Maud/Chapitre 19

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Maison de la Bonne presse (p. 82-86).


CHAPITRE XIX


— De sorte que l’affaire vous rapportera un demi-million ?

— Parfaitement, belle demoiselle. Un demi-million de francs, naturellement. Cela vous chiffonne ?

— Non. Cela me surprend seulement un peu.

— Vraiment ? fit Fredo, après avoir à moitié vidé son verre. Et pourquoi ?

— D’abord, je ne croyais pas Sturner si généreux.

— Ce n’est pas de la générosité, répondit Fredo, mais de l’intelligence. Bien récompenser et bien punir. Tel est son principe, dont j’ai fait le mien.

— Et puis, reprit Miss Ligget, suivant son idée, et puis, je me figurais que vous travailliez en dilettante, pour l’amour de l’art, si je puis dire.

Fredo hocha la tête. Et, de ce ton particulier qui faisait qu’on se demandait toujours s’il parlait sérieusement ou non :

— Il y a de cela. Mais enfin il faut vivre, et penser à l’avenir. Nous ne serons pas toujours jeunes, belle demoiselle. Encore quelques petits pois ?

— Merci…

Tous deux dînaient en tête à tête dans la salle à manger de Mon-Espoir, située au rez-de-chaussée. La pièce, très simple, était meublée de chêne et éclairée par une suspension à pétrole. Un feu clair brûlait dans la cheminée. Sur le devant du buffet, des bouteilles poudreuses s’alignaient, attendant d’être débouchées.

Le menu, improvisé, et que Fredo qualifiait de rustique, était néanmoins acceptable : potage et hors-d’œuvre, brochet du Mouzon en gelée, petits pois de conserve, poulet rôti, salade, dessert. Le tout arrosé d’un vin du Toulois généreux, quoique léger, et auquel Fredo, qui aimait les bonnes choses et se flattait d’être un gourmet averti, faisait largement honneur.

De son côté, Miss Ligget affectait également d’être très en train, et tenait vaillamment tête à son hôte. En réalité, en acceptant l’invitation de celui-ci, elle n’avait d’autre but que de chercher à le faire causer.

D’abord, Fredo l’intéressait, ou, plus exactement, l’intriguait. Quel était au fond ce personnage énigmatique, qui connaissait plusieurs langues, dont on ignorait la véritable nationalité et jusqu’au véritable nom, et qui, tout en parlant beaucoup, ne disait que ce qu’il voulait dire, et n’apprenait jamais rien sur lui-même ? Mélange singulier de vulgarité et de distinction, d’indolence et d’énergie, de cynisme et de délicatesse, d’humanité et de cruauté.

Et puis, entraînée par sa haine plus encore peut-être que par son amour, Edith Ligget avait lié avec Sturner une partie d’autant plus terrible qu’elle n’avait rien pu cacher à celui-ci de sa vie à elle, de ses véritables sentiments, de son but, tandis qu’elle ne connaissait rien, ou presque rien, de la personnalité et de l’existence de son puissant complice.

Elle n’ignorait pas que Sturner se trouvait actuellement à Paris sous un nom d’emprunt, « le nom d’une personnalité officielle et considérable d’un pays étranger sous laquelle nul n’aurait jamais l’idée d’aller chercher l’ancien leader du communisme américain », avait dit textuellement Fredo. Mais quel était ce nom ? Quelle était cette personnalité ? Miss Ligget n’eût pas été fâchée de le savoir, et d’apprendre sur l’existence de Sturner le plus de détails possible, afin de pouvoir éventuellement avoir barre sur lui.

Voilà pourquoi elle essayait de faire parler son hôte, en comptant un peu sur l’influence traîtresse de ce petit vin du Toulois dont Fredo, qui semblait devenir de plus en plus communicatif, absorbait de larges et fréquentes rasades.


Sur un coup de timbre, Émile apparut.

Silencieux et correct, le taciturne valet de chambre posa sur la table le poulet rôti, changea les assiettes et disparut.

Fredo découpa adroitement le poulet, offrit du blanc à Miss Ligget, se servit et reprit :

— Mais, vous-même, belle demoiselle, accepteriez-vous…

Il s’interrompit soudain, la tête levée, dans une attitude attentive.

— Qu’y a-t-il ? s’informa Edith.

— Il m’a semblé entendre marcher là-haut.

La salle à manger de Mon-Espoir se trouvait sous la chambre du premier étage qui précédait celle de Miss Strawford. Maud devait ignorer ce détail. L’eût-elle connu, d’ailleurs, qu’elle eût probablement passé outre ; mais alors elle aurait pris elle-même et recommandé à la prisonnière plus de précautions encore.

— Je n’ai rien entendu… dit Miss Ligget.

— Une chose certaine est que le plancher a craqué par deux fois.

— Cela arrive à tous les planchers. Vous disiez donc ?…

Pendant quelques secondes encore, Fredo resta l’oreille tendue. Puis, n’entendant plus rien, il crut s’être trompé et reprit :

— Je me permettais de vous demander si vous-même accepteriez une gratification, dans le cas où l’on vous l’offrirait, pour vous récompenser de votre participation à l’affaire.

