Mauprat (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 14

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Mauprat (illustré, Hetzel 1852)
MaupratJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 51-54).
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XIV.

Le lendemain mon désespoir fut sombre. Edmée fut de glace, M. de La Marche ne vint pas. Je crus m’apercevoir que l’abbé allait chez lui et entretenait Edmée du résultat de leur conférence. Ils furent, du reste, parfaitement calmes, et je dévorai mon inquiétude en silence ; je ne pus être seul un instant avec Edmée. Le soir je me rendis à pied chez M. de La Marche. Je ne sais pas ce que je voulais lui dire ; j’étais dans un état d’exaspération qui me poussait à agir sans but et sans plan. J’appris qu’il avait quitté Paris. Je rentrai. Je trouvai mon oncle fort triste. Il fronça le sourcil en me voyant, et, après avoir échangé avec moi quelques paroles oiseuses et forcées, il me laissa avec l’abbé, qui tenta de me faire parler et qui n’y réussit pas mieux que la veille. Je cherchai pendant plusieurs jours l’occasion de parler à Edmée ; elle sut l’éviter constamment. On faisait les apprêts du départ pour Sainte-Sévère ; elle ne montrait ni tristesse ni gaieté. Je me résolus à glisser dans les feuillets de son livre deux lignes pour lui demander un entretien. Je reçus la réponse suivante au bout de cinq minutes :

« Un entretien ne mènerait à rien. Vous persistez dans votre indélicatesse ; moi, je persévérerai dans ma loyauté. Une conscience droite ne sait pas se dégager. J’ai juré de n’être jamais à un autre qu’à vous. Je ne me marierai pas ; mais je n’ai pas juré d’être à vous en dépit de tout. Si vous continuez à être indigne de mon estime, je saurai rester libre. Mon pauvre père décline vers la tombe ; un couvent sera mon asile quand le seul lien qui m’attache à la société sera rompu. »

Ainsi j’avais rempli les conditions imposées par Edmée, et, pour toute récompense, elle me prescrivait de les rompre. Je me trouvais au même point que le jour de son entretien avec l’abbé.

Je passai le reste de la journée enfermé dans ma chambre ; toute la nuit je marchai avec agitation ; je n’essayai pas de dormir. Je ne vous dirai pas quelles furent mes réflexions, elles ne furent pas indignes d’un honnête homme. Au point du jour j’étais chez La Fayette. Il me procura les papiers nécessaires pour sortir de France. Il me dit d’aller l’attendre en Espagne, où il devait s’embarquer pour les États-Unis. Je rentrai à l’hôtel pour prendre les effets et l’argent indispensables au plus modeste voyageur. Je laissai un mot pour mon oncle, afin qu’il ne s’inquiétât pas de mon absence, que je promettais de lui expliquer avant peu dans une longue lettre. Je le suppliais de ne pas me juger jusque-là, et de croire que ses bontés ne sortiraient jamais de mon cœur.

Je partis avant que personne fût levé dans la maison ; je craignais que ma résolution ne m’abandonnât au moindre signe d’amitié, et je sentais que j’avais abusé d’une affection trop généreuse. Je ne pus passer devant l’appartement d’Edmée sans coller mes lèvres sur la serrure ; puis, cachant ma tête dans mes mains, je me mis à courir comme un fou ; je ne m’arrêtai guère que de l’autre côté des Pyrénées. Là, je pris un peu de repos, et j’écrivis à Edmée qu’elle était libre et que je ne contrarierais aucune de ses résolutions, mais qu’il m’était impossible d’être témoin du triomphe de mon rival. J’avais l’intime persuasion qu’elle l’aimait ; j’étais résolu à étouffer mon amour ; je promettais plus que je ne pouvais tenir ; mais les premiers effets de l’orgueil blessé me donnaient confiance en moi-même. J’écrivis aussi à mon oncle pour lui dire que je ne me croirais pas digne des bontés illimitées qu’il avait eues pour moi tant que je n’aurais pas gagné mes éperons de chevalier. Je l’entretenais de mes espérances de gloire et de fortune guerrière avec toute la naïveté de mon orgueil, et, comme je pensais bien qu’Edmée lirait cette lettre, j’affectais une joie sans trouble et une ardeur sans regret. Je ne savais pas si mon oncle avait connaissance des vrais motifs de mon départ ; mais ma fierté ne put se soumettre à les lui avouer. Il en fut de même à l’égard de l’abbé, auquel j’écrivis, d’ailleurs, une lettre pleine de reconnaissance et d’affection. Je terminais en suppliant mon oncle de ne faire aucune dépense à mon intention au triste donjon de la Roche-Mauprat, assurant que je ne pourrais jamais me résoudre à l’habiter, et de considérer le fief racheté par lui comme la propriété de sa fille. Je lui demandais seulement de vouloir bien m’avancer deux ou trois années de revenu de ma part, afin que je pusse faire les frais de mon équipement, et ne pas rendre onéreux pour le noble La Fayette mon dévouement à la cause américaine.

