Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/30

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Gosselin (Tome VIp. 278-302).
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Quatrième partie


CHAPITRE XXX.

L’ABBÉ DAMPIERRE.


M. de Rochegune avait été assez maître de lui pour ne rien laisser pénétrer des émotions qui l’agitaient.

Nous étions réunis après dîner dans le petit salon d’été, M. l’abbé Dampierre, madame de Richeville, Emma et moi.

L’abbé Dampierre était un vieillard à cheveux blancs, d’une physionomie imposante ; sa voix pleine, sonore, donnait un accent de gravité à ses moindres paroles.

Je vois encore cette scène.

Au fond du salon, madame de Richeville assise sur un divan avait l’abbé auprès d’elle ; j’étais séparée d’Emma par la table sur laquelle on servait le café.

M. de Rochegune venait de sortir pour répondre à quelques lettres ; la malle-poste de Tours à Paris passait à neuf heures du soir, on pouvait ainsi répondre courrier par courrier aux lettres reçues le matin.

Stolk, le vieux valet de chambre de M. de Rochegune, entra et dit à Emma en lui présentant une lettre sur un plateau :

— C’est une lettre que M. le marquis a reçue ce matin avec les siennes, et qu’il avait oublié de remettre à madame la marquise.

— Une lettre pour moi ? — dit Emma en riant — c’est la première que je reçois ici… une lettre de Paris encore ! — dit-elle en regardant l’enveloppe. Elle était sans doute avec celles que j’ai apportées ce matin à M. de Rochegune, je n’y aurai pas fait attention.

— Voyons vite… votre correspondance, chère enfant — dit en souriant madame de Richeville.

— Vous permettez, monsieur l’abbé ? dit Emma.

L’abbé Dampierre s’inclina.

Emma décacheta la lettre, parcourut les premières lignes et nous dit :

— C’est une demande de secours. — Lisez-la tout haut, mon enfant — dit madame de Richeville. — Nous nous associerons ainsi à votre bonne œuvre.

Emma lut ce qui suit :

« Madame,

« C’est une infortunée qui vient à vous avec espoir et confiance, bien sûre que vous accueillerez la prière d’une malheureuse femme victime de sa faiblesse et de son cœur, et qui n’a d’excuse que dans la force de la passion coupable qui l’a égarée. »

Emma s’interrompit et regarda madame de Richeville et l’abbé.

— Peut-on trouver une plus pauvre excuse ! — dit celui-ci en haussant les épaules ; — autant se plaindre des ravages du feu lorsque l’on a soi-même allumé l’incendie… N’est-ce pas, madame la duchesse ?

— Sans doute, monsieur l’abbé — répondit madame de Richeville un peu embarrassée ; car malgré son expiation elle était restée d’une susceptibilité très douloureuse à l’égard de tout ce qui pouvait faire allusion à sa conduite passée. — Puis s’adressant à Emma : — Continuez, mon enfant.

Emma continua :

« Mes parents m’ont mariée très jeune à un homme qui m’a rendu la vie bien malheureuse. Ses défauts et ses mauvais traitements ont seuls causé mon affreuse inconduite, Madame, je puis vous le jurer devant Dieu. »

— Oh ! — s’écria l’abbé avec indignation — quel sacrilège ! invoquer le nom de Dieu pour attester sa honte !…

— C’est vrai, monsieur l’abbé — dit ingénument Emma — comment ose-t-on faire un tel aveu ! Et puis est-ce que quelque chose au monde peut excuser l’inconduite ? — demanda-t-elle à madame de Richeville. — Il me semble que, si mon mari avait des torts envers moi, au lieu de l’imiter je tâcherais de le ramener à force de résignation et de tendresse… Et puis au moins quelqu’un pourrait prier Dieu de lui pardonner ses fautes, si les prières des cœurs purs sont toujours écoutées.

— Ah ! Madame ! — dit l’abbé avec émotion en s’adressant à madame de Richeville et lui montrant Emma — voilà votre ouvrage, voilà le fruit de l’éducation que vous avez donnée.

Madame de Richeville rougit et ne répondit rien, mais son regard me disait combien cet entretien lui devenait pénible.

Je le sentais aussi, mais je ne savais comment rompre la conversation.

