession que la jouissance du luxe. Cette distinction vous paraîtra subtile. Si vous connaissiez Ursule, vous la trouveriez juste.

« Eh bien, malgré tant de dévouement, malgré tant de sacrifices, souvent… je ne suis pas heureux. J’ai la conscience d’être nécessaire à Ursule, je suis sûr qu’elle ne renoncerait que difficilement à l’empire qu’elle a sur moi… Mais quel empire !

« Après la lettre qu’elle m’avait écrite et qui fut surprise par son mari, elle aurait dû être très embarrassée lors de sa première entrevue avec moi. Il n’en fut rien ; malgré ce que vous appelez ma rouerie, je fus plus gêné qu’elle. Cela ne vous étonnerait pas si vous connaissiez la trempe de ce caractère, la souplesse, l’audace, la supériorité de cet esprit.

— « Pensez-vous réellement tout ce que vous m’avez écrit ? lui dis-je avec amertume.

« Elle se prit à rire, car cette femme rit toujours, et me répondit :

— « Êtes-vous de ces gens aveugles qui confondent le présent et le passé ! Ce qui était vrai hier ne peut-il pas être faux aujourd’hui, et ce qui était faux hier ne peut-il pas être vrai à cette heure ! Ne vous occupez donc pas de pénétrer si j’ai pensé ou non ce que je vous ai écrit dans des circonstances différentes de celles où je vous revois. Vous m’aimez, dites-vous ; faites donc que je vous aime, ou que je semble vous aimer. Me forcer à feindre un sentiment que je ne ressens pas est plus flatteur encore que de m’inspirer un sentiment que j’avoue. Si je vous aime sincèrement, votre cœur sera flatté ; si je simule cet amour, votre orgueil triomphera. De toute façon votre rôle est assez beau j’espère. »

« Que répondre à de tels paradoxes, à de telles folies, surtout lorsque ces folies sont murmurées à votre oreille par une bouche de corail aux dents perlées, aux lèvres fraîches, sensuelles et pourprées, dont les coins se sont veloutés depuis peu d’un imperceptible duvet noir… Que répondre lorsque ces paroles sont accompagnées d’un regard profond, ardent, voluptueux… Oh ! vous ne savez pas la puissance magnétique de ces deux grands yeux bleus qui sous leurs longs cils et leurs minces sourcils d’ébène, vous dardent, quand ils le veulent, la passion jusqu’au fond du cœur… ou se plaisent méchamment à vous glacer par leur dédain moqueur… Non, non on ne rencontrera jamais des yeux pareils…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Je ne reculai donc devant aucun sacrifice. Alors commença pour moi une vie d’agitation continuelle… car cette femme est incompréhensible, impénétrable ; je ne sais encore ce que je suis pour elle.

« Tantôt elle semble éprouver pour moi un amour irrésistible auquel elle cède parfois avec une sorte de tendre dépit. Vous dire ce qu’elle est alors… vous dire ce qu’elle est dans ces rares moments d’ivresse et d’abandon m’est impossible… aussi impossible que de vous peindre ses brûlantes langueurs lorsque, succombant au sentiment que je lui inspire, elle me maudit avec une grâce si enchanteresse et si passionnée.

« Tenez, à cette seule pensée mon cœur bat, mon sang bouillonne, mes joues s’allument, et pourtant cette liaison dure depuis plus de deux ans, et pourtant je suis presque sûr que cette femme me trompe, et pourtant durant ces deux années je n’ai pas eu peut-être un mois de bonheur complet, car à chaque instant cette créature insaisissable m’échappe, me raille, me rejette du ciel dans l’enfer en me laissant au cœur d’affreux doutes que le lendemain elle sait dissiper d’un regard ou d’un sourire…

« Oh ! vous n’imaginez pas ce que c’est que, de vivre dans ces alternatives continuelles d’espérance et de désespoir, de joie et de larmes, de colère et d’amour, de méfiance et d’aveuglement ; vous ne savez pas quel art infernal sait lentement filtrer l’ambroisie dont elle pourrait m’enivrer ! Figurez-vous un malheureux dont les lèvres sont desséchées et à qui l’on distillerait goutte à goutte à de longs intervalles l’eau limpide et fraîche qui pourrait apaiser la soif…

« Oh ! dites, dites, ne serait-ce pas rendre sa soif plus inextinguible, plus cruelle encore ? Dites, ne serait-ce pas à mourir de rage ?… Telle est pourtant ma vie… sans cesse dévorée d’amour… Ursule ne m’accorde jamais assez pour satisfaire ma passion, et toujours assez pour l’irriter et pour rendre ainsi sa domination plus despotique encore.

