Mauprat/Chapitre 22

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Mauprat (1837)
A. Quantin, imprimeur-éditeur (p. 312-321).



XXII


Comment vous expliquerai-je ce qui se passa en moi à l’aspect inattendu de la tour Gazeau ? Je ne l’avais vue que deux fois dans ma vie ; deux fois elle avait été le témoin des scènes les plus douloureusement, émouvantes, et ces scènes n’étaient rien encore auprès de ce qui m’était destiné à cette troisième rencontre ; il est des lieux maudits !

Il me sembla voir encore, sur cette porte demi-brisée, le sang des deux Mauprat qui l’avait arrosée. Leur criminelle et tragique destinée me fit rougir des instincts de violence que je sentais en moi-même. J’eus horreur de ce que j’éprouvais, et je compris pourquoi Edmée ne m’aimait pas. Mais, comme s’il y avait eu dans ce déplorable sang des éléments de sympathique fatalité, je sentais la force effrénée de mes passions grandir en raison de l’effort de ma volonté pour les vaincre. J’avais terrassé toutes les autres intempérances ; il n’en restait en moi presque plus de traces. J’étais sobre, j’étais, sinon doux et patient, du moins affectueux et sensible ; je concevais au plus haut point les lois de l’honneur et le respect de la dignité d’autrui ; mais l’amour était le plus redoutable de mes ennemis, car il se rattachait à tout ce que j’avais acquis de moralité et de délicatesse ; c’était le lien entre l’homme ancien et l’homme nouveau, lien indissoluble et dont le milieu m’était presque impossible à trouver.

Debout devant Edmée, qui s’apprêtait à me laisser seul et à pied, furieux de la voir m’échapper pour la dernière fois, car, après l’offense que je venais de lui faire, jamais, sans doute, elle ne braverait le danger d’être seule avec moi, je la regardais d’une manière effrayante. J’étais pâle, mes poings se contractaient ; je n’avais qu’à vouloir, et la plus faible de mes étreintes l’eût arrachée de son cheval, terrassée, livrée à mes désirs. Un moment d’abandon à mes instincts farouches, et je pouvais assouvir, éteindre, par la possession d’un instant le feu qui me dévorait depuis sept années ! Edmée n’a jamais su quel péril son honneur a couru dans cette minute d’angoisse ; j’en garde un éternel remords ; mais Dieu seul en sera juge, car je triomphai, et cette pensée de mal fut la dernière de ma vie. À cette pensée, d’ailleurs, se borna tout mon crime ; le reste fut l’ouvrage de la fatalité.

Saisi d’effroi, je tournai brusquement le dos, et, tordant mes mains avec désespoir, je m’enfuis par le sentier qui m’avait amené, sans savoir où j’allais, mais comprenant qu’il fallait me soustraire à ces tentations dangereuses. Le jour était brûlant, l’odeur des bois enivrante ; leur aspect me ramenait au sentiment de ma vie sauvage il fallait fuir ou succomber. Edmée m’ordonnait, d’un geste impérieux, de m’éloigner de sa présence. L’idée de tout autre danger que celui qu’elle courait avec moi ne pouvait, en cet instant, se présenter à ma pensée ni à la sienne ; je m’enfonçai dans le bois. Je n’avais pas franchi l’espace de trente pas, qu’un coup de feu partit du lieu où je laissais Edmée. Je m’arrêtai glacé d’épouvante sans savoir pourquoi ; car, au milieu d’une battue, un coup de fusil n’était pas chose étrange ; mais j’avais l’âme si lugubre, que rien ne pouvait me sembler indifférent. J’allais retourner sur mes pas et rejoindre Edmée, au risque de l’offenser encore, lorsqu’il me sembla entendre un gémissement humain du côté de la tour Gazeau. Je m’élançai et puis je tombai sur mes genoux, comme foudroyé par mon émotion. Il me fallut quelques minutes pour triompher de ma faiblesse ; mon cerveau était plein d’images et de bruits lamentables, je ne distinguais plus l’illusion de la réalité ; en plein soleil je marchais à tâtons parmi les arbres. Tout à coup je me trouvai face à face avec l’abbé ; il était inquiet, il cherchait Edmée. Le chevalier, ayant été se placer avec sa voiture au passage du lancer et n’ayant pas vu sa fille parmi les chasseurs, avait été saisi de crainte. L’abbé s’était jeté à la hâte dans le bois, et bientôt, retrouvant la trace de nos chevaux, il venait s’informer de ce que nous étions devenus. Il avait entendu le coup de feu, mais sans en être effrayé. En me voyant pâle, les cheveux en désordre, l’air égaré, sans cheval et sans fusil (j’avais laissé tomber le mien à l’endroit où je m’étais à demi évanoui, et je n’avais pas songé à le relever), il fut aussi épouvanté que moi, et sans savoir, plus que moi-même, à quel propos.

