Maud/Chapitre 15

La bibliothèque libre.
Maison de la Bonne presse (p. 59-63).


CHAPITRE XV


Miss Ligget rentra au Terminus à peine une demi-heure après Maud, qu’elle trouva dans sa chambre en train de lire.

Edith paraissait soucieuse. Ce fut distraitement qu’elle s’informa de l’emploi que Maud avait fait de son après-midi, et elle écouta à peine les explications — préparées d’avance — que lui donna la jeune femme.

Presque aussitôt, d’ailleurs, ainsi que le matin, on vint avertir Miss Ligget qu’on la demandait au téléphone, et Edith sortit précipitamment.

Lorsqu’elle revint, elle paraissait en proie à une certaine agitation, et ce fut d’une voix brève qu’elle invita Maud à s’habiller et à la suivre.

— Où ? s’informa la jeune femme, tout de suite alarmée, et se demandant si, en dépit des précautions qu’elle avait prises, ses complices ne la soupçonnaient pas d’être pour quelque chose dans le sauvetage d’Aramond.

— C’est Sturner qui nous donne rendez-vous… se borna à répondre Edith. Il a, paraît-il, une communication importante à nous faire.

Cette réponse n’expliquait rien, et n’était pas faite pour rassurer Maud, qui songea un instant à refuser d’accompagner sa complice, et à courir rue Portalis se mettre sous la protection des trois amis.

Mais la pensée de se retrouver en présence de Raibaud, qui, à présent, devait savoir, lui fut insupportable ; et, d’autre part, elle sentait qu’avant de se représenter devant Aramond, elle devait avoir au moins essayé de faire quelque chose pour le salut de la véritable Miss Strawford.

D’ailleurs, Edith ne se doutait certainement pas qu’elle avait été « filée ». Et, pour le sauvetage d’Aramond, Maud était absolument certaine de ne pas avoir été vue, la route étant déserte à ce moment-là. D’autre part, une fois rentrée à Paris avec Aramond, profitant d’un embarras de véhicules, elle avait eu la chance de pouvoir changer de taxi sans être aperçue de quiconque.

Bref, Maud finit par se décider à suivre Miss Ligget, à laquelle elle se borna à demander à quel endroit les attendait Sturner.

— Vous le verrez bien… répondit l’Américaine.

Il allait être 6 heures. La nuit était venue. En sortant du Terminus, on suivit la rue Saint-Lazare jusqu’à son extrémité.

À l’angle de la rue de Londres et de la rue de Clichy, une luxueuse limousine était arrêtée le long du trottoir. Sans hésitation, Edith en ouvrit la portière, poussa Maud à l’intérieur et monta à sa suite.

La portière à peine refermée, l’auto démarra.

L’intérieur en était éclairé, ce qui permit à Maud de voir assis devant elle un homme en qui elle reconnut Sturner.

Tout de suite, d’ailleurs, elle fut rassurée : son ancien fiancé lui souriait, de son sourire froid et hautain.

— Bonsoir, Maud… dit-il en anglais. Il y a longtemps que je n’ai plaisir de vous voir.

C’était, en effet, la première fois que tous deux se rencontraient depuis leur débarquement au Havre.

— Je n’ai, du reste, que des compliments à vous adresser, reprit-il Vous avez parfaitement joué votre rôle. Tout au plus pourrait-on vous reprocher d’avoir un peu trop ouvertement manifesté votre sympathie à certain docteur de ma connaissance, et d’avoir voulu laisser tomber un peu trop tôt ce pauvre Simpson. Mais, en somme, jusqu’à présent, tout a marché pour le mieux, puisque d’ici quelques jours je serai à même d’encaisser le million de dollars qui me revient. Vous recevrez sous peu les instructions relatives aux opérations bancaires qu’il sera nécessaire d’effectuer pour masquer l’abandon d’une pareille somme. Ces opérations effectuées, votre existence cessera d’être contrôlée par nous, et vous redeviendrez libre d’agir en tout comme vous l’entendrez, sous réserve, bien entendu, de continuer à garder le secret le plus absolu sur ce qui s’est passé. Toutefois, auparavant, je désirerais savoir si vous vous sentez à présent tout à fait dans votre rôle.

— Mais je crois que oui… répondit Maud. Pourquoi ?

— Parce que cet animal de Fredo a commis aujourd’hui un impair qui risque de nous amener des ennuis, et dans tous les cas va nous obliger à précipiter les choses. Bref, il est probable que d’ici une huitaine votre sosie aura cessé d’exister.