« Oh ! la créature infernale… Elle sait bien que d’un souvenir ardent naissent d’ardentes espérances, et que ce qui est inassouvi est toujours éternel.

« Tel est le secret de ma faiblesse de ma lâcheté, de ma honte. Tel est aussi le secret de ma joie insensée, délirante, lorsqu’Ursule daigne être pour moi une femme et non pas un démon insolent et moqueur.

« Tantôt encore elle sait me persuader ou plutôt je me persuade que, malgré tous ses désolants caprices, Ursule m’aime ardemment, et que sa conduite bizarre est calculée pour me tromper sur l’amour qu’elle a pour moi ; amour dont son orgueil se révolte. Tantôt je crois que c’est pour conserver plus longtemps mon cœur, qu’elle feint l’inconstance et le dédain, parce qu’elle sait que la satiété me viendrait peut-être si je n’avais plus d’inquiétude sur la sincérité de son affection… Je vois alors une preuve de violente passion dans ce qui d’autres fois me révolte et m’indigne.

« Enfin, dans mes jours de soupçons, je me figure qu’elle ne m’aime pas, qu’elle me tolère parce que je trouve le moyen de flatter ses goûts et ses penchants.

« N’est-ce pas que c’est affreux ? Oh ! la misérable ! elle sait bien que ce sont ces doutes irritants qui font sa force, elle le sait bien !

« Si je me croyais ingénument, stupidement aimé comme je l’ai été par ma femme et par bien d’autres, l’indifférence, le dégoût viendraient bien vite… de même que si je me croyais impudemment joué, je l’abandonnerais sans hésiter… Malédiction ! Qui m’éclairera donc ? que pensez-vous vous-même ? Et encore non, moi seul puis juger de cela ; si j’en suis incapable, vous ne réussirez pas mieux que moi.

« Ce qui m’est encore douloureux, c’est la lutte de mon orgueil et de mon amour-propre : mademoiselle de Maran évite avec soin tout ce qui, aux yeux du monde, pourrait ressembler de sa part à une tolérance coupable ; j’ai revendu la maison que j’avais achetée à M. de Rochegune, et je me suis logé assez près de l’hôtel de Maran, à Auteuil, j’ai un pied à terre, et mes droits apparents ne sortent pas des limites d’une intimité ordinaire. Quant à Ursule, elle est pour moi dans le monde comme pour tous les hommes qui s’occupent d’elle, ni plus, ni moins, et beaucoup de mes amis demandent encore si je suis heureux ou non.

« Tantôt je me révolte à la pensée qu’un bonheur qui me coûte si cher soit ignoré, et je suis assez jeune pour songer à compromettre Ursule ; d’autres fois, craignant d’être trompé et de passer pour un homme ridicule, je contribue à égarer l’opinion en nommant moi-même mes rivaux.

« Oh ! tenez, voici encore une des plaies de cet indigne et brûlant amour ; c’est de ne pas savoir si Ursule me trompe ! Je l’ai fait suivre. Peut-être s’en est-elle aperçue, car l’on n’a rien découvert : cela ne m’a pas rassuré. Je crois plus à son adresse qu’à sa vertu.

« Ce qui est encore affreux dans de pareils amours, c’est que les bassesses, les trahisons que l’on a commises sont autant de liens qui vous enchaînent à votre fatale idole… Quelquefois je m’indigne de ce qu’Ursule ne me tienne pas assez compte du mal que j’ai fait, des douleurs que je cause ; car cet argent que je dissipe à pleines mains… c’est la fortune de ma femme qui vit seule et malheureuse… Mais ces réflexions me trouvent impitoyable ; j’ai assez de mes chagrins sans songer à ceux des autres ; et puis c’est une question d’argent après tout, et je n’ai jamais su ce que c’était que l’argent… Toute ma terreur est de penser à ce que je deviendrai quand cette fortune sera dissipée. Ursule s’accommodera-t-elle toujours de la maison plus restreinte de mademoiselle de Maran ? car celle-ci ne la quittera plus ; elle vieillit et elle avoue l’horreur qu’elle aurait pour la solitude… Pour rien au monde elle ne voudrait maintenant se séparer d’Ursule… Mais moi… moi, que deviendrai-je ?

« Pour conjurer ces fatales pensées, je veux vous donner un exemple de ma persévérance et de mon soin à prévenir les plus frivoles caprices de cette femme.

