Mauprat (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 25

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Mauprat (illustré, Hetzel 1852)
MaupratJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 82-84).
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XXV.

Le jour des débats arriva. Je m’y rendis avec calme, mais l’aspect de la foule m’attrista profondément. Je n’avais là aucun appui, aucune sympathie. Il me semblait que c’eût été une raison pour trouver du moins cette apparence de respect que le malheur et l’état d’abandon réclament. Je ne vis sur tous les visages qu’une brutale et insolente curiosité. Des jeunes filles du peuple se récrièrent tout haut à mes oreilles sur ma bonne mine et ma jeunesse. Un grand nombre de femmes, appartenant à la noblesse et à la finance, étalaient aux tribunes de brillantes toilettes, comme s’il se fût agi d’une fête. Grand nombre de capucins montraient leur crâne rasé au milieu d’une populace qu’ils excitaient contre moi, et des rangs serrés de laquelle j’entendais sortir les appellations de brigand, d’impie et de bête farouche. Les hommes à la mode du pays se dandinaient aux bancs d’honneur et s’exprimaient sur ma passion en termes de ruelles. J’entendais et je voyais tout avec la tranquillité d’un profond dégoût de la vie, et comme un voyageur, arrivé au terme de sa course, voit avec indifférence et lassitude les agitations de ceux qui repartent pour un but plus lointain.

Les débats commencèrent avec cette solennité emphatique qui caractérise dans tous les temps l’exercice des fonctions de la magistrature. Mon interrogatoire fut court, malgré la quantité innombrable de questions qui me furent adressées sur toute ma vie. Mes réponses déjouèrent singulièrement les espérances de la curiosité publique et abrégèrent de beaucoup la séance. Je me renfermais dans trois réponses principales et dont le fond était invariable : 1o à toutes celles qui concernaient mon enfance et mon éducation, je répondis que je n’étais point sur le banc des accusés pour faire le métier d’accusateur ; 2o  à celles qui portèrent sur Edmée et sur la nature de mes sentiments et de mes relations avec elle, je répondis que le mérite et la réputation de mademoiselle de Mauprat ne permettaient pas même la plus simple question sur la nature de ses relations avec un homme quelconque ; que, quant à mes sentiments, je n’en devais compte à personne ; 3o à celles qui eurent pour but de me faire avouer mon prétendu crime, je répondis que je n’étais pas même l’auteur involontaire de l’accident. J’entrai par réponses monosyllabiques dans le détail des circonstances qui avaient précédé immédiatement l’événement ; mais sentant que je devais à Edmée autant qu’à moi-même de taire les mouvements tumultueux qui m’avaient agité, j’expliquai la scène à la suite de laquelle je l’avais quittée, par une chute de cheval, et l’éloignement où l’on m’avait trouvé de son corps gisant, par la nécessité où je m’étais cru de courir après mon cheval pour l’escorter de nouveau. Malheureusement tout cela n’était pas clair et ne pouvait pas l’être. Mon cheval avait couru dans le sens contraire à celui que je disais, et le désordre où l’on m’avait vu avant que j’eusse connaissance de l’accident n’était pas suffisamment expliqué par une chute de cheval. On m’interrogeait surtout sur cette pointe que j’avais faite dans le bois avec ma cousine, au lieu de suivre la chasse comme nous l’avions annoncé ; on ne voulait pas croire que nous nous fussions égarés, précisément guidés par la fatalité. On ne pouvait, disait-on, se représenter le hasard comme un être de raison, armé d’un fusil, attendant Edmée à point nommé à la tour Gazeau pour l’assassiner au moment où j’aurais le dos tourné pendant cinq minutes. On voulait que je l’eusse entraînée, soit par artifice, soit par force, en ce lieu écarté pour lui faire violence et lui donner la mort, soit par vengeance de n’y avoir pas réussi, soit par crainte d’être découvert et châtié de ce crime.

