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Mattea (RDDM)

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MATTEA.

i.

..... Le temps devenait de plus en plus menaçant, et l’eau, teinte d’une couleur de mauvais augure que les matelots connaissent bien, commençait à battre violemment les quais et à entrechoquer les gondoles amarrées aux degrés de marbre blanc de la Piazzetta. Le couchant, barbouillé de nuages, envoyait quelques lueurs d’un rouge vineux à la façade du palais ducal dont les découpures légères et les niches aiguës se dessinaient en aiguilles blanches sur un ciel couleur de plomb. Les mâts des navires à l’ancre projetaient sur les dalles de la rive des ombres grêles et gigantesques, qu’effaçait une à une le passage des nuées sur la face du soleil. Les pigeons de la république s’envolaient épouvantés, et se mettaient à l’abri sous le dais de marbre de leurs vieilles statues, sur l’épaule des saints et sur les genoux des madones. Le vent s’éleva, fit claquer les banderolles du port, et vint s’attaquer aux boucles roides et régulières de la perruque de ser Zacomo Spada, ni plus ni moins. que si c’eût été la crinière métallique du lion de Saint-Marc ou les écailles de bronze du crocodile de Saint-Théodore.

Ser Zacomo, insensible à ce tapage inconvenant, se promenait le long de la colonnade avec un air de préoccupation majestueuse. De temps en temps, il ouvrait sa large tabatière d’écaille blonde doublée d’or, et y plongeait ses doigts qu’il flairait ensuite avec recueillement, bien que le malicieux sirocco eût depuis long-temps mêlé les tourbillons de son tabac d’Espagne à ceux de la poudre enlevée à son chef vénérable. Enfin, quelques larges gouttes de pluie se faisant sentir à travers ses bas de soie, et un coup de vent ayant fait voler son chapeau et rabattu sur son visage la partie postérieure de son manteau, il commença à s’apercevoir de l’approche d’une de ces bourrasques qui arrivent à l’improviste sur Venise au milieu des plus sereines journées d’été, et qui font, en moins de cinq minutes, un si terrible dégât de vitres, de cheminées, de chapeaux et de perruques.

Ser Zacomo Spada s’étant débarrassé, non sans peine, des plis du camelot noir que le vent plaquait sur son visage, se mit à courir après son chapeau aussi vite que purent le lui permettre sa gravité sexagénaire et les nombreux embarras qu’il rencontrait sur son chemin. Ici, un brave bourgeois qui, ayant eu la malheureuse idée d’ouvrir son parapluie et s’apercevant bien vite qu’il n’y avait rien de moins à propos, faisait de furieux efforts pour le refermer, et s’en allait avec lui à reculons vers le canal ; là, une vertueuse matrone occupée à contenir l’insolence de l’orage engouffré dans ses jupes ; plus loin, un groupe de bateliers empressés de délier leurs barques, et d’aller les mettre à l’abri sous le pont le plus voisin ; ailleurs un marchand de gâteaux de maïs courant après sa vile marchandise ni plus ni moins que ser Zacomo après son excellent couvrechef. Après bien des peines, le digne marchand de soieries parvint à l’angle de la colonnade du palais ducal où le fugitif s’était réfugié ; mais au moment où il pliait un genou et alongeait un bras pour s’en emparer, le maudit chapeau repartit sur l’aile vagabonde du sirocco, et prit son vol le long de la rive des Esclavons, côtoyant le canal avec beaucoup de grâce et d’adresse.

Le marchand de soieries fit un gros soupir, croisa un instant les bras sur sa poitrine d’un air consterné, puis s’apprêta courageusemement à poursuivre sa course en tenant d’une main sa perruque pour l’empêcher de suivre le mauvais exemple, de l’autre serrant les plis de son manteau qui s’entortillait obstinément autour de ses jambes. Il parvint ainsi au pied du pont de la Paille, et il mettait de nouveau la main sur son tricorne, lorsque l’ingrat, faisant une nouvelle gambade, traversa le petit canal des Prisons sans le secours d’aucun pont, ni d’aucun bateau, et s’abattit comme une mouette sur l’autre rive. Au diable le chapeau ! s’écria ser Zacomo découragé ; avant que j’aie monté et descendu un pont, il aura traversé tous les canaux de la ville. En profite qui voudra !…

Une tempête de rires et de huées répondit en glapissant à l’apostrophe de ser Zacomo. Il jeta autour de lui un regard courroucé, et se vit au milieu d’une troupe de polissons qui, sous leurs guenilles et avec leurs mines sales et effrontées, imitaient son attitude tragique et le froncement olympien de son sourcil. — Canaille ! s’écria le brave homme en riant à demi de leurs singeries et de sa propre mésaventure, prenez garde que je ne saisisse l’un de vous par les oreilles et que je ne le lance avec mon chapeau au milieu des lagunes !

En proférant cette menace, ser Zacomo voulut faire le moulinet avec sa canne ; mais comme il élevait les bras avec une noble fureur, ses jambes perdirent l’équilibre, et, comme il se trouvait malheureusement très près de la rive, il abandonna le pavé pour aller tomber…

Heureusement la gondole de la princesse Veneranda se trouvait là, arrêtée par un embarras de barques chioggiotes et faisait de vains efforts de rames pour les dépasser. Ser Zacomo, se voyant lancé, ne songea plus qu’à tomber le plus décemment possible, tout en se recommandant à la Providence, laquelle, prenant sa dignité de père de famille et de marchand de soieries en considération, daigna lui permettre d’aller s’abattre aux pieds de la princesse Veneranda, et de ne point chiffonner le panier de cette illustre personne trop malhonnêtement.

Néanmoins la princesse, qui était fort nerveuse, jeta un grand cri d’effroi, et les polissons pressés sur la rive applaudirent et trépignèrent de joie. Ils restèrent là tant que leurs huées et leurs rires purent atteindre le malheureux Zacomo, que la gondole emportait trop lentement à travers la mêlée d’embarcations qui encombraient le canal.

La princesse grecque Veneranda Gica était une personne sur l’âge de laquelle les commentateurs flottaient irrésolus, du chiffre quarante au chiffre soixante. Elle avait la taille fort droite, bien prise dans un corps baleiné, d’une rigidité majestueuse. Pour se dédommager de cette contrainte, où, par amour de la ténuité, elle condamnait une partie de ses charmes, et pour paraître encore jeune et folâtre, elle remuait à tout propos les bras et la tête, de sorte qu’on ne pouvait être assis près d’elle sans recevoir au visage à chaque instant son éventail ou ses plumes. Elle était d’ailleurs bonne, obligeante, généreuse jusqu’à la prodigalité, romanesque, superstitieuse, crédule et faible. Sa bourse avait été exploitée par plus d’un charlatan, et son cortége avait été grossi de plus d’un chevalier d’industrie. Mais sa vertu était sortie pure de ces dangers, grace à une froideur excessive d’organisation que les puérilités de la coquetterie avaient fait passer à l’état de maladie chronique.

Ser Zacomo Spada était sans contredit le plus riche et le plus estimable marchand de soieries qu’il y eût dans Venise. C’était un de ces véritables amphibies qui préfèrent leur île de pierre au reste du monde qu’ils n’ont jamais vu, et qui croiraient manquer à l’amour et au respect qu’ils lui doivent, s’ils cherchaient à acquérir la moindre connaissance de ce qui existe au-delà. Celui-ci se vantait de n’avoir jamais mis le pied en terre ferme, et de ne s’être jamais assis dans un carrosse. Il était fort entendu aux affaires de son commerce et savait au juste quel îlot de l’Archipel ou quel canton de la Calabre élevait les plus beaux mûriers et filait les meilleures soies. Mais là se bornaient absolument ses notions sur l’histoire naturelle terrestre. Il ne connaissait de quadrupèdes que les chiens et les chats, et n’avait vu de bœuf que coupé par morceaux dans le bateau du boucher. Il avait du cheval une idée fort incertaine pour en avoir vu deux fois dans sa vie à de certaines solennités, où, pour divertir et surprendre le peuple, le sénat avait permis à des troupes de bateleurs d’en amener quelques-uns sur la rive des Esclavons. Mais ils étaient si bizarrement et si pompeusement enharnachés, que ser Zacomo et beaucoup d’autres avaient pu penser que leurs crins étaient naturellement tressés et mêlés de fils d’or et d’argent. Quant aux touffes de plumes rouges et blanches dont on les avait couronnés, il était hors de doute qu’elles faisaient physiquement partie de leurs têtes, et ser Zacomo, en faisant à sa famille la description du cheval, déclarait que cet ornement naturel était ce qu’il y avait de plus beau dans l’animal extraordinaire apporté de la terre ferme. Il le rangeait d’ailleurs dans l’espèce du bœuf, et encore aujourd’hui beaucoup de Vénitiens ne connaissent le cheval sous une autre dénomination que celle de bœuf sans cornes, bue senza corni.

Ser Zacomo était d’ailleurs méfiant à l’excès, quand il s’agissait de risquer un sequin de plus ou de moins dans une affaire, crédule comme un enfant, et capable de se ruiner quand on savait s’emparer de son imagination, que l’oisiveté avait rendue fort impressionnable. Actif pour acquérir, mais paresseux et insouciant dans toutes les jouissances que pouvaient lui procurer ses bénéfices ; amoureux de l’or monnayé et dilettante di musica, bien qu’il eût la voix fausse et battît toujours la mesure à contre-temps ; doux, souple, et assez adroit pour régner au moins sur son argent sans trop irriter une femme acariâtre ; du reste, inerte et gras comme ces vrais types de sa patrie, qui participent, pour le moins, autant de la nature du polype que de celle de l’homme.

Il y avait bien une trentaine d’années que M. Spada fournissait d’étoffes et de rubans la toilette effrénée de la princesse Gica ; mais il se gardait bien de savoir le compte des ans écoulés lorsqu’il avait l’honneur de causer avec elle, ce qui arrivait assez souvent, d’abord parce que la princesse, dans ses fréquentes conférences avec son fournisseur d’atours, se livrait volontiers avec lui au plaisir de babiller, le plus doux qu’une femme grecque connaisse ; ensuite parce que Venise a été de tout temps une ville de mœurs faciles et de relations familières qui n’appartiennent guère en France qu’aux petites villes, et que notre grand monde, plus collet-monté, appellerait du commérage de mauvais ton.

Après s’être fait expliquer l’accident qui avait lancé M. Zacomo à ses pieds, la princesse Veneranda le fit donc asseoir sans façon auprès d’elle, et le força, malgré ses humbles excuses, d’accepter un abri sous le drap noir de sa gondole, contre la pluie et le vent, qui faisaient rage, et qui autorisaient suffisamment un tête-à-tête entre un vieux marchand sexagénaire et une jeune princesse qui n’avait pas plus de cinquante-cinq ans.

— Vous viendrez avec moi jusqu’à mon palais, lui avait-elle dit, et puis mes gondoliers vous conduiront jusqu’à votre boutique. — Et, chemin faisant, elle l’accablait de questions sur sa santé, sur ses affaires, sur sa femme, sur sa fille, toutes questions pleines d’intérêt, de bonté, mais surtout de curiosité ; car on sait que les dames de Venise, passant leurs jours dans l’oisiveté, n’auraient absolument rien à dire le soir à leurs amans ou à leurs amis, si elles ne s’étaient fait le matin un petit recueil d’anecdotes plus ou moins puériles.

Ser Spada, d’abord très honoré de ces questions, y répondit moins nettement, d’une façon amphigourique et troublée, lorsque la princesse attaqua le chapitre du prochain mariage de sa fille. — Mattea, lui disait-elle pour l’encourager à répondre, est la plus belle personne du monde ; vous devez être bien heureux et bien fier d’avoir une aussi charmante enfant. Toute la ville en parle, et il n’est bruit que de son air noble et de ses manières distinguées. Voyons, Spada, pourquoi ne me parlez-vous pas d’elle comme à l’ordinaire ? Il me semble que vous avez quelque souci, et je gagerais que c’est à propos de Mattea, car, chaque fois que je prononce son nom, vous froncez le sourcil comme un homme qui souffre. Voyons, voyons, contez-moi cela. Je suis l’amie de votre petite famille ; j’aime Mattea de tout mon cœur ; c’est ma filleule ; j’en suis fière. Je serais bien fâchée qu’elle fût pour vous un sujet de chagrin, et vous savez que j’ai droit de la morigéner. Aurait-elle une amourette ? refuserait-elle d’épouser son cousin Checo ?

M. Spada, dont toutes ces interrogations augmentaient visiblement la souffrance, essaya respectueusement de les éluder ; mais Veneranda, ayant flairé là l’odeur d’un secret, s’acharnait à sa proie, et le bonhomme, quoique assez honteux de ce qu’il avait à dire, ayant une juste confiance en la bonté de la princesse, et d’ailleurs aimant à parler comme un Vénitien, c’est-à-dire presque autant qu’une Grecque, se résolut à confesser le sujet de sa préoccupation.

— Hélas ! brillante excellence (chiarissima) dit-il en prenant une prise de tabac imaginaire dans sa tabatière vide, c’est en effet ma fille qui cause le chagrin que je ne puis dissimuler. Votre seigneurie sait bien que Mattea est en âge de songer à autre chose qu’à des poupées. — Sans doute, sans doute, elle a tantôt cinq pieds de haut, répondit la princesse, la plus belle taille qu’une femme puisse avoir ; c’est précisément ma taille. Cependant elle n’a pas plus de quatorze ans ; c’est ce qui la rend un peu excusable, car après tout, c’est encore un enfant incapable d’un raisonnement sérieux. D’ailleurs ce précoce développement de sa beauté doit nécessairement lui donner quelque impatience d’être mariée. — Hélas ! reprit ser Zacomo. Votre seigneurie sait combien ma fille est admirée, non-seulement par tous ceux qui la connaissent, mais encore par tous ceux qui passent devant notre boutique. Elle sait que les plus élégans et les plus riches seigneurs s’arrêtent des heures entières devant notre porte, feignant de causer entre eux ou d’attendre quelqu’un, le tout pour jeter de fréquens regards sur le comptoir où elle est assise auprès de sa mère. Plusieurs viennent marchander mes étoffes pour avoir le plaisir de lui adresser quelques mots, et ceux qui ne sont point provinciaux et mal appris achètent toujours quelque chose, ne fût-ce qu’une paire de bas de soie ; c’est toujours cela. Dame Loredana, mon épouse, qui certes est une femme alerte et vigilante, avait élevé cette pauvre enfant dans de si bons principes, que jamais on n’a vu une fille si réservée, si discrète et si honnête jusqu’ici ; toute la ville en rendrait témoignage. — Certes, reprit la princesse, il est impossible d’avoir un maintien plus convenable que le sien, et j’entendais dire l’autre jour dans une soirée, que la Mattea était une des plus belles personnes de Venise, et que sa beauté était rehaussée par un certain air de noblesse et de fierté, qui la distinguait de toutes ses égales, et la faisait paraître comme une princesse au milieu d’un troupeau de soubrettes. — Cela est vrai, par le Christ, vrai ! répéta ser Zacomo d’un ton mélancolique. C’est une fille qui n’a jamais perdu son temps à s’attifer de colifichets, chose qui ne convient qu’aux dames de qualité ; toujours propre et bien peignée dès le matin, et si tranquille, si raisonnable, qu’il n’y a pas un cheveu de dérangé à son chignon dans toute une journée ; économe, laborieuse, et douce comme une colombe, ne répondant jamais pour se dispenser d’obéir, silencieuse, que c’est un miracle, étant fille de ma femme ; enfin un diamant, un vrai trésor. Ce n’est donc pas la coquetterie qui l’a perdue, car elle ne faisait nulle attention à ses admirateurs, pas plus aux honnêtes gens qui venaient acheter dans ma boutique, qu’aux godelureaux qui en encombraient le seuil pour la regarder. Ce n’est pas non plus l’impatience d’être mariée, car elle sait qu’elle a à Mantoue un mari tout prêt, qui n’attend qu’un mot pour venir lui faire sa cour. Eh bien ! malgré tout cela, voilà que du jour au lendemain, et sans avertir personne, elle s’est monté la tête pour quelqu’un que je n’ose pas seulement nommer. — Pour qui ? grand Dieu ! s’écria Veneranda, est-ce le respect ou l’horreur qui glace ce nom sur vos lèvres ? est-ce de votre vilain bossu garçon de boutique ? est-ce du doge que votre fille est éprise ? — C’est pis que tout ce que votre excellence peut imaginer, répondit ser Zacomo en s’essuyant le front, c’est d’un mécréant, c’est d’un idolâtre, c’est du Turc Abul !