— Edmée ! me dit-il, où est Edmée ?

Je lui répondis des paroles sans suite. Il fut si consterné de me voir ainsi, qu’il m’accusa d’un crime en lui-même, comme il me l’a plus tard avoué.

— Malheureux enfant ! me dit-il en me secouant fortement le bras pour me rappeler à moi-même, de la prudence, du calme, je vous en supplie !…

Je ne le comprenais pas, mais je l’entraînai vers l’endroit fatal. Ô spectacle ineffaçable ! Edmée était étendue par terre, roide et baignée dans son sang. Sa jument broutait l’herbe à quelques pas de là. Patience était debout auprès d’elle, les bras croisés sur sa poitrine, la face livide, et le cœur tellement gonflé qu’il lui fut impossible de répondre à l’abbé, qui l’interrogeait ; avec des sanglots et


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des cris. Pour moi, je ne pus comprendre ce qui se passait. Je crois que mon cerveau, déjà troublé par les émotions précédentes, se paralysa entièrement. Je m’assis par terre à côté d’Edmée, dont la poitrine était frappée de deux balles. Je regardai ses yeux éteints, dans un état de stupidité absolue.

— Éloignez ce misérable ! dit Patience à l’abbé en me jetant un regard de mépris ; le pervers ne se corrige pas.

— Edmée ! Edmée ! s’écria l’abbé en se jetant sur l’herbe et en s’efforçant d’étancher le sang avec son mouchoir.

— Morte ! morte ! dit Patience, et voilà le meurtrier ! Elle l’a dit en rendant à Dieu son âme sainte, et c’est Patience qui sera le vengeur ! C’est bien dur ; mais ce sera !… Dieu l’a voulu, puisque je me suis trouvé là pour entendre la vérité.

— C’est horrible ! c’est horrible ! criait l’abbé.

J’entendais le son de cette dernière syllabe, et je souriais d’un air égaré en la répétant comme un écho.

Des chasseurs accoururent. Edmée fut emportée. Je crois que son père m’apparut debout et marchant. Je ne saurais, au reste, affirmer que ce ne fût pas une vision mensongère (car je n’avais conscience de rien, et ces moments affreux n’ont laissé en moi que des souvenirs vagues, semblables à ceux d’un rêve), si on ne m’eût assuré que le chevalier sortit de sa calèche sans l’aide de personne, qu’il marcha et qu’il agit avec autant de force et de présence d’esprit qu’un jeune homme. Le lendemain, il tomba dans un état complet d’enfance et d’insensibilité et ne se releva plus de son fauteuil.

Que se passa-t-il quant à moi ? Je l’ignore. Quand je repris ma raison, je m’aperçus que j’étais dans un autre endroit de la forêt auprès d’une petite chute d’eau, dont j’écoutais machinalement le murmure avec une sorte de bien-être. Blaireau dormait à mes pieds, et son maître, debout contre un arbre, me regardait attentivement. Le soleil couchant glissait des lames d’or rougeâtre parmi les tiges élancées des jeunes frênes ; les fleurs sauvages semblaient me sourire ; les oiseaux chantaient mélodieusement. C’était un des plus beaux jours de l’année.

— Quelle magnifique soirée ! dis-je à Marcasse. Ce lieu est aussi beau qu’une forêt de l’Amérique. Eh bien, mon vieil ami, que fais-tu là ? Tu aurais dû m’éveiller plus tôt ; j’ai fait des rêves affreux.

Marcasse vint s’agenouiller auprès de moi ; deux ruisseaux de larmes coulaient sur ses joues sèches et bilieuses. Il y avait sur son visage, si impassible d’ordinaire, une expression ineffable de pitié, de chagrin et d’affection.

— Pauvre maître ! disait-il : égarement, maladie de tête, voilà tout. Grand malheur ! mais fidélité ne guérit pas. Éternellement avec vous, quand il faudrait mourir avec vous.

Ses larmes et ses paroles me remplirent de tristesse ; mais c’était le résultat d’un instinct sympathique aidé encore de l’affaiblissement de mes organes, car je ne me rappelais rien. Je me jetai dans ses bras en pleurant comme lui, et il me tint serré contre sa poitrine avec une effusion vraiment paternelle. Je pressentais bien que quelque affreux malheur pesait sur moi ; mais je craignais de savoir en quoi il consistait, et pour rien au monde je n’eusse voulu l’interroger.