On fit entendre tous les témoins à charge et à décharge. À vrai dire, il n’y eut que Marcasse parmi ces derniers qu’on pût réellement considérer comme tel. Tous les autres affirmaient seulement qu’un moine, ayant la ressemblance des Mauprat, avait erré dans la Varenne à l’époque fatale, et qu’il avait même paru se cacher le soir qui suivit l’événement. On ne l’avait pas revu depuis. Ces dépositions, que je n’avais pas provoquées, et que je déclarai n’avoir pas personnellement invoquées, me causèrent beaucoup d’étonnement ; car je vis figurer parmi ces témoins les plus honnêtes gens du pays. Mais elles n’eurent de poids qu’aux yeux de M. E…, le conseiller qui s’intéressait réellement à la vérité. Il éleva la voix pour demander comment il se faisait que M. Jean de Mauprat n’eût pas été sommé de se présenter pour être confronté avec ces témoins, puisque d’ailleurs il s’était donné la peine de faire constater son alibi par des actes. Cette objection ne fut accueillie que par un murmure d’indignation. Les gens qui ne regardaient pas Jean Mauprat comme un saint n’étaient pourtant pas en petit nombre ; mais ils étaient froids à mon égard et n’étaient venus là que pour assister à un spectacle.

L’enthousiasme des cagots fut au comble lorsque le trappiste, sortant tout à coup de la foule et baissant son capuchon d’une manière théâtrale, s’approcha hardiment de la barre en disant qu’il était un misérable pécheur digne de tous les outrages ; mais qu’en cette occasion, où la vérité était un devoir pour tous, il se regardait comme obligé de donner l’exemple de la franchise et de la simplicité en s’offrant de lui-même à toutes les épreuves qui pourraient éclairer la conscience des juges. Il y eut des trépignements de joie et de tendresse dans l’auditoire. Le trappiste fut introduit dans l’enceinte de la cour et confronté avec les témoins, qui déclarèrent tous, sans hésiter, que le moine qu’ils avaient vu portait le même habit et avait un air de famille, une sorte de ressemblance éloignée avec celui-là, mais que ce n’était pas le même, et qu’il ne leur restait pas un doute à cet égard.

L’issue de cet incident fut un nouveau triomphe pour le trappiste. Personne ne se dit que les témoins avaient montré tant de candeur qu’il était difficile de croire qu’ils n’eussent point vu réellement un autre trappiste. Je me souvins en cet instant que, lors de la première entrevue de l’abbé avec Jean de Mauprat à la fontaine des Fougères, ce dernier lui avait touché quelques mots d’un sien frère en religion qui voyageait avec lui et qui avait passé la nuit à la ferme des Goulets. Je crus devoir communiquer cette réminiscence à mon avocat, et il alla en conférer tout bas avec l’abbé, qui était sur le banc des témoins et qui se rappela fort bien cette circonstance sans pouvoir y ajouter aucun renseignement subséquent. Quand ce fut au tour de l’abbé à parler, il se tourna vers moi d’un air d’angoisse ; ses yeux se remplirent de larmes, et il répondit aux questions de formalité avec trouble et d’une voix éteinte. Il fit un grand effort sur lui-même pour répondre sur le fond, et enfin il le fit en ces termes :

« J’étais dans le bois lorsque M. le chevalier Hubert de Mauprat me pria de descendre de voiture et d’aller voir ce qu’était devenue sa fille Edmée, qui s’était écartée de la chasse depuis un temps assez long pour lui causer de l’inquiétude. Je courus assez loin et trouvai à trente pas de la tour Gazeau M. Bernard de Mauprat dans un grand désordre. Je venais d’entendre un coup de feu. Je vis qu’il n’avait plus sa carabine ; il l’avait jetée (déchargée, comme le fait a été constaté) à quelques pas de là. Nous courûmes ensemble jusqu’à mademoiselle de Mauprat que nous trouvâmes à terre percée de deux balles. L’homme qui nous avait devancés et qui était près d’elle en cet instant pourrait seul nous dire les paroles qu’il a pu recueillir de sa bouche. Elle était sans connaissance quand je la vis.

— Mais vous avez su ponctuellement ces paroles de cette personne, dit le président ; car il existe, dit-on, une liaison d’amitié entre vous et ce paysan instruit qu’on appelle Patience. »

L’abbé hésita et demanda si les lois de la conscience n’étaient pas ici en contradiction avec les lois de la procédure ; si des juges avaient le droit de demander à un homme la révélation d’un secret confié à sa loyauté et de le faire manquer à son serment.

« Vous avez fait serment ici, par le Christ, de dire la vérité, toute la vérité, lui répondit-on ; c’est à vous de savoir si ce serment n’est pas plus solennel que tous ceux que vous avez pu faire précédemment.