— Qu’est-ce que cet Abul ? demanda la princesse. — C’est, répondit Zacomo, un riche fabricant de ces belles étoffes de soie de Perse, brochées d’or et d’argent, que l’on façonne à l’île de Scio, et que votre excellence aime à trouver dans mon magasin. — Un Turc ! s’écria Veneranda, sainte madone ! c’est en effet bien déplorable, et je n’y conçois rien. Amoureuse d’un Turc, ô Spada ! cela ne peut pas être ; il y là-dessous quelque mystère. Quant à moi, j’ai été, dans mon pays, poursuivie par l’amour des plus beaux et des plus riches d’entre eux, et je n’ai jamais eu que de l’horreur pour ces gens-là. Oh ! c’est que je me suis recommandée à Dieu dès l’âge où ma beauté m’a mise en danger, et qu’il m’a toujours préservée. Mais sachez que tous les musulmans sont voués au diable, et qu’ils possèdent tous des amulettes ou des philtres au moyen desquels beaucoup de chrétiennes renient le vrai Dieu pour se jeter dans leurs bras. Soyez sûr de ce que je vous dis. — N’est-ce pas une chose inouie, un de ces malheurs qui ne peuvent arriver qu’à moi ? dit M. Spada. Une fille si belle et si honnête ! — Sans doute, sans doute, reprit la princesse ; il y a de quoi s’étonner et s’affliger. Mais, je vous le demande, comment a pu s’opérer un pareil sortilége ? — Voilà ce qu’il m’est impossible de savoir. Seulement, s’il y a un charme jeté sur ma fille, je crois pouvoir en accuser un infame serpent, appelé Timothée, Grec esclavon, qui est au service de ce Turc, et qui vient souvent avec lui dans ma maison pour servir d’interprète entre lui et moi, car ces mahométans ont une tête de fer, et depuis cinq ans qu’Abul vient à Venise, il ne parle pas plus chrétien que le premier jour. Ce n’est donc pas par les oreilles qu’il a séduit ma fille, car il s’assied dans un coin et ne dit mot non plus qu’une pierre. Ce n’est pas par les yeux, car il ne fait pas plus attention à elle que s’il ne l’eût pas encore aperçue. Il faut donc en effet, comme votre excellence le remarque et comme je l’avais déjà pensé, qu’il y ait une cause surnaturelle à cet amour-là ; car de tous les hommes dont Mattea est entourée, ce damné est le dernier auquel une fille sage et prudente, comme elle, eût dû songer. On dit que c’est un bel homme. Quant à moi, il me semble fort laid avec ses grands yeux de chouette et sa longue barbe noire. — Mon cher monsieur, interrompit la princesse, il y a du sortilége là-dedans. Avez-vous surpris quelque intelligence entre votre fille et ce Grec Timothée ? — Certainement. Il est si bavard, qu’il parle même avec Tisbé, la chienne de ma femme, et il adresse très souvent la parole à ma fille, pour lui dire des riens, des âneries qui la feraient bâiller de la part de tout autre, mais qu’elle accueille fort bien de la sienne, tant elle s’intéresse à tout ce qui a rapport à ce Turc maudit ; c’est au point que nous avons cru d’abord qu’elle était amoureuse du Grec, et comme c’est un homme de rien, nous en étions fort fâchés. Hélas ! ce qui lui arrive est bien pis ! — Et comment savez-vous que c’est du Turc et non pas du Grec que votre fille est amoureuse ? — Parce qu’elle nous l’a dit elle-même ce matin. Ma femme la voyant maigrir, devenir triste, indolente et distraite, avait pensé que c’était le désir d’être mariée qui la tourmentait ainsi ; et nous avions décidé que nous ferions venir son prétendu sans lui rien dire. Ce matin, elle vint m’embrasser d’un air si chagrin et avec un visage si pâle, que je crus lui faire plaisir en lui annonçant la prochaine arrivée de Checo. Mais, au lieu de se réjouir, elle hocha la tête d’une manière qui fâcha ma femme, laquelle, il faut l’avouer, est un peu emportée et traite quelquefois sa fille un peu trop sévèrement. — Qu’est-ce à dire ! lui demanda-t-elle, est-ce ainsi que l’on répond à son papa ? — Je n’ai rien répondu, dit la petite. — Vous avez fait pis, dit la mère, vous avez témoigné du dédain et montré de la résistance aux volontés de vos parens. — Quelles volontés ? demanda Mattea. — La volonté que vous receviez bien Checo, répondit ma femme ; car vous savez qu’il doit être votre mari, et je n’entends pas que vous le tourmentiez de mille caprices, comme font les petites personnes d’aujourd’hui, qui meurent d’envie de se marier, et qui, pour faire les précieuses, font perdre la tête à un pauvre fiancé par des fantaisies et des simagrées de toute sorte. Depuis quelque temps, vous êtes devenue fort bizarre et fort insupportable, je vous en avertis, etc., etc. — Votre excellence peut imaginer tout ce que dit ma femme, elle a une si brave langue dans la bouche. Cela finit par impatienter la petite qui lui dit d’un air très hautain : — Apprenez que Checo ne sera jamais mon mari, parce que je le déteste, et parce que j’ai disposé de mon cœur. — Alors Loredana se mit dans une grande colère et lui fit mille menaces. Mais je la calmai en disant qu’il fallait savoir en faveur de qui notre fille avait, comme elle le disait, disposé de son cœur, et je la pressai de nous le dire. J’employai la douceur pour la faire parler, mais ce fut inutile. — C’est mon secret, disait-elle, je sais que je ne puis jamais épouser celui que j’aime, et j’y suis résignée ; mais je l’aimerai en silence et je n’appartiendrai jamais à un autre. — Là-dessus, ma femme, s’emportant de plus en plus, lui reprocha de s’être enamourée de ce petit aventurier de Timothée, le laquais d’un Turc, et elle lui dit tant de sottises, que la colère fit plus que l’amitié, et que la malheureuse enfant s’écria en se levant et en parlant d’une voix ferme : — Toutes vos menaces sont inutiles, j’aimerai celui que mon cœur a choisi, et puisque vous voulez savoir son nom, sachez-le, c’est Abul. — Là-dessus elle cacha son visage enflammé dans ses deux mains, et fondit en larmes. Ma femme s’élança vers elle et lui donna un soufflet. — Elle eut tort, s’écria la princesse. — Sans doute, excellence, elle eut tort. Aussi quand je fus revenu de l’espèce de stupeur où cette déclaration m’avait jeté, j’allai prendre ma fille par la main, et pour la soustraire au ressentiment de sa mère, je courus l’enfermer dans sa chambre, et je revins essayer de calmer la Loredana. Ce ne fut pas facile ; enfin, à force de la raisonner, j’obtins qu’elle laisserait l’enfant se dépiter et rougir de honte toute seule pendant quelques heures. Je me chargeai ensuite d’aller la réprimander, et de l’amener demander pardon à sa mère à l’heure du souper. En attendant que la petite eût le temps de faire ses réflexions, je suis sorti, emportant la clé de sa chambre dans ma poche, et songeant moi-même à ce que je pourrais lui dire de terrible et de convenable pour la frapper d’épouvante et la ramener à la raison. Malheureusement l’orage m’a surpris au milieu de ma méditation, et voici que je suis forcé de retourner au logis, sans avoir trouvé le premier mot de mon discours paternel. J’ai bien encore trois heures avant le souper, mais Dieu sait si les questions, les exclamations et les lamentations de la Loredana me laisseront le loisir d’un quart d’heure pour me préparer à la conférence. Ah ! qu’on est malheureux, excellence, d’être père de famille, et d’avoir affaire à des Turcs !

— Rassurez-vous, mon digne monsieur, répondit la princesse d’un air grave. Le mal n’est peut-être pas aussi grand que vous l’imaginez. Peut-être quelques exhortations douces de votre part suffiront-elles pour chasser l’influence du démon. Je m’occuperai, quant à moi, de réciter des prières et de faire dire des messes. Et puis je parlerai ; soyez sûr que j’ai de l’influence sur la Mattea. S’il le faut, je l’emmènerai à la campagne. Venez me voir demain, et amenez-la avec vous. Cependant faites bien attention à ce qu’elle ne porte aucun bijou, ni aucune étoffe que ce Turc ait touché. Veillez aussi à ce qu’il ne fasse pas devant elle de signes cabalistiques avec les doigts. Demandez-lui si elle n’a pas reçu de lui quelque don, et si cela est arrivé, exigez qu’elle le remette, et jetez-le au feu. À votre place, je ferais exorciser la chambre. On ne sait pas quel démon peut s’en être emparé. Allez, cher Spada, dépêchez-vous, et surtout tenez-moi au courant de cette affaire. Je m’y intéresse beaucoup.

En parlant ainsi, la princesse, qui était arrivée à son palais, fit un salut gracieux à son protégé et s’élança, soutenue de ses deux gondoliers, sur les marches du péristyle. Ser Zacomo, assez frappé de la profondeur de ces idées, et un peu soulagé de son chagrin, remercia les gondoliers, car le temps était déjà redevenu serein, et reprit à pied, par les rues étroites et anguleuses de l’intérieur, le chemin de sa boutique, située sous les vieilles Procuraties.

ii.

Enfermée dans sa chambre, seule et pensive, la belle Mattea se promenait en silence, les bras croisés sur sa poitrine dans une attitude de mutine résolution, et la paupière humide d’une larme que la fierté ne voulait point laisser tomber. Elle n’était pourtant vue de personne ; mais sans doute elle sentait, comme il arrive souvent aux enfans et aux femmes, que son courage tenait à un fil, et que la première larme qui s’ouvrirait un passage à travers ses longs cils noirs entraînerait un déluge difficile à réprimer. Elle se contenait donc et se donnait, en passant et en repassant devant sa glace, des airs dégagés, et affectait une démarche altière, en s’éventant d’un large éventail de la Chine, à la mode de ce temps-là.

Mattea, ainsi qu’on a pu le voir par la conversation de son père avec le gondolier, était une fort belle créature âgée de quatorze ans seulement, mais déjà très développée, et très convoitée par tous les galans de Venise. Ser Zacomo ne la vantait point au-delà de ses mérites en déclarant que c’était un véritable trésor, une fille sage, réservée, laborieuse, intelligente, etc., etc. Mattea possédait toutes ces qualités, et d’autres encore que son père était incapable d’apprécier, mais qui, dans la situation où le sort l’avait fait naître, devaient être pour elle une source de maux très grands. Elle était douée d’une imagination vive, facile à exalter, d’un cœur fier et généreux et d’une grande force de caractère. Si ces facultés eussent été bien dirigées dans leur essor, Mattea eût été la plus heureuse enfant du monde, et M. Spada, le plus heureux des pères. Mais Mme Loredana, avec son caractère violent, son humeur âcre et querelleuse, son opiniâtreté qui allait jusqu’à la tyrannie, avait sinon gâté, du moins affecté et irrité cette belle ame au point de la rendre orgueilleuse, volontaire, et même un peu farouche. Il y avait bien en elle un certain reflet du caractère absolu de sa mère, mais adouci par la bonté et l’amour de la justice, qui est la base de toute belle organisation. Une intelligence élevée qu’elle avait reçue de Dieu seul, et quelques furtives lectures romanesques récemment prises sur les heures du sommeil, la rendaient très supérieure à ses parens, quoique après tout elle fût très ignorante et plus simple, peut-être, qu’une fille élevée dans notre civilisation moderne ne l’est à l’âge de huit ans.

Élevée rudement, quoique avec amour et sollicitude, réprimandée, et même frappée dans son enfance pour les plus légères inadvertances, Mattea avait conçu pour sa mère un sentiment de crainte qui touchait de près à l’aversion aux heures de leurs renaissans orages domestiques. Altière et dévorée de rage, en recevant ces corrections, elle s’était habituée à les subir dans un sombre silence, refusant héroïquement à son tyran femelle la satisfaction de l’implorer, ou même de paraître sensible à ses outrages. La fureur de sa mère en augmentait, et quoique au fond elle aimât sa fille, elle l’avait si cruellement maltraitée parfois, que ser Zacomo avait été obligé de l’arracher de ses mains. C’était le seul courage dont il fût capable, car il ne la redoutait pas moins que Mattea, et, de plus, la faiblesse de son caractère le plaçait sous la domination de cet esprit plus obstiné et plus impétueux que le sien. En grandissant, Mattea avait appelé la prudence au secours de son oppression, et par frayeur, par aversion peut-être, elle s’était habituée à une stricte obéissance et à une muette ponctualité dans sa conduite ; mais la conviction, qui enchaîne et retient les cœurs, s’éloignait du sien chaque jour davantage. En elle-même elle détestait son joug, et dans toutes les sujétions qui en résultaient, sa volonté, son intention secrète démentait à chaque instant (non pas ses paroles, elle ne parlait jamais, pas même à son père, dont la faiblesse lui causait une sorte d’indignation), mais ses actions, et jusqu’à sa contenance. Ce qui la révoltait peut-être le plus, et à juste titre, c’était que sa mère, au milieu de son despotisme, de ses violences et de ses injustices, se piquait d’une austère dévotion, et la contraignait aux plus étroites pratiques du bigotisme. Cette piété, généralement si douce, si tolérante et si gaie de la nation vénitienne, était dans le cœur de la Piémontaise Loredana un fanatisme insupportable, et il avait produit chez sa fille une secrète haine et une profonde incrédulité pour tout le côté mesquin, injuste et cruel du vieux catholicisme. Tout en aimant la vertu, tout en adorant le Christ, et en dévorant à ses pieds chaque jour bien des larmes amères, la pauvre enfant avait osé, chose inouie et tout exceptionnelle en ce temps et en ce pays, se séparer intérieurement du dogme à l’égard de beaucoup de points arbitraires. Elle s’était fait, sans beaucoup de réflexion et sans aucune controverse, une religion personnelle, pure, sincère, instinctive, sans ligne de démarcation, sans catéchisme systématique. Elle se l’apprenait chaque jour à elle-même cette religion de son choix, l’occasion amenant le précepte, l’absurdité des arrêts amenant les révoltes du bon sens ; et quand elle entendait sa mère damner impitoyablement tous les hérétiques, quelque vertueux et sincères qu’ils fussent, sa raison et son bon cœur se révoltant contre cette opinion méchante et sotte, elle allait assez loin dans l’opinion contraire, pour absoudre même les infidèles et les regarder comme ses frères. Mais elle ne disait point ses pensées à cet égard, car quoique son extrême docilité apparente eût dû désarmer pour toujours la mégère, celle-ci, à la moindre marque d’inattention ou de lenteur dans l’accomplissement de ses volontés, lui infligeait des châtimens tout-à-fait réservés à l’enfance, et dont l’ame outrée de l’adolescente Mattea ressentait vivement les profondes atteintes.

