Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/07

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Gosselin (Tome IIp. 200-235).
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Deuxième partie


CHAPITRE VII.

MATINÉE DANSANTE.


Je passai une nuit cruelle.

Dès que le jour parut, j’envoyai Blondeau savoir des nouvelles de M. de Lancry. Il me fit dire qu’il allait parfaitement bien.

Un peu avant l’heure du déjeuner, il entra chez moi ; sa figure était riante et douce comme si la scène de la veille n’avait pas eu lieu.

Je restai muette d’étonnement.

Il me prit la main, la baisa avec une gracieuse tendresse, et me dit :

— C’est un grand coupable qui vient vous demander pardon, mon amie.

Il y avait tant de douceur, tant de sérénité dans la voix de Gontran que, malgré moi, je fus presque rassurée. L’influence de mon mari sur moi était telle, que mes traits reflétaient pour ainsi dire toujours l’expression des siens ; et puis je désirais si ardemment de le voir heureux, que je devais accepter, trop facilement peut-être, les explications sur sa conduite de la veille.

— De quel pardon parlez-vous ? — lui dis-je.

— C’est très embarrassant, Mathilde ; car comment vous avouer… vous expliquer… un si grand crime ?…

— Un crime !… Vous plaisantez… Mais encore… dites… oh ! vous êtes pardonné d’avance.

— Je le sais… vous êtes si bonne ; et pourtant ce pardon, je ne le mérite pas.

— Comment ?

— Hier, ne vous ai-je pas d’abord inquiétée par mon absence, et presque épouvantée par mon retour ?

— Il est vrai… votre agitation…

— Mon Dieu ! ma jolie Mathilde, comment oser vous dire que vous avez été assez bonne pour vous intéresser… à… un vilain ivrogne ? Voilà le terrible mot prononcé… Oui, hier Lugarto m’a retenu à dîner chez lui avec quelques amis communs : on a porté je ne sais combien de toasts à mon bonheur, à votre beauté ; je n’ai pas pu, je n’ai pas voulu refuser. Depuis que j’ai quitté la vie de garçon, j’ai, Dieu merci perdu l’habitude de ces dîners britanniques ; aussi oserai-je vous faire cet abominable aveu : je me suis grisé en pensant à vous ! Vous voyez que je n’ai fait que changer d’ivresse… Mais, hélas ! la première est aussi belle que l’autre est honteuse… Encore une fois me pardonnez-vous ?

— Comment ? Ces reproches que vous m’avez faits hier en rentrant…

— Quels reproches ?

— Vous m’avez dit que mes épigrammes et celles de ma tante avaient irrité M. Lugarto au dernier point ; que sa vengeance pouvait être terrible, et que…

M. de Lancry partit d’un éclat de rire si franc que je crus à sa sincérité.

— Malheureux Lugarto ! — répéta-t-il ; — j’en ai fait un ogre, je le vois… Pauvre Mathilde ! je rirais davantage encore, si je ne vous avais pas inquiétée. Mais, sérieusement… quelle terrible vengeance voulez vous que Lugarto ?…

— Mais, mon ami, hier matin, vous m’avez paru fâché de la dureté de mes réponses.

— Oui, sans doute ; car, je vous le répète, malgré quelques excentricités de caractère, je le regarde, Lugarto, comme un de mes meilleurs amis ; comme tel, je désire le voir à l’abri de vos spirituelles attaques, ma jolie petite méchante ; mais ce sera difficile, et, je le vois, on dira l’esprit des Maran, comme on disait l’esprit des Mortemart. Pourtant, je vous en prie, ménagez ce pauvre garçon, si ce n’est pour lui… que ce soit pour moi.

— Mais hier… vous m’avez dit aussi que vous craigniez de l’irriter ?

— Sans doute, car alors il tombe dans des désolations sans fin, il me reproche de ne pas l’aimer, d’être un mauvais ami ; en un mot, de sa part, ce ne sont pas des reproches, je n’en supporterais pas, mais des plaintes, c’est ce qui me rend le plus impitoyable envers lui…

— Et vous êtes bien sûr de son amitié ? — demandai-je en hésitant à Gontran.

— D’autant plus sûr qu’elle est plus rare, et qu’il n’a aucune raison pour affecter un sentiment qu’il n’éprouverait pas.

Je racontai à Gontran l’entretien que j’avais entendu entre M. Lugarto et la princesse Ksernika.

— C’est une plaisanterie de bal masqué sans domino, — me dit Gontran : — il aura voulu s’amuser à la tourmenter ; et cela n’est d’aucune conséquence avec la princesse, qui est la meilleure des femmes. À ce propos, si elle vous fait quelques avances, répondez-y, je vous en prie, car elle est très bonne amie quand elle le veut, et les bonnes amies sont rares. D’ailleurs, vous la verrez ce matin à l’ambassade d’Angleterre.