— Oh ! moi, dit Edith pensivement, je serai assez payée. L’autre disparue… Harry redevenu libre… Tous les milliards du monde ne vaudraient pas pour moi cette perspective…

— C’est donc vous la dilettante… affirma Fredo. Au fait, se reprit-il aussitôt, ce n’est pas encore là le véritable dilettantisme, puisqu’en la circonstance vous poursuivez un but personnel et intéressé.

Avisant une des bouteilles poudreuses qui se trouvaient sur le buffet, il en saisit précautionneusement, et se mit à la déboucher en silence, presque avec recueillement.

— Clos-Vougeot authentique… fit-il en posant délicatement la bouteille sur la table. Et déjà vénérable, puisqu’on me l’a vendu pour du 1905 Vous allez me donner votre avis…

Mais comme il s’apprêtait à verser le généreux liquide dans le verre Miss Ligget, ainsi que tout à l’heure il s’immobilisa tout à coup, l’oreille tendue. Puis, reposant la bouteille sur la table :

— Cette fois, je suis sûr d’avoir entendu un bruit là-haut… dit-il d’une voix changée.

— Quel bruit ?

— Je ne sais. Comme le bruit d’une porte poussée par le vent. Cela devait venir du couloir… ajouta Fredo.

— Je n’ai encore rien entendu…

Fredo ne répondit pas. Il écoutait toujours, la tête levée. Mais, dehors, une rafale passa en grondant, secouant la porte d’entrée et gémissant lugubrement dans les couloirs. La rafale passée, ce fut le silence, nul bruit anormal ne s’entendait à l’intérieur de la maison.

Mais Fredo restait préoccupé.

— Entre nous, finit-il par dire, j’ai eu tort de laisser dans la serrure la clé de la porte de là-haut. Imaginez qu’il prenne fantaisie à votre amie Maud de sortir de sa chambre, et qu’elle voie cette clé…

Edith se mit à rire, d’un rire de pitié méprisante :

— Elle ? Cette trembleuse ? Sortir de sa chambre ? Mais elle mourrait de peur, j’en suis sûre, si elle se voyait seule dans le couloir, la nuit, par ce temps…

— N’importe ! dit Fredo en jetant sa serviette sur la table. Je vais aller chercher cette clé, ce sera plus prudent. J’en profiterai pour voir ce que fait Miss Strawford. Une minute seulement… ajouta-t-il en se levant. Le temps de monter et de descendre…

— Alors, je vais avec vous… se décida Edith en se levant à son tour. Ce me sera une occasion de voir l’autre une dernière fois, et de demander à Maud si elle a besoin de quelque chose.


Ce fut sans précaution que Miss Ligget commença à monter les escaliers qui conduisaient au premier étage ; et Fredo, qui la précédait, muni d’une lampe électrique de poche, dut lui rappeler à voix basse la nécessité du silence.

On prit pied dans le couloir, à l’autre extrémité duquel on voyait à ras du plancher, sous une porte, une raie lumineuse, provenant de la chambre de Maud, dans laquelle aucun bruit ne s’entendait.

— Elle repose… murmura Edith à l’oreille de Fredo. Voyons ce que fait l’autre

Chacun d’eux enleva un des pitons que l’on sait, afin de pouvoir observer ce qui se passait dans la chambre de Miss Strawford.

Or, à leur grande surprise, ni l’un ni l’autre ne distinguèrent absolument rien à travers l’ouverture. Le noir absolu.

Quelque obstacle était-il interposé entre l’œil des observateurs et l’intérieur de la chambre ? ou Miss Strawford s’était-elle mise au lit, après avoir éteint la lampe ?

L’oreille collée au mur, Fredo écouta. Il n’entendit aucun bruit de repiration, si léger fût-il.

— Pourtant, elle ne peut être que couchée… pensa-t-il. Il faut que j’en aie le cœur net.

— Et, se penchant à l’oreille de Miss Ligget :

— Je vais aller voir… murmura-t-il. Restez là, et regardez toujours,

L’instant d’après, Fredo était dans la chambre de Julie, l’oreille collée à la porte qui donnait accès à celle de Miss Strawford.

N’entendant rien, il finit par demander à haute voix :

— Vous reposez, Miss ?

Pas de réponse.

— Vous reposez ? répéta-t-il en élevant encore la voix.

Toujours rien.

Alors, il heurta à la porte ; d’abord légèrement, puis de plus en plus fort.

Nulle voix ne lui répondant de l’intérieur il se décida à la fin à ouvrir la porte et à entrer, en s’éclairant de sa lampe électrique.

Personne dans le lit. Personne dans la pièce. La chambre de Miss Straw- ford était vide.

Fredo resta un instant immobilisé par la stupeur. Puis, dans un éclair, il devina ce qui avait dû se passer.

Après s’être assuré que la fenêtre n’avait pas été ouverte et que les persiennes étaient toujours cadenassées, il se précipita dans le couloir, où s’entendait une sorte de trépignement rageur.