Si bien que cent fois elle avait formé le projet de s’enfuir de la maison paternelle, et elle l’eût déjà exécuté si elle eût pu compter sur un lieu de refuge ; mais dans son ignorance absolue du monde, elle se le peignait fort en noir, et sans en connaître les vrais écueils, craignait de n’y pouvoir trouver nulle part asile et protection.

Elle ne connaissait, en fait de femmes, que sa mère, et quelques volumineuses matrones de même acabit, plus ou moins exercées aux criailleries conjugales, mais toutes aussi bornées, aussi étroites dans leurs idées, aussi intolérantes dans ce qu’elles appelaient leurs principes moraux et religieux. Mattea s’imaginait toutes les femmes semblables à celles-là, tous les hommes aussi incertains, aussi opprimés, aussi peu éclairés que son père. Sa marraine, la princesse Gica, lui était douce et facile, mais l’absurdité de son caractère n’offrait pas plus de garantie que celui d’un enfant. Elle ne savait où placer son espérance, et songeait à se retirer dans quelque désert pour y vivre de racines et de pleurs. Si le monde est ainsi, se disait-elle dans ses vagues rêveries, si les malheureux sont repoussés de partout, si celui que l’injustice révolte doit être maudit et chassé comme un impie, ou chargé de fers comme un fou dangereux, il faut que je meure, ou que je cherche la Thébaïde. Alors elle pleurait, et tombait dans de grandes réflexions sur cette Thébaïde qu’elle ne se figurait guère plus éloignée que Trieste ou Padoue, et qu’elle songeait à gagner à pied avec quelques sequins, fruit des épargnes de toute sa vie.

Toute autre qu’elle eût songé à se sauver dans un couvent, refuge ordinaire, en ce temps-là, des filles coupables ou désolées. Mais elle avait une invincible méfiance et une espèce de haine pour tout ce qui portait un habit religieux. Son confesseur l’avait trahie dans de soi-disant bonnes intentions, en discourant avec sa mère, et de la confession reçue, et de la pénitence fructueuse à imposer. Mattea le savait, et, forcée de retourner vers lui, elle avait eu la fermeté de refuser et la pénitence et l’absolution. Menacée par le confesseur, elle l’avait menacé à son tour d’aller se jeter aux pieds du patriarche et de lui tout déclarer. C’était une menace qu’elle n’aurait point exécutée, car la pauvre opprimée eût craint de trouver dans le patriarche lui-même un oppresseur plus puissant ; mais elle avait réussi à effrayer le prêtre, et depuis ce temps le secret de sa confession avait été respecté.

Depuis ce temps aussi, Mattea s’imaginant que toute nonne ou prêtre à qui elle aurait recours, bien loin de prendre sa défense, la livrerait à sa mère et rendrait sa chaîne plus pesante, repoussait non-seulement l’idée d’implorer de telles gens, mais encore celle de fuir. Elle chassait vite ce projet, dans la singulière crainte de le faire échouer en étant forcée de s’en confesser, et par une sorte de jésuitisme instinctif aux âmes féminines, elle se persuadait n’avoir eu que d’involontaires velléités de fuite, tandis qu’elle conservait solide et intacte, dans je ne sais quel repli caché de son cœur, la volonté de partir à la première occasion.

Toute autre qu’elle encore eût accueilli des idées et des espérances auxquelles la raison et la noblesse de Mattea opposaient une forte barrière ; cette autre eût cherché dans les offres, ou seulement dans les désirs naissans de quelque adorateur, une garantie de protection et de salut. Mais Mattea, aussi chaste que son âge, n’y avait jamais pensé ; il y avait, dans les regards avides que sa beauté attirait sur elle, quelque chose d’insolent qui blessait son orgueil au lieu de le flatter, et qui l’augmentait dans un sens tout opposé à la puérile vanité des jeunes filles. Elle n’était occupée qu’à se créer un maintien froid et dédaigneux qui éloignait toute impertinente entreprise, et elle y réussissait si bien, que nulle parole d’amour n’avait osé arriver jusqu’à son oreille, aucun billet jusqu’à la poche de son tablier.

Mais comme elle agissait ainsi par disposition naturelle, et non par suite des leçons emphatiques de sa mère, elle ne repoussait pas absolument l’espoir de trouver un cœur noble, une amitié solide et désintéressée, qui consentît à la sauver sans rien exiger d’elle ; car si elle ignorait bien des choses, elle en savait aussi beaucoup que les filles d’une condition médiocre apprennent de très bonne heure ; et cette science précoce est un bien : sans elle, il leur serait difficile de se préserver des inconvéniens de leur ignorance à tous autres égards.

Le cousin Checo étant stupide et insoutenable comme tous les maris tenus en réserve par la prévoyance des parens, Mattea s’était juré de se précipiter dans le canalazzo, plutôt que d’épouser cet être ridicule, et c’était principalement pour se garantir de ses poursuites qu’elle avait déclaré le matin même à sa mère, dans un effort désespéré, que son cœur appartenait à un autre. Mais cela n’était réellement pas vrai. Quelquefois peut-être, Mattea laissant errer ses yeux sur le calme et beau visage du marchand turc, dont le regard ne la recherchait jamais et ne l’offensait point comme celui des autres hommes, peut-être, dis-je, avait-elle laissé passer précipitamment dans sa tête l’idée que cet homme étranger aux lois et aux préjugés de son pays, et surtout renommé entre tous les négocians turcs pour sa noblesse et sa probité, pouvait la secourir. Mais à cette idée folle et rapide avait succédé un raisonnable avertissement de son orgueil ; Abul ne semblait nullement éprouver pour elle amour, amitié ou compassion. Il ne paraissait pas seulement la voir la plupart du temps, et s’il lui adressait quelques regards fixes et étonnés, c’était de la singularité de son vêtement européen, ou du bruit que faisait à son oreille la langue presque inconnue qu’elle parlait, qu’il paraissait émerveillé. Mattea s’était rendu compte de tout cela. Elle se disait sans humeur, sans dépit, sans chagrin, peut-être seulement avec un peu de surprise ingénue, qu’elle n’avait produit aucune impression sur Abul ; et la seule qu’elle reçût de lui la portait à se dire : — Si quelque marchand turc d’une bonne et honnête figure, et d’une intacte réputation, comme voici Abul-Amet, venait à m’offrir de m’épouser et de m’emmener dans son pays, bien loin, bien loin, j’accepterais sans répugnance et sans scrupule de bigotte ; et quelque médiocrement heureuse que je fusse, je ne pourrais manquer de l’être plus qu’ici. — C’était là tout, en vérité. Ni le Turc Abul, ni le Grec Timothée ne lui avait adressé une parole qui donnât suite à ces idées, et c’était dans un moment d’exaspération singulière, délirante, inexplicable, comme il en vient seulement aux jeunes filles, que Mattea, soit pour désespérer sa mère, soit pour se persuader à elle-même qu’elle avait une volonté bien arrêtée, s’était imaginé de nommer le Turc plutôt que le Grec, plutôt que le premier Vénitien venu.

Cependant, à peine cette parole fut-elle lâchée, étrange effet de la volonté ou de l’imagination dans les jeunes têtes ! que Mattea chercha à se pénétrer de cet amour chimérique et à se persuader que depuis plusieurs jours elle en avait ressenti les sourdes et mystérieuses atteintes. — Non, se disait-elle, je n’ai point menti, je n’ai point avancé au hasard une assertion folle. J’aimais, sans le savoir ; toutes mes pensées, toutes mes espérances se reportaient vers lui. Au moment du péril, dans la crise décisive du désespoir, mon amour s’est révélé aux autres et à moi-même ; ce nom est sorti de mes lèvres par l’effet d’une volonté divine, et je le sais, je le sens maintenant, Abul est ma vie, mon salut, mon amour.

En parlant ainsi à haute voix dans sa chambre, exaltée, belle comme un ange dans sa vive rougeur, Mattea se promenait avec agitation, faisant voltiger son éventail autour d’elle.

iii.

Timothée était un petit homme d’une figure agréable et fine, dont le regard un peu railleur était tempéré par l’habitude d’une prudente courtoisie. Il avait environ vingt-huit ans et sortait d’une bonne famille de Grecs esclavons ruinée par les exactions du pouvoir ottoman. De bonne heure il avait couru le monde, cherchant un emploi, exerçant tous ceux qui se présentaient à lui, sans morgue, sans timidité, ne s’inquiétant pas, comme les hommes de nos jours, de savoir s’il avait une vocation, une spécialité quelconque, mais s’occupant avec constance à rattacher son existence isolée à celle de la foule. Nullement fanfaron, mais fort entreprenant, il abordait tous les moyens de faire fortune, même les plus étrangers aux moyens précédemment tentés par lui. En peu de temps il se rendait propre aux travaux que son nouvel état exigeait, et lorsque son entreprise avortait, il en embrassait aussitôt une autre. Pénétrant, actif, passionné comme un joueur pour toutes les chances de la spéculation, mais prudent, discret et tant soit peu fourbe, non pas jusqu’à la déloyauté, mais bien jusqu’à la malice, il était de ces hommes qui échappent à tous les désastres avec ce mot : nous verrons bien ! Ceux-là, s’ils ne parviennent pas toujours à l’apogée de la destinée, se font du moins une place commode au milieu de l’encombrement des intrigues et des ambitions, et lorsqu’ils réussissent à monter jusqu’à un poste brillant, on s’étonne de leur subite élévation, on les appelle les privilégiés de la fortune. On ne sait pas par combien de revers patiemment supportés, par combien de fatigantes épreuves et d’audacieux efforts ils ont acheté ses faveurs.

Timothée avait donc exercé tour à tour les fonctions de garçon de café, de glacier, de colporteur, de trafiquant de fourrures, de commis, d’aubergiste, d’empirique et de régisseur, toujours à la suite ou dans les intérêts de quelque musulman ; car les Grecs de cette époque, en quelque lieu qu’ils fussent, ne pouvaient s’affranchir de la domination turque, sous peine d’être condamnés à mort en remettant le pied sur le sol de leur patrie, et Timothée ne voulait point se fermer l’accès d’une contrée dont il connaissait parfaitement tous les genres d’exploitation commerciale. Il avait été chargé d’affaires de plusieurs trafiquans qui l’avaient envoyé en Allemagne, en France, en Égypte, en Perse, en Sicile, en Moscovie, et en Italie surtout, Venise étant alors l’entrepôt le plus considérable du commerce avec l’Orient. Dans ces divers voyages, Timothée avait appris incroyablement vite à parler, sinon correctement, du moins facilement, les diverses langues des peuples qu’il avait visités. Le dialecte vénitien était un de ceux qu’il possédait le mieux, et le teinturier Abul-Amet, négociant considérable, dont les ateliers étaient à Corfou, l’avait pris depuis peu pour inspecteur de ses ouvriers, teneur de livres, truchement, etc. Il avait en lui une extrême confiance, et prenait un grand plaisir à écouter silencieusement, et sans la moindre marque d’intelligence ou d’approbation, ses joyeuses saillies et son babil spirituel.

Il faut dire en passant que les Turcs étaient et sont encore les hommes les plus probes de la terre. De là une grande simplicité de jugement et une admirable imprudence dans les affaires. Ennemis des écritures, ils ignorent l’usage des contrats et des mille preuves de scélératesse qui ressortent des lois de l’Occident. Leur parole vaut mieux que signatures, timbres et témoins. Elle est reçue dans le commerce, même avec les nations étrangères, comme une garantie suffisante, et à l’époque à laquelle vivaient Abul-Amet, Timothée, et cet illustre M. Spada, il n’y avait point encore eu à la Bourse de Venise un seul exemple de faillite de la part d’un Turc. On en compte deux aujourd’hui. Les Turcs se sont vus obligés de marcher avec leur siècle et de rendre cet hommage au règne des lumières.

Quoique mille fois trompés par les Grecs et par les Vénitiens, populations également avides, retortes et rompues à l’escroquerie, avec cette différence que les riverains orientaux de l’Adriatique ont servi d’exemples et de maîtres à ceux de l’Occident, les Turcs sont exposés et comme forcés chaque jour à se laisser dépouiller par ces fourbes commettans. Peu pourvus d’intelligence et ne sachant dominer que par la force, ils ne peuvent se passer de l’entremise des nations civilisées. Aujourd’hui, ils les appellent franchement à leur secours. Dès-lors, ils commençaient à rechercher leur influence et leur aide. Ils s’abandonnaient à leurs Grecs, esclaves adroits qui savaient se rendre nécessaires, et qui se vengeaient, par la ruse et la supériorité d’esprit, de l’oppression sanguinaire et brutale. Il y avait pourtant encore quelques honnêtes gens parmi ces fins larrons, et Timothée était à tout prendre un honnête homme.

Timothée était un très joli garçon, quand on voulait se donner la peine de le regarder. Au premier abord, comme il était d’une assez chétive complexion, les femmes de Venise le décrétaient insignifiant ; mais un peintre tant soit peu intelligent ne l’eût pas trouvé tel. Son teint bilieux et uni faisait ressortir la blancheur de l’émail des dents et des yeux, contraste qui constitue une beauté chez les Orientaux, et que la statuaire grecque ne nous a pu faire soupçonner. Ses cheveux, fins comme la soie et toujours imprégnés d’essence de rose, étaient, par leur longueur et leur beau noir d’ébène, un nouvel avantage que les Italiennes, habituées à ne voir que des têtes poudrées, n’avaient pas le bon goût d’apprécier ; enfin, la singulière mobilité de sa physionomie et le rayon pénétrant de son regard l’eussent fait remarquer, s’il eût eu affaire à des gens moins incapables de comprendre ce que son visage et sa personne trahissaient de supériorité sur eux.

Il était venu pour parler d’affaires à M. Spada, à peu près à l’heure où la tempête avait forcé celui-ci à tomber dans la gondole de la princesse Veneranda. Il avait trouvé dame Loredana seule au comptoir, et si refrognée, si revêche, qu’il avait renoncé à s’asseoir dans la boutique, et qu’il s’était décidé à attendre le marchand de soieries en prenant un sorbet et en fumant une pipe sous les arcades des Procuraties, à trois pas de la porte de M. Spada.

Les galeries des Procuraties sont disposées à peu près comme celles du Palais-Royal, à Paris. Le rez-de-chaussée est consacré aux boutiques et aux cafés, et l’entresol, dont les fenêtres sont abritées par le plafond des galeries, est occupé par les familles des boutiquiers ou par les cabinets des limonadiers ; seulement, l’affluence des consommateurs est telle dans l’été, que les chaises et les petites tables obstruent le passage en dehors des cafés et couvrent la place Saint-Marc sous les tentes dressées à l’extérieur des galeries.