« Il y a deux mois environ, elle me boudait ; jamais je n’avais été plus malheureux, c’est-à-dire plus amoureux. Voici pourquoi. Ursule ayant eu la fantaisie de jouer la comédie à l’hôtel de Maran, un théâtre avait été élevé comme par enchantement ; Ursule y avait montré un talent incroyable dans le rôle de Célimène du Misanthrope, et, par un de ces contrastes qu’elle affectionne, elle avait voulu jouer ensuite un rôle de mademoiselle Déjazet dans une petite pièce très graveleuse : c’était à devenir amoureux fou d’Ursule, si l’on ne l’eût été déjà.

« Tout le monde resta stupéfait. Les gens les plus prévenus furent forcés de convenir qu’après mademoiselle Mars personne n’avait joué Célimène avec autant de grâce, de finesse, d’esprit, et surtout avec un plus grand air ; quant à la petite pièce, Ursule avait au moins rivalisé avec mademoiselle Déjazet pour la malice et l’effronterie libertine : enfin, son succès dans ces deux ouvrages si différents avait été véritablement inouï.

« Transporté d’amour et d’orgueil, je vins joindre mes éloges à ceux de la foule ; savez-vous ce qu’Ursule me répondit avec son insolence et son cynisme habituel !

« — Lorsqu’une femme du monde joue la comédie, son amant est le dernier qui doive se féliciter de la voir si parfaite comédienne. »

« Puis pendant quelques jours elle me bouda, et se compromit assez gravement avec lord C***, homme très aimable et très à la mode.

« Cette fois je fus sur le point de rompre avec Ursule ; un caprice de cette étrange créature, en me jetant dans une de ces folles dépenses, qu’elle prenait à tâche de provoquer, me remit sous le joug plus épris que jamais.

« Sachez d’abord que j’avais fait construire au milieu du jardin de l’hôtel de Maran un très grand chalet suisse ; au printemps, il servait de salle de bal ; à l’intérieur ses murs étaient recouverts de sapin rustique, ornés d’une incrustation de bois des îles d’un vert tendre représentant des guirlandes de vignes.

« J’arrive sombre et chagrin. Ursule était dans le chalet avec mademoiselle de Maran et lord C***. Au milieu de la conversation, Ursule dit en montrant les murs du pavillon :

« — Mon Dieu ! qu’une tenture tout en fleurs naturelles serait ravissante ! Comme l’intérieur de ce chalet ainsi tapissé serait admirable ! Il est bien dommage que ce soit un rêve de fée.

« Lord C*** et mademoiselle de Maran s’écrièrent qu’en effet une telle idée était impossible à réaliser. Ursule me jeta un de ces regards dont elle connaissait la puissance et parla d’autre chose ; je la compris.

« Le lendemain les murs intérieurs du chalet disparaissaient sous une véritable tenture de fleurs naturelles ; des treillis de jonc très serrés avaient été couverts de jasmins, d’œillets blancs, de roses blanches, tellement pressés et symétriquement arrangés, que cette masse de fleurs formait un fond très uni, d’une blancheur de neige, sur lequel de gros bouquets de roses étaient régulièrement disposés et attachés avec des flots de rubans de satin bleu-ciel, ainsi que cela se voit dans les tapisseries.

« Il est impossible de dire ce qu’il m’avait fallu d’argent, de soins, de volonté pour rassembler en vingt-quatre heures cette énorme quantité de fleurs, car il y avait peut-être cent pieds de lambris à recouvrir en entier.

« Ursule daigna se montrer sensible à cette attention, me pardonner les tourments qu’elle m’avait fait souffrir, et je fus encore le plus fortuné des hommes.

« Une autre fois, un soir, à la campagne, à Auteuil, par un magnifique clair de lune, on parlait de l’ouverture d’un nouvel opéra-comique d’Auber, alors fort en vogue ; l’on en vantait l’harmonie à la fois savante et mélodieuse. Ursule, qui prenait plaisir à me mettre au défi, dit en me regardant : — « Quel dommage que cette délicieuse musique ne puisse nous arriver de Paris avec cette faible brise… qui murmure dans les arbres du jardin. »

« Il était six heures. Je sors un moment. Je reviens, je trouve le moyen de retenir Ursule et mademoiselle de Maran jusqu’à près de minuit. On entend tout-à-coup dans le lointain cette ouverture jouée à grand orchestre, et arrivant, ainsi que l’avait désiré Ursule, avec la faible brise qui murmurait dans les arbres du jardin.