On fut content de ma conduite et de mes lettres. Arrivé sur les côtes d’Espagne, je reçus de mon oncle une lettre pleine d’encouragements et de doux reproches sur mon brusque départ. Il me donnait sa bénédiction paternelle, déclarait sur son honneur que le fief de la Roche-Mauprat ne serait jamais repris par Edmée, et m’envoyait une somme considérable sans toucher à mon futur revenu. L’abbé joignait aux mêmes reproches des encouragements plus chauds encore. Il était facile de voir qu’il préférait le repos d’Edmée à mon bonheur, et qu’il éprouvait une joie véritable de mon départ. Cependant il m’aimait, et cette amitié s’exprimait d’une manière touchante à travers la satisfaction cruelle qui s’y mêlait. Il enviait mon sort, il était plein d’ardeur pour la cause de l’indépendance, et prétendait avoir été tenté plus d’une fois de jeter le froc aux orties et de prendre le mousquet ; mais c’était de sa part une puérile affectation. Son naturel doux et timide resta toujours prêtre sous le manteau de la philosophie.

Un billet étroit et sans suscription se trouvait comme glissé après coup entre ces deux lettres. Je comprenais bien qu’il était de la seule personne qui m’intéressât réellement dans le monde, mais je n’avais pas le courage de l’ouvrir. Je marchais sur le sable au bord de la mer, retournant ce mince papier dans ma main tremblante, et craignant de perdre, en le lisant, l’espèce de calme désespéré que j’avais trouvé dans mon courage. Je craignais surtout des remerciments et l’expression d’une joie enthousiaste, derrière laquelle j’eusse aperçu un autre amour satisfait. « Que peut-elle m’écrire ? disais-je ; pourquoi m’écrit-elle ? Je ne veux pas de sa pitié ; encore moins de sa reconnaissance. » J’étais tenté de jeter ce fatal billet à la mer. Une fois même je l’élevai au-dessus des flots ; mais je le serrai aussitôt contre mon cœur, et l’y laissai quelques instants caché, comme si j’eusse cru à cette vue occulte des partisans du magnétisme qui prétendent lire avec les organes du sentiment et de la pensée aussi bien qu’avec les yeux.

Enfin je me décidai à rompre le cachet, et je lus ces mots : « Tu as bien agi, Bernard ; mais je ne te remercie pas, car je souffrirai de ton absence plus que je ne puis le dire. Va pourtant où ton honneur et l’amour de la sainte vérité t’appellent ; mes vœux et mes prières te suivront partout. Reviens quand ta mission sera accomplie, tu ne me retrouveras ni mariée ni religieuse. » Elle avait joint à ce billet la bague de cornaline qu’elle m’avait cédée durant ma maladie, et que je lui avais renvoyée en quittant Paris. Je fis faire une petite boîte d’or où j’enfermai le billet et cet anneau, et que je plaçai sur moi comme un scapulaire. La Fayette, arrêté en France par ordre du gouvernement qui s’opposait à son expédition, vint nous joindre bientôt après s’être évadé de prison. J’avais eu le temps de faire mes préparatifs ; je mis à la voile plein de tristesse, d’ambition et d’espérance.