Timothée se trouvait donc à une de ces petites tables, précisément en face des petites fenêtres situées au-dessus de la boutique de Zacomo, et comme ses regards se portaient furtivement sur une d’elles, il aperçut dans une mitaine de soie noire un beau bras de femme qui semblait lui faire signe, mais qui se retira timidement avant qu’il eût pu s’en assurer. Ce manége ayant recommencé, Timothée, à qui rien ne semblait étranger au sujet de ses préoccupations et qui songeait à l’impertinence extraordinaire avec laquelle dame Loredana l’avait accueilli, se leva, et sans affectation, rapprocha sa petite table et sa chaise de la fenêtre mystérieuse. Alors ce qu’il avait prévu arriva : une lettre tomba dans la corbeille où étaient ses macarons au girofle. Il la prit fort tranquillement et la cacha dans sa bourse, tout en remarquant l’anxiété de Loredana, qui à chaque instant s’approchait de la vitre du rez-de-chaussée pour l’observer ; mais elle n’avait rien vu. Timothée rentra dans la salle du café et lut le billet suivant ; il l’ouvrit sans façon, ayant reçu une fois pour toutes de son maître l’autorisation de lire les lettres qui lui seraient adressées et sachant bien d’ailleurs qu’Abul ne pourrait pas se passer de lui pour en comprendre le sens.


« Abul-Amet, je suis une pauvre fille opprimée et maltraitée ; je sais que votre vaisseau va mettre à la voile dans quelques jours, voulez-vous me donner un petit coin pour que je me réfugie en Grèce ? Vous êtes bon et généreux, à ce qu’on dit ; vous me protégerez, vous me mettrez dans votre palais ; ma mère m’a dit que vous aviez plusieurs femmes et beaucoup d’enfans, j’élèverai vos enfans et je broderai pour vos femmes, ou je préparerai la soie dans vos ateliers, je serai une espèce d’esclave ; mais comme étrangère, vous aurez des égards et des bontés particulières pour moi, vous ne souffrirez pas qu’on me persécute pour me faire abandonner ma religion, ni qu’on me traite avec trop de dédain. J’espère en vous et en un Dieu qui est celui de tous les hommes.

« Mattea. »


Cette lettre parut si étrange à Timothée, qu’il la relut plusieurs fois, jusqu’à ce qu’il en eût pénétré le sens. Comme il n’était pas homme à comprendre à demi, lorsqu’il voulait s’en donner la peine, il vit, au travers de cet appel à la protection d’un inconnu, quelque chose de romanesque qui ressemblait à de l’amour et qui n’en était pourtant pas. Il avait vu souvent les grands yeux noirs de Mattea s’attacher avec une singulière expression de doute, de crainte et d’espoir, sur le beau visage d’Abul ; il venait de voir la mauvaise humeur de la mère et son désir de l’éloigner ; il réfléchit à ce qu’il avait à faire, puis il alluma sa pipe avec la lettre, paya son sorbet, et marcha à la rencontre de ser Zacomo, qu’il apercevait venir du bout de la place.

Le marchand de soieries, en quittant la princesse, s’était plongé aussi dans ses réflexions, et tout en songeant à sa fille, une idée dominante ayant éloigné ses inquiétudes paternelles, il était en proie à mille rêves de sollicitude commerciale. Au moment où Timothée l’aborda, il caressait l’acquisition prochaine d’une cargaison de soie arrivant de Smyrne pour recevoir la teinture à Venise, comme cela se pratiquait à cette époque. La soie retournait ensuite en Orient pour recevoir la fabrication, ou bien elle était fabriquée et débitée à Venise selon l’occurrence. Cette affaire lui offrait la perspective la plus brillante et la mieux assurée ; mais un rocher tombant du haut des montagnes dans la surface unie d’un lac y cause moins de trouble que ces paroles de Timothée n’en produisirent dans son ame : « Mon cher seigneur Zacomo, je viens vous présenter les salutations de mon maître Abul-Amet, et vous prier de sa part de vouloir bien acquitter une petite note de 2,000 sequins, qui vous sera présentée à la fin du mois, c’est-à-dire dans dix jours. »

Cette somme était à peu près celle dont M. Spada avait besoin pour acheter sa chère cargaison de Smyrne, et il s’était promis d’en disposer à cet effet, se flattant d’un plus long crédit de la part d’Abul. — Ne vous étonnez point de cette demande, lui dit Timothée d’un ton léger et feignant de ne point voir sa pâleur, Abul vous aurait donné, s’il eût été possible, l’année tout entière pour vous acquitter, comme il l’a fait jusqu’ici, et c’est avec grand regret, je vous jure, qu’un homme aussi obligeant et aussi généreux s’expose à vous causer peut-être une petite contrariété ; mais il se présente pour lui une magnifique affaire à conclure. Un petit bâtiment smyrniote, que nous connaissons, vient d’apporter une cargaison de soie vierge. — Oui, j’ai entendu parler de cela, balbutia Spada, de plus en plus effrayé. — L’armateur du smyrniote a appris en entrant dans le port un échec épouvantable arrivé à sa fortune ; il faut qu’il réalise à tout prix quelques fonds et qu’il coure à Corfou, où sont ses entrepôts. Abul, voulant profiter de l’occasion sans abuser de la position du Smyrniote, lui offre 2,500 sequins de sa cargaison ; c’est une belle affaire pour tous les deux, et qui fait honneur à la loyauté d’Abul, car on m’a dit que le maximum des propositions faites ici au Smyrniote est de 2,000 sequins. Abul, ayant la somme excédante à sa disposition, compte sur le billet à ordre que vous lui avez signé ; vous n’apporterez pas de retard à l’exécution de nos traites, nous le savons, et vous prions, cher seigneur Zacomo, d’être assuré que sans une occasion extraordinaire… — Oh ! faquin ! délivre-moi au moins de tes phrases, s’écriait dans le secret de son ame le triste Spada ; bourreaux, qui me faites manquer la plus belle affaire de ma vie et qui venez encore me dire en face de payer pour vous ! traîtres, qui me ruinez en me faisant payer ce que je vous dois, et en achetant ce que je voulais acheter avec votre argent… Mais ces exclamations intérieures se changeaient en sourires forcés et en regards effarés sur le visage de M. Spada. — Eh quoi ! dit-il enfin en étouffant un profond soupir, Abul doute-t-il de moi, et d’où vient qu’il veut être soldé avant l’échéance ordinaire ? — Abul ne doutera jamais de vous, vous le savez depuis long-temps, et la raison qui l’oblige à vous réclamer sa somme, votre seigneurie vient de l’entendre. — Il ne l’avait que trop entendue, aussi joignait-il les mains d’un air consterné ; enfin, reprenant courage :

— Mais savez-vous, dit-il, que je ne suis nullement forcé de payer avant l’époque convenue ! — Si je me rappelle bien l’état de nos affaires, cher M. Spada, répondit Timothée avec une tranquillité et une douceur inaltérables, vous devez payer à vue sur présentation de vos propres billets. — Hélas ! hélas ! Timothée ! votre maître est-il un homme capable de me persécuter et d’exiger à la lettre l’exécution d’un traité avec moi ? — Non, sans doute : aussi depuis cinq ans, vous a-t-il donné, pour vous acquitter, le temps de rentrer dans les fonds que vous aviez dehors, mais aujourd’hui… — Mais, Timothée, la parole d’un musulman vaut un titre, à ce que dit tout le monde, et ton maître s’est engagé mainte fois, verbalement, à me laisser toujours la même latitude ; je pourrais fournir des témoins au besoin, et… — Et quoi ? dit Timothée, qui devinait fort bien. — Et ma foi !… répondit Zacomo, on ne peut forcer personne par des engagemens semblables, mais on peut les discréditer en faisant connaître leur conduite désobligeante. — C’est-à-dire, reprit tranquillement Timothée, profondément dégoûté de la saleté des âmes sordides auxquelles il avait affaire, mais tellement habitué à lutter contre elles qu’il ne s’étonnait plus de rien, c’est-à-dire que vous déshonoreriez un homme qui, ayant des billets à ordre signés de vous, dans sa poche, vous a laissé un crédit illimité pendant cinq ans ! le jour où cet homme serait forcé de vous faire tenir vos engagemens à la lettre, vous lui allégueriez un engagement chimérique ; vous le déshonoreriez, dis-je (si vous pouviez !), mais on ne déshonore pas Abul-Amet, et tous vos témoins attesteraient qu’Amet vous a fait verbalement cette concession avec une restriction dont voici la lettre exacte : M. Spada ne sera point requis de payer avant un an à moins d’un cas extraordinaire. — À moins d’une perte totale des marchandises d’Abul dans le port, interrompit M. Spada, et ce n’est pas ici le cas. — À moins d’un cas extraordinaire, répéta Timothée avec un sang-froid imperturbable. Je ne saurais m’y tromper. Ces paroles ont été traduites du grec moderne en vénitien, et c’est par ma bouche que cette traduction est arrivée à vos oreilles, mon cher seigneur ; ainsi donc… — Il faut que j’en parle avec Abul, s’écria M. Spada dévoré d’angoisse, il faut que je le voie. — Quand vous voudrez, répondit le jeune Grec. — Ce soir, dit Spada. — Ce soir il sera chez vous, reprit Timothée, et il s’éloigna en accablant de révérences le malheureux Zacomo, qui, malgré sa politesse ordinaire, ne songea pas à lui rendre seulement un salut, et rentra dans sa boutique, dévoré d’anxiété.

Son premier soin fut de confier à sa femme le sujet de son désespoir. Loredana n’avait pas les mœurs douces et paisibles de son mari, mais elle avait l’ame plus désintéressée et le caractère plus fier. Elle le blâma sévèrement d’hésiter à remplir ses engagemens, surtout lorsque la passion funeste de leur fille pour ce Turc devait leur faire une loi d’en finir au plus vite avec lui et de l’éloigner pour jamais de leur maison. Mais elle ne put jamais ranger son mari à cet avis. Il était dans leurs querelles d’une souplesse de formes qui rachetait l’inflexibilité de ses opinions et de ses desseins. Il finit par la décider à envoyer sa fille pour quelques jours à la campagne avec la signora Veneranda, qui le lui avait offert, promettant, durant son absence, de terminer avantageusement l’affaire d’Abul. Le Turc, d’ailleurs, allait partir après cette opération ; il ne s’agissait que de mettre la petite en sûreté jusque-là. — Il n’en sera point ainsi, dit Loredana ; il restera ici jusqu’à ce que sa soie puisse être emportée, et s’il la met en couleur ici, ce ne sera pas fait de si tôt. Néanmoins elle consentit à envoyer sa fille chez sa protectrice. M. Spada, cachant bien à sa femme qu’il avait donné rendez-vous à Abul pour le soir même, et se promettant de le recevoir sur la place ou au café, loin de l’œil de son Honesta, monta, en attendant, à la chambrette de sa fille, se vantant tout haut de la gronder, et se promettant bien tout bas de la consoler.

— Voyons, lui dit-il en se jetant tout haletant de fatigue et d’émotion sur une chaise, qu’as-tu dans la tête ? cette folie est-elle passée ? — Non, mon père, dit Mattea d’un ton respectueux, mais ferme. — Oh ! par le corps de la madone, s’écria Zacomo, est-il possible que tu penses vraiment à ce Turc ? T’imagines-tu de l’épouser ? Tu crois qu’on épouse un Turc comme ça, toi ? Et le salut de ton ame ? crois-tu qu’un prêtre l’admettrait à la communion catholique après un mariage turc ? Et ta liberté ? ne sais-tu pas que tu seras enfermée dans un harem ? Et ta fierté ? tu auras quinze ou vingt rivales. Et ta dot ? tu n’en profiteras pas, tu seras esclave. Et tes pauvres parens ? les quitteras-tu pour aller demeurer au fond de l’Archipel ? Et ton pays, et tes amis, et Dieu, et ton vieux père ? — Ici M. Spada s’attendrit, sa fille s’approcha de lui, lui baisa la main ; mais faisant un grand effort pour ne pas s’attendrir elle-même : — Mon père, dit-elle, je suis ici captive, opprimée, esclave, autant qu’on peut l’être dans le pays le plus barbare. Je ne me plains pas de vous, vous m’avez toujours été doux et débonnaire ; mais vous ne pouvez pas me défendre ; j’irai en Turquie, je ne serai point la femme ni la maîtresse d’un homme qui aura vingt femmes, je serai sa servante ou son amie, comme il voudra. Si je suis son amie, il m’épousera et renverra ses vingt femmes ; si je suis sa servante, il me nourrira et ne me battra pas. — Te battre, te battre ! par le Christ ! on ne te bat pas ici. — Mattea ne répondit rien, mais son silence eut une éloquence qui paralysa son père. Ils furent tous deux muets pendant quelques instans, l’un plaidant sans vouloir parler, l’autre lui donnant gain de cause sans oser l’avouer. — Je conviens que tu as eu quelques chagrins, dit-il enfin, mais écoute : ta marraine va t’emmener à la campagne, cela te distraira, personne ne te tourmentera plus, et tu oublieras ce Turc. Voyons, promets-le-moi. — Mon père, dit Mattea, il ne dépend pas de moi de l’oublier, car croyez bien que mon amour pour lui n’est pas volontaire, et que je n’y céderai jamais si le sien n’y répond pas. — Ah ! voilà ce qui me rassure, dit M. Zacomo en riant, c’est que le sien n’y répond pas du tout… — Qu’en savez-vous, mon père ? dit Mattea, poussée par un petit mouvement d’orgueil blessé. Cette parole fit frémir Spada de crainte et de surprise ; Peut-être se sont-ils entendus, pensa-t-il ; peut-être l’aime-t-il et l’a-t-il séduite par l’entremise de son Grec, si bien que rien ne pourra l’empêcher de courir à sa perte. Mais en même temps qu’il s’effrayait de cette supposition, je ne sais comment les deux mille sequins, le bâtiment smyrniote et la soie blanche lui traversèrent le cerveau, et son cœur bondit d’espérance et de désir. Je ne veux pas savoir non plus par quel fil mystérieux l’amour du gain unit ces deux sentimens opposés, et fit que Zacomo se promit de ruser avec Abul et de triompher de lui par un artifice qu’il crut fort innocent et sans conséquence. Le fait est qu’il se promit de s’assurer des sentimens d’Abul pour sa fille, et de les exploiter en lui donnant une trompeuse espérance. Il y a tant d’honnêtes moyens de vendre la virginité d’une fille à la concupiscence secrète d’un homme ! cela peut se faire au moyen d’un regard qu’on lui permet d’échanger en détournant soi-même la tête et en fredonnant d’un air distrait. Spada entendit l’horloge de la place sonner l’heure du rendez-vous avec Abul. Le temps pressait ; tant de chalands pouvaient être déjà dans le port autour du bâtiment smyrniote ! — Allons, prends ton voile, dit-il à sa fille, et viens faire un tour de promenade. La fraîcheur du soir te fera du bien, et nous causerons plus tranquillement. — Mattea obéit. — Où donc menez-vous cette fille égarée ? s’écria Loredana en se mettant devant eux au moment où ils sortaient de la boutique. — Nous allons voir la princesse, répondit Zacomo, Mattea veut lui promettre de la suivre à la campagne. La mère les laissa passer. Ils n’eurent pas fait dix pas, qu’ils rencontrèrent Abul et son interprète qui venaient à leur rencontre. — Allons faire un tour sur la Zucca, leur dit Zacomo : ma femme est malade à la maison, et nous causerons mieux d’affaires dehors. Timothée sourit et comprit très bien qu’il avait greffé dans le cœur de l’arbre. Mattea, très surprise et un peu en méfiance, sans savoir de quoi, s’assit toute seule au bord de la gondole, et s’enveloppa dans sa mantille de dentelle noire. Abul, ne sachant absolument rien de ce qui se passait autour de lui et à cause de lui, se mit à fumer à l’autre extrémité avec l’air de majesté qu’aurait un homme supérieur en faisant une grande chose. C’était un vrai Turc, solennel, emphatique et beau, soit qu’il se prosternât dans une mosquée, soit qu’il ôtât ses babouches pour se mettre au lit. M. Zacomo, se croyant plus fin qu’eux tous, et triomphant dans sa barbe diplomatique, se mit à lui faire beaucoup de prévenances ; mais chaque fois qu’il jetait les yeux sur sa fille, un sentiment de remords s’emparait de lui. Regarde-le encore aujourd’hui, lui disait-il dans le secret de sa pensée en voyant les grands yeux humides de Mattea briller au travers de son voile et se fixer sur Abul ; va, sois belle et fais-lui soupçonner que tu l’aimes. Quand j’aurai la soie blanche, tu rentreras dans ta cage, et j’aurai la clé dans ma poche.

iv.