Emma continua la lecture de cette lettre :

« Mon mari m’a abandonnée depuis quatre ans, Madame, et depuis ce temps je ne sais pas ce qu’il est devenu ; pourtant, Madame, j’ose à peine tracer ces mots, tant ma confusion est grande… C’est pour une malheureuse petite créature qui vient de naître, et qui n’est pas sa fille, que j’ose réclamer vos bontés. »

— Ah ! c’est infâme ! — s’écria l’abbé.

Emma ne prononça pas un mot, mais elle fit un geste de mépris si douloureux, de dégoût si profond en jetant la lettre à ses pieds, que son silence et l’expression de sa physionomie furent aussi significatifs que les paroles les plus acerbes.

Jamais, mon Dieu ! jamais je n’oublierai l’émotion déchirante que madame de Richeville ne put cacher, sa rougeur, sa honte.

Ses yeux rencontrèrent les miens… elle me montra Emma du regard…

Je la compris.

La malheureuse mère se voyait flétrie par sa fille, au nom des excellents principes qu’elle lui avait donnés.

Madame de Richeville ne put s’empêcher de vouloir dire indirectement quelques mots pour sa défense.

— Mon enfant — reprit-elle tristement — il faut avoir un peu de pitié pour les coupables… peut-être cette pauvre mère… si blâmable qu’elle soit, est-elle à plaindre ?

— Madame… — dit l’abbé Dampierre d’une voix ferme — je suis prêtre… je suis vieux… vous me permettez de vous parler avec sincérité ?

— Sans doute… monsieur l’abbé, je vous en prie — dit madame de Richeville en sentant augmenter sa confusion.

— Eh bien, madame, il est à regretter que des personnes comme vous, comme ces dames, qui peuvent s’appuyer de l’autorité de leurs vertus et d’une vie exemplaire, pour condamner sévèrement le vice, lui soient au contraire indulgentes par une pitié mal entendue ! Vraiment, Madame, est-il juste d’accorder à des malheurs honteux, mérités, presque autant d’intérêt qu’à de nobles et touchantes infortunes ?

M. l’abbé a raison — dis-je effrayée de la tournure que prenait la conversation. — Ramassez cette lettre, Emma ; nous ferons demander des renseignements sur cette femme, c’est peut-être une ruse pour abuser de vos bontés ; ne parlons plus de cela.

— Je vais toujours terminer de lire sa lettre — reprit naïvement Emma. — Mais, je l’avoue ; ce que M. l’abbé vient de me dire, me désintéresse complètement de cette femme, qui ose blâmer la conduite de son mari, lorsqu’elle se dégrade autant et peut-être plus encore que lui.

— Vous êtes bien sévère, Emma — dit la malheureuse duchesse en tâchant de cacher une larme qui lui vint aux yeux.

Emma répondit en lui souriant, avec une candeur extrême : Cela est vrai, mais vous m’avez élevée dans des idées si généreuses vous m’avez donné de tels exemples, que je ne puis m’en pêcher de ressentir une horreur insurmontable pour tout ce qui est bas ou criminel… Combien de fois ne m’avez-vous pas dit que la vertu était aux femmes ce que le courage était aux hommes ! Et, je l’avoue… je déteste les lâchetés.

Emma continua de lire :

« Quoique dans l’infortune, je n’ai pas mérité mon sort ; mon éducation, ma naissance semblaient me présager une autre destinée ; j’ose croire que ces dernières considérations vous intéresseront en ma faveur ; et puis enfin, Madame, mon enfant, ma pauvre petite fille, ne doit pas être, ne peut pas être, responsable de la faute de sa mère. Si je mérite le blâme… mon enfant mérite l’intérêt ; si l’on a le droit de m’accuser d’inconduite, moi j’aurai le droit d’accuser d’insensibilité ceux qui n’auraient pas pitié de mon enfant… »

L’abbé Dampierre ne put contenir un nouveau mouvement de généreuse colère, il s’écria :

— Malheureusement, cette misérable répète là tout ce que disent ses pareilles ; et, comme ses pareilles, tout ce qu’elle invoque pour elle doit être invoqué contre elle.