Vous n’attendez pas que je vous fasse le récit de la guerre d’Amérique. Encore une fois, j’isole mon existence des faits de l’histoire, en vous contant mes aventures. Mais ici je supprimerai même mes aventures personnelles ; elles forment dans ma mémoire un chapitre à part, où Edmée joue le rôle d’une madone constamment invoquée, mais invisible. Je ne puis croire que vous preniez le moindre intérêt à entendre les incidents d’une portion de récit d’où cette figure angélique, la seule digne d’occuper votre attention, et par elle-même d’abord, et par son action sur moi, serait entièrement absente. Je vous dirai seulement que des grades inférieurs, joyeusement acceptés par moi au début, dans l’armée de Washington, je parvins régulièrement, mais rapidement, au grade d’officier. Mon éducation militaire fut prompte. Là, comme dans tout ce que j’ai entrepris durant ma vie, je me mis tout entier ; et, voulant obstinément, je triomphai des difficultés.

J’obtins la confiance de mes chefs illustres. Mon excellente constitution me rendait propre aux fatigues de la guerre ; mes anciennes habitudes de brigand me furent même d’un secours immense ; je supportais les revers avec un calme que n’avaient pas tous les jeunes Français débarqués avec moi, quel que fût d’ailleurs l’éclat de leur courage. Le mien fut froid et tenace, à la grande surprise de nos alliés, qui doutèrent plus d’une fois de mon origine en voyant combien je me familiarisais vite avec les forêts, et comme je savais lutter de ruse et de méfiance avec les sauvages qui inquiétèrent parfois nos manœuvres.

Au milieu de mes travaux et de mes déplacements, j’eus le bonheur de pouvoir cultiver mon esprit dans l’intimité d’un jeune homme de mérite que la Providence me donna pour compagnon et pour ami. L’amour des sciences naturelles l’avait jeté dans notre expédition, et il s’y conduisait en bon militaire ; mais il était facile de voir que la sympathie politique ne jouait dans sa résolution qu’un rôle secondaire. Il n’avait aucun désir d’avancement, aucune aptitude aux études stratégiques. Son herbier et ses observations zoologiques l’occupaient bien plus que le succès de la guerre et le triomphe de la liberté. Il se battait trop bien dans l’occasion pour mériter jamais le reproche de tiédeur ; mais jusqu’à la veille du combat, et dès le lendemain, il semblait ignorer qu’il fût question d’autre chose que d’une excursion scientifique dans les savanes du Nouveau-Monde. Son porte-manteau était toujours rempli, non d’argent et de nippes, mais d’échantillons d’histoire naturelle ; et, tandis que, couchés sur l’herbe, nous étions attentifs aux moindres bruits qui pouvaient nous révéler l’approche de l’ennemi, il était absorbé dans l’analyse d’une plante ou d’un insecte. C’était un admirable jeune homme, pur comme un ange, désintéressé comme un stoïque, patient comme un savant, et avec cela enjoué et affectueux. Lorsqu’une surprise nous mettait en danger, il n’avait de soucis et d’exclamations que pour les précieux cailloux et les inappréciables brins d’herbe qu’il portait en croupe : et pourtant, lorsqu’un de nous était blessé, il le soignait avec une bonté et un zèle incomparable.

Il vit un jour la boîte d’or que je cachais sous mes habits, et il me supplia instamment de la lui céder pour y mettre quelques pattes de mouche et quelques ailes de cigale qu’il eût défendues jusqu’à la dernière goutte de son sang. Il me fallut tout le respect que je portais aux reliques de l’amour pour résister aux instances de l’amitié. Tout ce qu’il put obtenir de moi, ce fut de glisser dans ma précieuse boîte une petite plante fort jolie qu’il prétendait avoir découverte le premier, et qui n’eut droit d’asile à côté du billet et de l’anneau de ma fiancée qu’à la condition de s’appeler Edmunda sylvestris. Il y consentit ; il avait donné à un beau pommier sauvage le nom de Samuel Adams, celui de Franklin à je ne sais quelle abeille industrieuse et rien ne lui plaisait comme d’associer ses nobles enthousiasmes à ses ingénieuses observations.

