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Mauprat (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 21

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Mauprat (illustré, Hetzel 1852)
MaupratJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 72-75).
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XXI.

Ces jours, qui s’écoulèrent dans l’intimité, furent pour moi délicieux et terribles. Voir Edmée à toute heure, sans crainte d’être indiscret, puisqu’elle-même m’appelait à ses côtés, lui faire la lecture, causer avec elle de toutes choses, partager les tendres soins qu’elle rendait à son père, être de moitié dans sa vie, absolument comme si nous eussions été frère et sœur, c’était un grand bonheur sans doute, mais c’était un dangereux bonheur, et le volcan se ralluma dans mon sein. Quelques paroles confuses, quelques regards troublés me trahirent. Edmée ne fut point aveugle, mais elle resta impénétrable ; son œil noir et profond, attaché sur moi comme sur son père avec la sollicitude d’une âme exclusive, se refroidissait quelquefois tout à coup au moment où la violeme de ma passion était près d’éclater. Sa physionomie n’exprimait alors qu’une patiente curiosité et la volonté inébranlable de lire jusqu’au fond de mon âme sans me laisser voir seulement la surface de la sienne.

Mes souffrances, quoique vives, me furent chère dans les premiers temps ; je me plaisais à les offrir intérieurement à Edmée comme une expiation de mes fautes passées. J’espérais qu’elle les devinerait et qu’elle m’en saurait gré. Elle les vit et ne m’en parla pas. Mon mal s’aigrit, mais il se passa encore des jours avant que je perdisse la force de le cacher. Je dis des jours, parce que, pour quiconque a aimé une femme et s’est trouvé seul avec elle, contenu par sa sévérité, les jours ont dû se compter comme des siècles. Quelle vie pleine et pourtant dévorante ! Que de langueur et d’agitation, de tendresse et de colère ! Il me semblait que les heures résumaient des années ; et aujourd’hui, si je ne rectifiais par des dates l’erreur de ma mémoire, je me persuaderais aisément que ces deux mois remplirent la moitié de ma vie.

Je voudrais peut-être aussi me le persuader pour me réconcilier avec la conduite ridicule et coupable que je tins, au mépris des bonnes résolutions que je venais à peine de former. La rechute fut si prompte et si complète qu’elle me ferait rougir encore si je ne l’avais cruellement expiée, comme vous le verrez bientôt.