— Son éducation surtout ne la rend-elle pas impardonnable ? — dit Emma en s’adressant à madame de Richeville. — Ne peut-on pas appliquer à cette femme ces paroles vraies que vous m’avez bien souvent répétées, et que je n’ai jamais oubliées ? On disait jadis : Noblesse oblige… maintenant on doit dire la même chose de l’éducation… les fautes augmentent de gravité en raison de la culture de l’esprit… ajoutiez-vous encore.

— Madame la duchesse avait cent fois raison… — s’écria l’abbé ; — mais ce n’est pas tout : voyez comme le vice se trahit toujours par un langage stupide, hypocrite et cruel ! parce qu’elle s’écrie dans sa lettre… Ma fille ne doit pas être responsable de la faute de sa mère, cette femme se croit absoute d’un des plus grands crimes qui affligent l’humanité, celui de marquer à tout jamais du sceau de la réprobation universelle… une pauvre créature innocente.

— Ah !… c’est affreux — s’écria madame de Richeville en me regardant avec désespoir.

L’abbé Dampierre, croyant cette exclamation arrachée à la duchesse par l’approbation qu’elle prêtait à son discours, reprit avec chaleur :

— Et je ne dis pas assez : non… Madame… car j’enveloppe dans le même anathème et la mère qui tue son enfant et celle qui le dévoue à une vie de honte et de douleur.

— Ah ! Monsieur ! — s’écria Madame de Richeville.

— Oui, Madame… une femme criminelle est encore une mauvaise mère ; ne sait-elle pas que par une terrible nécessité morale et sociale son enfant est responsable du crime maternel ! Ne sait-elle pas qu’il est mis hors la loi commune ! qu’il n’a ni nom ni famille ! que ses lèvres ne prononceront jamais ce mot béni, ma mère ! ou bien que s’il connaît le crime secret de sa naissance… c’est pour être forcé de mépriser malgré lui ceux que Dieu veut qu’il respecte et qu’il chérisse !

— Oh ! oui — s’écria Emma — c’est épouvantable… Une mère qui expose son enfant à la mépriser un jour… ne lui fait-elle pas maudire la naissance qu’elle lui a donnée par un crime ?… Être obligée de mépriser sa mère… mépriser sa mère !… mon Dieu !! mais en effet… la mort est mille fois préférable…

— Oh ! Emma ! — m’écriai-je.

Elle me regarda avec étonnement.

— Que voulez-vous, mon amie ?… — me dit-elle.

Madame de Richeville, qui avait été sur le point de se trahir, parvint à surmonter son émotion ; mais elle était pâle.

— En vérité, — ma chère enfant — dis-je à Emma — vous mettez une chaleur dans cette discussion… Et puis, ces idées sont pénibles ; tenez, parlons d’autre chose. Je trouve comme vous que la manière dont on implore votre pitié dans cette lettre ne doit guère vous intéresser ; la soirée est magnifique, je me sens un peu de migraine, allons faire un tour de promenade dans le parc.

Emma, par une étrange fatalité, s’opiniâtra à vouloir finir de lire cette lettre.

Je craignis que mon insistance à vouloir l’en empêcher ne lui parût singulière ; d’ailleurs, rassurée par un regard de madame de Richeville, qui s’était tout à fait remise, je la laissai continuer.

— Il n’y a plus que quelques lignes — m’avait-elle dit — ce sera bientôt terminé…

Elle reprit donc ainsi qu’il suit :

« Plus que personne, Madame, vous devez d’ailleurs compatir à mon infortune ou plutôt à celle de mon enfant. »

— Pourquoi donc moi… plus que toute autre dois-je m’intéresser à cette malheureuse ? — nous demanda Emma en nous regardant d’un air étonné.

— Laissez cela… Je vous dis, mon enfant, que cette femme est folle — m’écriai-je.

Poussée par un inexplicable pressentiment, je me levai pour prendre cette lettre des mains d’Emma.

Il était trop tard.

Elle avait continué de lire.

Ses yeux, toujours attachés sur cette lettre fatale, s’agrandirent d’une manière effrayante.

Ses lèvres s’agitèrent convulsivement, elle devint pâle comme une morte ; puis, par un mouvement plus rapide que la pensée, elle se jeta aux pieds de madame de Richeville en s’écriant d’une voix déchirante :

— Si vous êtes ma mère… oh ! pardon… pardon… ne me maudissez pas !…

Peindre cette scène est impossible.

