Mauprat (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 08

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Mauprat (illustré, Hetzel 1852)
MaupratJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 21-25).
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VIII.

Nous avions fait une lieue environ dans les bois, nous arrêtant à chaque embranchement de route pour appeler ; car Edmée, convaincue que son père ne rentrerait pas chez lui sans l’avoir retrouvée, suppliait ses compagnons de voyage de l’aider à le rejoindre ; ce à quoi les gendarmes répugnaient beaucoup, craignant d’être surpris et attaqués par quelques groupes des fuyards de la Roche-Mauprat. Chemin faisant, ils nous apprirent que le repaire avait été conquis à la troisième attaque. Jusque-là les assaillants avaient ménagé leurs forces. Le lieutenant de maréchaussée voulait qu’on s’emparât du donjon sans le détruire, et surtout des assiégés sans les tuer ; mais cela fut impossible à cause de la résistance désespérée qu’ils firent. Les assiégeants furent tellement maltraités à leur seconde tentative, qu’ils n’avaient plus d’autre parti à prendre que le parti extrême ou la retraite. Le feu fut mis aux bâtiments d’enceinte, et au troisième engagement on ne ménagea plus rien. Deux Mauprat furent tués sur les débris de leur bastion ; les cinq autres disparurent. Six hommes furent dépêchés à leur poursuite d’un côté, six de l’autre ; car on avait trouvé sur-le-champ la trace des fugitifs, et ceux qui nous transmettaient ces détails avaient suivi de si près Laurent et Léonard, qu’ils avaient atteint de plusieurs balles le premier de ces infortunés, à peu de distance de la tour Gazeau. Ils l’avaient entendu crier qu’il était mort, et, selon toute apparence, Léonard l’avait porté jusqu’à la demeure du sorcier. Ce Léonard était le seul qui méritât quelque pitié ; car c’était le seul qui eût peut-être été susceptible d’embrasser une meilleure vie. Il était parfois chevaleresque dans son brigandage, et son cœur farouche était capable d’affection. J’étais donc très touché de sa mort tragique, et je me laissais entraîner machinalement, plongé dans de sombres pensées, et résolu à finir mes jours de la même manière si l’on me condamnait aux affronts qu’il n’avait pas voulu subir.

Tout à coup le son des cors et les hurlements des chiens nous annoncèrent l’approche d’un groupe de chasseurs. Tandis qu’on leur répondait par des cris de notre côté, Patience courut à la découverte. Edmée, impatiente de retrouver son père et surmontant toutes les terreurs de cette nuit sanglante, fouetta son cheval et atteignit les chasseurs la première. Lorsque nous les eûmes rejoints, je vis Edmée dans les bras d’un homme de grande taille et d’une figure vénérable. Il était vêtu avec luxe ; sa veste de chasse, galonnée d’or sur toutes les coutures, et le magnifique cheval normand qu’un piqueur tenait derrière lui, me frappèrent tellement que je me crus en présence d’un prince. Les témoignages de tendresse qu’il donnait à sa fille étaient si nouveaux pour moi que je faillis les trouver exagérés et indignes de la gravité d’un homme ; en même temps ils m’inspiraient une sorte de jalousie brutale et il ne me venait pas à l’esprit qu’un homme si bien mis pût être mon oncle. Edmée lui parla bas et avec vivacité. Cette conférence dura quelques instants, au bout desquels le vieillard vint à moi et m’embrassa cordialement. Tout me paraissait si nouveau dans ces manières que je me tenais immobile et muet devant les protestations et les caresses dont j’étais l’objet. Un grand jeune homme, d’une belle figure et vêtu avec autant de recherche que M. Hubert, vint me serrer la main et m’adresser des remerciements auxquels je ne compris rien. Ensuite il entra en pourparlers avec les gendarmes, et je compris qu’il était le lieutenant-général de la province, et qu’il exigeait qu’on me laissât libre de suivre mon oncle le chevalier dans son château, où il répondait de moi sur son honneur. Les gendarmes prirent congé de nous : car le chevalier et le lieutenant-général étaient assez bien escortés par leurs gens pour n’avoir à craindre aucune mauvaise rencontre, Un nouveau sujet de surprise pour moi fut de voir le chevalier donner de vives marques d’amitié à Patience et à Marcasse. Quant au curé, il était avec ces deux seigneurs sur un pied d’égalité. Depuis quelques mois il était aumônier du château de Sainte-Sévère, les tracasseries du clergé diocésain lui ayant fait abandonner sa cure.