— Comment ?… balbutia la jeune femme saisie, et qui devint toute pâle.

— Ainsi que je viens de vous le dire, aucune surprise n’est plus à craindre au sujet de l’important déplacement de fonds que vous savez. Par la suite, il ne s’agira plus que d’opérations normales, et vous aurez eu le temps d’arriver peu à peu à imiter d’une manière satisfaisante l’écriture de votre sosie. Nous n’avons donc plus besoin de Miss Strawford, dont, dès lors, la disparition devient nécessaire pour liquider définitivement la situation. Nécessaire et urgente, étant donné ce qui s’est passé aujourd’hui… ajouta froidement Sturner.

— Réellement, elle va mourir ? balbutia encore Maud.

— D’ici une dizaine de jours. Cela vous impressionne, Maud ? demanda Sturner avec une sorte de froide sollicitude.

— Mon Dieu … Mon Dieu !… balbutia pour toute réponse la jeune femme bouleversée.

— La chose vous impressionne réellement à ce point ? répéta Sturner. Il est vrai que vous êtes presque encore une enfant, et, qu’au fond, vous êtes restée imbue de ces préjugés enfantins à l’aide desquels on a réussi jusqu’ici à domestiquer moralement l’humanité. Si vous aviez mon expérience, Maud, vous seriez moins sensible. Dans le cas qui nous occuper il ne s’agit que de la disparition d’un obstacle. Miss Strawford me gêne : je la supprime. Voilà tout.

Comme elle ne répondait pas, Sturner se tourna vers Miss Liggel, qui avait jusque-là assisté silencieuse à l’entretien :

— Et vous, Miss, la mort de votre amie vous impressionnera-t-elle ?

Edith haussa les épaules. Et froidement :

— Vous savez bien que je la hais…

— Une qualité qu’on ne peut vous refuser, Miss, c’est la franchise, dit Sturner d’un ton où l’on eût pu deviner un peu d’ironie méprisante. De sorte, reprit-il, que, haïssant Miss Strawford, l’idée de sa disparition prochaine vous est agréable ?

— Je ne m’en cache pas, répondit l’Américaine de sa voix glacée. Et même, si j’étais la maîtresse, avant de mourir elle souffrirait.

— N’estimez-vous pas qu’elle a assez souffert déjà ?

— Qu’est-ce, cela ? s’écria la belle Edith dans un emportement soudain. Qu’est-ce, cela, à côté de ce que j’ai souffert à cause d’elle ?

— Je croyais qu’elle n’avait eu pour vous que des bontés ?…

Le visage de l’Américaine se crispa :

— Des bontés, oui… J’étais son amie très chère, j’étais devenue sa sœur. Elle m’aimait, elle osait m’aimer, elle qu’aimait celui que j’aimais et qu’elle m’a pris. Une chose que je n’ai jamais comprise, d’ailleurs… ajouta-t-elle en se calmant un peu. De nous deux, c’est incontestablement moi la plus belle. Je le dis parce que c’est vrai : je suis réellement belle et elle est à peine jolie. Et pourtant, c’est elle que Harry a aimée, et c’est à peine s’il m’a regardée. A-t-il seulement pour moi un peu de sympathie ? Je n’étais à ses yeux qu’une camarade insignifiante, tandis qu’il aurait mendié à genoux un sourire de Mary. Jamais nul ne saura ce que j’ai souffert, conclut-elle. Mais il faudra bien que Harry m’aime, lorsque l’autre sera morte…

— Et s’il avait l’outrecuidance de ne pas vous aimer ? s’informa Sturner.

La belle Américaine serra ses petits poings gantés :

— Alors, je me vengerais de lui comme je me suis vengée de l’autre. Mais il m’aimera. Il faudra bien qu’il m’aime…

Sturner se tourna vers Maud :

— Voilà !… dit-il du même ton froid et vaguement railleur. Prenez donc exemple sur notre amie, qui du moins ne pèche pas par excès de sensibilité, elle.

— Encore un, mot… dit Edith, ou plutôt une prière.

— Dites.

— Laissez-moi la satisfaction d’avertir Mary du sort qui l’attend.

Maud vit alors les sourcils de Sturner se froncer légèrement.

— Désolé, Miss, Mais il m’est impossible de vous satisfaire. Miss Strawford doit mourir de maladie, et sa mort n’aurait plus son apparence normale si elle lui avait été prédite d’avance. D’ailleurs, je puis avoir sur le respect dû à la vie humaine des idées qui ne sont pas celles de-tout le monde, mais je suis l’ennemi des cruautés inutiles. Or, ce serait une cruauté inutile que d’avertir cette enfant de sa mort prochaine. Miss Strawford mourra donc, mais elle mourra sans être avertie, et presque sans s’en douter. Telle est ma volonté. Vous avez compris, Miss ?