Je conçus pour lui un attachement d’autant plus vif que c’était ma première amitié pour un homme de mon âge. Le charme que je trouvais dans cette liaison me révéla une face de la vie, des facultés et des besoins de l’âme que je ne connaissais pas. Comme je ne pus me détacher jamais des premières impressions de mon enfance, dans mon amour pour la chevalerie, je me plus à voir en lui mon frère d’armes, et je voulus qu’il me donnât ce titre, à l’exclusion de tout autre ami intime. Il s’y prêta avec un abandon de cœur qui me prouva combien la sympathie était vive entre nous. Il prétendait que j’étais né pour être naturaliste, à cause de mon aptitude à la vie nomade et aux rudes expéditions. Il me reprochait un peu de préoccupation, et me grondait sérieusement lorsque je marchais étourdiment sur des plantes intéressantes ; mais il assurait que j’étais doué de l’esprit de méthode, et que je pourrais inventer un jour, non pas une théorie de la nature, mais un excellent système de classification. Sa prédiction ne se réalisa point, mais ses encouragements réveillèrent en moi le goût de l’étude et empêchèrent mon esprit de retomber en paralysie dans la vie des camps. Il fut pour moi l’envoyé du ciel ; sans lui je fusse redevenu peut-être, sinon le coupe-jarret de la Roche-Mauprat, du moins le sauvage de la Varenne. Ses enseignements ranimèrent en moi le sentiment de la vie intellectuelle ; il agrandit mes idées, il ennoblit aussi mes instincts ; car, si une meneilleuse droiture et des habitudes de modestie l’empêchaient de se jeter dans les discussions philosophiques, il avait l’amour inné de la justice, et décidait avec une sagacité infaillible toutes les questions de sentiment et de moralité. Il prit sur moi un ascendant que n’eût jamais pu prendre l’abbé dans la position où notre méfiance mutuelle nous avait placés dès le principe. Il me révéla une grande partie du monde physique ; mais ce qu’il m’apprit de plus précieux fut de m’habituer à me connaître moi-même et à réfléchir sur mes impressions. Je parvins à gouverner mes mouvements jusqu’à un certain point. Je ne me corrigeai jamais de l’orgueil et de la violence. On ne change pas l’essence de son être, mais on dirige vers le bien ses facultés diverses ; on arrive presque à utiliser ses défauts ; c’est au reste le grand secret et le grand problème de l’éducation.

Les entretiens de mon cher Arthur m’amenèrent à de telles réflexions, que je parvins à déduire logiquement de tous mes souvenirs les motifs de la conduite d’Edmée. Je la trouvai grande et généreuse, surtout dans les choses qui, mal vues et mal appréciées, m’avaient le plus blessé. Je ne l’en aimai pas davantage, c’était impossible ; mais j’arrivai à comprendre pourquoi je l’aimais invinciblement, malgré tout ce qu’elle m’avait fait souffrir. Cette flamme sainte brûla dans mon âme, sans pâlir un seul instant, durant les six années de notre séparation. Malgré l’excès de vie qui débordait mon être, malgré les excitations d’une nature extérieure pleine de volupté, malgré les mauvais exemples et les nombreuses occasions qui sollicitent la faiblesse humaine dans la liberté de la vie errante et militaire, je prends Dieu à témoin que je conservai intacte ma robe d’innocence et que je ne connus pas le baiser d’une seule femme. Arthur, qu’une organisation plus calme sollicitait moins vivement et que le travail de l’intelligence absorbait presque tout entier, ne fut pas toujours aussi austère ; il m’engagea même plusieurs fois à ne pas courir les dangers d’une vie exceptionnelle, contraire au vœu de la nature. Quand je lui confiai qu’une grande passion éloignait de moi toute faiblesse et rendait toute chute impossible, il cessa de combattre ce qu’il appelait mon fanatisme (c’était un mot très en vogue et qui s’appliquait à presque tout indifféremment), et je remarquai qu’il avait pour moi une estime plus profonde, je dirai même une sorte de respect qui ne s’exprimait point par des paroles, mais qui se révélait dans mille petits témoignages d’adhésion et de déférence.