— Irons-nous donc à cette fête ? — dis-je à M. de Lancry d’un air chagrin.

— Eh ! mais, sans doute. L’ambassadrice m’a écrit ce matin une lettre charmante, me disant qu’elle avait seulement appris hier soir notre retour, et qu’elle espérait bien avoir le plaisir de vous voir aujourd’hui.

— Allons, soit, mon ami, j’irai, — dis-je en soupirant.

— Un soupir, Mathilde ! mais vous serez charmante. C’est un triomphe d’être jolie le matin ; et moi je suis fier de vous, de votre ravissante beauté !…

— Hélas ! mon ami, cette beauté est à vous ; mais j’en suis plus fière encore quand je me fais belle pour vous seul.

Gontran sourit et me dit :

— Je devine… encore vos rêves de maisonnette ?

— Encore mes rêves de bonheur… Oui, Gontran.

— Eh bien ! soyez jolie, bien jolie, plus jolie que toutes les femmes, vous voyez que je ne vous demande rien que de très facile, et nous songerons à cette folie.

— Vrai ? oh ! bien vrai ? — m’écriai je avec ravissement.

— Silence, — me dit Gontran ; — il faut dire cela tout bas à mon cœur, afin que ma raison ne vous entende pas ; car elle est bien sévère et elle dirait non.

Blondeau entra, portant un carton carré.

— Qu’est-ce que cela ?

— Je ne sais pas, Madame ; on l’a remis chez le concierge, c’est très léger ; cela doit être des fleurs ou des dentelles.

Je regardai Gontran, il ne put s’empêcher de sourire.

Je devinai quelque surprise. Mon cœur battit bien fort ; c’étaient peut-être mes chères fleurs de prédilection que j’allais revoir.

Par un de ces enfantillages très sérieux pour les esprits fatalistes, avec la rapidité de la pensée je me dis : Si je trouve un bouquet d’héliotropes et de jasmins dans ce carton, ce sera un bon présage, je serai heureuse de ma journée d’aujourd’hui, sinon ce jour me sera fatal.

Une fois cette espèce de défi jeté au sort, je me repentis presque de ma témérité ; je n’osai plus ouvrir le carton.

Gontran s’aperçut que ma main tremblait, que je rougissais beaucoup.

— Eh bien !… Mathilde, qu’avez-vous ?

— Rien… rien… — lui dis-je, et surmontant mon émotion, j’ouvris le carton…

Hélas ! mon cœur se serra douloureusement. C’est à peine si je pus retenir mes larmes. Je ne trouvai ni jasmins ni héliotropes : les fleurs qui les remplaçaient étaient charmantes, il est vrai ; jamais je n’en ai vu de pareilles… Il y avait un gros bouquet et deux branches de petites grappes de fleurs d’un pourpre très vif ; au centre de chaque fleur brillait comme un diamant une goutte de rosée solide, si je puis m’exprimer ainsi ; de longues feuilles d’un vert d’émeraude glacé de cramoisi complétaient cette parure d’un goût parfait, sans doute d’une extrême rareté, et dont j’aurais été heureuse sans mon maudit souhait.

— Que vous êtes bon ! — dis-je à Gontran avec reconnaissance.

— Ce sont des euphorbes[1], plantes fort rares et telles qu’il les faut pour parer une beauté rare, — me dit gaîment M. de Lancry ; — rien ne sera plus joli, plus coquet que ces deux branches de fleurs purpurines au milieu de vos beaux cheveux blonds sous un chapeau de paille de riz.

Nous arrivâmes à l’ambassade.

Le temps était radieux ; les toilettes des femmes étaient d’une fraîcheur extrême ; les rayons du soleil, brisés et adoucis par le feuillage des plantes et des masses de fleurs qui garnissaient la galerie, ne jetaient qu’une douce clarté dans ces vastes salons.

Généralement il n’y a rien de plus gai, de plus riant que ces matinées dansantes, où le soleil remplace les bougies, où la tiède atmosphère du printemps, toute chargée du parfum des fleurs du jardin, remplace la chaleur étouffante des bals de l’hiver.

Presque en arrivant je me trouvai en présence de madame la duchesse de Richeville ; elle donnait le bras à une femme de ses amies. Je ne pus m’empêcher de rougir extrêmement en la voyant. Gontran ne s’en aperçut pas.

Madame de Richeville lui dit avec beaucoup de grâce : — Je vais vous rendre malgré vous à votre liberté et vous enlever madame de Lancry. Lord Mungo nous garde deux ou trois places dans la galerie. Bien hardi et bien adroit celui ou celle qui les lui fera rendre avant notre retour.