Il me prit par le bras et m’emmena à travers la forêt. Je me laissai conduire comme un enfant, et puis je fus pris d’un nouvel accablement, et il fut forcé de me laisser encore assis pendant une demi-heure. Enfin il me releva et réussit à m’emmener à la Roche-Mauprat, où nous arrivâmes fort tard. Je ne sais ce que j’éprouvai dans la nuit. Marcasse m’a dit que j’avais été en proie à un délire affreux. Il prit sur lui d’envoyer chercher au village le plus voisin un barbier qui me saigna dès le matin, et quelques instants après je repris ma raison.

Mais quel affreux service il me sembla qu’on m’avait rendu ! Morte ! morte ! morte ! c’était le seul mot que je pusse articuler. Je ne faisais que gémir et m’agiter sur mon lit. Je voulais sortir et courir à Sainte-Sévère. Mon pauvre sergent se jetait à mes pieds et se mettait en travers de la porte de ma chambre pour m’en empêcher. Il me disait alors, pour me retenir, des choses que je ne comprenais nullement, et je cédais à l’ascendant de sa tendresse et à mon propre épuisement sans pouvoir m’expliquer sa conduite. Dans une de ces luttes, ma saignée se rouvrit, et je me remis au lit sans que Marcasse s’en aperçut. Je tombai peu à peu dans un évanouissement profond, et j’étais presque mort, lorsque, voyant mes lèvres bleues et mes joues violacées, il s’avisa de soulever mon drap et me trouva nageant dans une mare de sang.

C’était, au reste, ce qui pouvait m’arriver de plus heureux. Je demeurai plusieurs jours plongé dans un anéantissement où la veille différait peu du sommeil, et grâce auquel, ne comprenant rien, je ne souffrais pas.

Un matin, ayant réussi à me faire prendre quelques aliments et voyant qu’avec la force, la tristesse et l’inquiétude me revenaient, il m’annonça avec une joie naïve et tendre qu’Edmée n’était pas morte et qu’on ne désespérait pas de la sauver. Ce fut pour moi un coup de foudre, car j’en étais encore à croire que cette affreuse aventure était l’ouvrage de mon délire. Je me mis à crier et à me tordre les bras d’une manière effrayante. Marcasse, à genoux près de mon lit, me suppliait de me calmer, et vingt fois il me répéta ces paroles, qui me faisaient toujours l’effet des mots dépourvus de sens qu’on entend dans les rêves :

— Vous ne l’avez pas fait exprès ; je le sais bien, moi. Non, vous ne l’avez pas fait exprès. C’est un malheur, un fusil qui part dans la main, par hasard.

— Allons, que veux-tu dire ? m’écriai-je impatienté ; quel fusil ? quel hasard ? pourquoi moi ?

— Ne savez-vous donc pas comment elle a été frappée, maître ?

Je passai mes mains sur ma tête comme pour y ramener l’énergie et la vie, et, ne pouvant m’expliquer l’événement mystérieux qui en brisait tous les ressorts, je me crus fou et je restai muet, consterné, craignant de laisser échapper une parole qui pût faire constater la perte de mes facultés.

Enfin peu à peu je ressaisis mes souvenirs ; je demandai du vin pour me fortifier, et à peine en eus-je bu quelques gouttes, que toutes les scènes de la fatale journée se déroulèrent comme par magie devant moi. Je me souvins même des paroles que j’avais entendu prononcer à Patience aussitôt après l’événement. Elles étaient comme gravées dans cette partie de la mémoire qui garde le son des mots, alors même que sommeille celle qui sert à en pénétrer le sens. Un instant encore je fus incertain ; je me demandai si mon fusil était parti entre mes mains au moment où je quittais Edmée. Je me rappelai clairement que je l’avais déchargé une heure auparavant sur une huppe dont Edmée avait envie de voir de près le plumage ; et puis, lorsque le coup qui l’avait frappée s’était fait entendre, mon fusil était dans mes mains, et je ne l’avais jeté par terre que quelques instants après : ce ne pouvait donc être cette arme qui fût partie en tombant. D’ailleurs, j’étais beaucoup trop loin d’Edmée dans ce moment pour que, même en supposant une fatalité incroyable, le coup l’atteignît. Enfin je n’avais pas eu de la journée une seule balle sur moi, et il était impossible que mon fusil se trouvât chargé à mon insu, puisque je ne l’avais pas ôté de la bandoulière depuis que j’avais tué la huppe.