Après une nuit d’angoisse, je lui écrivis une lettre insensée qui faillit avoir pour moi des résultats effroyables ; elle était à peu près conçue en ces termes : « Vous ne m’aimez point, Edmée, vous ne m’aimerez jamais. Je le sais, je ne demande rien, je n’espère rien ; je veux rester près de vous, consacrer ma vie à votre service et à votre défense. Je ferai, pour vous être utile, tout ce qui sera possible à mes forces ; mais je souffrirai, et, quoi que je fasse pour le cacher, vous le verrez, et vous attribuerez peut-être à des motifs étrangers une tristesse que je ne pourrai pas renfermer avec un constant héroïsme. Vous m’avez profondément affligé hier en m’engageant à sortir un peu pour me distraire. Me distraire de vous, Edmée ! quelle amère raillerie ! Ne soyez pas cruelle, ma pauvre sœur, car alors vous redevenez mon impérieuse fiancée des mauvais jours… et, malgré moi, je redeviens le brigand que vous détestiez… Ah ! si vous saviez combien je suis malheureux ! Il y a deux hommes en moi qui se combattent à mort et sans relâche ; il faut bien espérer que le brigand succombera ; mais il se défend pied à pied et il rugit, parce qu’il se sent couvert de blessures et frappé mortellement. Si vous saviez, si vous saviez, Edmée, quelles luttes, quels combats, quelles larmes de sang mon cœur distille, et quelles fureurs s’allument souvent dans la partie de mon esprit que gouvernent les anges rebelles ! Il y a des nuits que je souffre tant que, dans le délire de mes songes, il me semble que je vous plonge un poignard dans le cœur, et que, par une lugubre magie, je vous force ainsi à m’aimer comme je vous aime. Quand je m’éveille, baigné d’une sueur froide, égaré, hors de moi, je suis comme tenté d’aller vous tuer, afin d’anéantir la cause de mes angoisses. Si je ne le fais pas, c’est que je crains de vous aimer morte avec autant de passion et de ténacité que si vous étiez vivante. Je crains d’être contenu, gouverné, dominé par votre image, comme je le suis par votre personne ; et puis il n’y a pas de moyen de destruction dans la main de l’homme, l’être qu’il aime et qu’il redoute existe en lui lorsqu’il a cessé d’exister sur la terre. C’est l’âme d’un amant qui sert de cercueil à sa maîtresse et qui conserve à jamais ses brûlantes reliques pour s’en nourrir sans jamais les consumer… Mais, ô ciel ! dans quel désordre sont mes idées ! Voyez, Edmée, à quel point mon esprit est malade, et prenez pitié de moi. Patientez, permettez-moi d’être triste, ne suspectez jamais mon dévouement ; je suis souvent fou, mais je vous chéris toujours. Un mot, un regard de vous me rappellera toujours au sentiment du devoir, et ce devoir me sera doux quand vous daignerez m’en faire souvenir… À l’heure où je vous écris, Edmée, le ciel est chargé de nuées plus sombres et plus lourdes que l’airain ; le tonnerre gronde, et à la lueur des éclairs semblent flotter les spectres douloureux du purgatoire. Mon âme est sous le poids de l’orage, mon esprit troublé flotte comme ces clartés incertaines qui jaillissent de l’horizon. Il me semble que mon être va éclater comme la tempête. Ah ! si je pouvais élever vers vous une voix semblable à la sienne ! si j’avais la puissance de produire au dehors les angoisses et les fureurs qui me rongent ! Souvent, quand la tourmente passe sur les grands chênes, vous dites que vous aimez le spectacle de sa colère et de leur résistanre. C’est, dites-vous, la lutte des grandes forces, et vous croyez saisir dans les bruits de l’air les imprécations de l’aquilon et les cris douloureux des antiques rameaux. Lequel souffre davantage, Edmée, ou de l’arbre qui résiste ou du vent qui s’épuise à l’attaque ? N’est-ce pas toujours le vent qui cède et qui tombe ? et alors le ciel, affligé de la défaite de son noble fils, se répand sur la terre en ruisseaux de pleurs. Vous aimez ces folles images, Edmée ; et chaque fois que vous contemplez la force vaincue par la résistance, vous souriez cruellement, et votre regard mystérieux semble insulter à ma misère. Eh bien ! n’en doutez pas, vous m’avez jeté à terre, et, quoique brisé, je souffre encore ; sachez-le, puisque vous voulez le savoir, puisque vous êtes impitoyable au point de m’interroger et de feindre pour moi la compassion. Je souffre et je n’essaie plus de soulever le pied que le vainqueur orgueilleux a posé sur ma poitrine défaillante. »



Jean Mauprat était debout auprès du lit. (Page 62.)

Le reste de cette lettre qui était fort longue, fort décousue, et absurde d’un bout à l’autre, était conçu dans le même sens. Ce n’était pas la première fois que j’écrivais à Edmée, quoique vivant sous le même toit et ne la quittant qu’aux heures du repos. Ma passion m’absorbait à tel point que j’étais invinciblement entraîné à prendre sur mon sommeil pour lui écrire. Je ne croyais jamais lui avoir assez parlé d’elle, assez renouvelé la promesse d’une soumission à laquelle je manquais à chaque instant, mais la lettre dont il s’agit était plus hardie et plus passionnée qu’aucune des autres. Peut-être fut-elle écrite fatalementsous l’influence de la tempête qui éclatait au ciel, tandis que, courbé sur ma table, le front en sueur, la main sèche et brûlante, je traçais avec exaltation la peinture de mes souffrances. Il me semble qu’il se fit en moi un grand calme, voisin du désespoir, lorsque je me jetai sur mon lit après être descendu au salon et avoir glissé ma lettre dans le panier à ouvrage d’Edmée. Le jour se levait chargé à l’horizon des ailes sombres de l’orage qui s’envolait vers d’autres régions. Les arbres, chargés de pluie, s’agitaient encore sous la brise fraîchissante. Profondément triste, mais aveuglément dévoué à la souffrance, je m’endormis soulagé, comme si j’eusse fait le sacrifice de ma vie et de mes espérances. Edmée ne parut pas avoir trouvé ma lettre, car elle n’y répondit pas. Elle avait coutume de le faire verbalement, et c’était pour moi un moyen de provoquer de sa part ces effusions d’amitié fraternelle dont il fallait me contenter, et qui versaient du moins un baume sur ma plaie. J’aurais dû me dire que cette fois ma lettre devait amener une explication décisive, ou être passée sous silence. Je soupçonnai l’abbé de l’avoir soustraite et jetée au feu, j’accusai Edmée de mépris et de dureté ; néanmoins je me tus.

