Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/08

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Gosselin (Tome IIp. 236-243).
Deuxième partie


CHAPITRE VIII.

LE SOUPER.


J’étais atterrée de l’impudence avec laquelle M. Lugarto s’était adressé à moi, et de l’indiscrétion effrontée avec laquelle des femmes de la meilleure et de la plus haute compagnie, dans leur ardeur effrénée pour le plaisir, mendiaient des fêtes à un homme qu’elles devaient mépriser.

La voiture de M. Lugarto avança.

— Il n’y a que vous au monde pour avoir des chevaux pareils, — dit la princesse.

— Ils sont assez chers pour être magnifiques, — dit Gontran ; — l’attelage lui coûte quinze mille francs.

Nous partîmes pour le bois de Boulogne ; M. de Saint-Prix et mesdames d’Aubeterre suivaient dans une autre voiture.

D’une tristesse morne, j’étais écrasée sous le poids des émotions si violentes de cette journée de fête.

La force factice et fébrile qui m’avait un moment soutenue m’abandonna tout-à-fait. Je m’étais en vain promis de lutter d’esprit, d’entrain, de gaîté avec la princesse. Sans m’abuser d’un vain orgueil, j’avais vu que je pourrais l’embarrasser, mais je n’eus pas le courage de le tenter.

Je tombai dans une sorte d’affaissement douloureux, je me résignai… Dans ma pensée j’offris à Gontran le sacrifice que je lui faisais en assistant aux joies de cette soirée, qui, pour moi, était un supplice.

Je sentais, avec une sorte de consolation amère, que, tout en souffrant beaucoup des angoisses de la jalousie, mon amour pour Gontran n’éprouvait pas la moindre atteinte. Je ne pourrais, je crois, mieux comparer cette impression qu’à celle que ressent une mère en pleurant les erreurs d’un enfant adoré… elle hait ses fautes en le chérissant toujours.

Oh ! c’est qu’il y a dans l’amour invincible des femmes un sentiment de charité magnifique au-dessus de l’intelligence et des facultés du vulgaire. Plus on souffre, plus on désire épargner des souffrances à celui qui cause les vôtres ; on met en pratique, avec une résignation pieuse, ce précepte évangélique d’une naïveté si sublime : Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît.

Je me souviens que cette pensée me vint à l’esprit au moment où la princesse riait très haut et très fort d’une plaisanterie de Gontran sur la tournure ridicule d’un homme qui passait à cheval auprès de nous.

Il y avait un tel contraste entre mes idées et celles qu’on venait d’exprimer, que j’en rougis d’abord presque de honte ; puis vint une réaction contraire : je ne pus m’empêcher de jeter sur la princesse un regard de mépris écrasant, en me soulevant à demi du fond de la calèche où j’étais appuyée.

Gontran s’en aperçut ; il profita d’un moment où M. Lugarto et madame de Ksernika étaient penchés à une des portières pour voir passer monseigneur le duc de Bordeaux, qui revenait de Bagatelle, et il me dit tout bas avec impatience :

— Vous n’avez pas l’air souffrant, mais fort maussade ; vous vous ferez dans le monde la réputation d’avoir un caractère insupportable ; c’est du dernier ridicule : on s’épuise en frais pour vous, et vous y répondez par le silence le plus dédaigneux.

— Gontran, je vous assure que je souffre…

Et deux larmes, longtemps contenues, me vinrent aux yeux.

— Allons, des pleurs maintenant ! il ne manque plus que cela pour vous achever, — dit-il en haussant les épaules.

Je baissai la tête, je portai mon mouchoir à mes lèvres, je cachai mes larmes.

Sans doute Gontran regretta son mouvement d’impatience ; car relevant bientôt sur lui mes yeux, pour lui montrer que je ne pleurais plus, je rencontrai les siens…

Oh ! jamais, jamais, je n’oublierai le regard rempli de tristesse et de bonté qu’il me jeta.

Puis ses traits se contractèrent….. par un mouvement plus rapide que la pensée ; pendant une seconde, sa figure si belle, si noble, porta l’empreinte d’un désespoir terrible.

Je ne pus retenir un léger cri, tant je fus effrayée.

La princesse et M. Lugarto se retournèrent vivement.

Les traits de mon mari avaient repris leur expression de gaîté habituelle ; il me dit :

— Pardon, ma chère Mathilde ; je suis un maladroit, j’ai manqué d’écraser votre joli pied.

L’heure du spectacle arriva ; nous y arrivâmes avec les personnes qui devaient nous y accompagner, mesdames d’Aubeterre et leur oncle M. de Saint-Prix.

Les femmes étaient assez insignifiantes et parlèrent heureusement beaucoup. Les hommes avaient à peu près la même valeur. Je me mis dans un coin de la loge, M. Lugarto se tint derrière moi.

Gontran parut très occupé de la princesse ; celle-ci fut d’assez mauvais goût pour s’attirer plusieurs fois quelques chut énergiques, tant ses éclats de rire étaient désordonnés.

Je répondis par de rares monosyllabes à ce que me disait M. Lugarto ; je causai quelque peu avec mesdames d’Aubeterre placées près de moi.

Les lazzis de ce théâtre m’auraient peut-être amusée dans une autre situation d’esprit, mais ils me parurent insupportables.

Avant la dernière pièce, nous partîmes pour aller souper chez Véry. M. de Lancry fut placé entre la princesse et l’une des comtesses d’Aubeterre. J’eus à ma droite M. Lugarto, à ma gauche M. de Saint-Prix. J’espérais échapper à l’entretien du premier en causant avec le second ; ce fut en vain : M. de Saint-Prix était fort gourmand, il prit le souper très au sérieux et me répondit à peine.

— Lancry a raison, vous avez un bien malheureux caractère, car vous méconnaissez vos amis, — me dit M. Lugarto de manière à n’être entendu que de moi ; — mais avec le temps vous reviendrez de vos injustes préventions…

Je ne répondis rien. Il continua sur le même ton :

— J’ai entendu votre mari inviter M. de Rochegune à venir vous voir… J’espère bien que vous ne recevrez pas souvent cet original ; il est ennuyeux comme la pluie, et je le déteste, moi.

Je ne pus m’empêcher de dire à M. Lugarto :

— Vous le détestez sans doute autant que vous le craignez, Monsieur, car ce matin vous avez été plus que poli pour lui.

— Tiens !… vous le défendez ! — dit-il en attachant sur moi un regard fixe.

— Je tiendrais beaucoup à compter M. de Rochegune au nombre de mes amis ; c’est un homme de grande naissance, d’un rare savoir et d’un noble cœur.

— Ah !… ah !… c’est comme cela, c’est bon à savoir, — dit M. Lugarto avec ce sourire convulsif qui annonçait toujours chez lui une colère contrainte.

Je me tus. J’étais fermement résolue à avoir avec M. de Lancry une dernière explication au sujet de cet homme.

De vagues pressentiments me disaient qu’il se tramait quelque machination perfide dont moi et Gontran nous devions être les victimes. En me rappelant l’expression de désespoir qui avait un moment contracté les traits de M. de Lancry, je faisais mille suppositions contraires. Je ne pouvais concilier son apparence de gaîté et son empressement auprès de la princesse, avec le regard tendre, désolé, presque suppliant, qu’il m’avait jeté à la dérobée.

Cette mortelle journée finit enfin, Hélas ! elle devait contenir pour ainsi dire dans leur germe bien des malheurs pour l’avenir…

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Je viens de relire ces pages, cette réflexion me semble encore plus juste ; il n’est pas un des faits les plus insignifiants de ce jour qui n’ait eu plus tard un cruel développement.