C’était Edith qui, le visage convulsé par la rage, essayait en vain d’ouvrir la porte de la chambre de Maud.

— C’est elle qui a fait évader l’autre ! cria-t-elle en apercevant son complice. La porte est fermée à l’intérieur. Mais elles sont là, je viens d’entendre du bruit.

— Parbleu ! ricana Fredo.

Et sans se donner la peine d’appeler, ni d’avertir, il se rua sur la porte, l’épaule en avant.

Au deuxième coup d’épaule, la serrure se disloqua, et la porte s’ouvrit.

Mais, comme celle de Miss Strawford, la chambre de Maud était vide.

La lampe, dont la flamme avait été baissée, brûlait toujours sur une petite table, près de la cheminée. Une partie de la literie gisait sur le plancher. Un battant de la fenêtre était ouvert, et, sous l’autre, se trouvait coincée l’extrémité d’un drap de lit qui pendait au dehors, le long du mur de la maison.

La nuit était relativement claire. Le vent soufflait toujours par rafales, mais il ne pleuvait plus. Et comme Fredo regardait dans le jardin, il aperçut distinctement une silhouette sur le mur de clôture juste en face de lui. L’instant d’après, cette silhouette avait disparu. Mais une autre lui succéda aussitôt, qui disparut de même : Maud et Mary, que, dès lors, rien ne séparait plus de la liberté.

Alors, avec un affreux blasphème, Fredo escalada la fenêtre et saisit le drap de lit le long duquel il commençait à descendre, lorsque ce câble improvisé céda, et Fredo tomba d’une hauteur de trois ou quatre mètres. En arrivant sur le sol, il poussa un cri de douleur et ce fut en vain qu’il essaya de se relever : il devait avoir la cheville gauche brisée ou démise. En voyant tomber son complice, Miss Ligget, qui s’apprêtait à suivre le même chemin, sortit de la chambre en courant, afin de gagner le jardin par le couloir du bas.

Pendant ce temps, sans appeler — à quoi bon ? avec le vent qu’il faisait, nul ne pouvait l’entendre de l’intérieur de la maison, — sans appeler, disons-nous, Fredo, les dents serrées, se traînait le plus rapidement possible jusqu’au mur de clôture. Là, avec des efforts inouïs, il parvint à se mettre debout. Ses mains s’agrippèrent au sommet du mur qu’avec une énergie sauvage, en dépit de la douleur intolérable que chaque mouvement lui faisait éprouver, il parvint à escalader.

Mais une fois à califourchon sur le mur, il se sentit à bout d’énergie, et comprit qu’il ne pourrait aller plus loin.

Il regarda devant lui.

À quinze ou vingt mètres, tout au plus, deux silhouettes se suivant couraient presque parallèlement à la propriété pour gagner le chemin qui menait à la ville.

Ma foi, tant pis ! pensa Fredo tout haut. Ce sont elles qui l’auront voulu…

Il fouilla dans sa poche, et sa main reparut armée d’un browning.

Coup sur coup, six détonations claquèrent dans la nuit ; et là-bas, dans la prairie, une des silhouettes trébucha, chancela, puis tomba.

À cet instant, Miss Ligget, venant de l’intérieur de la maison, se précipitait dans le jardin et arrivait près de Fredo. Et d’une voix haletante :

— C’est vous qui avez tiré ? Pourquoi ne les poursuivez-vous pas ?

— Je crois que j’ai une patte cassée… répondit trivialement Fredo. Mais j’ai dû en tuer une. Dans tous les cas, elle est tombée, et l’autre s’est arrêtée. Vous ne les voyez pas, près du chemin ?

Dans la nuit claire, à une trentaine de mètres tout au plus, Miss Ligget finit, en effet, par distinguer sur le sol comme des formes sombres qui remuaient vaguement.

Fredo essaya de passer par-dessus le mur sa jambe blessée, mais poussa aussitôt une exclamation de douleur, suivie d’une imprécation :

— Impossible de bouger et d’aller là-bas. Vous n’avez pas averti Émile en descendant ?

— Je suis venue directement par le couloir, et n’ai vu personne.

— Allez l’appeler. On peut encore rattraper celle qui n’est pas blessée, et qui s’attarde là bêtement.

— Oui… Et pendant que j’irai avertir Émile, elle s’enfuira… dit Edith. Aidez-moi seulement à escalader ce mur, et c’est moi qui vais vous la ramener.

— Au fait ! dit Fredo. Il n’y en a plus qu’une de valide. Et quelle que soit celle-là, vous êtes de taille à lui tenir tête…

— Et si c’est Maud, cette odieuse Maud, je l’étrangle de mes propres mains… proféra entre ses dents serrées la belle Américaine, le visage convulsé de colère et de haine.

— Doucement… dit Fredo. Doucement… C’est assez d’en avoir amoché une. Ramenez d’abord celle qui reste, nous verrons après ce qu’il y aura lieu de faire.

Mais déjà Miss Ligget était de l’autre côté du mur, et se mettait à courir dans la prairie.