Le lendemain le temps était parfaitement rétabli. Mon oncle fit une promenade en voiture, et chemin faisant nous dit qu’il ne voulait pas mourir sans avoir fait une grande et dernière chasse au renard. Il était passionné pour ce divertissement et sa santé s’était améliorée au point de rendre à son esprit des velléités de plaisir et d’action, une étroite berline très-légère, attelée de fortes mules, courait rapidement dans les traînes sablonneuses de nos bois, et quelquefois déjà il avait suivi de petites chasses que nous montions pour le distraire. Depuis la visite du trappiste, le chevalier avait comme repris à la vie. Doué de force et d’obstination comme tous ceux de sa race, il semblait qu’il périt faute d’émotions, car le plus léger appel à son énergie rendait momentanément la chaleur à son sang engourdi. Comme il insista beaucoup sur ce projet de chasse, Edmée s’engagea à organiser avec moi une battue générale et à y prendre une part active. Une des grandes joies du bon vieillard était de la voir à cheval, caracoler hardiment autour de sa voiture et lui tendre toutes les branches fleuries qu’elle arrachait aux buissons en passant. Il fut décidé que je monterais à cheval pour l’escorter et que l’abbé accompagnerait le chevalier dans la berline. Le ban et l’arrière-ban des garde-chasse, forestiers, piqueurs, voire des braconniers de la Varenne, furent convoqués à cette solennité de famille. Un grand repas fut préparé à l’office pour le retour, avec force pâtés d’oies et vin de terroir. Marcasse, dont j’avais fait mon régisseur à la Roche-Mauprat, et qui avait de grandes connaissances dans l’art de la chasse au renard, passa deux jours entiers à boucher les terriers. Quelques jeunes fermiers des environs, intéressés à la battue et capables de donner un bon conseil dans l’occasion, s’offrirent gracieusement à être de la partie, et enfin Patience, malgré son éloignement pour la destruction des animaux innocents, consentit à suivre la chasse en amateur. Au jour dit, qui se leva chaud et serein sur nos riants projets et sur mon implacable destinée, une cinquantaine de personnes se trouva sur pied avec cors, chevaux et chiens. La journée devait se terminer par une déconfiture de lapins dont le nombre était excessif, et qu’il était facile de détruire en masse en se rabattant sur la partie des bois qui n’aurait pas été traquée pendant la chasse. Chacun de nous s’arma donc d’une carabine, et mon oncle lui-même en prit une pour tirer de sa voiture, ce qu’il faisait encore avec beaucoup d’adresse.

Durant les deux premières heures, Edmée, montée sur une jolie petite jument limousine fort vive, et qu’elle s’amusait à exciter et à retenir avec une coquetterie touchante pour son vieux père, s’écarta peu de la calèche, d’où le chevalier souriant, animé, attendri, la contemplait avec amour. De même qu’emportés chaque soir par la rotation de notre globe, nous saluons, en entrant dans la nuit, l’astre radieux qui va régner sur un autre hémisphère, ainsi le vieillard se consolait de mourir en voyant la jeunesse, la force et la beauté de sa fille lui survivre dans une autre génération.