La belle Mattea s’étonnait avec raison de se voir amenée en cette compagnie par son propre père, et dans le premier moment, elle avait craint quelque sortie maladroite, ou quelque inconvenante proposition de mariage de sa part ; mais en l’entendant parler de ses affaires à Timothée avec beaucoup de chaleur et d’intérêt, elle crut comprendre qu’elle servait de leurre ou d’enjeu, et que son père mettait en quelque sorte sa main à prix. Elle en était humiliée et blessée, et l’involontaire mépris qu’elle ressentait pour cette conduite augmentait en elle l’envie de se soustraire à l’autorité d’une famille qui l’opprimait ou la dégradait.

Elle eût été moins sévère et moins injuste à l’égard de M. Spada, si elle se fût rendu bien compte de l’indifférence d’Abul, et de l’impossibilité d’un mariage légal entre elle et lui. Mais depuis qu’elle avait résolu à l’improviste de concevoir une grande passion pour lui, elle était en train de divaguer, et déjà elle se persuadait que l’amour d’Abul avait prévenu le sien, qu’il l’avait déclaré à ses parens, et que, pour cette raison, sa mère avait voulu la forcer d’épouser au plus vite son cousin Checo. Le redoublement de politesses et de prévenances de M. Spada envers ces deux étrangers, que le matin même elle lui avait entendu maudire et traiter de chiens et d’idolâtres, semblait, au reste, une confirmation assez évidente de cette opinion. Mais si cette opinion flattait sa fantaisie, sa fierté naturelle et sa délicatesse se révoltaient contre l’espèce de marché dont elle se croyait l’objet ; et, craignant d’être complice d’une embûche dressée au musulman, elle s’enveloppait dans sa mante, et restait morne, silencieuse et froide, comme une statue, le plus loin de lui qu’il lui était possible.

Cependant Timothée, résolu à s’amuser le plus longtemps possible de cette comédie inventée et mise en jeu par son génie facétieux, car Abul n’avait pas plus songé à réclamer ses deux mille sequins pour acheter de la soie blanche, qu’il n’avait songé à trouver Mattea jolie ; Timothée, dis-je, semblable à un petit gnome ironique, prolongeait les émotions de M. Zacomo, en le jetant dans une perpétuelle alternative de crainte et d’espoir. Celui-ci le pressait de communiquer à Abul la proposition d’acheter la soie smyrniote de moitié avec lui, offrant de payer le tout comptant, et de ne rembourser à Abul les deux mille sequins qu’avec le bénéfice de l’affaire. Mais il n’osait pressentir le rôle que jouait Mattea dans cette négociation, car rien dans la contenance d’Abul ne trahissait une passion dont elle fût l’objet. Timothée retardait toujours cette proposition formelle d’association, en disant qu’Abul était sombre et intraitable, si on le dérangeait quand il était en train de fumer un certain tabac. Voulant voir jusqu’où irait la cupidité misérable du Vénitien, il le fit consentir à descendre sur la rive droite de la Zueca, et à s’asseoir avec sa fille et le Musulman sous la tente d’un café. Là, il commença un dialogue fort divertissant pour tout spectateur qui eût compris les deux langues qu’il parla tour à tour ; car tandis qu’il s’adressait à Zacomo pour établir avec lui les conditions du traité, il se tournait vers son maître et lui disait : « M. Spada me parle de la bonté que vous avez eue jusqu’ici de ne jamais user de vos billets à ordre, et d’avoir bien voulu attendre sa commodité ; il dit qu’on ne peut avoir affaire à un plus digne négociant que vous. — Dis-lui, répondait Abul, que je lui souhaite toutes sortes de prospérités, qu’il ne trouve jamais sur sa route une maison sans hospitalité, et que le mauvais œil ne s’arrête point sur lui dans son sommeil. — Que dit-il ? demandait Spada avec empressement. — Il dit que cela présente d’énormes diflicultés, répondait Timothée. Nos mûriers ont tant souffert des insectes l’année dernière, que nous avons un tiers de perte sur nos taffetas pour nous être associés à des négocians de Corfou qui ont eu part égale à nos bénéfices, sans avoir part égale aux frais. — Cette bizarre conversation se prolongeait ; Abul n’accordait aucune attention à Mattea, et Spada commençait à désespérer de l’effet des charmes de sa fille. Timothée, pour compliquer l’imbroglio dont il était le poète et l’acteur, proposa de s’éloigner un instant avec Spada pour lui faire en secret une observation importante. Spada, se flattant à la fin d’être arrivé au fait, le suivit sur la rive hors de la portée de la voix, mais sans perdre Mattea de vue. Celle-ci resta donc avec son Turc dans une sorte de tête-à-tête.

Cette dernière démarche parut à Mattea une triste confirmation de tout ce qu’elle soupçonnait. Elle crut que son père flattait son penchant d’une manière perfide, et l’engageait à entrer dans ses vues de séduction, pour arriver plus sûrement à duper le musulman. Extrême dans ses jugemens, comme le sont les jeunes têtes, elle ne pensa pas seulement que son père voulait retarder ses paiemens, mais encore qu’il voulait manquer de parole et donner les œillades et la réputation de sa fille en échange des marchandises turques qu’il avait reçues. Cette manière d’agir des Vénitiens envers les Turcs était si peu rare, et ser Zacomo lui-même avait en sa présence usé de tant de mesquins subterfuges pour tirer d’eux quelques sequins de plus, que Mattea pouvait bien craindre, avec quelque apparence de raison, d’être engagée dans une intrigue semblable.

Ne consultant donc que sa fierté, et cédant à un irrésistible mouvement d’indignation généreuse, elle se flatta de faire comprendre la vérité au marchand turc. S’armant de toute la résolution de son caractère, dans un moment où elle était seule avec lui, elle entr’ouvrit son voile, se pencha sur la table qui les séparait, et lui dit, en articulant nettement chaque syllabe et en simplifiant sa phrase autant que possible pour être entendue de lui : — Mon père vous trompe, je ne veux pas vous épouser. — Abul, surpris, un peu ébloui peut-être de l’éclat de ses yeux et de ses joues, ne sachant que penser, crut d’abord à une déclaration d’amour, et répondit en turc : — Moi aussi, je vous aime, si vous le désirez. — Mattea, ne sachant ce qu’il répondait, répéta sa première phrase plus lentement, en ajoutant : — Me comprenez-vous ? — Abul, remarquant alors sur son visage une expression plus calme et une fierté plus assurée, changea d’avis et répondit à tout hasard : — Comme il vous plaira, madamigella. — Enfin, Mattea ayant répété une troisième fois son avertissement en essayant de changer et d’ajouter quelques mots, il crut comprendre, à la sévérité de son visage, qu’elle était en colère contre lui. Alors, cherchant en lui-même en quoi il avait pu l’offenser, il se souvint qu’il ne lui avait fait aucun présent, et s’imaginant qu’à Venise, comme dans plusieurs des contrées qu’il avait parcourues, c’était un devoir de politesse indispensable envers la fille de son associé, il réfléchit un instant au don qu’il pouvait lui faire sur-le-champ pour réparer son oubli. Il ne trouva rien de mieux qu’une boîte de cristal pleine de gomme de lentisque qu’il portait habituellement sur lui, et dont il mâchait une pastille de temps en temps, suivant l’usage de son pays. Il tira ce don de sa poche et le mit dans la main de Mattea. Mais comme elle le repoussait, il craignit d’avoir manqué de grace, et se souvenant d’avoir vu les Vénitiens baiser la main aux femmes qu’ils abordaient, il baisa celle de Mattea, et voulant ajouter quelque parole agréable, il mit sa propre main sur sa poitrine en disant en italien d’un air grave et solennel : Votre ami.

Cette parole simple, ce geste franc et affectueux, la figure noble et belle d’Abul, firent tant d’impression sur Mattea, qu’elle ne se fit aucun scrupule de garder un présent si honnêtement offert. Elle crut s’être fait comprendre, et interpréta l’action de son nouvel ami comme un témoignage d’estime et de confiance. Il ignore nos usages, se dit-elle, et je l’offenserais sans doute en refusant son présent. Mais ce mot d’ami qu’il a prononcé exprime tout ce qui se passe entre lui et moi ; loyauté sainte, affection fraternelle ; nos cœurs se sont entendus.

Elle mit la boîte dans son sein en disant : Oui, amis, amis pour la vie. Et tout émue, joyeuse, attendrie, rassurée, elle referma son voile et reprit sa sérénité. Abul, satisfait d’avoir rempli son devoir, se rendit le témoignage d’avoir fait un présent de valeur convenable, la boîte étant de cristal du Caucase et la gomme de lentisque étant une denrée fort chère et fort rare que produit la seule île de Scio, et dont le grand-seigneur avait alors le monopole. Dans cette confiance, il reprit sa cuillère de vermeil et acheva tranquillement son sorbet à la rose.

Pendant ce temps, Timothée, jaloux de tourmenter M. Spada, lui communiquait d’un air important les observations les plus futiles, et chaque fois qu’il le voyait tourner la tête avec inquiétude pour regarder sa fille, il lui disait : — Qui peut vous tourmenter ainsi, mon cher seigneur ? la signora Mattea n’est pas seule au café. N’est-elle pas sous la protection de mon maître, qui est l’homme le plus galant de l’Asie mineure ? Soyez sûr que le temps ne semble pas trop long au noble Abul-Amet. Ces réflexions malignes enfonçaient mille serpens dans l’ame bourrelée de Zacomo ; mais en même temps elles réveillaient la seule chance sur laquelle pût être fondé l’espoir d’acheter la soie blanche, et Zacomo se disait : Allons, puisque la faute est faite, tâchons d’en profiter. Pourvu que ma femme ne le sache pas, tout sera facile à arranger et à réparer. Il en revenait alors à la supputation de ses intérêts. — Mon cher Timothée, disait-il, sois sûr que ton maître a offert beaucoup trop de cette marchandise. Je connais bien celui qui en a offert deux mille sequins (c’était lui-même), et je te jure que c’était un prix honnête. — Eh quoi ! répondait le jeune Grec, n’auriez-vous pas pris en considération la situation malheureuse d’un confrère, si c’était vous, je suppose, qui eussiez fait cette offre ?… — Ce n’est pas moi, Timothée ; je connais trop les bons procédés que je dois à l’estimable Amet, pour aller jamais sur ses brisées dans un genre d’affaire qui le concerne exclusivement. — Oh ! je le sais, reprit Timothée d’un air grave, vous ne vous écartez jamais en secret de la branche d’industrie que vous exercez en public ; vous n’êtes pas de ces débitans qui enlèvent aux fabricans qui les fournissent un gain légitime, non certes ! En parlant ainsi, il le regarda fixement sans que son visage trahît la moindre ironie, et ser Zacomo, qui, à l’égard de ses affaires, possédait une assez bonne dose de ruse, affronta ce regard sans que son visage trahît la moindre perfidie. — Allons donc décider Amet, reprit Timothée, car entre gens de bonne foi, comme nous le sommes, on doit s’entendre à demi-mot. — M. Spada vient de m’offrir pour vous, dit-il en turc à son maître le remboursement de votre créance de cette année ; le jour où vous aurez besoin d’argent, il le tiendra à votre disposition. — C’est bien, répondit Abul, dis à cet honnête homme que je n’en ai pas besoin pour le moment, et que mon argent est plus en sûreté dans ses mains que sur mes navires. La foi d’un homme vertueux est un roc en terre ferme, les flots de la mer sont comme la parole d’un larron. — Mon maître m’accorde la permission de conclure cette affaire avec vous de la manière la plus loyale et la plus avantageuse aux deux parties, dit Timothée à M. Spada ; nous en parlerons donc dans le plus grand détail demain, et si vous voulez que nous allions ensemble examiner la marchandise dans le port, j’irai vous prendre de bonne heure. — Dieu soit loué ! s’écria M. Spada, et que dans sa justice il daigne convertir à la vraie foi l’ame de ce noble musulman ! — Après cette exclamation ils se séparèrent, et M. Spada reconduisit sa fille jusque dans sa chambre, où il l’embrassa avec tendresse, lui demandant pardon dans son cœur de s’être servi de sa passion comme d’un enjeu ; puis il se mit en devoir d’examiner ses comptes de la journée. Mais il ne fut pas long-temps tranquille, car Mme Loredana vint le trouver avec un coffre à la main. C’étaient quelques hardes qu’elle venait de préparer pour sa fille, et elle exigeait que son mari la conduisît chez la princesse le lendemain dès le point du jour. M. Spada n’était plus aussi pressé d’éloigner Mattea : il tâcha d’éluder ces sommations, mais voyant qu’elle était décidée à la conduire elle-même dans un couvent, s’il hésitait à l’emmener, il fut forcé de lui avouer que la réussite de son affaire dépendait seulement de quelques jours de plus de la présence de Mattea dans la boutique. Cette nouvelle irrita beaucoup la Loredana, mais ce fut bien pis lorsqu’ayant fait subir un interrogatoire implacable à son époux, elle lui fit confesser qu’au lieu d’aller chez la princesse dans la soirée, il avait parlé au musulman dans un café, en présence de Mattea. Elle devina les circonstances aggravantes que celait encore M. Spada, et les lui ayant arrachées par la ruse, elle entra dans une juste colère contre lui, et l’accabla d’injures violentes, mais trop méritées.

Au milieu de cette querelle, Mattea, à demi déshabillée, entra, et se mettant à genoux entre eux deux : Ma mère, dit-elle, je vois que je suis un sujet de trouble et de scandale dans cette maison, accordez-moi la permission d’en sortir pour jamais. Je viens d’entendre le sujet de votre dispute. Mon père suppose qu’Abul-Amet a le désir de m’épouser, et vous, ma mère, vous supposez qu’il a celui de me séduire et de m’enfermer dans son harem avec ses concubines. Sachez que vous vous trompez tous deux. Abul est un honnête homme à qui sa religion défend sans doute de m’épouser, car il n’y songe pas, mais qui, ne m’ayant point achetée, ne songera jamais à me traiter comme une concubine ; je lui ai demandé sa protection, et une existence modeste en travaillant dans ses ateliers ; il me l’accorde ; donnez-moi votre bénédiction, et permettez-moi d’aller vivre à l’île de Scio ; j’ai lu un livre chez ma marraine, dans lequel j’ai vu que c’était un beau pays, paisible, industrieux, et celui de toute la Grèce où les Turcs exercent une domination plus douce. J’y serai pauvre, mais libre, et vous serez plus tranquilles quand vous n’aurez plus, vous, ma mère, un objet de haine, vous, mon père, un sujet d’alarmes. J’ai vu aujourd’hui combien le soin de vos richesses a d’empire sur votre ame ; mon exil vous tiendra quitte de la dot sans laquelle Checo ne m’eût point épousée, et cette dot dépassera de beaucoup les deux mille sequins auxquels vous eussiez sacrifié le repos et l’honneur de votre fille, si Abul n’eût été un honnête homme, digne de respect encore plus que d’amour. — En achevant ce discours que ses parens écoutèrent jusqu’au bout, paralysés qu’ils étaient par la surprise, la romanesque enfant, levant ses beaux yeux au ciel, invoqua l’image d’Abul pour se donner de la force ; mais en un instant, elle fut renversée sur une chaise et rudement frappée par sa mère, qui était réellement folle dans la colère. M. Spada, épouvanté, voulut se jeter entre elles deux, mais la Loredana le repoussa si rudement, qu’il alla tomber sur la table. — Ne vous mêlez pas d’elle, criait la mégère, ou je la tue. — En même temps elle poussa sa fille dans sa chambre, et comme celle-ci lui demandait avec un sang-froid forcé, inspiré par la haine, de lui laisser de la lumière, elle lui jeta le flambeau à la tête. Mattea reçut une blessure au front, et voyant son sang couler : Voilà, dit-elle à sa mère, de quoi m’envoyer en Grèce sans regret et sans remords. Loredana exaspérée eut envie de la tuer, mais saisie d’épouvante, au milieu de sa frénésie, cette femme, plus malheureuse que sa victime, s’enfuit en fermant la porte à double tour, arracha violemment la clé qu’elle alla jeter à son mari, puis elle courut s’enfermer dans sa chambre où elle tomba sur le carreau en proie à d’affreuses convulsions.

