Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/18

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Gosselin (Tome VIp. 20-40).
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Quatrième partie


CHAPITRE XVIII.

LE SALUT.


Le médecin m’avait laissé un cordial d’un effet puissant… me recommandant d’en user s’il était nécessaire de soutenir, de remonter le moral d’Emma pendant quelque temps.

Profitant de sa faiblesse, je présentai à ses lèvres une cuillerée de cette potion ; elle but machinalement.

Quelques minutes après, une faible rougeur colora ses joues : et elle ouvrit des yeux étonnés, comme si elle sortait d’un songe.

Ne voulant pas laisser revenir sa pensée sur la douloureuse impression qui avait causé son évanouissement, voulant frapper un coup décisif, je m’écriai :

— Réveillez-vous donc, paresseuse ! M. de Rochegune vient d’arriver ; il est là avec madame de Richeville.

À peine le nom de M. de Rochegune avait-il été prononcé, que le cœur d’Emma recommença de battre avec une force qui m’effraya.

Elle me regarda d’un air surpris, radieux, mais sans la moindre confusion.

M. de Rochegune est de retour ? — murmura-t-elle.

— Oui… oui… — lui dis-je d’une voix entrecoupée, fébrile, sentant que chaque mot tuait une de mes espérances. — Oui… il vient avec de grands projets qui vous concernent… et dont je m’entretenais toujours avec lui… je l’aimais de tout l’amour qu’il vous portait, mais nous ne pouvions encore rien vous dire… il y avait des obstacles… de grands obstacles… à ce qu’alors vous fussiez instruite de ses desseins… Oui… nous ne pensions qu’à vous… et vous croyiez que je ne pensais qu’à lui… qu’il ne pensait qu’à moi… C’est pour cela que vous aviez quelquefois contre moi de ces ressentiments que vous ne compreniez pas… C’était de la jalousie, entendez-vous, pauvre enfant ! de la jalousie bien injuste, car M. de Rochegune vous aime autant que vous l’aimez sans vous rendre compte de cet amour… Oui… il vous aime… il vous aime.. ; maintenant vous ne pouvez plus douter ni de vous ni de lui ; les obstacles qui existaient n’existent plus… il vous demande en mariage à votre seconde mère ; elle y consent. Ainsi vous passerez désormais votre vie avec lui ; mais il faut bien vite ne plus être malade, reprendre vos jolies couleurs roses… Hé bien, parlerez-vous encore de mourir maintenant ?…

Il faut renoncer à exprimer les mille gradations par lesquelles cette pauvre figure si souffrante et si décolorée passait à mesure que je parlais ; la surprise, la joie, la stupeur, la crainte, le ravissement, l’extase se peignirent sur ses traits avec une vivacité, une énergie qui m’effrayèrent.

Pourtant j’avais prévu que, dans cette circonstance décisive, les ménagements, les préparations, les réticences, n’opéraient pas la révolution profonde, fulgurante, que l’on devait avant tout rechercher dans une révélation d’un effet aussi héroïque.

Emma fut sauvée… Mais je n’eus pas d’abord cette heureuse créance ; la secousse fut terrible. Pendant plusieurs heures j’eus des transes mortelles.

À de nouvelles défaillances succéda un accès de délire pendant lequel Emma prononça des phrases sans suite, mais où je distinguais surtout mon nom accompagné de ces mots : « Pardon, ange tutélaire ! »

Par un étrange oubli, ou plutôt par un puissant instinct de chaste délicatesse, elle ne prononça pas une fois le nom de M. de Rochegune.

Cette crise fiévreuse se termina heureusement non par une pénible torpeur, mais par un bienfaisant sommeil.

Le médecin revint au moment où Emma commençait à s’endormir.

À mon tour j’étais accablée, défaillante.

— Hé bien, madame ? — me dit-il avec anxiété.

Sans lui répondre, je lui montrai Emma d’un coup d’œil, et je cachai ma figure dans mes mains en pleurant.

Au bout de quelques secondes passées sans doute à s’assurer de l’état de la jeune fille, M. Gérard s’écria avec une expression de joie indicible :

— Elle est presque sauvée. Vous lui avez parlé… Ah ! Madame, c’est une résurrection, un miracle ! C’est admirable ! Peut-être vous devra-t-elle la vie… Cette violente secousse a opéré le résultat le plus salutaire. Voyez… elle dort… elle dort profondément, et depuis cinq jours son repos n’était qu’une lourde somnolence. Mais comment lui avez-vous fait cette révélation, Madame ?