Toute cette tendresse dont Edmée était l’objet, ces affections de famille dont je n’avais pas l’idée, ces cordiales et douces relations entre des plébéiens respectueux et des patriciens bienveillants, tout ce que je voyais et entendais ressemblait à un rêve. Je regardais et n’avais le sens d’aucune appréciation sur quoi que ce soit. Mon cerveau commença cependant à travailler lorsque, la caravane s’étant remise en route, je vis le lieutenant-général (M. de La Marche) pousser son cheval entre celui d’Edmée et le mien, et se placer de droit à son côté. Je me souvins qu’elle m’avait dit à la Roche-Mauprat qu’il était son fiancé. La haine et la colère s’emparèrent de moi, et je ne sais quelle absurdité j’eusse faite, si Edmée, semblant deviner ce qui se passait dans mon âme farouche, ne lui eût dit qu’elle voulait me parler, et ne m’eût rendu ma place auprès d’elle. « Qu’avez-vous à me dire ? lui demandai-je avec plus d’empressement que de politesse. — Rien, me répondit-elle à demi-voix. J’aurai beaucoup à vous dire plus tard ; jusque-là, ferez-vous toutes mes volontés ? — Et pourquoi diable ferais-je vos volontés, cousine ? » Elle hésita un peu à me répondre, et, faisant un effort, elle dit : « Parce que c’est ainsi qu’on prouve aux femmes qu’on les aime. — Est-ce que vous croyez que je ne vous aime pas ? repris-je brusquement. — Qu’en sais-je ? » dit-elle. Le doute m’étonna beaucoup, et j’essayai de le combattre à ma manière. « N’êtes-vous pas belle, lui dis-je, et ne suis-je pas un jeune homme ? Peut-être croyez-vous que je suis trop enfant pour m’apercevoir de la beauté d’une femme, mais, à présent que j’ai la tête calme et que je suis triste et bien sérieux, je puis vous dire que je suis encore plus amoureux de vous que ne le pensais. Plus je vous regarde, plus je vous trouve belle. Je ne croyais pas qu’une femme pût me paraître aussi belle. Vrai, je ne dormirai pas tant que… — Taisez-vous, dit-elle sèchement. — Oh ! vous craignez que ce monsieur ne m’entende, repris-je en lui désignant M. de la Marche. Soyez tranquille, je sais garder un serment, et j’espère qu’étant une fille bien née, vous saurez aussi garder le vôtre. » Elle se tut. Nous étions dans un chemin où l’on ne pouvait marcher que deux de front. L’obscurité était profonde, et, quoique le chevalier et le lieutenant-général fussent sur nos talons, j’allais m’enhardir à passer mon bras autour de sa taille, lorsqu’elle me dit d’une voix triste et affaiblie : « Mon cousin, je vous demande pardon si je ne vous parle pas. Je ne comprends pas même bien ce que vous me dites. Je me sens exténuée de fatigue, il me semble que je vais mourir. Heureusement nous voici arrivés. Jurez-moi que vous aimerez mon père, que vous céderez à tous ses conseils, que vous ne prendrez parti sur quoi que ce soit sans me consulter. Jurez-le-moi si vous voulez que je croie à votre amitié. — Oh ! mon amitié, n’y croyez pas, j’y consens, répondis-je, mais croyez à mon amour. Je jure tout ce qu’il vous plaira ; mais vous, ne me promettrez-vous rien, là, de bonne grâce ?