Quand la chasse fut bien nouée, Edmée, qui se ressentait certainement de l’humeur guerroyante de la famille, et chez qui le calme de l’âme n’enchaînait pas toujours la fougue du sang, céda aux signes réitérés que lui faisait son père, dont le plus grand désir était de la voir galoper, et elle suivit le lancer qui était déjà un peu en avant. « Suis-la, suis-la ! » me cria le chevalier, qui ne l’avait pas plus tôt vue courir, que sa douce vanité paternelle avait fait place à l’inquiétude. Je ne me le fis pas dire deux fois, et, enfonçant mes éperons dans le ventre de mon cheval, je rejoignis Edmée dans un sentier de traverse qu’elle avait pris pour retrouver les chasseurs. Je frémis en la voyant se plier comme un jonc sous les branches, tandis que son cheval, excité par elle, l’emportait au milieu du taillis avec la rapidité de l’éclair. « Edmée, pour l’amour de Dieu ! lui criai-je, n’allez pas si vite. Vous allez vous faire tuer.

— Laisse-moi courir, me dit-elle gaiement ; mon père me l’a permis. Laisse-moi tranquille, te dis-je ; je te donne sur les doigts si tu arrêtes mon cheval.

— Laisse-moi du moins te suivre, lui dis-je en la serrant de près ; ton père me l’a ordonné, et je ne suis là que pour me tuer, s’il t’arrive malheur. »

Pourquoi étais-je obsédé par ces idées sinistres, moi qui avais vu si souvent Edmée courir à cheval dans les bois ? Je l’ignore. J’étais dans un état bizarre ; la chaleur de midi me montait au cerveau, et mes nerfs étaient singulièrement excités. Je n’avais pas déjeuné, me trouvant dans une mauvaise disposition en partant, et pour me soutenir à jeun j’avais avalé plusieurs tasses de café mêlé de rhum. Je sentais alors un effroi insurmontable ; puis au bout de quelques instants cet effroi fit place à un sentiment inexprimable d’amour et de joie. L’excitation de la course devint si vive que je m’imaginai n'avoir pas d’autre but que de poursuivre Edmée. À la voir fuir devant moi, aussi légère que sa cavale noire, dont les pieds volaient sans bruit sur la mousse, on l’eut prise pour une fée apparaissant en ce lieu désert pour troubler la raison des hommes et les entraîner sur ses traces au fond de ses retraites perfides. J’oubliai la chasse et tout le reste. Je ne vis qu’Edmée ; un nuage passa devant mes yeux, et je ne la vis plus, mais je courais toujours ; j’étais dans un état de démence muette, lorsqu’elle s’arrêta brusquement.

« Que faisons-nous ? me dit-elle. Je n’entends plus la chasse, et j’aperçois la rivière. Nous avons trop donné sur la gauche.

— Au contraire, Edmée, lui répondis-je sans savoir un mot de ce que je disais ; encore un temps de galop, et nous y sommes.

— Comme vous êtes rouge ! me dit-elle. Mais comment passerons-nous la rivière ?

— Puisqu’il y a un chemin, il y a un gué, lui répondis-je. Allons, allons ! »

J’étais possédé de la rage de courir encore ; j’avais une idée, celle de m’enfoncer de plus en plus dans le bois avec elle ; mais cette idée était couverte d’un voile, et lorsque j’essayais de le soulever, je n’avais plus d’autre perception que celle des battements impétueux de ma poitrine et de mes tempes.

Edmée fit un geste d’impatience. « Ces bois sont maudits ; je m’y égare toujours, » dit-elle. Et sans doute elle pensa au jour funeste où elle avait été emportée loin de la chasse et conduite à la Roche-Mauprat ; car j’y pensai aussi, et les images qui s’offrirent à mon cerveau me causèrent une sorte de vertige. Je suivis machinalement Edmée vers la rivière. Tout à coup je la vis à l’autre bord. Je fus pris de fureur en voyant que son cheval était plus agile et plus courageux que le mien ; car celui-ci fit, pour se risquer dans le gué, qui était assez mauvais, des difficultés durant lesquelles Edmée prit encore sur moi de l’avance. Je mis les flancs de mon cheval en sang ; et quand, après avoir failli être renversé plusieurs fois, je me trouvai sur la rive, je me lançai à la poursuite d’Edmée avec une colère aveugle. Je l’atteignis, et je pris la bride de sa jument en m’écriant :