— Mais si j’avais reçu cette confidence sous le sceau de la confession, dit l’abbé, vous ne m’exhorteriez certainement pas à la révéler.

— Il y a longtemps, dit le président, que vous ne confessez plus personne, monsieur l’abbé. »

À cette remarque inconvenante, il y eut de la gaieté sur le visage de Jean de Mauprat, une gaieté affreuse qui me le représenta tel qu’autrefois je l’avais vu se tordant de rire à la vue des souffrances et des pleurs.

L’abbé trouva dans le dépit que lui causa cette petite attaque personnelle la force qui lui eût manqué sans cela. Il resta quelques instants les yeux baissés. On le crut humilié ; mais, au moment où il se redressa, on vit briller dans son regard la maligne obstination du prêtre. « Tout bien considéré, dit-il d’un ton fort doux, je crois que ma conscience m’ordonne de taire cette révélation, je la tairai. — Aubert, dit l’avocat du roi avec emportement, vous ignorez apparemment les peines portées par la loi contre les témoins qui se conduisent comme vous le faites. — Je ne les ignore pas, répondit l’abbé d’un ton plus doux encore. — Et sans doute votre intention n’est pas de les braver ? — Je les subirai s’il le faut, » repartit l’abbé avec un imperceptible sourire de fierté et un maintien si parfaitement noble que toutes les femmes s’émurent. Les femmes sont d’excellents appréciateurs des choses délicatement belles. « C’est fort bien, reprit le ministère public. Persistez-vous dans ce système de silence ? — Peut-être, répondit l’abbé. — Nous direz-vous si, durant les jours qui ont suivi l’assassinat de mademoiselle de Mauprat, vous vous êtes trouvé à portée d’entendre les paroles qu’elle a proférées, soit dans le délire, soit dans la lucidité de ses idées ? — Je ne vous dirai rien de cela, répondit l’abbé. Il serait contre mes affections et contre toute convenance à mes yeux de redire des paroles qui, en cas de délire, ne prouveraient absolument rien, et, en cas d’idée lucide, n’auraient été prononcées que dans l’épanchement d’une amitié toute filiale. — C’est fort bien, dit l’avocat du roi en se levant ; la cour sera par nous requise de délibérer sur votre refus de témoignage enjoignant l’incident au fond. — Pour moi, dit le président, en attendant, et en vertu de mon pouvoir discrétionnaire, j’ordonne qu’Aubert soit arrêté et conduit en prison. »

L’abbé se laissa emmener avec une tranquillité modeste. Le public fut saisi de respect, et le plus profond silence régna dans l’assemblée, malgré les efforts et le dépit des moines et des curés, qui fulminaient tout bas contre l’hérétique.