Je racontai tout au médecin, excepté ce qui me concernait.

Quand je lui eus dit de quelle manière j’avais appris à Emma le prétendu retour de M. de Rochegune, d’abord il frémit ; puis il se rassura, en me disant :

— Vous avez eu, Madame, plus de courage, plus de raison que je n’en aurais eu. Cette jeune fille était perdue, une crise violente pouvait seule la sauver. Des ménagements n’auraient pas amené ce résultat inespéré… Il y a tout lieu de penser qu’elle entrera rapidement en voie de guérison. Maintenant, Madame, pour terminer votre ouvrage, vous comprenez qu’il est de la dernière importance que vous assistiez à son réveil… Elle croira d’abord avoir été le jouet d’un songe ; ce sera à vous de la rassurer par de nouveaux détails, donner de la vraisemblance au récit que vous avez été obligée de lui faire : et surtout, Madame, empêchez-la de soupçonner que ceci n’est qu’une feinte ; une rechute s’ensuivrait, et une rechute serait mortelle. M. de Rochegune n’est pas ici… il faudrait le prévenir… il est fait pour comprendre toute l’importance de son prompt retour.

Je songeai à la lettre que je lui avais envoyée par un courrier, en lui disant de revenir en hâte… et je dis :

M. de Rochegune est prévenu, Monsieur : il sera ici après demain sans doute…

— Déjà prévenu, et prévenu par vous ! — s’écria M. Gérard.

Étonnée de cette remarque, je lui dis :

— Il ne pouvait l’être que par moi, Monsieur.

— Vous avez raison, Madame : allons, encore un peu de courage !

— J’ai peur que la force ne me manque, Monsieur.

— Vous la trouverez, Madame… en songeant que, si vous ne la trouviez pas, tout serait perdu : cette crise si salutaire, si miraculeuse, aurait été inutile. À son réveil, mademoiselle Emma interrogerait peut-être une des femmes de chambre de madame la duchesse ; vous ne pouvez les mettre dans ce secret : ainsi tout serait dévoilé.

— Mais madame de Richeville… Monsieur ?

— Je viens de la voir… J’avais ordonné un calmant, elle dort. Elle a d’ailleurs passé trois nuits de suite auprès de mademoiselle Emma. Elle était brisée de fatigue. Il n’y a donc rien à craindre de ce côté, si vous jugez toujours à propos de ne pas la mettre dans la confidence.

— Moins que jamais, Monsieur : je vous en conjure, que ce secret soit entre vous et moi.

— Je vous l’ai promis, Madame. Mais comment, jusqu’à sa complète guérison, empêcherez-vous mademoiselle Emma de parler à madame de Richeville de M. de Rochegune et de son mariage ? une fois parfaitement rétablie on pourra peu à peu éloigner cette promesse : mais jusque-là…

— Tenez, Monsieur… — lui dis-je en l’interrompant — je n’ai qu’une crainte… c’est que Dieu ne me conserve pas longtemps la raison… Vous ne savez pas… vous ne pouvez pas savoir ce que j’ai enduré aujourd’hui… Ma tête n’y résistera pas… Quels sont les symptômes de la folie… Monsieur ?… Est-ce quand on sent les artères des tempes battre à se rompre ? Les miennes battent ainsi, Monsieur.

— Madame…

— Est-ce quand on sent son intelligence vaciller comme la flamme d’un flambeau qui va s’éteindre ? C’est qu’en ce moment j’éprouve cela… Monsieur.

M. Gérard m’a dit plus tard qu’il avait été un instant effrayé de l’égarement, de la contraction de mes traits, et que sachant ce qu’il savait, il avait réellement craint que je n’eusse pas la force morale nécessaire pour accomplir mon œuvre de dévouement.

— Madame, remettez-vous — me dit-il — calmez-vous, veuillez vous appuyer sur mon bras… Venez… Je vais ouvrir une des fenêtres de cette chambre ; la soirée est magnifique, quelques bouffées d’air pur et doux ne peuvent qu’être salutaires à notre pauvre malade…

Le médecin ouvrit la fenêtre qui donnait sur le jardin.

Nous étions à la fin du mois de mars, la soirée était tiède, c’était un commencement de printemps, la lune brillait au milieu des étoiles.