— Arrêtez-vous, Edmée, je le veux ! Vous n’irez pas plus loin. »

En même temps je secouai si rudement les rênes que son cheval se révolta. Elle perdit l’équilibre, et, pour ne pas tomber, elle sauta légèrement entre nos deux chevaux, au risque d’être blessée. Je fus à terre presque aussitôt qu’elle, et je repoussai vivement les chevaux. Celui d’Edmée, qui était fort doux, s’arrêta et se mit à brouter. Le mien s’emporta et disparut. Tout cela fut l’affaire d’un instant.

J’avais reçu Edmée dans mes bras ; elle se dégagea, et me dit avec sécheresse :

— Vous êtes fort brutal, Bernard, et je déteste vos manières. À qui en avez-vous ? »

Troublé, confus, je lui dis que je croyais que sa jument prenait le mors aux dents, et que je craignais qu’il ne lui arrivât malheur en s’abandonnant de la sorte à l’ardeur de la course.

« Et pour me sauver vous me faites tomber, au risque de me tuer, répondit-elle. Cela est fort obligeant, en vérité.

— Laissez-moi vous remettre sur votre cheval, » lui dis-je. Et sans attendre sa permission je la pris dans mes bras et je l’enlevai de terre.

« Vous savez fort bien que je ne monte pas à cheval ainsi, s’écria-t-elle tout à fait irritée. Laissez-moi, je n’ai pas besoin de vos services. »

Mais il ne m’était plus permis d’obéir. Ma tête se perdait ; mes bras se crispaient autour de la taille d’Edmée, et c’était en vain que j’essayais de les en détacher ; mes lèvres effleurèrent son sein malgré moi ; elle pâlit de colère.

« Que je suis malheureux, disais-je avec des yeux pleins de larmes, que je suis malheureux de t’offenser toujours et d’être haï de plus en plus à mesure que je t’aime davantage ! »

Edmée était de nature impérieuse et violente. Son caractère, habitué à la lutte, avait pris avec les années une énergie inflexible. Ce n’était plus la jeune fille tremblante, fortement inspirée, mais plus ingénieuse que téméraire à la défense, que j’avais serrée dans mes bras à la Roche-Mauprat ; c’était une femme intrépide et fière, qui se fût laissé égorger plutôt que de permettre une espérance audacieuse. D’ailleurs, c’était la femme qui se sait aimée avec passion et qui connaît sa puissance. Elle me repoussa donc avec dédain, et, comme je la suivais avec égarement, elle leva sa cravache sur moi, et me menaça de me tracer une marque d’ignominie sur le visage si j’osais toucher seulement à son étrier.

Je tombai à genoux en la suppliant de ne pas me quitter ainsi sans me pardonner. Elle était déjà à cheval, et, regardant autour d’elle pour retrouver son chemin, elle s’écria :

« Il ne me manquait plus que de revoir ces lieux détestés ! Voyez, monsieur, voyez où nous sommes ! »

Je regardai à mon tour, et vis que nous étions à la lisière du bois, sur le bord ombragé du petit étang de Gazeau. À deux pas de nous, à travers le bois épaissi depuis le départ de Patience, j’aperçus la porte de la tour qui s’ouvrait comme une bouche noire derrière le feuillage verdoyant.

Je fus pris d’un nouveau vertige, il y eut en moi une lutte terrible des deux instincts. Qui expliquera le mystère qui s’accomplit dans le cerveau de l’homme, alors que l’âme est aux prises avec les sens et qu’une partie de son être cherche à étouffer l’autre ? Dans une organisation comme la mienne, cette lutte devait être affreuse, croyez-le bien ; et n’imaginez pas que la volonté joue un rôle secondaire chez les natures emportées ; c’est une sotte habitude que de dire à un homme épuisé dans de semblables combats : « Vous auriez dû vous vaincre. »