M. de Lancry, quoiqu’il parût vivement contrarié, ne put qu’accepter la proposition de madame de Richeville. Celle-ci prit mon bras, Gontran offrit le sien à la femme qui accompagnait la duchesse, et nous nous dirigeâmes vers les places gardées par lord Mungo.

Il me parut en effet parfaitement capable de les conserver et de les défendre par sa force d’inertie ; c’était un homme d’un embonpoint démesuré. Lorsqu’il nous aperçut, il fit un vain effort pour se lever. Madame de Richeville me dit en souriant :

— J’ai peut-être été imprudente de lui confier nos places ; s’il n’allait pas pouvoir nous les rendre !

Pourtant, grâce à un nouvel effort, lord Mungo se leva, et nous nous assîmes toutes les trois parfaitement à notre aise.

Gontran s’éloigna après m’avoir jeté un regard expressif en me désignant madame de Richeville.

À ma gauche était un véritable buisson de camélias, la duchesse était à ma droite ; aussi, en se tournant de mon côté, elle put me parler à voix basse sans être entendue de personne.

— Mon Dieu ! — me dit-elle, — je vous parais bien hardie, n’est-ce pas, après ce qui s’est passé entre nous ?…

— Madame…

— Ne m’en veuillez pas, j’ai à vous parler de notre ami, de M. de Mortagne. Il a été en grand danger.

— Que dites-vous, Madame ?

— Sans doute ; il avait tant souffert ! et puis les dernières émotions l’ont si vivement agité ! maintenant il est encore bien souffrant, mais il est mieux.

— Je le sais, Madame ; hier, en rentrant chez moi…

— Vous l’avez vu à sa fenêtre. Oui, il est allé habiter en face de votre maison pour être plus près de vous. Si vous saviez combien il vous aime ! toutes ses craintes… Eh bien ! non… non, ne parlons plus de cela, — reprit la duchesse à un mouvement que je fis ; — j’espère que lui et moi nous nous sommes trompés ; vous semblez heureuse… c’est une conversion que vous avez opérée : je ne m’en étonne pas… seulement je n’osais l’espérer.

— Je suis en effet très heureuse, Madame, ainsi que je l’avais prévu.

— Et moi je vous jure que je suis aussi bien heureuse de m’être trompée dans ma prévision. Mais dites-moi, pendant que nous sommes à peu près seules, n’oubliez pas, si vous aviez quelques lettres à faire parvenir à M. de Mortagne, de les faire adresser rue de Grenelle à l’hôtel de Richeville, dans le cas où il serait absent pour quelques jours… Enfin, pauvre enfant, quoi qu’il vous arrive, dans quelque occasion que ce soit, rappelez-vous que vous avez une amie bien vraie, bien dévouée. Cela vous semble étrange, n’est-ce pas ? Tout ce que je vous demande, c’est de mettre à l’épreuve cette amitié que je vous offre ; elle ne vous manquera jamais.

À ce moment M. Lugarto entra dans la galerie.

Involontairement je fis un mouvement d’effroi en me rapprochant de la duchesse de Richeville.

— Qu’avez-vous donc ? — me dit-elle.

— J’ai, Madame, un peu froid ; il vient beaucoup d’air par cette galerie.

Madame de Richeville vit par hasard M. Lugarto qui causait avec plusieurs personnes, elle me dit en me le désignant :

— Vous voyez bien cet homme ?

— Oui, Madame, — répondis-je en tremblant.

— Eh bien ! votre tante est un ange de mansuétude auprès de lui. C’est l’orgueil dans la bassesse, et la lâcheté dans la cruauté ; pourtant on le reçoit. Il y a des traits de lui qui font frémir. L’année dernière il a perdu, à jamais perdu une malheureuse jeune femme, madame de Berny, qui est, à cette heure, seule, abandonnée de sa famille, repoussée par tout le monde ; il a agi envers elle de la manière la plus brutale, la plus scandaleuse, la plus cruelle. M. de Berny, soit faiblesse, soit mépris, s’est renfermé dans une dédaigneuse indifférence sur le sort de sa femme, M. Lugarto est encore resté une fois impuni ! Puisque les hommes sont si lâches, ce serait au moins aux femmes de faire justice des Lugarto et de ses pareils. Aussi je ne conçois pas qu’on tolère dans le monde une pareille espèce, ou même qu’on lui réponde quand il vous parle ; car il est familier, et son impudence est grande.

Je restai muette. Je pressentais que M. Lugarto allait venir auprès de moi. En effet, madame de Richeville me parlait encore lorsqu’il s’approcha, me fit un léger salut, et me tendit la main en me disant :

— Eh bien ! vous êtes venue à ce bal. Vous avez eu raison de m’écouter.