J’aspirai avec avidité cet air vivifiant, j’exposai mon front brûlant à cette brise douce et fraîche. Peu à peu je me calmai… Je levai

les yeux au ciel avec une résignation pleine de douleur et d’amertume.

En contemplant l’immensité du firmament, il me sembla qu’une mystérieuse communication se rétablissait entre moi et Dieu ; il me sembla entendre de nouveau cette voix qui m’avait conseillée, soutenue.

« — Courage — me disait-elle — courage, noble femme, tu t’es élevée jusqu’aux plus sublimes régions du sacrifice… de la douleur sainte et grande… Tu ne peux souffrir davantage, ne laisse donc pas ton œuvre incomplète ; confie-toi en Dieu… il t’inspirera, il te donnera les moyens d’aplanir les obstacles qui maintenant te semblent insurmontables… Jamais il n’abandonne les cœurs généreux… Entre tous ceux qu’il chérit, les plus souffrants sont ceux qu’il chérit le plus… son esprit les guide… sa lumière les éclaire… sa force les soutient. »

Ces pensées me firent du bien… Elles furent à mon âme accablée ce que la brise était à mon front brûlant.

— Vous êtes mieux, n’est-ce pas, Madame ? — me dit le médecin après un long silence.

Il me sembla que sa voix était émue ; la lune éclairait en plein sa figure grave et sévère. Deux grosses larmes coulaient sur ses joues.

— Qu’avez-vous, Monsieur ? — m’écriai-je.

Il me regarda quelque temps sans me répondre, puis il me dit d’une voix attendrie :

— Vous m’avez demandé le silence, Madame… vous avez ma parole… mais heureusement il n’est pas de secret pour celui qui est là-haut — ajouta-t-il en levant le doigt vers le ciel.

M. Gérard savait-il, par le bruit public, mon attachement pour M. de Rochegune ? l’avait-il appris depuis le matin ? Je l’ignorais.

C’était, d’ailleurs, un homme très peu du monde, en ce qui concerne ses bruits ou ses médisances.

Il avait donc pu, jusque-là, parfaitement ignorer ce qui rendait mon sacrifice si pénible.

Après quelques nouvelles recommandations au sujet d’Emma, il me quitta…

Je restai encore seule avec Emma, attendant son réveil… Mais cette fois tout était accompli…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après trois heures d’un profond sommeil Emma s’éveilla.

Si, pour me consoler, il m’eût suffi de savoir que j’avais arraché cette malheureuse enfant à la mort, j’aurais dû être satisfaite ; il s’était opéré pendant le paisible sommeil d’Emma un changement véritablement si extraordinaire, qu’elle n’était plus reconnaissable : l’espérance l’avait sauvée ; elle se savait, ou plutôt elle se croyait aimée autant qu’elle aimait…

Hélas ! je frémissais en songeant aux funestes conséquences que pouvait avoir le mensonge que j’avais été obligée de faire… Je fermai les yeux devant l’abîme, et j’attendis tout de Dieu.

En s’éveillant, Emma, après avoir cherché à rassembler ses idées, s’écria :

— Est-il bien vrai ? Mon Dieu ! cela est-il bien vrai ?… C’est vous…

— Oui, oui… c’est moi, mon enfant : ce que je vous ai dit est la vérité… Vous aimez M. de Rochegune, il vous aime… Nous allons parler de tout ce bonheur ; mais comment vous trouvez-vous ?

— Maintenant je me sens faible… Mais j’éprouve le besoin de vivre… comme tout à l’heure j’éprouvais le besoin de mourir.

— Vous êtes donc bien heureuse ?

— Oh ! oui… je vois que c’était à M. de Rochegune que je devais ces moments si heureux que je ne m’expliquais pas… Je sens que désormais je n’aurai plus de ces chagrins pendant lesquels je vous aimais moins…

Elle resta un moment pensive, son front appuyé dans ses mains ; puis elle reprit :

— Cela est étrange comme la révélation que vous m’avez faite me montre le passé sous un autre jour… Pourtant je remarquais bien que lorsqu’il était là, mon bonheur augmentait encore… Mais je ne songeais pas à lui attribuer cette émotion si douce… Seulement tout ce qu’il disait, je le retenais ; les airs qu’il chantait, je les retenais aussitôt. Il me semblait que j’avais en moi l’écho de son âme… Quand je l’entendais louer, cela me faisait autant de plaisir que si l’on me louait… Quand je l’accompagnais au piano, j’étais bien sûre de jouer mieux que d’habitude… Quand il causait avec moi, au lieu d’être intimidée, les pensées, les paroles me venaient plus aisément que jamais.