Bien sûr donc que je n’étais pas la cause de l’accident funeste, il me restait à trouver une explication à cette catastrophe foudroyante. Elle m’embarrassa moins que personne ; je pensai qu’un tirailleur maladroit avait pris, à travers les branches, le cheval d’Edmée pour une bête fauve, et je ne songeai pas à accuser qui que ce fût d’assassinat volontaire ; seulement j’ai compris que j’étais accusé moi-même. J’arrachai la vérité à Marcasse. Il m’apprit que le chevalier et toutes les personnes qui faisaient partie de la chasse avaient attribué ce malheur à un accident fortuit, à une arme qui s’était, à mon grand désespoir, déchargée lorsque mon cheval m’avait renversé ; car on pensait que j’avais été jeté par terre. Telle était à peu près l’opinion que chacun émettait. Dans les rares paroles qu’Edmée pouvait prononcer, elle répondait affirmativement à ces commentaires. Une seule personne m’accusait, c’était Patience ; mais il m’accusait en secret et sous le sceau du serment auprès de ses deux amis, Marcasse et l’abbé Aubert.

— Je n’ai pas besoin, ajouta Marcasse, de vous dire que l’abbé garde un silence absolu et se refuse à vous croire coupable. Quant à moi, je puis vous jurer que jamais…

— Tais-toi, tais-toi ! lui dis-je ; ne me dis pas même cela, ce serait supposer que quelqu’un sur la terre peut le croire. Mais Edmée a dit quelque chose d’inouï à Patience au moment où elle a expiré ; car elle est morte, tu veux en vain m’abuser ; elle est morte, je ne la verrai plus !

— Elle n’est pas morte ! s’écria Marcasse.

Et il me fit des serments qui me convainquirent ; car je savais qu’il eût fait de vains efforts pour mentir ; tout son être se fût mis en révolte contre ses charitables intentions. Quant aux paroles d’Edmée, il se refusa franchement à me les rapporter, et je compris par là qu’elles étaient accablantes. Alors je m’arrachai de mon lit, je repoussai inexorablement Marcasse, qui voulait me retenir. Je fis jeter une couverture sur le cheval du métayer et je partis au grand galop. J’avais l’air d’un spectre quand j’arrivai au château. Je me traînai jusqu’au salon sans rencontrer personne que Saint-Jean, qui fit un cri de terreur en m’apercevant et qui disparut sans répondre à mes questions.

Le salon était vide. Le métier d’Edmée, enseveli sous la toile verte que sa main ne devait peut-être plus soulever, me fit l’effet d’une bière sous un linceul. Le grand fauteuil de mon oncle n’était plus dans le coin de la cheminée ; mon portrait, que j’avais fait faire à Philadelphie et que j’avais envoyé pendant la guerre d’Amérique, avait été enlevé de la muraille. C’étaient des indices de mort et de malédiction.

Je sortis à la hâte de cette pièce et je montai avec la hardiesse que donne l’innocence, mais avec le désespoir dans l’âme. J’allai droit à la chambre d’Edmée, et je tournai la clef aussitôt après avoir frappé. Mlle Leblanc vint à ma rencontre, fit de grands cris et s’enfuit en cachant son visage dans ses mains, comme si elle eût vu paraître une bête féroce. Qui donc avait pu répandre d’affreux soupçons sur moi ? L’abbé avait-il été assez peu loyal pour le faire ? Je sus plus tard qu’Edmée, quoique ferme et généreuse dans ses instants lucides, m’avait accusé tout haut dans le délire.

Je m’approchai de son lit, et, en proie moi-même au délire, sans songer que mon aspect inattendu pouvait lui porter le coup de la mort, j’écartai les rideaux d’une main avide et je regardai Edmée. Jamais je n’ai vu une beauté plus surprenante. Ses grands yeux noirs avaient grandi encore de moitié et brillaient d’un éclat extraordinaire, quoique sans expression, comme des diamants. Ses joues tendues et décolorées, ses lèvres aussi blanches que ses joues, lui donnaient l’aspect d’une belle tête de marbre. Elle me regarda fixement, avec aussi peu d’émotion que si elle eût regardé un tableau ou un meuble, et, retournant un peu son visage vers la muraille, elle dit avec un sourire mystérieux :

— C’est la fleur qu’on appelle Edmea sylvestris.

Je tombai à genoux, je pris sa main, je la couvris de baisers, j’éclatai en sanglots ; elle ne s’aperçut de rien. Sa main immobile et glacée resta dans la mienne comme un morceau d’albâtre.