— Que puis-je vous promettre qui ne vous appartienne ? dit-elle d’un ton sérieux ; vous m’avez sauvé l’honneur, ma vie est à vous. »

Les premières lueurs du matin blanchissaient alors l’horizon, nous arrivions au village de Sainte-Sévère, et bientôt nous entrâmes dans la cour du château. En descendant de cheval, Edmée tomba dans les bras de son père ; elle était pâle comme la mort. M. de la Marche fit un cri et aida à l’emporter. Elle était évanouie. Le curé se chargea de moi. J’étais fort inquiet sur mon sort. La méfiance naturelle aux brigands se réveilla dès que je cessai d’être sous la fascination de celle qui avait réussi à me tirer de mon antre. J’étais comme un loup blessé, et je jetais des regards sombres autour de moi, prêt à m’élancer sur le premier qui ferait un geste ou dirait un mot équivoque. On me conduisit à un appartement splendide, et une collation, préparée avec un luxe dont je n’avais pas l’idée, me fut servie immédiatement. Le curé me témoigna beaucoup d’intérêt, et, ayant réussi à me rassurer un peu, il me quitta pour s’occuper de son ami Patience. Mon trouble et un reste d’inquiétude ne tinrent pas contre l’appétit généreux dont est douée la jeunesse. Sans les empressements et les respects d’un valet beaucoup mieux mis que moi, qui se tenait derrière ma chaise, et auquel je ne pouvais m’empêcher de rendre ses politesses chaque fois qu’il s’élançait au-devant de mes désirs, j’eusse fait un déjeuner effrayant, mais son habit vert et ses culottes de soie me gênaient beaucoup. Ce fut bien pis lorsque, s’étant agenouillé, il se mit en devoir de me déchausser pour me mettre au lit. Pour le coup, je crus qu’il se moquait de moi, et je faillis lui asséner un grand coup de poing sur la tête ; mais il avait l’air si grave en s’acquittant de cette besogne que je restai stupéfait à le regarder.

Dans les premiers moments, me trouvant au lit, sans armes, et avec des gens qui allaient et venaient autour de moi en marchant sur la pointe du pied, il me vint encore des mouvements de méfiance. Je profitai d’un instant où j’étais seul pour me relever, et, prenant sur la table à demi desservie le plus long couteau que je pus choisir, je me couchai plus tranquille et m’endormis profondément en le tenant bien serré dans ma main.

Quand je m’éveillai, le soleil couchant jetait sur mes draps, d’une finesse extrême, le reflet adouci de mes rideaux de damas rouge, et faisait étinceler les grenades dorées qui ornaient les coins du dossier. Ce lit était si beau et si moelleux que je faillis lui faire des excuses de m’être couché dedans. En me soulevant, je vis une figure douce et vénérable qui entr’ouvrait ma courtine et qui me souriait. C’était le chevalier Hubert de Mauprat, qui m’interrogeait avec intérêt sur l’état de ma santé. J’essayai d’être poli et reconnaissant ; mais les expressions dont je me servais ressemblaient si peu aux siennes que je me troublai et souffris de ma grossièreté sans pouvoir m’en rendre compte. Pour comble de malheur, à un mouvement que je fis, le couteau que j’avais pris pour camarade de lit tomba aux pieds de M. de Mauprat, qui le ramassa, le regarda, et me regarda ensuite avec une extrême surprise. Je devins rouge comme le feu, et balbutiai je ne sais quoi. Je m’attendais à des reproches pour cette insulte faite à son hospitalité ; mais il était trop poli pour pousser plus loin l’explication, il posa tranquillement le couteau sur la cheminée, et, revenant à moi, il me parla ainsi :

« Bernard, je sais maintenant que je vous dois la vie de ce que j’ai de plus cher au monde. Toute la mienne sera consacrée à vous prouver ma reconnaissance et mon estime. Ma fille aussi a contracté envers vous une dette sacrée. N’ayez donc aucune inquiétude pour votre avenir. Je sais à quelles persécutions et à quelles vengeances vous vous êtes exposé pour venir à nous ; mais je sais aussi à quelle affreuse existence mon amitié et mon dévouement sauront vous soustraire. Vous êtes orphelin, et je n’ai pas de fils. Voulez-vous m’accepter pour votre père ? »

Je regardai le chevalier avec des yeux égarés. Je ne pouvais en croire mes oreilles. Toute impression était paralysée chez moi par la surprise et la timidité. Il me fut impossible de répondre un mot ; le chevalier éprouva lui-même un peu de surprise, il ne s’attendait pas à trouver une nature aussi brutalement inculte. « Allons, me dit-il, j’espère que vous vous accoutumerez à nous. Donnez-moi seulement une poignée de main pour me prouver que vous avez confiance en moi. Je vais vous envoyer votre domestique, commandez-lui tout ce que vous voudrez, il est à vous. J’ai seulement une promesse à exiger de vous, c’est que vous ne sortirez pas de l’enceinte du parc d’ici à ce que j’aie pris des mesures pour vous soustraire aux poursuites de la justice. On pourrait faire rejaillir sur vous les accusations qui pèsent sur la conduite de vos oncles.