La duchesse, foudroyée par ces mots, resta muette… immobile.

L’abbé Dampierre se leva brusquement, et joignit les mains avec une expression douloureuse.

Emma, sanglotant, cachait sa tête sur les genoux de sa mère.

Après quelques minutes d’un profond silence, madame de Richeville, écartant doucement sa fille, la prit par la main, la fit se mettre debout, comme elle se mit elle-même, et dit à l’abbé Dampierre avec un mélange admirable de résignation et de dignité :

— Mon père, j’ai mérité les reproches que vous adressez aux mères criminelles… Emma est ma fille… je tâche depuis longues années d’expier ma faute… le Seigneur a voulu aujourd’hui m’infliger une punition terrible… que sa volonté soit faite… je ne désespère pas de sa miséricorde infinie.

L’abbé Dampierre répondit d’une voix profondément émue :

— La vérité est une pour tous, madame la duchesse : le devoir d’un ministre du Seigneur est de la faire entendre à tous… ici-bas : mais Dieu seul condamne ou pardonne… Vous l’avez dit, Madame… sa miséricorde est infinie : au jour du jugement l’expiation nous est comptée…

Puis, saluant respectueusement, il sortit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le reste de cette lettre infernale contenait ces mots :

« Plus que personne, Madame, vous devez d’ailleurs compatir à mon infortune, ou plutôt à celle de mon enfant ; car vous êtes la fille naturelle de madame de Richeville, je vous en donnerai des preuves si vous venez à mon aide. Veuillez envoyer le secours que vous pourrez m’accorder, par un mandat sur la poste, à Paris, poste restante, à Madame Jenny Pierron, mère de mademoiselle Albin, qui vous a élevée et qui sait le secret de votre naissance. »

Cette lettre était-elle réellement écrite par cette femme ?

Était-ce une nouvelle et horrible machination de M. Lugarto ? C’est ce qu’alors ni moi ni madame de Richeville nous ne pûmes démêler.

Lorsque la réflexion me vint, je me dis qu’après l’exclamation d’Emma j’aurais dû peut-être empêcher madame de Richeville de faire son irréparable aveu, en affirmant que cette lettre mentait ; mais le soupçon aurait toujours été éveillé dans l’esprit d’Emma, et pour elle ce doute aurait été probablement aussi cruel que la certitude.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Plus j’approche du dénouement de ces tristes mémoires, plus les événements s’assombrissent.

Je sens quelquefois le courage me manquer.

Ce qui me reste à raconter est encore si récent que je n’ai pas la force de m’y appesantir comme sur des faits depuis longtemps passés.

Je n’ai jamais reculé devant l’analyse de mes douleurs ; j’y cherchais, j’y trouvais un certain charme amer. Pour moi, bien souvent méconnue… pour moi, qui ne m’étais jamais plainte, ce récit était comme une explosion de larmes et de sanglots trop longtemps comprimés…

Mais lorsqu’il s’agit de peindre les angoisses déchirantes de ceux que j’ai tant aimés, mon cœur se serre atrocement… je sens ma plume presque s’arrêter…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain de cette scène fatale, Emma me dit ces mots, qui résumaient la douloureuse position dans laquelle elle devait se trouver désormais à l’égard de madame de Richeville.

« Je ne me pardonnerai jamais d’avoir parlé de ma mère comme j’en ai parlé devant elle. »

En m’entretenant des craintes que lui inspirait la découverte du secret de la naissance d’Emma, madame de Richeville m’avait toujours dit :

« La vie me serait horrible du moment où j’aurais à rougir devant Emma. »

Maintenant, que l’on songe aux tortures de cette malheureuse mère depuis qu’un funeste hasard avait amené cette conversation dans laquelle sa faute avait été si énergiquement flétrie devant sa fille, et par sa fille elle-même.

Maintenant, que l’on songe aux remords d’Emma, qui se reprochait sans cesse d’avoir accusé sa mère ! à la lutte qui s’éleva entre son attachement pour madame de Richeville et l’inexorable sévérité des principes que celle-ci avait elle-même développés dans sa fille !