Un jour, qu’il me parlait de la grande puissance qu’exerce la douceur extérieure jointe à une volonté inébranlable, me citant pour exemple et le bien et le mal dans l’histoire des hommes, surtout la douceur des apôtres et l’hypocrisie des prêtres de toutes les religions, il me vint à l’idée de lui demander si, avec la fougue de mon sang et l’emportement de mon caractère, je pourrais jamais exercer une influence quelconque sur mes proches. En me servant de ce dernier mot, je ne songeais qu’à Edmée. Arthur me répondit que j’aurais un autre ascendant que celui de la douceur acquise. « Ce sera, dit-il, celui de la bonté naturelle. La chaleur de l’âme, l’ardeur et la persévérance de l’affection, voilà ce qu’il faut dans la vie de famille, et ces qualités font aimer nos défauts à ceux-là mêmes qui habituellement en soutirent le plus. Nous devons tâcher de nous vaincre par amour pour ceux qui nous aiment ; mais se proposer un système de modération dans le soin de l’amour ou de l’amitié serait, je pense, une recherche puérile, un travail égoïste, et qui tuerait l’affection en nous-mêmes d’abord et bientôt après dans les autres. Je ne vous parlais de modération réfléchie que dans l’application de l’autorité sur les masses. Or, si vous avez jamais l’ambition…

— Or, vous croyez, lui dis-je sans écouter la dernière partie de son discours, que, tel que vous me connaissez, je puis rendre une femme heureuse et me faire aimer d’elle malgré tous mes défauts et les torts qu’ils entraînent ?

— Ô cervelle amoureuse ! s’écria-t-il, qu’il est difficile de vous distraire ! Eh bien ! si vous le voulez, Bernard, je vous dirai ce que je pense de vos amours. La personne que vous aimez si ardemment vous aime, à moins qu’elle ne soit incapable d’aimer ou tout à fait dépourvue de jugement. »

Je lui assurai qu’elle était autant au-dessus de toutes les autres femmes que le lion est au-dessus de l’écureuil, le cèdre au-dessus de l’hysope, et, à force de métaphores, je réussis à le convaincre. Alors il m’engagea à lui confier quelques détails, afin, disait-il, qu’il pût juger ma position à l’égard d’Edmée. Je lui ouvris mon cœur sans réserve et lui racontai mon histoire d’un bout à l’autre. Nous étions alors sur la lisière d’une belle forêt vierge, aux derniers rayons du couchant. Le parc de Sainte-Sévère, avec ses beaux chênes seigneuriaux qui n’avaient jamais subi l’outrage de la cognée, se représentait à ma pensée, pendant que je regardais les arbres du désert affranchis de toute culture, s’épanouissant dans leur force et dans leur grâce primitive au-dessus de nos têtes. L’horizon brûlant me rappelait les visites du soir à la cabane de Patience, Edmée assise sous les pampres dorés ; et le chant des perruches allègres me retraçait celui des beaux oiseaux exotiques qu’elle élevait dans sa chambre. Je pleurai en songeant à l’éloignement de ma patrie, au large Océan qui nous séparait et qui a englouti tant de pèlerins au moment où ils saluaient la rive natale. Je pensai aussi aux chances de la fortune, aux dangers de la guerre, et, pour la première fois, j’eus peur de mourir ; car mon cher Arthur, serrant ma main dans les siennes, m’assurait que j’étais aimé, et qu’il voyait une nouvelle preuve d’affection dans chaque trait de rigueur et de méfiance. « Enfant, me disait-il, si elle ne voulait pas t’épouser, ne vois-tu pas qu’elle aurait eu cent manières de se débarrasser à jamais de tes prétentions ? Et si elle n’avait pour toi une tendresse inépuisable, se serait-elle donné tant de peine et imposé tant de sacrifices pour te tirer de l’abjection où elle t’avait trouvé et pour te rendre digne d’elle ? Eh bien ! toi qui ne rêves qu’aux antiques prouesses de la chevalerie errante, ne vois-tu pas que tu es un noble preux, condamné par la dame à de rudes épreuves pour avoir manqué aux lois de la galanterie, en réclamant d’un ton impérieux l’amour qu’on doit implorer à genoux ? »

Il entrait alors dans un examen détaillé de mes crimes, et trouvait les châtiments rudes, mais justes ; il discutait ensuite les probabilités de l’avenir, et me donnait l’excellent conseil de me soumettre jusqu’à ce qu’on jugeât à propos de m’absoudre.