Voyant que je ne prenais pas la main qu’il m’offrait, il reprit en souriant d’un air sardonique :

— Nous sommes donc toujours en guerre ? J’avais pourtant dû croire le contraire en vous voyant porter les fleurs que je vous avais envoyées ce matin.

— Je ne vous comprends pas, Monsieur, — lui répondis-je ; et, m’adressant de nouveau à madame de Richeville, je lui demandai le nom de deux très jolies personnes qui entraient en ce moment.

M. Lugarto ne se déconcerta pas, il continua :

— Vous ne me comprenez pas : ce que je vous dis, c’est pourtant assez clair. Les fleurs que vous avez à la main et dans les cheveux viennent de mes serres : c’est moi qui vous les ai envoyées ce matin. Savez-vous que je n’en donne pas à tout le monde, au moins ! J’avais, le printemps passé, donné la pareille garniture à la jolie petite madame de Berny… Ça lui a véritablement porté bonheur.

Ces fleurs, que je croyais devoir à Gontran, me firent horreur ; il me fut cruel de penser que mon mari s’était entendu avec cet homme pour me les faire accepter. Je vis quelque chose de sinistre dans le rapprochement qu’il faisait entre moi et cette femme dont madame de Richeville venait de me parler. Je ne pus vaincre un mouvement de colère ; dans mon dépit, j’arrachai quelques feuilles du bouquet que je tenais à la main.

— Prenez garde ! — s’écria M. Lugarto en me montrant une sorte de liqueur blanche qui sortait de la tige des feuilles arrachées ; — vous avez la main nue, cette substance est très corrosive ; ces fleurs sont charmantes, mais la plante qui les porte est très vénéneuse.

En effet, une goutte de cette liqueur blanche était tombée sur mon doigt : je sentis une légère cuisson, et il me resta une petite tache livide à la peau[2].

Je ne devais pas sans doute m’étonner de la propriété vénéneuse de ces fleurs ; mais en songeant qu’elles venaient de cet homme qui m’inspirait tant d’effroi, il me fut impossible de ne pas faire des rapprochements sinistres en pensant qu’il y avait quelque chose de fatal, de mortel jusque dans son présent. Saisie de terreur, je jetai cet affreux bouquet au milieu des camélias qui se trouvaient près de moi.

M. Lugarto sourit et me dit :

— On dirait que vous avez été mordue par un serpent ; il est bien dommage que vous ne puissiez pas jeter aussi loin de vous ces grappes des mêmes fleurs qui ornent vos beaux cheveux ; je suis heureux malgré vous, de vous voir obligée de les garder.

— Oh ! Madame, — dis-je à voix basse à madame de Richeville, — ce qui se passe ici a l’air d’un rêve terrible ; emmenez-moi d’ici, je vous en conjure, allons retrouver M. de Lancry ; je désire me retirer.

— Je ne reviens pas de ma stupeur, — me dit la duchesse ; — vous connaissez donc cet homme ?

— Non pas moi, Madame ; il est l’ami intime de mon mari, qui me l’a présenté ; il me cause autant de frayeur que d’aversion. Oh ! par grâce, emmenez-moi d’ici.

Pendant que je parlais à voix basse avec la duchesse, M. Lugarto répondit d’un air distrait et hautain aux empressements de quelques jeunes gens, grands admirateurs de son luxe et de ses chevaux.

Madame de Richeville resta un moment silencieuse et comme absorbée ; puis elle me dit avec un accent profondément ému :

— Bénissez Dieu, pauvre enfant, de ce qu’il vous a rendu M. de Mortagne ; je ne sais pourquoi cette intimité de votre mari et de M. Lugarto m’épouvante. Venez retrouver M. de Lancry, vous êtes toute pâle.

— Oui, Madame ; et puis c’est un enfantillage, mais il me semble que ces horribles fleurs que j’ai au front me donnent le vertige.

Je ne sais si M. Lugarto m’entendit ; abandonnant aussitôt les personnes qui l’entouraient, il se retourna au moment où moi et madame de Richeville nous nous levions.

— Vous vous en allez de là ? — me dit-il ; — voulez-vous mon bras ?

Sans lui répondre, je me pressai contre madame de Richeville.

— À propos, madame la duchesse, — dit M. Lugarto en laissant tomber ses paroles une à une, et en suivant du regard l’effet qu’elles produisaient, — j’ai une question assez insignifiante à vous adresser. Y a-t-il longtemps que la vieille mademoiselle Albin a été au village de Bory en Anjou chez le fermier Anselme ?

Madame de Richeville resta stupéfaite, rougit et pâlit tour à tour, comme la princesse Ksernika avait pâli et rougi la veille.