« Cela vous semble tenir du prodige, rien n’était plus simple. À peine Ursule avait-elle exprimé ce désir, que j’avais aussitôt envoyé deux de mes gens à Paris ; ils y arrivaient en vingt minutes : l’un obtenait pour une somme considérable que le chef d’Orchestre de l’Opéra-Comique vînt après le spectacle à Auteuil avec ses instrumentistes ; l’autre s’occupait de trouver des voitures de remise et de les tenir attelées à la porte du théâtre avec des chevaux de poste pour amener rapidement les musiciens et leurs instruments. Cet opéra était assez étudié pour être exécuté sans la partition. Le spectacle finit à onze heures ; une heure après, l’orchestre entier était à Auteuil, caché dans un massif, et réalisait ainsi un caprice d’Ursule.

« Cette fois j’eus à peine un remerciement ; je l’avais habituée à de telles surprises en ce genre qu’elle s’était blasée sur les prodiges que j’opérais à force d’or.

« Poussé à bout par tant d’insolence, d’ingratitude et de dureté, j’osai récriminer, parler des sacrifices de toutes sortes que je lui avais faits, de ma femme que j’abandonnais, de sa fortune que je dissipais. Ursule, prenant des airs de fierté glaciale et de mépris écrasant, me demanda ce que je voulais dire, si j’étais un homme d’assez mauvais goût pour lui reprocher une sérénade ou un bouquet (faisant allusion à la tenture de fleurs et à l’orchestre invisible) ! Quant à mes autres sacrifices, elle ne me comprenait pas du tout. Mademoiselle de Maran s’ennuyant seule, la voyant isolée, lui avait proposé, à elle Ursule, devenir habiter l’hôtel de Maran, et de l’aider à en faire les honneurs. Cette maison était fort agréable sans doute, grâce à l’économie bien entendue que je mettais dans les dépenses de mademoiselle de Maran ; mais elle, Ursule, quelle obligation personnelle pouvait-elle m’en avoir ? Ne m’avait-elle pas exprimé toute son indignation, une fois que je m’étais permis de lui offrir quelques bijoux ?

« Tout cela était vrai. Par un de ces contrastes inexplicables si nombreux dans le caractère d’Ursule, je vous le répète, elle eût rougi d’accepter un diamant, et elle n’hésitait pas à faire les honneurs d’une maison dont je soutenais secrètement l’énorme dépense, et elle n’hésitait pas à me jeter, avec une sorte de joie méchante, dans les plus folles, dans les plus stériles prodigalités.

« Enfin, lorsque désespéré, furieux de me voir ainsi traité, je lui reprochais d’être mon mauvais génie, Ursule riait aux éclats, me répondait audacieusement : — « Je vous avais bien dit de toujours vous défier de moi lorsque je semblerais éprouver pour vous autre chose que de l’indifférence ou du dédain, pouvant bien quelque jour me mettre en tête de venger Mathilde. Or, ce que je vous avais prédit est arrivé : je venge Mathilde. »

« Le lendemain, un mot tendre de sa part me fit encore oublier ses mépris…

« Tenez, j’ai beau mettre mon inconcevable conduite sur le compte d’un de ces amours insensés dont il y a tant d’exemples, malgré moi… oui… malgré moi, je crois qu’il y a là quelque chose de fatal… Je suis devenu superstitieux : je vous dis que cette femme est fatale.

« Il y a dans sa joie quelque chose de sombre ; dans son influence, dans sa fascination quelque chose d’étrange.

— « Mademoiselle de Maran me dit quelquefois : — « Je ne me suis jamais attachée à personne ; personne ne m’a jamais dominée, et voilà que je ne puis plus me passer de cette jeune femme. Je sais qu’elle est malicieuse comme un démon, mais c’est égal, il me semble que le feu de ses grands yeux bleus éclaire tout autour de moi. » Mademoiselle de Maran a raison, ses yeux rayonnent d’un éclat extraordinaire ; on dirait que la lumière dont ils brillent provient d’un foyer de lumière intérieure… Allons, je me tais, vous riez et vous m’accusez de croire au diable…

« Adieu, j’ai la tête en feu ; cette pensée rétrospective sur ces années passées me fait l’effet d’un songe douloureux.

« Que pensez-vous de tout ceci ! répondez-moi, conseillez-moi, plaignez-moi.

« G. de Lancry. »



  1. La première lettre contenait sans doute le récit de la vie de Gontran jusqu’au moment où il vint rejoindre Ursule à Paris.