— Mes oncles ? dis-je en passant mes mains sur ma tête, est-ce un mauvais rêve que j’ai fait ? Où sont-ils ? Qu’est devenue la Roche-Mauprat ?

— La Roche-Mauprat a été préservée des flammes, répondit-il. Quelques bâtiments accessoires ont été détruits ; mais je me charge de réparer votre maison et de racheter votre fief aux créanciers dont il est aujourd’hui la proie. Quant à vos oncles… vous êtes probablement le seul héritier d’un nom qu’il vous appartient de réhabiliter.

— Le seul ! m’écriai-je… Quatre Mauprat ont succombé cette nuit, mais les trois autres…

— Le cinquième, Gaucher, a péri dans sa fuite ; on l’a retrouvé ce matin noyé dans l’étang des Froids. On n’a retrouvé ni Jean ni Antoine ; mais le cheval de l’un et le manteau de l’autre, trouvés à peu de distance du lieu où gisait le cadavre de Gaucher, sont des indices sinistres de quelque événement semblable. Si l’un des Mauprat s’est échappé, c’est pour ne plus reparaître, car il n’y aurait plus d’espoir pour lui ; et puisqu’ils ont attiré sur leurs têtes ces orages inévitables, mieux vaut pour eux et pour nous, qui avons le malheur de porter le même nom, qu’ils aient eu cette fin tragique les armes à la main que de subir une mort infâme au bout d’une potence. Acceptons ce que Dieu a décidé à leur égard. L’arrêt est rude. Sept hommes pleins de force et de jeunesse appelés, dans une seule nuit, à rendre un compte terrible !… Prions pour eux, Bernard, et, à force de bonnes œuvres, tâchons de réparer le mal qu’ils ont fait, et d’enlever les taches qu’ils ont imprimées à notre écusson. »

Ces dernières paroles résumaient tout le caractère du chevalier. Il était pieux, équitable, plein de charité ; mais, chez lui, comme chez la plupart des gentilshommes, les préceptes de l’humilité chrétienne venaient échouer devant l’orgueil du rang. Il eût volontiers fait asseoir un pauvre à sa table, et le vendredi-saint il lavait les pieds à douze mendiants ; mais il n’en était pas moins attaché à tous les préjugés de notre caste. Il trouvait ses cousins beaucoup plus coupables d’avoir dérogé à leur dignité d’homme, étant gentilshommes, que s’ils eussent été plébéiens. Dans cette hypothèse, selon lui, leurs crimes eussent été de moitié moins graves. J’ai partagé longtemps cette conviction ; elle était dans mon sang, si je puis m’exprimer ainsi. Je ne l’ai perdue qu’à la suite des rudes leçons de ma destinée.

Il me confirma ensuite ce que sa fille m’avait dit. Il avait désiré vivement être chargé de mon éducation dès ma naissance ; mais son frère Tristan s’y était opposé avec acharnement. Ici le front du chevalier se rembrunit. « Vous ne savez pas, dit-il, combien cette velléité de ma part a eu des suites funestes pour moi et pour vous aussi. Mais ceci doit rester enveloppé dans le mystère… mystère affreux, sang des Atrides !… » Il me prit la main, et ajouta d’un air accablé : « Bernard, nous sommes victimes tous deux d’une famille atroce. Ce n’est pas le moment de récriminer contre ceux qui paraissent à cette heure devant le redoutable tribunal de Dieu ; mais ils m’ont fait un mal irréparable, ils m’ont brisé le cœur… Celui qu’ils vous ont fait sera réparé, j’en jure par la mémoire de votre mère. Ils vous ont privé d’éducation, ils vous ont associé à leurs brigandages ; mais votre âme est restée grande et pure comme était celle de l’ange qui vous donna le jour. Vous réparerez les erreurs involontaires de votre enfance ; vous recevrez une éducation conforme à votre rang ; vous relèverez l’honneur de la famille, n’est-ce pas, vous le voulez ? Moi, je le veux, je me mettrai à vos genoux pour obtenir votre confiance, et je l’obtiendrai, car la Providence vous destinait à être mon fils. Ah ! j’avais rêvé jadis une adoption plus complète. Si, à ma seconde tentative, on vous eût accordé à ma tendresse, vous eussiez été élevé avec ma fille, et vous seriez certainement devenu son époux. Mais Dieu ne l’a pas voulu. Il faut que vous commenciez votre éducation, et la sienne s’achève. Elle est d’âge à être établie, et d’ailleurs elle a fait son choix ; elle aime M. de La Marche, qu’elle est à la veille d’épouser ; elle vous l’a dit. »