M. Lugarto me regardait d’un air triomphant.

Tout-à-coup ses traits changèrent d’expression ; son impertinente audace disparut sous un masque d’humilité forcée ; il salua deux fois, avec une obséquieuse politesse, une personne que je ne pouvais voir :

Je me tournai : c’était M. de Rochegune.

Ce dernier répondit par un froid signe de tête aux civilités empressées de M. Lugarto, et s’approcha de madame de Richeville.

Encore sous le coup de son émotion, la duchesse n’avait pu trouver une parole.

Madame de Richeville parut éprouver un profond sentiment de joie en voyant M. de Rochegune.

— Que votre présence me fait de bien ! — reprit-elle ; — je suis mieux depuis que vous êtes là.

M. de Rochegune regarda madame de Richeville d’un air étonné.

— Mon Dieu ! qu’avez-vous donc, Madame ? — lui-dit-il.

— Rien, une folie, vous savez que je crois aux présages ; madame de Lancry partage mes superstitions, nous venions de nous effrayer pour rien ; mais en vous voyant, vous l’homme sage et raisonnable par excellence, nos folles visions se sont bien vite évanouies.

Lorsque madame de Richeville m’eut nommée, M. de Rochegune s’inclina respectueusement de mon côté. Je ne l’avais pas revu depuis la scène de reconnaissance dont j’avais été témoin chez lui avec ma tante et Gontran ; il me semblait très changé ; un sourire douloureux donnait un caractère singulièrement triste à sa figure, à la fois douce et grave.

— Vous n’êtes pas resté longtemps en voyage, Monsieur ; vos amis ont dû être bien satisfaits de votre prompt retour ? — dit M. Lugarto à M. de Rochegune avec une excessive affabilité ; — vous me permettrez, je l’espère, d’aller vous chercher un de ces matins.

— Je regretterais que vous prissiez cette peine, Monsieur, car on me trouve rarement chez moi, — répondit M. de Rochegune d’un ton glacial.

— Si je ne suis pas heureux dans ma prémière visite, — reprit M. Lugarto, — je le serai peut-être dans la seconde, Monsieur. Je ne me décourage pas facilement, lorsqu’il s’agit d’une chose à laquelle j’attache beaucoup de prix.

— Vous êtes trop bon, Monsieur, je crains que vous vous exagériez beaucoup la valeur de mes relations ; d’ailleurs, je n’ai ici qu’un pied-à-terre tellement modeste, que je n’y puis absolument recevoir que mes amis.

Ces dernières paroles, dites très sèchement, terminèrent cette conversation.

M. Lugarto dissimula son dépit, et, voulant sans doute se venger sur quelqu’un, il dit à madame de Richeville :

— Vous n’oublierez pas le renseignement que je vous ai donné, madame la duchesse ; lorsque vous le désirerez, j’aurai l’honneur d’aller causer avec vous.

À mon grand étonnement, à celui de M. de Rochegune, madame de Richeville répondit d’une voix émue :

— Mais demain, si vous le voulez, monsieur… De quatre à cinq heures vous me trouverez.

— Je ne manquerai pas de profiter de cette bonne fortune, madame la duchesse, — dit M. Lugarto en s’inclinant profondément. Puis s’adressant à moi :

— Ah ! Madame, prenez garde… je vous dénonce M. de Lancry comme un infidèle… Je l’aperçois là-bas en grande coquetterie avec la belle princesse Ksernika qui est fort expéditive, je vous en préviens… car chez elle un caprice prend bien vite le caractère de la passion. Tenez… voyez-vous ce monstre de Lancry !… il est si absorbé qu’il ne se souvient pas seulement que vous êtes ici.

En effet, Gontran traversait un salon avec la princesse Ksernika ; il lui donnait le bras, et lui parlait bas en souriant.

Elle baissa les yeux, rougit légèrement, sourit aussi, et fit un petit mouvement d’impatience.

Gontran sembla insister dans sa demande, elle leva les yeux sur lui, rencontra son regard, et, au lieu de l’éviter, il me sembla qu’elle se complaisait à le soutenir ; puis, comme si M. de Lancry se fût seulement alors souvenu ou aperçu de ma présence, il fit un brusque mouvement, dit un mot à la princesse en regardant de mon côté, et l’expression de leurs deux physionomies changea à l’instant.

Tout ceci s’était passé en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire ; pour la première fois, je connus la jalousie.

Jamais je n’oublierai le coup douloureux, profond, que je ressentis au cœur en voyant la princesse sourire ainsi à Gontran.

Étrange et cruel mystère ! cette jalousie envahit soudainement, complètement toutes mes facultés ; il me sembla que depuis longtemps j’avais l’habitude de cette souffrance.