— Et comment n’avez-vous jamais dit cela à madame de Richeville ou à moi ?

— C’est vrai… Pourquoi ? — dit-elle en réfléchissant. Sans doute c’est parce qu’il en avait été ainsi dès le premier jour où j’avais vu M. de Rochegune. Je ne croyais pas qu’il pût en être autrement. Cela me semblait si naturel, que je n’en parlais pas… Être heureuse auprès de lui… c’était pour moi comme respirer… comme vivre… comme voir… comme sentir… Enfin j’étais comme quelqu’un qui aurait joui des bienfaits de Dieu… sans savoir qu’il y a un Dieu… Seulement, quand mon bonheur était troublé par quelque crainte ou par quelque souvenir, je ne pouvais cacher ma tristesse… Maintenant je m’explique mes larmes involontaires en voyant tomber la neige… C’est que M. de Rochegune avait manqué de périr sous la neige…

— Mais, avant mon arrivée, il parlait quelquefois de moi avec madame de Richeville, n’est-ce pas ?

— Oh ! toujours, il vous citait sans cesse comme la personne la plus accomplie, celle qu’il aimait le plus : c’est pour cela que je vous aimais déjà tant avant de vous connaître. Et puis j’ai été bien heureuse de vous voir… M. de Rochegune attendait votre retour avec tant d’impatience… Cependant…

— Dites… dites-moi tout, pauvre enfant… maintenant vous le pouvez…

— Cependant sans me l’expliquer… dès que je vous vis si souvent près de lui, je me sentis rêveuse, triste… Oh ! alors, je voulus mourir… — Mais se reprenant, elle ajouta avec effusion : — À quoi bon me rappeler ces chagrins passés… cet éloignement involontaire dont maintenant surtout je dois rougir… Oh ! par pitié, laissez-moi oublier cela… soyez bonne et généreuse comme toujours.

— Oui… oui… oublions le passé, oublions… c’est aussi mon vif désir.

— Mon Dieu, c’est pourtant la vie que je vous dois ! — s’écria-t-elle.

— À votre tour vous pouvez beaucoup… beaucoup pour moi, chère enfant.

— Comment cela ?

— En m’accordant la plus aveugle confiance… en écoutant mes avis, en suivant mes conseils, en vous persuadant surtout que je ne puis vouloir que votre bonheur.

— Oh ! je le sais… je le crois… je vous promets tout.

— À ce prix… votre mariage… avec M. de Rochegune aura lieu bientôt… peut-être même plus tôt que vous n’auriez pu l’espérer. Des obstacles de peu d’importance d’ailleurs seront facilement levés ; mais vous avez été si souffrante, vous êtes encore si faible, qu’il ne faut pas songer à le revoir avant quelques jours, sa vue vous causerait une émotion dangereuse.

— Oh ! non… non… il me semble qu’elle me guérirait tout à fait.

— Enfant… mais lui, s’il vous retrouvait si changée ! car c’est surtout depuis son départ que votre maladie a fait de rapides progrès.

— Oui… quand il est parti, il m’a semblé que je recevais le dernier coup, que tout s’éteignait autour de moi… j’ai fermé les yeux et j’ai demandé à Dieu de me rappeler à lui… mais dans sa miséricorde il m’a envoyé un de ses bons anges pour veiller sur moi.

Et elle me baisa les mains avec tendresse.

— Laissez-moi donc vous conduire, mon enfant… et surtout ne faites pas un vif chagrin à M. de Rochegune.