Mattea essuya le sang qui coulait sur son visage, et regarda une minute cette porte par laquelle sa mère venait de sortir ; puis elle fit un grand signe de croix, en disant : Pour jamais ! — En un instant les draps de son lit furent attachés à sa fenêtre, qui, étant située immédiatement au-dessus de la boutique, n’était éloignée du sol que de dix à douze pieds. Quelques passans attardés virent glisser une ombre qui disparut sous les couloirs sombres des Procuraties ; puis bientôt après, une gondole de place dont le fanal était caché, passa sous le pont de San Mose, et s’enfuit rapidement avec la marée descendante le long du grand canal.

Je prie le lecteur de ne point trop s’irriter contre Mattea : elle était un peu folle, elle venait d’être battue et menacée de la mort ; elle était couverte de sang, et de plus elle avait quatorze ans ; ce n’était pas sa faute si la nature lui avait donné trop tôt la beauté et les malheurs d’une femme, quand sa raison et sa prudence étaient encore dignes d’un enfant.

Pâle, tremblante et retenant sa respiration, comme si elle eût craint de s’apercevoir elle-même au fond de la gondole, elle se laissa emporter pendant environ un quart d’heure. Lorsqu’elle aperçut les dentelures triangulaires de la mosquée, se dessiner en noir sur le ciel éclairé par la lune, elle commanda au gondolier de s’arrêter à l’entrée du petit canal dei Turchi.

La mosquée de Venise est un bâtiment sans beauté, mais non sans caractère, flanqué et comme surchargé de petites constructions, qui, par leur entassement et leur irrégularité au milieu de la plus belle ville du monde, présentent le spectacle de la barbarie ottomane, inerte au milieu de l’art européen. Ce pâté de temple et de fabriques grossières est appelé à Venise il fondaco dei Turchi. Les maisonnettes étaient toutes habitées par des Turcs ; le comptoir de leur compagnie de commerce y était établi, et lorsque Phingari, — la lune, — brillait dans le ciel, ils passaient les longues heures de la nuit prosternés dans la mosquée silencieuse.

À l’angle formé par le grand et le petit canal qui baignent ces constructions, une d’elles, qui n’est, pour ainsi dire, que la coque d’une chambre isolée, s’avance sur les eaux à la hauteur de quelques toises. Un petit prolongement y forme une jolie terrasse ; je dis jolie à cause d’une tente de toile bleue, et de quelques beaux lauriers-roses qui la décorent. Dans une pareille situation, au sein de Venise, et par le clair de lune, il n’en faut pas davantage pour former une retraite délicieuse. C’est là qu’Abul-Amet demeurait. Mattea le savait pour l’avoir vu souvent fumer au déclin du jour, accroupi sur un tapis au milieu de ses lauriers-roses ; d’ailleurs chaque fois que son père passait avec elle en gondole devant le fondaco, il lui avait montré cette barraque dont la position était assez remarquable, en lui disant : Voici la maison de notre ami Abul, le plus honnête de tous les négocians.

On abordait à cette prétendue maison par une marche au-dessus de laquelle une niche, pratiquée dans la muraille, protégeait une lampe, et derrière cette lampe, il y avait et il y a encore une madone de pierre qui est bien littéralement flanquée dans le ventre de la mosquée turque, puisque toutes les constructions adjacentes sont superposées sur la base massive du temple. Ces deux cultes vivaient là en bonne intelligence, et le lien de fraternité entre les mécréans et les giaours, ce n’était pas la tolérance, encore moins la charité ; c’était l’amour du gain, le dieu d’or de toutes les nations.

Mattea suivit le degré humide qui entourait la maison jusqu’à ce qu’elle eût trouvé un escalier étroit et sombre qu’elle monta au hasard. Une porte, fermée seulement au loquet, s’offrit à elle, et ensuite une pièce carrée, blanche et unie, sans aucun ornement, sans autre meuble qu’un lit très bas et d’un bois grossier, couvert d’un tapis de pourpre rayé d’or ; une pile de carreaux de cachemire, une lampe de terre égyptienne, un coffre de bois de cèdre, incrusté de nacre de perle, des sabres, des pistolets, des poignards et des pipes du plus grand prix ; une veste qui valait bien quatre ou cinq cents thalers, et à laquelle une corde tendue en travers de la chambre servait d’armoire. Une écuelle d’airain de Corinthe pleine de pièces d’or, était posée à terre à côté d’un yataghan ; c’étaient la bourse et la serrure d’Amet. Sa carabine, couverte de rubis et d’émeraudes, était sur son lit, et une devise en gros caractères arabes était écrite sur la muraille, au-dessus de son chevet.

Mattea souleva la portière de tapisserie qui servait de fenêtre, et vit sur la terrasse Abul déchaussé et prosterné devant la lune.

Cette profonde immobilité de sa prière, que la présence d’une femme seule avec lui, la nuit, dans sa chambre, ne troublait pas plus que le vol d’un moucheron, frappa la jeune fille de respect. Ce sont là, pensa-t-elle, les hommes que les mères qui battent leurs filles vouent à la damnation. Comment donc seront damnés les cruels et les injustes ?

Elle s’agenouilla sur le seuil de la chambre, et attendit, en se recommandant à Dieu, qu’il eût fini sa prière. Quand il eut fini en effet, il vint à elle, la regarda, essaya d’échanger avec elle quelques paroles inintelligibles de part et d’autre ; puis, comprenant tout bonnement que c’était une fille amoureuse de lui, il résolut de ne pas faire le cruel, et, souriant sans rien dire, il appela son esclave, qui dormait en plein air sur une terrasse supérieure, et lui ordonna d’apporter des sirops, des confitures sèches et des glaces. Puis il se mit à charger sa plus longue pipe de cerisier, afin de l’offrir à la belle compagne de sa nuit fortunée.

Heureusement pour Mattea, qui ne se doutait guère des pensées de son hôte, mais qui commençait à trouver fort embarrassant qu’il ne comprît pas un mot de sa langue, une autre gondole avait descendu le grand canal en même temps que la sienne. Cette gondole avait aussi éteint son fanal, preuve qu’elle allait en aventures. Mais c’était une gondole élégante, bien noire, bien fluette, bien propre, avec une grande scie bien brillante, et montée par les deux meilleurs rameurs de la place. Le signore que l’on menait en conquête était couché tout seul au fond de sa boîte de satin noir, et, tandis que ses jambes nonchalantes reposaient alongées sur les coussins, ses doigts agiles voltigeaient, avec une négligente rapidité, sur une guitare. La guitare est un instrument qui n’a son existence véritable qu’à Venise, la ville silencieuse et sonore. Quand une gondole rase ce fleuve d’encre phosphorescente, où chaque coup de rame enfonce un éclair, tandis qu’une grêle de petites notes légères, nettes et folâtres, bondit et rebondit sur les cordes que parcourt une main invisible, on voudrait arrêter et saisir cette mélodie faible, mais distincte, qui agace l’oreille des passans et qui fuit le long des grandes ombres des palais, comme pour appeler les belles aux fenêtres, et passer en leur disant : Ce n’est pas pour vous la sérénade, et vous ne saurez ni d’où elle vient, ni où elle va.

Or, la gondole était celle que louait Abul durant les mois de son séjour à Venise, et le joueur de guitare était Timothée. Il allait souper chez une actrice, et sur son passage il s’amusait à lutiner par sa musique les jaloux ou les amantes qui veillaient sur les balcons. De temps en temps il s’arrêtait sous une fenêtre et attendait que la dame eût prononcé bien bas en se penchant sous sa tendina, le nom de son galant, pour lui répondre : Ce n’est pas moi, et reprendre sa course et son chant de fauvette moqueuse. C’est à cause de ces courtes, mais fréquentes stations, qu’il avait tantôt dépassé, tantôt laissé courir devant lui, la gondole qui renfermait Mattea. La fugitive s’était effrayée chaque fois à son approche, et dans sa crainte d’être poursuivie, elle avait presque cru reconnaître une voix dans le son de sa guitare.

Il y avait environ cinq minutes que Mattea était entrée dans la chambre d’Abul, lorsque Timothée, passant devant le fondaco, remarqua cette gondole sans fanal qu’il avait déjà rencontrée dans sa course, amarrée maintenant sous la niche de la madone des Turcs. Abul n’était guère dans l’usage de recevoir des visites à cette heure, et d’ailleurs l’idée de Mattea devait se présenter d’emblée à un homme aussi perspicace que Timothée. Il fit amarrer sa gondole à côté de celle-là, monta précipitamment et trouva Mattea qui recevait une pipe de la main d’Abul, et qui allait recevoir un baiser auquel elle ne s’attendait guère, mais que le Turc se reprochait de lui avoir déjà trop fait désirer. L’arrivée de Timothée changea la face des choses ; Abul en fut un peu contrarié. — Retire-toi, mon ami, dit-il à Timothée, tu vois que je suis en bonne fortune. — Mon maître, j’obéis, répliqua Timothée, cette femme est-elle donc votre esclave ? — Non pas mon esclave, mais ma maîtresse, comme on dit à la mode d’Italie ; du moins elle va l’être, puisqu’elle vient me trouver. Elle m’avait parlé tantôt, mais je n’avais pas compris. Elle n’est pas mal. — Vous la trouvez belle ? dit Timothée. — Pas beaucoup, répondit Abul, elle est trop jeune et trop mince ; j’aimerais mieux sa mère, c’est une belle femme bien grasse. Mais il faut bien se contenter de ce qu’on trouve en pays étranger, et d’ailleurs ce serait manquer à l’hospitalité que de refuser à cette fille ce qu’elle désire. — Et si mon maître se trompait, reprit Timothée ; si cette fille était venue ici dans d’autres intentions ? — En vérité, le crois-tu ? — Ne vous a-t-elle rien dit ? — Je ne comprends rien à ce qu’elle dit. — Ses manières vous ont elles prouvé son amour ? — Non, mais elle était à genoux pendant que j’achevais ma prière. — Est-elle restée à genoux quand vous vous êtes levé ? — Non, elle s’est levée aussi. — Eh bien ! dit Timothée en lui-même, en regardant la belle Mattea qui écoutait, toute pâle et toute inderdite, cet entretien auquel elle n’entendait rien, pauvre insensée ! il est encore temps de te sauver de toi-même. — Mademoiselle, lui dit-il, d’un ton un peu froid, que désirez-vous que je demande de votre part à mon maître ? — Hélas ! je n’en sais rien, répondit Mattea fondant en larmes, je demande asile et protection à qui voudra me l’accorder ; ne lui avez-vous pas traduit ma lettre de ce matin ? Vous voyez que je suis blessée et ensanglantée ; je suis opprimée et maltraitée au point que je n’ose pas rester une heure de plus dans la maison de mes parens ; je vais me réfugier de ce pas chez ma marraine la princesse Gica, mais elle ne voudra me soustraire que bien peu de temps aux maux qui m’accablent et que je veux fuir à jamais, car elle est faible et dévote. Si Abul veut me faire avertir le jour de son départ, s’il consent à me faire passer en Grèce sur son brigantin, je fuirai, et j’irai travailler toute ma vie dans ses ateliers, pour lui prouver ma reconnaissance… — Dois-je dire aussi votre amour ? dit Timothée d’un ton respectueux, mais insinuant. — Je ne pense pas qu’il soit question de cela, ni dans ma lettre, ni dans ce que je viens de vous dire, répondit Mattea en passant d’une pâleur livide à une vive rougeur de colère ; je trouve votre question étrange et cruelle dans la position où je suis ; j’avais cru jusqu’ici à de l’amitié de votre part. Je vois bien que la démarche que je fais m’ôte votre estime ; mais en quoi prouve-t-elle, je vous prie, que j’aie de l’amour pour Abul-Amet ? — C’est bon, pensa Timothée, c’est une fille sans cervelle et non pas sans cœur. Il lui fit d’humbles excuses, l’assura qu’elle avait droit au secours et au respect de son maître, ainsi qu’aux siens, et s’adressant à Abul : Seigneur mon maître, qui avez été toujours si doux et si généreux envers moi, lui dit-il, voulez-vous accorder à cette fille la grâce qu’elle demande, et à votre serviteur fidèle, celle qu’il va vous demander ? — Parle, répondit Abul, je n’ai rien à refuser à un serviteur et à un ami tel que toi. — Eh bien ! dit Timothée, cette fille, qui est ma fiancée et qui s’est engagée à moi par des promesses sacrées, vous demande la grâce de partir avec nous sur votre brigantin, et d’aller s’établir dans votre atelier à Scio ; et moi je vous demande la permission de l’emmener et d’en faire ma femme. C’est une fille qui s’entend au commerce et qui m’aidera dans la gestion de nos affaires. — Il n’est pas besoin qu’elle soit utile à mes affaires, répondit gravement Abul ; il suffit qu’elle soit fiancée à mon serviteur fidèle, pour que je devienne son hôte sincère et loyal. Tu peux emmener ta femme, Timothée, je ne soulèverai jamais le coin de son voile, et quand je la trouverais dans mon hamac, je ne la toucherais pas. — Je le sais, ô mon maître, répondit le jeune Grec, et tu sais aussi que le jour où tu me demanderas ma tête, je me mettrai à genoux pour te l’offrir ; car je te dois plus qu’à mon père, et ma vie t’appartient plus qu’à celui qui me l’a donnée. — Mademoiselle, dit-il à Mattea, vous avez bien fait de compter sur l’honneur de mon maître : tous vos désirs seront remplis, et si vous voulez me permettre de vous conduire chez votre marraine, je connaîtrai désormais en quel lieu je dois aller vous avertir et vous chercher au moment du départ de notre voile.