En un instant, j’éprouvai ses haines, ses défiances, ses humiliations… Je n’échappai à aucune de ses tortures variées.

Hélas ! la jalousie est un de ces sentiments qui débutent par une terrible maturité ; comme Minerve, elle naît armée de toutes pièces.

Mon âme se brisa, mes joues se colorèrent d’une rougeur fébrile ; Gontran s’avança, il donnait le bras à la princesse. Celle-ci vint à moi d’un air riant et ouvert ; je sentis mes larmes prêtes à couler : je ne pus que m’incliner sans répondre à quelques paroles aimables qu’elle me dit.

— Monsieur de Rochegune, voulez-vous me donner votre bras ? — dit madame de Richeville ; — vous aurez la bonté de demander ma voiture.

— Vous ici, monsieur de Rochegune ? — dit Gontran en tendant la main à ce dernier ; — je vous croyais en voyage. J’espère que vous n’aurez pas complètement oublié le chemin de votre ancienne maison, et que madame de Lancry et moi nous aurons le plaisir de vous voir souvent.

— Je crois rester très peu à Paris, — dit M. de Rochegune ; — mais je n’oublierai pas votre bien aimable proposition ; et j’aurai au moins l’honneur d’aller faire mes adieux à madame de Lancry, si elle m’accorde cette faveur.

Je répondis machinalement, madame de Richeville et M. de Rochegune quittèrent la galerie.

— Je désirerais m’en aller, je suis un peu souffrante, — dis-je à M. de Lancry.

— Pas encore, ma chère Mathilde ; la princesse a traversé toute la foule pour venir vous trouver.

M. Lugarto s’approcha de madame de Ksernika ; il me parut qu’ils échangeaient un regard d’intelligence.

La princesse, si hautaine la veille, lui dit avec une sorte d’affabilité craintive :

— Je vous pardonne vos méchancetés, vous êtes un homme terrible au moins ! — Elle se retourna vers moi, et ajouta en s’asseyant à mes côtés : — Je prends la place de la duchesse de Richeville, dont j’étais vraiment jalouse.

— Vous êtes bien bonne, Madame, mais…

— Je vais faire un tour dans le bal avec Lugarto, — me dit Gontran. — Tout-à-l’heure, si vous le désirez, je reviendrai vous chercher.

M. de Lancry prit le bras de M. Lugarto, et tous deux s’éloignèrent. Je restai près de la princesse.

— Savez-vous, me dit-elle très gaîment, — que vous avez un mari charmant ? Je ne le connaissais que de réputation ; car, depuis que je suis entrée dans le monde, le hasard a fait que lui ou moi nous avons toujours été en voyage ; mais je compte bien me dédommager cette saison. D’abord je commence par vous prévenir que nous sommes déjà fort en coquetterie ; et j’ai presque envie d’en être aux regrets, car il me semble très dangereux. Ah çà que diriez-vous donc si j’allais vous l’enlever ?

La princesse aurait pu parler longtemps encore, sans que je songeasse à lui répondre. Ce qu’elle venait de me dire pouvait passer pour une de ces plaisanteries que le monde tolère. Pourtant, chacune de ces paroles me portait un coup cruel.

Mon amour pour Gontran était si dévoué, si sérieux, si fervent ; cet amour, enfin, sur lequel reposait ma vie, ma destinée tout entière, était pour moi l’objet d’un culte si religieux, que, lors même que la jalousie n’eût pas été douloureusement excitée, j’aurais été blessée de la légèreté du langage de la princesse.

Il y a dans tout sentiment sincère et profond qui sent sa vaillance une sorte d’austérité ombrageuse, de susceptibilité farouche, de pudeur sacrée qui se révolte à la moindre profanation. Aussi, songeant à mon isolement, à mon caractère défiant, aux malheurs de mon enfance, à l’espoir immense que j’avais fondé sur mon mariage avec Gontran, on comprendra peut-être mes ressentiments.

La princesse, étonnée de mon silence, me dit :

— Mais vous semblez préoccupée, Madame, à quoi pensez-vous donc ?

Je fus sur le point de lui dire avec candeur ce que j’éprouvais, et de la supplier, au nom de mon bonheur, de ne pas être coquette pour Gontran ; mais je réfléchis au ridicule de cette démarche : j’y renonçai. Le monde est ainsi fait, qu’il n’a que des mépris ou des sarcasmes pour l’expression d’une douleur légitime et ingénue.

Alors mon orgueil s’indigna, des paroles remplies de fiel et d’amertume me vinrent aux lèvres ; je tâchai de m’inspirer de la méchanceté de mademoiselle de Maran ; je tâchai, mais en vain, de trouver quelque repartie sanglante… je souffrais trop pour avoir de l’esprit.