Je balbutiai quelques paroles confuses. Les caresses et les paroles généreuses de ce vieillard respectable m’avaient vivement ému, et je sentais comme une nouvelle nature se réveiller en moi. Mais lorsqu’il prononça le nom de son futur gendre, tous mes instincts sauvages se réveillèrent, et je sentis qu’aucun principe de loyauté sociale ne me ferait renoncer à la possession de celle que je regardais comme ma proie. Je pâlissais, je rougissais, je sutfoquais. Nous fûmes heureusement interrompus par l’abbé Aubert (le curé janséniste), qui venait s’informer des suites de ma chute. Alors seulement le chevalier sut que j’étais blessé, circonstance qu’il n’avait pas eu le loisir d’apprendre dans l’agitation de tant d’événements plus graves. Il envoya chercher son médecin, et je fus entouré de soins affectueux qui me parurent assez puérils, et auxquels je me soumis pourtant par un instinct de reconnaissance.

Je n’avais pas osé demander au chevalier des nouvelles de sa fille. Je fus plus hardi avec l’abbé. Il m’apprit que la prolongation et l’agitation de son sommeil donnaient quelque inquiétude ; et le médecin, étant revenu le soir pour me faire un nouveau pansement, me dit qu’elle avait beaucoup de fièvre, et qu’il craignait pour elle une maladie grave.

Elle fut en effet assez mal pendant quelques jours pour donner de l’inquiétude. Dans les terribles émotions qu’elle avait éprouvées, elle avait déployé beaucoup d’énergie ; mais elle subit une réaction assez violente. De mon côté, je fus retenu au lit ; je ne pouvais faire un pas sans ressentir de vives douleurs, et le médecin me menaçait d’y rester cloué pour plusieurs mois si je ne me soumettais à l’immobilité pendant quelques jours. Comme j’étais d’ailleurs en pleine santé et que je n’avais jamais été malade de ma vie, la transition de mes habitudes actives à cette molle captivité me causa un ennui dont rien ne saurait rendre les angoisses. Il faut avoir vécu au fond des bois, dans toute la rudesse des mœurs farouches, pour comprendre l’espèce d’effroi et de désespoir que j’éprouvai en me trouvant enfermé pendant plus d’une semaine entre quatre rideaux de soie. Le luxe de mon appartement, la dorure de mon lit, les soins minutieux des laquais, tout, jusqu’à la bonté des aliments, puérilités auxquelles j’avais été assez sensible le premier jour, me devint odieux au bout de vingt-quatre heures. Le chevalier me faisait de tendres et courtes visites, car il était absorbé par la maladie de sa fille chérie. L’abbé fut excellent pour moi. Je n’osais dire ni à l’un ni à l’autre combien je me trouvais malheureux ; mais, lorsque j’étais seul, j’avais envie de rugir comme un lion mis en cage, et, la nuit, je faisais des rêves où la mousse des bois, le rideau des arbres de la forêt et jusqu’aux sombres créneaux de la Roche-Mauprat, m’apparaissaient comme le paradis terrestre. D’autres fois, les scènes tragiques qui avaient accompagné et suivi mon évasion se retraçaient si énergiquemerit à ma mémoire que, même éveillé, j’étais en proie à une sorte de délire.



Je tombai à ses genoux, et je les pressai contre ma poitrine. (Page 18.)