Mattea eût peut-être bien désiré une réponse un peu moins strictement obligeante de la part d’Abul, mais elle n’en fut pas moins touchée de sa loyauté. Elle en exprima sa reconnaissance à Timothée, tout en regrettant tout bas qu’une parole tant soit peu affectueuse n’eût pas accompagné ses promesses de respect. Timothée la fit monter dans sa gondole, et la conduisit au palais de la princesse Veneranda. Elle était si confuse de cette démarche hardie, aveugle inspiration d’un premier mouvement d’effervescence, qu’elle n’osa dire un mot à son compagnon durant la route. — Si l’on vous emmène à la campagne, lui dit Timothée en la quittant à quelque distance du palais, faites-moi savoir où vous allez, et comptez que j’irai vous y trouver. — On m’enfermera peut-être, dit Mattea tristement. — On sera bien malin si on m’empêche de me moquer des gardiens, reprit Timothée. Je ne suis pas connu de cette princesse Gica ; si je me présente à vous, devant elle, n’ayez pas l’air de m’avoir jamais vu. Adieu, bon courage. Gardez-vous de dire à votre marraine que vous n’êtes pas venue directement de votre demeure à la sienne. Nous nous reverrons bientôt.

v.

Au lieu d’aller souper chez son actrice, Timothée rentra chez lui et se mit à rêver. Lorsqu’il s’étendit sur son lit, aux premiers rayons du jour, pour prendre le peu d’instans de repos nécessaire à son organisation active, le plan de toute sa vie était déjà conçu et arrêté. Timothée n’était pas, comme Abul, un homme simple et candide, un héros de sincérité et de désintéressement. C’était un homme bien supérieur à lui dans un sens, et peu inférieur dans l’autre, car ses mensonges n’étaient jamais des perfidies, ses méfiances n’étaient jamais des injustices. Il avait toute l’habileté qu’il faut pour être un scélérat, moins l’envie et la volonté de l’être. Dans les occasions où sa finesse et sa prudence étaient nécessaires pour opérer contre des fripons, il leur montrait qu’on peut les surpasser dans leur art sans embrasser leur profession. Ses actions portaient toutes un caractère de profondeur, de prévoyance, de calcul et de persévérance. Il avait trompé bien souvent, mais il n’avait jamais dupé ; ses artifices avaient toujours tourné au profit des bons contre les méchans. C’était là son principe, que tout ce qui est nécessaire est juste, et que ce qui produit le bien ne peut être le mal. C’est un principe de morale turque qui prouve le vide et la folie de toute formule humaine, car les despotes ottomans s’en servent pour faire couper la tête à leurs amis sur un simple soupçon, et Timothée n’en faisait pas moins une excellente application à tous ses actes. Quant à sa délicatesse personnelle, un mot suffisait pour la prouver : c’est qu’il avait été employé par dix maîtres cent fois moins habiles que lui, et qu’il n’avait pas amassé la plus petite pacotille à leur service. C’était un garçon jovial, aimant la vie, dépensant le peu qu’il gagnait, aussi incapable de prendre que de conserver, mais aimant la fortune et la caressant en rêve comme une maîtresse qu’il est très difficile d’obtenir et très glorieux de fixer.

Sa plus chère et plus légitime espérance dans la vie était de se trouver un jour assez riche pour s’établir en Italie ou en France, et pour être affranchi de toute domination. Il avait pourtant une vive et sincère affection pour Abul, son excellent maître. Quand il faisait des tours d’adresse à ce crédule patron (et c’était toujours pour le servir, car Abul se fût ruiné en un jour s’il eût été livré à ses propres idées dans la conduite des affaires) ; quand, dis-je, il le trompait pour l’enrichir, c’était sans jamais avoir l’idée de se moquer de lui, car il l’estimait profondément, et ce qui était à ses yeux de la stupidité chez ses autres maîtres, devenait de la grandeur chez Abul.

Malgré cet attachement, il désirait se reposer de cette vie de travail, ou au moins en jouir par lui-même, et ne plus user ses facultés au service d’autrui. Une grande opération l’eût enrichi, s’il eût eu beaucoup d’argent ; mais n’en ayant pas assez, il n’en voulait pas faire de petites, et surtout il repoussait avec un froid et silencieux mépris les insinuations de ceux qui voulaient l’intéresser aux leurs, aux dépens d’Abul-Amet. M. Spada n’y avait pas manqué ; mais comme Timothée n’avait pas voulu comprendre, le digne marchand de soieries se flattait d’avoir été assez habile en échouant pour ne pas se trahir.

Un mariage avantageux était la principale utopie de Timothée. Il n’imaginait rien de plus beau que de conquérir son existence, non sur des sots et des lâches, mais sur le cœur d’une femme d’esprit. Mais comme il ne voulait pas vendre son honneur à une vieille ou laide créature, comme il avait l’ambition d’être heureux en même temps que riche, et qu’il voulait la rencontrer et la conquérir jeune, belle, aimable et spirituelle, on pense bien qu’il ne trouvait pas souvent l’occasion d’espérer. Cette fois, enfin, il l’avait touchée du doigt, cette espérance. Depuis long-temps il essayait d’attirer l’attention de Mattea, et il avait réussi à lui inspirer de l’estime et de l’amitié. La découverte de son amour pour Abul l’avait bouleversé un instant ; mais en y réfléchissant, il avait compris combien peu de crainte devait lui inspirer cet amour fantasque, rêve d’un enfant en colère qui veut fuir ses pédagogues, et qui parle d’aller dans l’île des Fées. Un instant aussi, il avait failli renoncer à son entreprise, non plus par découragement, mais par dégoût ; car il voulait aimer Mattea en la possédant, et il avait craint de trouver en elle une effrontée. Mais il avait reconnu que la conduite de cette jeune fille n’était que de l’extravagance, et il se sentait assez supérieur à elle pour l’en corriger, en faisant le bonheur de tous deux. Elle avait le temps de grandir, et Timothée ne désirait ni n’espérait l’obtenir avant quelques années. Il fallait commencer par détruire un amour dans son cœur avant d’y pouvoir établir le sien. Timothée sentit que le plus sûr moyen qu’un homme puisse employer pour se faire haïr, c’est de combattre un rival préféré et de s’offrir à la place. Il résolut, au contraire, de favoriser en apparence le sentiment de Mattea, tout en le détruisant par le fait sans qu’elle s’en aperçût. Pour cela, il n’était pas besoin de nier les vertus d’Abul, Timothée ne l’eût pas voulu ; mais il pouvait faire ressortir l’impuissance de ce cœur musulman pour un amour de femme, sans porter la moindre atteinte de regret à l’amateur éclairé qui trouvait la matrone Loredana plus belle que sa fille.

La princesse Veneranda fut dérangée au milieu de son précieux sommeil par l’arrivée de Mattea à une heure indue. Il n’est guère d’heures indues à Venise ; mais, en tout pays, il en est pour une femme qui subordonne toutes ses habitudes à l’importante affaire de se maintenir le teint frais. Comme pour ajouter au bienfait de ses longues nuits de repos, elle se servait d’un enduit cosmétique dont elle avait acheté la recette à prix d’or à un sorcier arabe. Elle fut assez troublée de cet événement, et s’essuya à la hâte pour ne point faire soupçonner qu’elle eût besoin de recourir à l’art. Quand elle eut écouté la plainte de Mattea, elle eut bien envie de la gronder, car elle ne comprenait rien aux idées exaltées ; mais elle n’osa le faire, dans la crainte d’agir comme une vieille, et de paraître telle à sa filleule et à elle-même. Grace à cette crainte, Mattea eut la consolation de lui entendre dire : — Je te plains, ma chère amie ; je sais ce que c’est que la vivacité des jeunes têtes ; je suis encore bien peu sage moi-même, et entre femmes on se doit de l’indulgence. Puisque tu viens à moi, je me conduirai avec toi comme une véritable sœur, et te garderai quelques jours, jusqu’à ce que la fureur de ta mère, qui est un peu trop dure, je le sais, soit passée. En attendant, couche-toi sur le lit de repos qui est dans mon cabinet, et je vais envoyer chez tes parens afin qu’en s’apercevant de ta fuite, ils ne soient pas en peine.

Le lendemain, M. Spada vint remercier la princesse de l’hospitalité qu’elle voulait bien donner à une malheureuse folle. Il parla assez sévèrement à sa fille. Néanmoins il examina, avec une anxiété qu’il s’efforçait vainement de cacher, la blessure qu’elle avait au front. Quand il eut reconnu que c’était peu de chose, il pria la princesse de l’écouter un instant en particulier, et quand il fut seul avec elle, il tira de sa poche la boîte de cristal de roche qu’Abul avait donnée à Mattea. — Voici, dit-il, un bijou et une drogue que cette pauvre infortunée a laissé tomber de son sein pendant que sa mère la frappait. Elle ne peut l’avoir reçue que du Turc ou de son serviteur. Votre excellence m’a parlé d’amulettes et de philtres ; ceci ne serait-il point quelque poison analogue propre à séduire et à perdre les filles ? — Par les clous de la sainte croix, s’écria Veneranda, cela doit être ! Mais quand elle eut ouvert la boîte et examiné les pastilles : — Il me semble, dit-elle, que c’est de la gomme de lentisque, que nous appelons mastic dans notre pays. En effet, c’est même de la première qualité, du véritable skynos. Néanmoins il faut essayer d’en tremper un grain dans de l’eau bénite, et nous verrons s’il résistera à l’épreuve.

L’expérience ayant été faite, à la grande gloire des pastilles, qui ne produisirent pas la plus petite détonation et ne répandirent aucune odeur de soufre, Veneranda rendit la boîte à M. Spada, qui se retira en la remerciant et en la suppliant d’emmener au plus vite sa fille loin de Venise.

Cette résolution lui coûtait beaucoup à prendre, car avec elle il perdait l’espoir de sa soie blanche, et il retrouvait la crainte d’avoir à payer ses deux mille doges. C’est ainsi que, suivant une vieille tradition, il appelait ses sequins, parce que leur effigie représente le doge de Venise à genoux devant Saint-Marc. Doze a Zinocchion est encore pour le peuple synonyme de sequins de la république. Cette monnaie, qui mériterait par son ancienneté de trouver place dans les musées et dans les cabinets, a encore cours à Venise, et les Orientaux la reçoivent de préférence à toute autre, parce qu’elle est d’un or très pur.

Néanmoins Abul-Amet, à sa prière, se montra d’autant plus miséricordieux, qu’il n’avait jamais songé à le rançonner ; mais comme le vieux fourbe avait voulu couper l’herbe sous le pied à son généreux créancier, en s’emparant de la soie blanche en secret, Timothée trouva que c’était justice de faire faire cette acquisition à son maître, sans y associer M. Spada. Assem, l’armateur smyrniote, s’en trouva bien, car Abul lui en donna mille sequins de plus qu’il n’en espérait, et M. Spada reprocha souvent à sa femme de lui avoir fait, par sa fureur, un tort irréparable ; mais il se taisait bien vite lorsque la virago, pour toute réponse, serrait le poing d’un air expressif, et il se consolait un peu de ses angoisses de tout genre avec l’assurance de ne payer ses chers et précieux doges, ses dattes succulentes, comme il les appelait, qu’à la fin de l’année.

Veneranda et Mattea quittèrent Venise. Mais cette prétendue retraite où la captive devait être soustraite au voisinage de l’ennemi, n’était autre que la jolie île de Torcello, où la princesse avait une charmante villa, et où l’on pouvait venir dîner en partant de Venise en gondole après la sieste. Il ne fut pas bien difficile à Timothée de s’y rendre entre onze heures et minuit sur la barchetta d’un pêcheur d’huîtres.

Mattea était assise avec sa marraine sur une terrasse couverte de sycomores et d’aloës, d’où ses grands yeux rêveurs contemplaient tristement le lever de la lune qui argentait les flots paisibles et semait d’écailles d’argent le noir manteau de l’Adriatique. Rien ne peut donner l’idée de la beauté du ciel dans cette partie du monde, et quiconque n’a pas rêvé seul le soir dans une barque au milieu de cette mer, lorsqu’elle est plus limpide et plus calme qu’un beau lac, ne connaît pas la volupté. Ce spectacle dédommageait un peu la sérieuse Mattea des niaiseries insipides dont l’entretenait une vieille fille coquette et bornée.

Tout à coup il sembla que le vent apportait les notes grêles et coupées d’une mélodie lointaine. La musique n’était pas chose rare sur les eaux de Venise, mais Mattea crut reconnaître des sons qu’elle avait déjà entendus. Une barque se montrait au loin, semblable à une imperceptible tache noire sur un immense voile d’argent. Elle s’approcha peu à peu, et les sons de la guitare de Timothée devinrent toujours plus distincts. Enfin la barque s’arrêta à quelque distance de la villa, et une voix chanta une romance amoureuse, où le nom de Veneranda revenait à chaque refrain au milieu des plus emphatiques métaphores. Il y avait si longtemps que la pauvre princesse n’avait plus d’aventures, qu’elle ne fut pas difficile sur la poésie de cette romance : elle en parla tout le reste de la soirée et tout le lendemain avec des minauderies charmantes, et en ajoutant tout haut, pour moralité à ses doux commentaires, de grandes exclamations sur le malheur des femmes qui ne pouvaient échapper aux inconvéniens de leur beauté et qui n’étaient en sûreté nulle part. Le lendemain, Timothée vint chanter plus près encore une romance encore plus absurde, qui fut trouvée non moins belle que l’autre. Le jour suivant, il fit parvenir un billet, et le quatrième jour il s’introduisit en personne dans le jardin, bien certain que la princesse avait fait mettre les chiens à l’attache et qu’elle avait envoyé coucher tous ses gens. Ce n’est pas qu’aux temps les plus florissans de sa vie elle eût été galante. Elle n’avait jamais eu ni une vertu ni un vice ; mais tout homme qui se présentait chez elle avec l’adulation sur les lèvres, était sûr d’être accueilli avec reconnaissance. Timothée avait pris de bonnes informations, et il se précipita aux pieds de la douairière dans un moment où elle était seule, et sans s’effrayer de l’évanouissement qu’elle ne manqua pas d’avoir, il lui débita une si belle tirade, qu’elle s’adoucit, et pour lui sauver la vie (car il ne fit pas les choses à demi, et comme tout galant eût fait à sa place, il menaça de se tuer devant elle), elle consentit à le laisser venir de temps en temps baiser le bas de sa robe. Seulement, comme elle tenait à ne pas donner un mauvais exemple à sa filleule, elle recommanda bien à son humble esclave de ne pas s’avouer pour le chanteur de romances, et de se présenter dans la maison comme un parent qui arrivait de Morée.

Mattea fut bien surprise le lendemain à table, lorsque ce prétendu neveu, annoncé le matin par sa marraine, parut sous les traits de Timothée ; mais elle se garda bien de le reconnaître, et ce ne fut qu’au bout de quelques jours qu’elle se hasarda à lui parler. Elle apprit de lui, à la dérobée, qu’Abul, occupé de ses soieries et de sa teinture, ne retournerait guère dans son île qu’au bout d’un mois. Cette nouvelle affligea Mattea, non-seulement parce qu’elle lui inspirait la crainte d’être forcée de retourner chez sa mère d’où il lui serait très difficile désormais de s’échapper, mais parce qu’elle lui ôtait le peu d’espérance qu’elle conservait d’avoir fait quelque impression sur le cœur d’Abul. Cette indifférence de son sort, cette préférence donnée sur elle à des intérêts commerciaux, c’était un coup de poignard enfoncé peut-être dans son amour-propre encore plus que dans son cœur, car nous avouons qu’il nous est très difficile de croire que son cœur jouât un grand rôle dans ce roman de grande passion. Néanmoins comme ce cœur était noble, la mortification de l’orgueil blessé y produisit de la douleur et de la honte sans aucun mélange d’ingratitude ou de dépit ; elle ne cessa pas de parler d’Abul avec vénération et de penser à lui avec une sorte d’enthousiasme.