Sans doute la tendresse d’Emma pour sa mère l’eût emporté un jour : mais la pauvre enfant ne devait jamais se consoler des dures paroles qu’elle avait prononcées.

Hélas ! je recevais les confidences de ces deux âmes mortellement atteintes.

Quelquefois Emma me disait : « La bonté de ma mère me navre, son insistance même à m’assurer qu’elle n’a conservé aucun souvenir de ce fatal entretien me prouve qu’elle y pense sans cesse. Cela doit être. J’ai fait à son cœur une blessure incurable. »

Madame de Richeville me disait à son tour :

« Emma fait tout au monde pour me convaincre qu’elle ne me méprise pas : mais son caractère est trop élevé, l’influence de l’éducation est trop ineffaçable pour que, malgré sa tendresse, malgré son aveugle affection pour moi, elle ne se rappelle pas quelquefois le jugement inexorable… mais juste qu’elle a porté sur ma conduite… pour qu’elle oublie avec quelle indignation l’abbé Dampierre n’a que trop justement, hélas ! flétri mes pareilles. »

Tous mes raisonnements étaient impuissants à rassurer ces deux infortunées, d’une susceptibilité d’autant plus vive que leur délicatesse était extrême.

Quelle contrainte, quelle défiance, quelle tristesse, quelle froideur involontaire de telles arrière-pensées ne devaient-elles pas jeter dans leurs relations jusque-là si douces et si tendres !

Que de fois les regrets poignants et silencieux de l’une ou de l’autre de ces deux victimes d’une atroce méchanceté furent mutuellement interprétés comme de tacites reproches ! Hélas ! lorsque les physionomies ont contracté une expression désolée, comment distinguer la nature des angoisses qu’elle trahit !

Dans ces circonstances si difficiles, si pénibles, je pus apprécier la force du caractère de M. de Rochegune, la bonté de son cœur : il trouva d’inépuisables ressources dans sa haute raison et dans son esprit pour calmer, pour adoucir, pour tromper ces ombrageuses méfiances.

Il redoubla de tendresse, de soins pour Emma dès qu’il la vit sous l’influence de ces funestes préoccupations.

À force d’éloquence, de persévérance, il parvint à lui rendre la réaction de ce coup moins douloureuse, en ne cessant de répéter, de commenter ce qu’il avait dit à madame de Richeville et à Emma le soir même de cette fatale découverte.

« La preuve, madame, que l’expiation de certaines fautes, si grandes qu’elles soient, peut être complète, c’est que moi, dont personne ne conteste les principes ; c’est que moi, qui ai autant que personne la religion de l’honneur ; c’est que moi qui pousse jusqu’au scrupule l’observance de tous les devoirs, j’ai demandé avec empressement, j’ai reçu avec bonheur la main d’Emma, que je savais votre fille… Au point de vue de son bonheur et du vôtre, au point de vue du monde, vous n’avez donc maintenant pas plus de raison de regretter sa naissance qu’elle n’en aurait de vous la reprocher. Quant au reste… l’inflexible abbé Dampierre vous l’a dit lui-même : La miséricorde de Dieu est infinie, et, au jour du jugement, il tient compte des expiations. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’automne approchait ; il était pluvieux, très froid.

Ma santé n’était pas rétablie ; j’avais eu même une légère rechute. Je répugnais à quitter mes amis dans ce moment, malgré les avis pressants, presque impérieux, du docteur Gérard, qui s’intéressait véritablement à moi.

Voyant ses conseils rester toujours inutiles, il écrivit à madame de Richeville que ma santé ne se remettrait jamais, que ma poitrine même pourrait être gravement attaquée, si je m’opiniâtrais à ne pas vouloir aller passer l’automne et l’hiver dans le Midi.

Il fallut me rendre aux instances de mes amis, et partir.

Emma et son mari devaient s’établir pendant quelques mois à Rochegune ; madame de Richeville voulait retourner à Paris.