Une visite de M. de La Marche augmenta le désordre et l’exaspération de mes idées. Il me témoigna beaucoup d’intérêt, me serra la main à plusieurs reprises, me demanda mon amitié, s’écria dix fois qu’il donnerait sa vie pour moi, et je ne sais combien d’autres protestations que je n’entendis guère ; car j’avais un torrent dans les oreilles tandis qu’il me parlait, et, si j’avais eu mon couteau de chasse, je crois que je me serais jeté sur lui. Mes manières farouches et mes regards sombres l’étonnèrent beaucoup, mais l’abbé lui ayant dit que j’avais l’esprit frappé des événements terribles advenus dans ma famille, il redoubla ses protestations, et me quitta de la manière la plus affectueuse et la plus courtoise.

Cette politesse que je trouvais dans tout le monde, depuis le maître de la maison jusqu’au dernier des serviteurs, me causait un malaise inouï, bien qu’elle me frappât d’admiration ; car, n’eût-elle pas été inspirée par la bienveillance qu’on me portait, il m’eût été impossible de comprendre qu’elle pouvait être une chose bien distincte de la bonté. Elle ressemblait si peu à la faconde gasconne et railleuse des Mauprat, qu’elle était pour moi comme une langue tout à fait nouvelle que je comprenais, mais que je ne pouvais parler.

Je retrouvai pourtant la faculté de répondre, lorsque l’abbé, m’ayant annoncé qu’il était chargé de mon éducation, m’interrogea pour savoir où j’en étais. Mon ignorance était tellement au delà de tout ce qu’il eût pu imaginer, que j’eus honte de la lui révéler, et, ma fierté sauvage reprenant le dessus, je lui déclarai que j’étais gentilhomme et que je n’avais nulle envie de devenir clerc. Il ne me répondit que par un éclat de rire qui m’offensa beaucoup. Il me tapa doucement sur l’épaule d’un air d’amitié, en disant que je changerais d’avis avec le temps, mais que j’étais un drôle de corps. J’étais pourpre de colère quand le chevalier entra. L’abbé lui rapporta notre entretien et ma réponse. M. Hubert réprima un sourire. « Mon enfant, me dit-il avec affection, jamais je ne veux me rendre fâcheux pour vous, même par amitié. Ne parlons pas d’études aujourd’hui. Avant d’en concevoir le goût, il faut que vous en compreniez la nécessité. Vous avez l’esprit juste, puisque vous avez le cœur noble ; l’envie de vous instruire vous viendra d’elle-même. Soupons. Avez-vous faim ? aimez-vous le bon vin ? — Beaucoup plus que le latin, répondis-je. — Eh bien ! l’abbé, pour vous punir d’avoir fait le cuistre, reprit-il gaiement, vous en boirez avec nous. Edmée est tout à fait hors de danger. Le médecin permet à Bernard de se lever et de faire quelques pas. Nous souperons dans sa chambre. »



Patience était debout devant moi les bras croisés. (Page 20.)

Le souper et le vin étaient si bons en effet que je me grisai très-lestement, selon la coutume de la Roche-Mauprat. Je crois que l’on m’y aida, afin de me faire parler et de connaître tout de suite à quelle espèce de rustre on avait affaire. Mon manque d’éducation surpassait tout ce qu’on avait prévu ; mais sans doute on augura bien du fond, car on ne m’abandonna pas et on travailla à tailler ce quartier de roc avec un zèle qui marquait de l’espérance. Dès que je pus sortir de la chambre, mon ennui se dissipa. L’abbé se fit mon compagnon inséparable tout le premier jour. La longueur du second fut adoucie par l’espérance qu’on me donna de voir Edmée le lendemain, et par les bons traitements dont j’étais l’objet, et dont je commençais à sentir la douceur, à mesure que je m’habituais à ne plus m’en étonner. La bonté incomparable du chevalier était bien faite pour vaincre ma grossièreté ; elle me gagna rapidement le cœur. C’était la première affection de ma vie. Elle s’installait en moi de pair avec un amour violent pour sa fille, et je ne songeais pas seulement à faire lutter un de ces deux sentiments contre l’autre. J’étais tout besoin, tout instinct, tout désir. J’avais les passions d’un homme dans l’âme d’un enfant.