Timothée devint, en moins d’une semaine, le sigisbée en titre de Veneranda. Rien n’était plus agréable pour elle que de trouver, à son âge, un tout jeune et assez joli garçon, plein d’esprit, et jouant merveilleusement de la guitare, qui voulût bien porter son éventail, ramasser son bouquet, lui dire des impertinences, et lui écrire des bouts rimés. Il avait soin de ne jamais venir à Torcello qu’après s’être bien assuré que M. et Mme Spada étaient occupés en ville et ne viendraient pas le surprendre aux pieds de sa princesse, qui ne le connaissait que sous le nom du prince Zacharias Kalasi.

Durant les longues soirées, le sans-gêne de la campagne permettait à Timothée d’entretenir Mattea, d’autant plus qu’il venait souvent faire des visites, et que dame Gica, par soin de sa réputation, prescrivait à son cavalier servant de l’attendre au jardin, tandis qu’elle serait au salon, et pendant ce temps, comme elle ne craignait rien au monde plus que de le perdre, elle recommandait à sa filleule de lui tenir compagnie, sûre que ses charmes de quatorze ans ne pouvaient entrer en lutte avec les siens. Le jeune Grec en profita, non pour parler de ses prétentions, il s’en garda bien, mais pour l’éclairer sur le véritable caractère d’Abul, qui n’était rien moins qu’un galant paladin, et qui, malgré sa douceur et sa bonté naturelles, faisait jeter une femme adultère dans un puits, ni plus ni moins que si c’eût été un chat. Il lui peignit en même temps les mœurs des Turcs, l’intérieur des harems, l’impossibilité d’enfreindre leurs lois qui faisaient de la femme une marchandise appartenant à l’homme, et jamais une compagne ou une amie. Il lui porta le dernier coup en lui apprenant qu’Abul, outre vingt femmes dans son harem, avait une femme légitime dont les enfans étaient élevés avec plus de soin que ceux des autres, et qu’il aimait autant qu’un Turc peut aimer une femme, c’est-à-dire un peu plus que sa pipe et un peu moins que son cheval. Il engagea beaucoup Mattea à ne pas se placer sous la domination de cette femme, qui, dans un accès de jalousie, pourrait bien la faire étrangler par ses eunuques. Comme il lui disait toutes ces choses par manière de conversation et sans paraître lui donner des avertissemens dont elle se fût peut-être méfiée, elles faisaient une profonde impression sur son esprit et la réveillaient comme d’un rêve.

En même temps il eut soin de lui dire tout ce qui pouvait lui donner l’envie d’aller à Scio, pour y jouir, dans les ateliers qu’il dirigeait, d’une liberté entière et d’un sort paisible. Il lui dit qu’elle trouverait à y exercer les talens qu’elle avait acquis dans la profession de son père, ce qui l’affranchirait de toute obligation qui pût faire rougir sa fierté auprès d’Abul. Enfin, il lui fit une si riante peinture du pays, de sa fertilité, de ses productions rares, des plaisirs du voyage, du charme qu’on éprouve à se sentir le maître et l’artisan de sa destinée, que sa tête ardente et son caractère fort et aventureux embrassèrent l’avenir sous cette nouvelle face. Timothée eut soin aussi de ne pas détruire tout-à-fait son amour romanesque, qui était le plus sûr garant de son départ, et dont il ne se flattait pas vainement de triompher. Il lui laissa un peu d’espoir, en lui disant qu’Abul venait souvent dans les ateliers et qu’il y était adoré. Elle pensa qu’elle aurait au moins la douceur de le voir, et quant à lui, il connaissait trop la parole de son maître pour s’inquiéter des suites de ces entrevues. Quand tout ce travail que Timothée avait entrepris de faire dans l’esprit de Mattea, eut porté les fruits qu’il en attendait, il pressa son maître de mettre à la voile, et Abul, qui ne faisait rien que par lui, y consentit sans peine. Au milieu de la nuit, une barque vint prendre la fugitive à Torcello et la conduisit droit au canal des Marane, où elle s’amarra à un des pieux qui bordent ce chemin des navires au travers de bas-fonds. Lorsque le brigantin passa, Abul tendit lui-même une corde à Timothée, car il eût emmené trente femmes plutôt que de laisser ce serviteur fidèle, et la belle Mattea fut installée dans la plus belle chambre du navire.

vi.

Trois ans environ après cette catastrophe, la princesse Veneranda était seule un matin dans sa villa de Torcello, sans filleule, sans sigisbée, sans autre société pour le moment que son petit chien, sa soubrette et un vieil abbé qui lui faisait encore de temps en temps un madrigal ou un acrostiche. Elle était assise devant une superbe glace de Murano, et surveillait l’édifice savant que son coiffeur lui élevait sur la tête avec autant de soin et d’intérêt qu’aux plus beaux jours de sa jeunesse. C’était toujours la même femme, pas beaucoup plus laide, guère plus ridicule, aussi vide d’idées et de sentimens que par le passé. Elle avait conservé le goût fantasque qui présidait à sa parure et qui caractérise les femmes grecques lorsqu’elles sont dépaysées, et qu’elles veulent entasser sur elles les ornemens de leur costume avec ceux des autres pays. Veneranda avait en ce moment sur la tête un turban, des fleurs, des plumes, des rubans, une partie de ses cheveux poudrés et une autre teinte en noir. Elle essayait d’ajouter des crépines d’or à cet attirail qui ne la faisait pas mal ressembler à une des belettes empanachées dont parle La Fontaine, lorsque son petit nègre lui vint annoncer qu’un jeune Grec demandait à lui parler. — Juste ciel ! serait-ce l’ingrat Zacharias ? s’écria-t-elle. — Non, madame, répondit le nègre, c’est un très beau jeune homme que je ne connais pas et qui ne veut vous parler qu’en particulier. — Dieu soit loué ! c’est un nouveau sigisbée qui me tombe du ciel, pensa Veneranda, et elle fit retirer les témoins en donnant l’ordre d’introduire l’inconnu par l’escalier dérobé. Avant qu’il parût, elle se hâta de donner un dernier coup d’œil à sa glace, marcha dans la chambre pour essayer la grace de son panier, fonça un peu son rouge, et se posa ensuite gracieusement sur son ottomane.

Alors un jeune homme, beau comme le jour, ou comme un prince de conte de fées, et vêtu d’un riche costume grec, vint se précipiter à ses pieds et s’empara d’une de ses mains qu’il baisa avec ardeur. — Arrêtez, monsieur, arrêtez, s’écria Veneranda éperdue, on n’abuse pas ainsi de l’étonnement et de l’émotion d’une femme dans le tête-à-tête ; laissez ma main, vous voyez que je suis si tremblante, que je n’ai pas la présence d’esprit de vous la retirer. Qui êtes-vous ? au nom du ciel ! et que doivent me faire craindre ces transports imprudens ? — Hélas ! ma chère marraine, répondit le beau garçon, ne reconnaissez-vous point votre filleule, la coupable Mattea, qui vient vous demander pardon de ses torts et les expier par son repentir ? — La princesse jeta un cri en reconnaissant en effet Mattea, mais si grande, si forte, si brune et si belle sous ce déguisement, qu’elle lui causait la douce illusion d’un jeune homme charmant à ses pieds. — Je te pardonnerai à toi, lui dit-elle en l’embrassant, mais que ce misérable Zacharias, Timothée, ou comme on voudra l’appeler, ne se présente jamais devant moi. — Hélas ! chère marraine, il n’oserait, dit Mattea ; il est resté dans le port sur un vaisseau qui nous appartient et qui apporte à Venise une belle cargaison de soie blanche. Il m’a chargé de plaider sa cause, de vous peindre son repentir, et d’implorer sa grace. — Jamais ! jamais ! s’écria la princesse. Cependant elle s’adoucit en recevant, de la part de son infidèle sigisbée, un cachemire si magnifique, qu’elle oublia tout ce qu’il y avait d’étrange et d’intéressant dans le retour de Mattea, pour examiner ce beau présent, l’essayer et le draper sur ses épaules. Quand elle en eut admiré l’effet, elle parla de Timothée avec moins d’aigreur et demanda depuis quand il était armateur et négociant pour son compte. — Depuis qu’il est mon époux, répondit Mattea, et qu’Abul lui a fait un prêt de cinq mille sequins pour commencer sa fortune. — Eh quoi ! vous avez épousé Zacharias ? s’écria Veneranda qui voyait dès-lors en Mattea une rivale ; c’était donc de vous qu’il était amoureux, lorsqu’il me faisait ici de si beaux sermens et de si beaux quatrains ? Ô perfidie d’un petit serpent réchauffé dans mon sein ! Ce n’est pas que j’aie jamais aimé ce freluquet : Dieu merci, mon cœur superbe a toujours résisté aux traits de l’amour ; mais c’est un affront que vous m’avez fait l’un et l’autre… — Hélas ! non, ma bonne marraine, répondit Mattea, qui avait pris un peu de la fourberie moqueuse de son mari, Timothée était réellement fou d’amour pour vous. Rassemblez bien vos souvenirs, vous ne pourrez en douter. Il songeait à se tuer par désespoir de vos dédains. Vous savez que de mon côté j’avais mis dans ma petite cervelle une passion imaginaire pour notre respectable patron Abul-Amet. Nous partîmes ensemble, moi pour suivre l’objet de mon fol amour, Timothée pour fuir vos rigueurs qui le rendaient le plus malheureux des hommes. Peu à peu, le temps et l’absence calmèrent sa douleur, mais la plaie n’a jamais été bien fermée, soyez-en sûre, madame, et s’il faut vous l’avouer, tout en demandant sa grace, je tremble de l’obtenir, car je ne songe pas sans effroi à l’impression que lui fera votre vue. — Rassure-toi, ma chère fille, répondit la Gica tout-à-fait consolée, en embrassant sa filleule, tout en lui tendant une main miséricordieuse et amicale, je me souviendrai qu’il est maintenant ton époux, et je te ménagerai son cœur, en lui montrant la sévérité que je dois avoir pour un amour insensé. La vertu que, grâce à la sainte madone, j’ai toujours pratiquée, et la tendresse que j’ai pour toi, me font un devoir d’être austère et prudente avec lui. Mais explique-moi, je te prie, comment ton amour pour Abul s’est passé, et comment tu t’es décidée à épouser ce Zacharias que tu n’aimais point.

— J’ai sacrifié, répondit Mattea, un amour inutile et vain à une amitié sage et vraie. La conduite de Timothée envers moi fut si belle, si délicate, si sainte, il eut pour moi des soins si désintéressés et des consolations si éloquentes, que je me rendis avec reconnaissance à son affection. Lorsque nous avons appris la mort de ma mère, j’ai espéré que j’obtiendrais le pardon et la bénédiction de mon pauvre père, et nous sommes venus l’implorer, comptant sur votre intercession, ô ma bonne marraine ! — J’y travaillerai de mon mieux ; cependant je doute qu’il pardonne jamais à ce Zacharias, à ce Timothée, veux-je dire, les tours perfides qu’il lui a joués. — J’espère que si, reprit Mattea ; la position de mon mari est assez belle maintenant, et ses talens sont assez connus dans le commerce, pour que son alliance ne semble point désavantageuse à mon père. La princesse fit aussitôt amener sa gondole, et conduisit Mattea chez M. Spada. Celui-ci eut quelque peine à la reconnaître sous son habit sciote. Mais, dès qu’il se fut assuré que c’était elle, il lui tendit les bras, et lui pardonna de tout son cœur. Après le premier mouvement de tendresse, il en vint aux reproches et aux lamentations ; mais dès qu’il fut au courant de la face qu’avait prise la destinée de Mattea, il se consola, et voulut aller sur-le-champ dans le port voir son gendre et la soie blanche qu’il apportait. Pour acheter ses bonnes grâces, Timothée la lui vendit à un très bas prix, et n’eut point lieu de s’en repentir, car M. Spada, touché de ses égards, et frappé de son habileté dans le négoce, ne le laissa point repartir pour Scio sans avoir reconnu son mariage, et sans l’avoir mis au courant de toutes ses affaires. En peu d’années, la fortune de Timothée suivit une marche si heureuse et si droite, qu’il put rembourser la somme que son cher Abul lui avait prêtée, mais il ne put jamais lui en faire accepter les intérêts. M. Spada, qui avait un peu de peine à abandonner la direction de sa maison, parla pendant quelque temps de s’associer à son gendre ; mais enfin Mattea étant devenue mère de deux beaux enfans, Zacomo, se sentant vieillir, céda son comptoir, ses livres et ses fonds à Timothée, en se réservant une large pension, pour le paiement régulier de laquelle il prit scrupuleusement toutes ses sûretés, en disant toujours qu’il ne se méfiait pas de son gendre, mais en répétant ce vieux proverbe des négocians : Les affaires sont les affaires.

Timothée, se voyant maître de la belle fortune qu’il avait attendue et espérée, et de la belle femme qu’il aimait, se garda bien de laisser jamais soupçonner à celle-ci combien ses vues dataient de loin. En cela, il eut raison. Mattea crut toujours de sa part à une affection parfaitement désintéressée, née à l’île de Scio, et inspirée par son isolement et ses malheurs. Elle n’en fut pas moins heureuse, pour être un peu dans l’erreur. Son mari lui prouva toute sa vie qu’il l’aimait encore plus que son argent, et l’amour-propre de la belle Vénitienne trouva son compte à se persuader que jamais une pensée d’intérêt n’avait trouvé place dans l’ame de Timothée à côté de son image. Avis à ceux qui veulent savoir le fond de la vie, et qui tuent la poule aux œufs d’or pour voir ce qu’elle a dans le ventre ! Il est certain que si Mattea, après son mariage, eût été déshéritée, Timothée ne l’aurait pas moins bien traitée, et probablement il n’en eût pas ressenti la moindre humeur ; les hommes comme lui ne font pas souffrir les autres de leurs revers, car il n’est guère de véritables revers pour eux. Abul-Amet et Timothée restèrent associés d’affaires et amis de cœur toute leur vie. Mattea vécut toujours à Venise, dans son magasin, entre son père, dont elle ferma les yeux, et ses enfans pour lesquels elle fut une tendre mère, disant sans cesse qu’elle voulait réparer envers eux les torts qu’elle avait eus envers la sienne. Timothée alla tous les ans à Scio, et Abul revint quelquefois à Venise. Chaque fois que Mattea le revit après une absence, elle éprouva une émotion dont son mari eut très grand soin de ne jamais s’apercevoir. Abul ne s’en apercevait réellement pas, et, lui baisant la main à l’italienne, il lui disait la seule parole qu’il eût pu jamais apprendre : Votre ami.

Quant à Mattea, elle parlait à merveille les langues modernes de l’Orient, et dans la conduite de ses affaires, elle était presque aussi entendue que son mari. Plusieurs personnes, à Venise, se souviennent de l’avoir vue. Elle était devenue un peu forte de complexion pour une femme, et le soleil d’Orient l’avait bronzée, de sorte que sa beauté avait pris un caractère un peu viril. Soit à cause de cela, soit à cause de l’habitude qu’elle en avait contractée dans la vie de commis qu’elle avait menée à Scio, et qu’elle menait encore à Venise, elle garda toujours son élégant costume sciote, qui lui allait à merveille, et qui la faisait prendre pour un jeune homme par tous les étrangers. Dans ces occasions, Veneranda, quoique décrépite, se redressait encore, et triomphait d’avoir un si beau sigisbée au bras. La princesse laissa une partie de ses biens à cet heureux couple, à la charge de la faire ensevelir dans une robe de drap d’or, et de prendre soin de son petit chien.


George Sand.