« Mais, lui disais-je, n’est-ce point une honte qu’un homme mûri, comme je le suis maintenant, par la réflexion et rudement éprouvé par la guerre, se soumette comme un enfant au caprice d’une femme ?

— Non, me répondait Arthur, ce n’est point une honte, et la conduite de cette femme n’est point dictée par le caprice. Il n’y a que de l’honneur à réparer le mal qu’on a fait, et combien peu d’hommes en sont capables ! Il n’y a que justice dans la pudeur offensée qui réclame ses droits et son indépendance naturelle. Vous vous êtes conduit comme Albion, ne vous étonnez pas qu’Edmée se conduise comme Philadelphie. Elle ne se rendra qu’à la condition d’une paix glorieuse, et elle aura raison. »

Il voulut savoir quelle conduite avait tenue Edmée à mon égard, depuis deux ans que nous étions en Amérique. Je lui montrai les rares et courtes lettres que j’avais reçues d’elle. Il fut frappé du grand sens et de la parfaite loyauté qui lui parurent ressortir de l’élévation et de la précision virile du style. Edmée ne me faisait aucune promesse et ne m’encourageait même par aucune espérance directe ; mais elle témoignait un vif désir de mon retour et me parlait du bonheur que nous goûterions tous, réunis autour de l’âtre, quand mes récits extraordinaires prolongeraient les veillées du château ; elle n’hésitait pas à me dire que j’étais, avec son père, l’unique sollicitude de sa vie. Cependant, malgré une tendresse si soutenue, un terrible soupçon m’obsédait. Dans ces courtes lettres de ma cousine, comme dans celles de son père, comme dans les longues épîtres tendres et fleuries de l’abbé Aubert, on ne me faisait jamais part des événements qui pouvaient et qui devaient survenir dans la famille. Chacun m’entretenait de soi-même, et jamais ils ne me disaient un mot les uns des autres ; c’est tout au plus si on me parlait des attaques de goutte du chevalier. Il y avait comme une convention passée entre chacun des trois, de ne me point dire les occupations et la situation d’esprit des deux autres.

« Éclaire-moi et rassure-moi, si tu peux, à cet égard, dis-je à Arthur. Il y a des moments où je m’imagine qu’Edmée est mariée, et qu’on est convenu de ne me l’apprendre qu’à mon retour ; car enfin, qui l’en empêche ? Est-il probable qu’elle m’aime assez pour vivre dans la solitude par amour pour moi, tandis que cet amour, soumis aux principes d’une froide raison et d’une austère conscience, se résigne à voir mon absence se prolonger indéfiniment avec la guerre ? J’ai des devoirs à remplir ici, sans nul doute ; l’honneur exige que je défende mon drapeau jusqu’au jour du triomphe ou de la défaite irréparable de la cause que je sers ; mais je sens que je préfère Edmée à ces vains honneurs, et que, pour la voir une heure plus tôt, j’abandonnerais mon nom à la risée et aux malédictions de l’univers. — Cette dernière pensée vous est suggérée, répondit Arthur en souriant, par la violence de votre passion ; mais vous n’agiriez point comme vous dites, l’occasion se présentant. Quand nous sommes aux prises avec une seule de nos facultés, nous croyons les autres anéanties ; mais qu’un choc extérieur les réveille, et nous voyons bien que notre âme vit par plusieurs points à la fois. Vous n’êtes pas insensible à la gloire, Bernard, et si Edmée vous invitait à y renoncer, vous vous apercevriez que vous y tenez plus que vous ne pensiez ; vous avez d’ardentes convictions républicaines, et c’est Edmée qui vous les a inspirées la première. Que penseriez-vous d’elle, et que serait-elle en effet si elle vous disait aujourd’hui  : Il y a, au-dessus de la religion que je vous ai prêchée et des dieux que je vous ai révélés, quelque chose de plus auguste et de plus sacré ; c’est mon bon plaisir ? Bernard, votre amour est plein d’exigences contradictoires. L’inconséquence est d’ailleurs le propre de tous les amours humains. Les hommes s’imaginent que la femme n’a point d’existence par elle-même et qu’elle doit toujours s’absorber en eux, et pourtant ils n’aiment fortement que la femme qui paraît s’élever, par son caractère, au-dessus de la faiblesse et de l’inertie de son sexe. Vous voyez sous ce climat tous les colons disposer de la beauté de leurs esclaves, mais ils ne les aiment point, quelque belles qu’elles soient ; et lorsque par hasard ils s’attachent à une d’elles, leur premier besoin est de l’affranchir. Jusque-là ils ne croient pas avoir affaire à une créature humaine. L’esprit d’indépendance, la notion de la vertu, l’amour du devoir, privilège des âmes élevées, est donc nécessaire dans une compagne ; et plus votre maîtresse vous montre de force et de patience, plus vous la chérissez, en dépit de vos souffrances. Sachez donc distinguer l’amour du désir ; le désir veut détruire les obstacles qui l’attirent, et il meurt sur les débris d’une vertu vaincue ; l’amour veut vivre, et pour cela il veut voir l’objet de son culte longtemps défendu par cette muraille de diamant dont la force et l’éclat font la valeur et la beauté. »