Forcée de répondre à une seconde interpellation de la princesse, je ne pus que trouver cette sottise, que je dis en souriant avec amertume :

— Je ne doute pas, Madame, de la puissance de vos charmes.

— Mon Dieu ! de quel air sombre et tragique vous me dites cela ! — reprit madame de Ksernika en riant aux éclats. — Est-ce que vous seriez jalouse, par hasard ? et jalouse de votre mari encore ? mais ça serait très piquant.

— Madame… — Ah çà ! n’allez pas avoir cette ridicule faiblesse, au moins ! j’en serais désolée. Mon triomphe serait bien moins grand, la jalousie vous ferait perdre une grande partie de votre supériorité sur moi. Mais voyez donc un peu ma prétention, ma vanité ! j’ose entrer en lutte avec vous, avec vous armée de tant d’avantages ! avouez que c’est bien héroïque !

J’étais au supplice ; il me fallut l’habitude de dissimuler mes chagrins, habitude que j’avais contractée pendant ma triste enfance, pour m’empêcher de pleurer à chaudes larmes.

Hélas ! je n’aurais pas cru devoir sitôt recourir à cette faculté, fruit d’un si misérable passé. Toutes les forces de mon âme furent employées à cette contrainte. Je sentis que j’allais encore faire une sotte réponse ; et presque malgré moi je balbutiai ces mots absurdes :

— Parlez-vous sérieusement, Madame ?

La princesse recommença de rire aux éclats.

— Comment, si je parle sérieusement ! — reprit-elle ; — vous me faites là une question de pensionnaire. Mais certainement, tout ce que je vous dis est très sérieux. Je raffole de M. de Lancry ; et vous voyez en moi une rivale déclarée, prête à vous disputer ce cœur par tous les moyens possibles. Quelle belle occasion, enlever une charmante conquête à une adversaire redoutable !

Je regardai fixement madame Ksernika pour tâcher de pénétrer le fond de sa pensée. Cela me fut impossible, tant l’expression de ses traits était mobile et changeante.

Peu à peu pourtant je repris mon sang froid, je surmontai mon émotion, je tâchai de reprendre un air riant et léger.

— Mais, Madame, — répondis-je, — savez-vous que vous risquez beaucoup en entrant en lice contre moi ?

— Certainement, et c’est ce qui fait mon orgueil ; car enfin vous êtes bien plus belle, bien plus jeune, bien plus aimable que moi, — dit la princesse avec un accent moqueur.

— Ceci n’est pas la question, Madame ; ce qui fait ma supériorité, c’est que je n’ai pas, comme vous… une réputation à conserver…

— Comment cela, Madame ? — dit la princesse en me regardant avec surprise ; — votre réputation…

— Oh ! Madame, j’ai la mienne comme vous avez la vôtre… Il y en a de toutes les sortes.

Madame de Ksernika fit un mouvement de dépit.

Je me hâtai de continuer.

— La vôtre est une réputation de beauté irrésistible, établie par de brillants et surtout par de nombreux succès. Si dans notre lutte vous triomphez encore, une nouvelle conquête n’augmentera pas de beaucoup votre gloire ; tandis que si vous succombez… jugez donc… Madame, ce sera devant qui ? devant une pauvre jeune femme sans expérience qui entre dans le monde et qui défend bourgeoisement… son mari.,.. ou si vous l’aimez mieux, son bonheur…

La princesse prit son air hautain, et me dit assez aigrement :

— Vous êtes piquée, Madame ?

Je vis à ces mots que ma réponse avait porté juste ; j’en ressentis une joie amère.

— Pas du tout, Madame, car nous plaisantons… je crois.

Gontran revint avec M. Lugarto.

— Princesse, — dit M. de Lancry, — mesdames d’Aubeterre et M. de Saint-Prix viennent d’arranger une partie de petit spectacle et un souper au cabaret pour ce soir ; vous conviendrait-il d’en être avec madame de Lancry, moi et Lugarto ?

— Sans doute, avec le plus grand plaisir, — reprit-elle.

— Voici ce qu’on propose encore, — ajouta M. de Lancry. — Il est bientôt six heures, le temps est charmant, nous irions faire un tour au bois de Boulogne jusqu’à sept heures et demie, et de là nous irions voir Arnal au Vaudeville.

— C’est à merveille ! — répéta la princesse ; — adopté à l’unanimité ; n’est-il pas vrai, madame de Lancry ?

— Je me sens assez souffrante, — dis-je à Gontran, — pour vous prier de me dispenser de ce plaisir.

— Y pensez-vous ? — répondit M. de Lancry ; — au contraire, cela vous distraira.

— Arnal est ravissant d’abord, — ajouta M. Lugarto.