— Moi, mon Dieu…

— Sans doute, en voyant sur vos traits les traces de vos souffrances, il se reprocherait de les avoir causées par son silence. Je ne veux donc pas que vous le receviez avant d’être redevenue fraîche et jolie comme par le passé… Il est encore une chose très importante, ma chère Emma, dont il faut que je vous entretienne… Madame de Richeville est votre seconde mère, elle désire vous unir à M. de Rochegune ; mais ignorant ce que vous éprouviez pour lui… mais vous trouvant encore bien jeune… elle n’a pas jugé à propos de vous instruire encore de ses projets… Elle me les avait confiés, à moi… en me priant surtout très instamment de vous les cacher… Le désir de vous apprendre une bonne nouvelle qui pouvait avoir une heureuse influence sur votre santé, m’a fait commettre une grave, une très grave indiscrétion. Il ne faut pas, chère enfant, que vous m’en fassiez repentir ; ainsi, vous me promettrez de ne pas parler à votre bonne amie de ce que je vous ai confié… Elle ne tardera pas d’ailleurs à vous en instruire ; mais il ne faudra pas même alors paraître savoir ses projets… Ce n’est pas un mensonge… c’est le silence que je vous demande. De la sorte, madame de Richeville n’aura pas à me reprocher d’avoir trahi son secret, et de l’avoir surtout privée du plaisir de vous apprendre un mariage qui comblera vos vœux et les siens…

— Je ferai ce que vous désirerez… ce sera la première fois que j’aurai dissimulé quelque chose. Mais mon désir de vous obéir m’empêchera d’être indiscrète.

— Ce n’est pas tout, ma pauvre Emma — dis-je en tâchant de sourire — je vais vous condamner à bien d’autres dissimulations.

— Comment cela ?

— Monsieur de Rochegune vous aime… vous aime tendrement ; mais il n’a pu vous faire cet aveu avant d’avoir su de madame de Richeville… si elle ou vous n’aviez aucune objection à faire contre ce mariage, qu’il désire ardemment ; il faudra donc, envers M. de Rochegune, avoir aussi l’air d’ignorer complétement ses projets ; et, plus tard, quand il sera votre époux, vous me garderez le même secret sur ce que je vous confie aujourd’hui… Vous sentez qu’il ne serait pas convenable qu’il sût que je vous ai fait son aveu… avant lui…

— Oh ! oui… je comprends toute votre sollicitude pour moi… et puis ce sera notre secret à nous deux… — ajouta-t-elle avec une joie naïve.

— Il ne faudra pas pour cela changer le moins du monde votre manière d’être avec M. de Rochegune.

— Mais maintenant que je sais que je l’aime… qu’il m’aime… comment le lui cacher ?

— Au contraire, ne lui cachez aucune de vos impressions, chère enfant ; soyez avec lui naturelle et vraie, ce sera le moyen de continuer de lui plaire. Si quelque événement que je ne puis prévoir… me forçait de m’absenter pendant quelque temps… et que vous eussiez quelques conseils à me demander… en attendant que madame de Richeville vous parle de ses projets, vous pourrez m’écrire par ma bonne Blondeau, que je vous enverrai de temps à autre… je vous répondrai par le même moyen.

— Sans en prévenir madame de Richeville ? — me dit-elle d’un air étonné, comme si ce mystère eût répugné à son âme droite et sincère.

— Vous oubliez, mon enfant, que madame de Richeville ne sait rien, ne doit rien savoir de tout ceci… Vous me connaissez assez pour être bien sûre que je ne vous engage pas à une action mauvaise…

— Oh ! mon Dieu, pouvez-vous le penser ?.. Je serai au contraire si heureuse de causer avec vous de tout ce qui est maintenant ma vie. Mais vous partirez donc bientôt, et pour longtemps ?

— Non… je ne le crois pas.

— Oh ! non, vous ne pouvez pas abandonner votre Emma qui vous doit tout… Oh ! dites, dites, comment quelques paroles changent-elles ainsi l’aspect du passé, changent-elles le passé lui-même ?

— Ne cherchez pas les causes du bonheur, pauvre enfant… Remerciez Dieu qui vous l’envoie…

Le jour allait paraître, bientôt Emma s’endormit de nouveau.

Vaincue moi-même par la fatigue, par tant d’émotions diverses, je cédai au sommeil.

Le lendemain je fus réveillée par Blondeau, il était environ midi ; elle me remit une lettre de M. de Rochegune, en me disant :

M. le marquis n’était pas à Rochegune, Madame, il était à sa propriété près Fontainebleau. C’est là qu’on lui a porté votre lettre, il vient d’arriver chez lui.

J’ouvris la lettre en tremblant et je lus ces mots :

« Notre destinée s’accomplit. Il est des joies imposantes, solennelles, comme la prière… Quand j’ai reçu votre lettre, je suis tombé à genoux et j’ai pleuré… À quelle heure vous verrai-je ? »

Je répondis à la hâte :

« À une heure je vous attends. »

À une heure, M. de Rochegune entra chez moi.