C’est ainsi qu’Arthur m’expliquait les ressorts mystérieux de ma passion et projetait la lumière de sa sagesse dans les orages ténébreux de mon âme. Quelquefois il ajoutait : « Si le ciel m’eût donné la femme que j’ai parfois rêvée, je crois que j’aurais su faire de mon amour une passion noble et généreuse ; mais la science prend trop de temps : je n’ai pas eu le loisir de chercher mon idéal, et, si je l’ai rencontré, je n’ai pu ni l’étudier ni le reconnaître. Ce bonheur vous est accordé, Bernard ; mais vous n’approfondirez pas l’histoire naturelle : un seul homme ne peut pas tout avoir. »

Ouant à mon soupçon sur le mariage d’Edmée que je redoutais, il le rejetait bien loin, comme une obsession maladive. Il trouvait, au contraire, dans le silence d’Edmée à cet égard, une admirable délicatesse de conduite et de sentiments. « Une personne vaine prendrait soin, disait-il, de vous apprendre tous les sacrifices qu’elle vous fait, de vous énumérer les titres et qualités des prétendants qu’elle repousse ; mais Edmée est une âme trop élevée, un esprit trop sérieux pour entrer dans ces détails futiles. Elle regarde vos conventions comme inviolables, et n’imite pas ces consciences faibles qui parlent toujours de leurs victoires pour se faire un mérite de ce que la vraie force trouve facile. Elle est née si fidèle qu’elle n’imagine même pas qu’on puisse la soupçonner de ne pas l’être. »

Ces entretiens versaient un baume salutaire sur mes blessures. Lorsque la France accorda enfin ouvertement son alliance à la cause américaine, j’appris de l’abbé une nouvelle qui me rassura entièrement sur un point. Il m’écrivait que probablement je retrouverais au Nouveau-Monde un ancien ami. Le comte de La Marche avait obtenu un régiment, et il partait pour les États-Unis. « Entre nous soit dit, ajoutait l’abbé, il lui était bien nécessaire de se créer une position. Ce jeune homme, quoique modeste et sage, a toujours eu la faiblesse de céder à un préjugé de famille. Il avait honte de sa pauvreté et la cachait comme on cache une lèpre, si bien qu’il a achevé de se ruiner en ne voulant pas laisser paraître les progrès de sa ruine. On attribue dans le monde la rupture d’Edmée avec lui à ces revers de fortune, et l’on va jusqu’à dire qu’il était peu épris de sa personne et beaucoup de sa dot. Je ne saurais me résoudre à lui supposer des vues basses, et je crois seulement qu’il a subi les souffrances auxquelles conduisent de faux principes sur le prix des biens de ce monde. Si vous le rencontrez, Edmée désire que vous lui témoigniez de l’intérêt, et que vous lui exprimiez celui qu’elle a toujours manifesté pour lui. La conduite de votre admirable cousine a été en ceci comme en toutes choses, pleine de douceur et de dignité. »