— Je vous en prie… — dis-je en jetant un regard suppliant sur mon mari.

— Monsieur de Lancry, soyez impitoyable, — dit la princesse ; — faites le tyran, ordonnez.

— Nous serions trop privés de l’absence de madame de Lancry, — répondit Gontran en souriant, — pour que je ne suive pas le barbare conseil de la princesse. Ainsi donc, — ajouta-t-il avec une emphase comique, — madame de Lancry, je vous ordonne positivement de venir passer avec nous une charmante soirée.

— Si vous l’exigez… — dis-je à Gontran.

— Sans doute, nous l’exigeons tous, — ajouta M. Lugarto.

— C’est convenu, — reprit Gontran. — Je vais aller prévenir Saint-Prix et madame d’Aubeterre, et envoyer tout de suite prendre deux avant-scènes au Vaudeville et commander le souper chez Véry.

— Mais, j’y pense, — dit la princesse, — madame de Sérigny m’a amenée, et je n’ai pas demandé mes gens !

— Rien de plus simple, princesse, — reprit M. Lugarto. — Lancry dispose de sa voiture pour envoyer retenir les loges, je vous offre la mienne ainsi qu’à madame de Lancry et à Gontran.

— C’est on ne peut mieux, — dit mon mari en offrant son bras à madame de Ksernika.

— Allons rejoindre ces dames, elles nous attendent.

M. Lugarto m’offrit son bras avec un sourire de triomphe… Il m’était impossible de le refuser malgré ma répugnance.

Il me dit tout bas : — Cela vous désole d’être parée de mes fleurs, d’accepter mon bras, de venir dans ma voiture. J’en suis désolé, c’est votre faute ; pourquoi me traitez-vous si mal que toutes mes prévenances tournent pour vous en contrariétés ?

Je ne répondis rien ; je traversai ces salons remplis de gens heureux et gais. Les fenêtres ouvertes laissaient voir le jardin avec tous ses trésors de fleurs et de verdure.

En contemplant ce riant tableau, en entendant l’harmonie de l’orchestre, j’avais la mort dans le cœur : ce contraste m’était insupportable. On me regardait beaucoup. J’entendais murmurer mon nom et celui de M. Lugarto ; je rougissais de honte pensant que tout le monde avait pour lui autant de mépris que moi. J’étais navrée de paraître liée intimement avec cet homme.

Il n’en était rien, du moins en apparence ; les hommes échangeaient avec lui un salut cordial ou quelques paroles prévenantes ; beaucoup de femmes lui souriaient en répondant à son salut : un moment nous nous arrêtâmes dans l’embrasure d’une porte.

La jeune marquise de Sérigny, très grande dame pourtant, s’approcha de M. Lugarto et lui dit :

— Je viens vous présenter une requête au nom d’une foule de jolies femmes.

— Voyons, de quoi s’agit-il ? — demanda M. Lugarto.

— D’un ou de deux bals charmants que vous deviez nous donner ce printemps pour célébrer votre retour. Vous savez si bien organiser une fête ! ce serait délicieux.

— Oui, oui, donnez-nous des bals de printemps, monsieur Lugarto, — reprirent quelques jeunes femmes en se joignant à madame de Sérigny.

M. Lugarto se retourna vers moi, et me dit très haut avec sa familiarité choquante :

— Allons, voyons… décidez : voulez-vous, oui ou non, que je donne quelques bals ? Fixez l’époque, le nombre, et je vous obéis… à vous…

Je devins pourpre de honte ; tous les yeux se tournèrent vers moi : je remarquai quelques méchants sourires ; mon cœur se serra, je ne trouvai pas un mot.

— Lancry, répondez donc pour votre femme, — dit Lugarto à mon mari qui était devant nous ; — je lui demande si elle veut que je donne des bals ; elle ne dit ni oui ni non.

— Donnez-les toujours, — dit Gontran ; — je suis sûr que la discrétion empêche seule madame de Lancry de vous dire oui.

— Eh bien ! Mesdames, alors, puisque cela plaît à madame de Lancry, je donnerai quatre bals.

— Deux bals du matin et deux bals le soir avec illumination dans votre magnifique jardin, ce sera ravissant ! — dit madame de Sérigny.

— Peut-être bien… répondit M. Lugarto. — Il faudra que je demande le goût d’une personne de mes amies, — et il me jeta de nouveau un regard expressif, — et en qui j’ai toute confiance.

— Monsieur Lugarto, vous êtes toujours un homme charmant, — dirent plusieurs femmes.

— Sans doute, quand je vous donne des bals, — répondit-il insolemment.

Nous passâmes pour aller attendre nos voitures.



  1. Euphorbia fulgens. — Linné.
  2. Le suc de l’euphorbe est un très violent poison.