Edith mordillait nerveusement ses lèvres rouges de ses petites dents aiguës. Elle savait qu’en devenant la complice de Sturner, elle s’était donné un maître auquel on ne résistait pas. Elle se contenta donc de baisser affirmativement la tête, sans insister.

Pour Maud, en entendant cette conversation, elle croyait vivre un cauchemar. Elle se flattait pourtant de connaître ses complices. Mais elle n’aurait jamais cru à tant de cynisme de la part de Sturner, ni à tant de férocité de la part d’Edith. Elle les regardait tour à tour, tous deux suprêmement élégants en leur incontestable beauté physique, et il lui semblait se trouver en présence de deux monstres.

Mais ce qui la bouleversait surtout, c’était la pensée que Miss Strawford n’avait plus à présent que quelques jours à vivre. Inopinément, l’instant était donc venu de cette échéance redoutable que jusque-là elle s’efforçait de croire éloignée, et qui allait faire d’elle une criminelle au même titre que ses complices ?

Et lorsque Miss Srawford aurait succombé, comment Maud oserait-elle se représenter devant Aramond et ses amis — devant Raibaud surtout ? Et de toutes façons, qu’adviendrait-il d’elle ? Car le crime délierait l’ingénieur de sa promesse, Aramond la dénoncerait, elle et ses complices ; elle serait perdue.


Cependant Sturner se tournait vers elle :

— Pour en revenir à ma question de tout à l’heure, Maud, j’ai pensé qu’il pouvait y avoir utilité pour vous à observer et à étudier Miss Strawford sur le vif, pourrait-on dire, et avant sa disparition, afin d’arriver à copier sa personnalité aussi exactement que possible. Il m’a été donné plusieurs fois de vous voir en public. Or, vos manières, et notamment votre démarche, ne sont pas encore tout à fait les mêmes que celles de la véritable Miss Strawford. Tant que vous resterez à Paris, où nul ne vous connaît, la chose n’aura qu’une importance relative. Mais, tôt ou tard, il faudra bien que vous retourniez à Pittsburg, et là vous devrez vivre avec des gens qui connaissent Miss Strawford depuis son enfance et dont il suffirait de peu de chose pour éveiller les soupçons. Voilà pourquoi je crois que vous devriez prendre le temps d’aller observer sur place la façon d’être de votre sosie avant que celle-ci ne fût alitée.

Et comme la jeune femme ne répondait pas tout de suite :

— Je ne vous en fais d’ailleurs pas une obligation, reprit son ancien fiancé, et c’est dans votre seul intérêt que je parle ; car mon but personnel sera prochainement atteint, et quoi qu’il pût advenir par la suite, je n’aurai pour ma part plus rien à redouter.

Maud restait indécise et troublée, car elle sentait combien il lui serait pénible de se trouver devant l’innocente créature qui allait devenir sa victime et dont la vue ne pourrait qu’accroître ses remords.

Puis soudain elle songea que si elle acceptait elle serait certainement conduite près de la véritable Mary et qu’il y aurait là une occasion inespérée de connaître l’endroit où celle-ci était retenue prisonnière. Et comme, d’autre part, de l’aveu de Sturner lui-même, Miss Strawford ne devait succomber que dans une huitaine de jours, une fois sa prison connue, peut être aurait-on le temps d’aviser utilement aux moyens de l’arracher au sort qui l’attendait.

— Allons, décidez-vous, Maud… disait cependant Sturner avec un comencement d’impatience. Oui ou non, désirez-vous aller là-bas ? Je vous préviens qu’il s’agit d’un voyage en auto de plusieurs heures et qu’il vous faudrait partir tout de suite, en compagnie de Miss Ligget, naturellement et aussi de Fredo, qui doit immédiatement rejoindre son poste.

— Et notre absence serait longue ?

— Je ne pense pas que vous puissiez être de retour ici avant après-demain matin.

— Mais que penserait Simpson, qui n’est pas prévenu ?

— Il sera averti par téléphone. Du reste, vous n’avez plus à vous gêner avec votre pseudo-fiancé, et vous pourrez même profiter de cette occasion pour provoquer une rupture qui s’impose. Alors ? Vous vous décidez ?

— Je me décide, puisque vous le jugez utile, répondit Maud.