Malgré elle, malgré tous les raisonnements de M. de Rochegune, malgré toutes les assurances d’Emma, cette malheureuse mère souffrait toujours en présence de sa fille… de même qu’Emma ne pouvait vaincre sa sourde terreur d’avoir à jamais ulcéré le cœur de sa mère…

Lorsqu’elle me quitta, la duchesse me dit :

— « Je le savais bien, Mathilde… la justice du ciel ne pouvait pas être satisfaite… il fallait qu’elle m’atteignît par une terrible punition… En pouvait-il être une plus effrayante, plus providentielle !… Peut-on imaginer une position plus poignante que celle d’une mère qui se voit inexorablement accuser et juger devant sa fille… par la voix d’un prêtre vénérable ; d’une mère… qui entend son enfant répéter les mêmes justes anathèmes !… Pourvu que la vengeance du ciel soit apaisée par ce que j’ai souffert, par ce que je souffrirai jusqu’à la fin de ma vie ! et qu’elle ne me réserve pas un dernier coup… plus affreux que tous les autres ! »

Hélas ! je la compris, ses sinistres pressentiments ne la trompaient pas.

— Mes amis me quittèrent.

J’embrassai Emma une dernière fois… hélas ! pour la dernière fois… Je ne devais la revoir… jamais… jamais…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je partis pour Hyères avec Blondeau et un valet de chambre.

Je m’établis dans ce village au commencement d’octobre. À peu près à cette époque, je reçus cette lettre de M. de Lancry ; elle était timbrée de Cadix.

« On vous dit toujours souffrante : rétablissez-vous donc promptement. Je viendrai vous chercher lorsque vous serez en état de voyager. Vous ne savez pas la surprise que je vous ménage. Votre maladie a changé subitement mes projets il y a un an, mais vous ne perdrez rien pour attendre. Je prends naturellement tant d’intérêt à ce qui vous concerne, que je suis au courant de tout ce que vous faites ; je sais que vous êtes à Hyères, ou que vous y serez bientôt. Il se peut que je vienne vous y rejoindre.

« Mon compagnon de voyage me charge de mille souvenirs pour vous, et de vous demander si l’on n’a pas reçu à Maran, chez madame de Richeville (pour ne pas dire chez vous, car je sais maintenant que la duchesse n’est que votre prête-nom)… si, le 12 août, l’on n’a pas reçu à Maran une lettre de Paris ; le 12 août, fête de la Sainte-Claire, bienheureuse patronne de la belle duchesse repentie.

« Dans cette lettre, adressée à la marquise de Rochegune, une pauvre femme demandait un secours pour son enfant naturel. Mon compagnon de voyage, qui est partout à la fois et qui connaît la pauvre femme, lui avait conseillé d’écrire ce jour-là, pensant qu’on fêterait toujours un peu la Sainte-Claire, et que cette demande de secours arrivant dans cette occurrence, et peut-être au milieu d’une très bonne et très nombreuse compagnie, n’en serait que mieux accueillie et ferait beaucoup plus d’effet à cause de la révélation qui la terminait ; c’était une chance de plus.

« Mon compagnon demande encore si le curé de Maran n’assistait pas à la lecture de la lettre, qui, par négligence, n’aurait été remise qu’après dîner à la petite marquise de Rochegune ?

« On vous fait ces questions, auxquelles on pourrait répondre aussi bien que vous, pour vous prouver qu’on est parfaitement instruit et qu’on a autant de suite dans les idées que d’opiniâtreté dans l’exécution de certains projets.

« Nous menons ici une vie de Sardanapale, vous seule… vous nous manquez beaucoup ; aussi je soupire ardemment après le jour où je vous reverrai belle, fraîche et bien portante. En attendant cet heureux moment, je tâche d’étourdir mes regrets. »

Ce que j’avais soupçonné était vrai ; la découverte de la naissance d’Emma, cette prétendue demande de secours, était une nouvelle perfidie de M. Lugarto.

Il n’y avait pas à en douter, pour être aussi bien instruit qu’il l’était cet homme avait une créature à lui, soit chez moi, soit chez madame de Richeville, soit chez M. de Rochegune.

Je passai l’hiver seule et bien tristement… recevant de temps à autre quelques lettres de madame de Richeville ou de M. de Rochegune. Ce dernier ne me cachait pas que la réaction du coup imprévu qui avait frappé Emma durait encore, qu’elle était souffrante, mais qu’à force de soins il espérait la rétablir complètement.