Tous les témoins entendus (et je dois dire que ceux qu’on avait subornés jouèrent leur rôle très-faiblement en public), mademoiselle Leblanc comparut pour couronner l’œuvre. Je fus surpris de voir cette fille si acharnée contre moi et si bien dirigée dans sa haine. Elle avait d’ailleurs des armes bien puissantes pour me nuire. En vertu du droit d’écouter aux portes et de surprendre tous les secrets de famille que s’arrogent les laquais, habile d’ailleurs aux interprétations et féconde en mensonges, elle savait et arrangeait à sa guise la plupart des faits qu’elle pouvait invoquer pour ma perte. Elle raconta de quelle manière, sept ans auparavant, j’étais arrivé au château de Sainte-Sévère à la suite de mademoiselle de Mauprat, que j’avais soustraite à la grossièreté et à la méchanceté de mes oncles. (Cela soit dit, ajouta-t-elle en se tournant avec une grâce d’antichambre vers Jean de Mauprat, sans faire allusion au saint homme qui est dans cette enceinte, et qui de grand pécheur est devenu un grand saint.) Mais à quel prix, continua-t-elle en se retournant vers la cour, ce misérable bandit avait-il sauvé ma chère maîtresse ? Il l’avait déshonorée, messieurs ; et toute la suite des jours de la pauvre demoiselle s’est passée dans les larmes et dans la honte, à cause de la violence qu’elle avait subie et dont elle ne pouvait pas se consoler. Trop fière pour confier son malheur à personne et trop honnête pour tromper aucun homme, elle a rompu avec M. de La Marche, qu’elle aimait à la passion, et qui l’aimait de même : elle a refusé toutes les demandes en mariage qui lui ont été faites pendant sept ans, et tout cela par point d’honneur, car elle détestait M. Bernard. Dans les commencements elle voulait se tuer ; car elle avait fait aiguiser un petit couteau de chasse de son père, et (M. Marcasse est là pour le dire, s’il veut s’en souvenir) elle se serait tuée certainement si je n’avais jeté ce couteau dans le puits de la maison. Elle songeait aussi à se défendre contre les attaques nocturnes de son persécuteur ; car elle mettait toujours ce couteau, tant qu’elle l’a eu, sous son oreiller ; elle verrouillait tous les soirs la porte de sa chambre, et plusieurs fois je l’ai vue rentrer pâle et près de s’évanouir, tout essoufflée, comme une personne qui vient d’être poursuivie et d’avoir une grande frayeur. À mesure que ce monsieur a pris de l’éducation et des manières, mademoiselle, voyant qu’elle ne pouvait pas avoir d’autre mari, puisqu’il parlait toujours de tuer tous ceux qui se présenteraient, espéra qu’il se corrigerait de sa férocité, et lui montra beaucoup de douceur et de bonté. Elle le soigna même pendant sa maladie, non pas qu’elle l’aimât et l’estimât autant qu’il a plu à M. Marcasse de le dire dans sa version ; mais elle craignait toujours que dans son délire il ne trahît devant les domestiques ou devant son père le secret de l’affront qu’il lui avait fait, et qu’elle avait grand soin de cacher par pudeur et par fierté. Toutes les dames qui sont ici doivent bien comprendre cela. Quand la famille fut passer l’hiver de 77 à Paris, M. Bernard redevint jaloux, despote, et fit tant de menaces de tuer M. de La Marche que mademoiselle fut forcée de congédier celui-ci. Après cela elle eut des scènes violentes avec Bernard, lui déclara qu’elle ne l’aimait pas et ne l’aimerait jamais. De colère et de chagrin, car on ne peut pas nier qu’il n’en fût amoureux comme un tigre, il partit pour l’Amérique, et, pendant les six ans qu’il y passa, ses lettres le montrèrent fort amendé. Quand il revint, mademoiselle avait pris son parti d’être vieille fille, et elle était redevenue très-tranquille. M. Bernard paraissait devenu, de son côté, assez bon enfant. Mais, à force de la voir tous les jours et d’être sans cesse appuyé sur le dos de son fauteuil, ou de lui dévider des écheveaux de laine, en lui parlant tout bas pendant que son père dormait, voilà qu’il en est redevenu si amoureux que la tête lui en a parti. Je ne veux pas trop l’accuser, le pauvre malheureux, et crois que sa place est aux Petites-Maisons plutôt qu’à la potence. Il criait et rugissait toute la nuit, et lui écrivait des lettres si bêtes qu’elle les lisait en souriant et les mettait dans sa poche sans y répondre. Au reste, en voici une que j’ai trouvée sur elle quand je l’ai déshabillée après le malheureux événement ; elle a été percée par une balle et tachée de sang, mais on peut encore en lire assez pour voir que monsieur avait souvent l’intention de tuer mademoiselle. »

Elle déposa sur le bureau un papier demi-brûlé, demi-sanglant, qui produisit sur les assistants un mouvement d’horreur, sincère chez quelques-uns, affecté chez beaucoup d’autres.

Avant qu’on le lût, elle acheva sa déposition, et la termina par des assertions qui me troublèrent profondément ; car je ne distinguais plus la limite entre la réalité et la perfidie. « Depuis son accident, dit-elle, mademoiselle a toujours été entre la vie et la mort. Elle n’en relèvera certainement pas, quoi qu’en disent messieurs les médecins. J’ose dire que ces messieurs, ne voyant la malade qu’à de certaines heures, ne connaissent pas sa maladie comme moi, qui ne l’ai pas quittée une seule nuit. Ils prétendent que les blessures vont bien, mais que la tête est dérangée. Je dis, moi, que les blessures vonl mal, et que la tête va mieux qu’on ne dit. Mademoiselle déraisonne fort rarement, et, si elle a à déraisonner, c’est en présence de ces messieurs qui la troublent et l’effraient. Elle fait alors tant d’efforts pour ne pas sembler folle quelle le devient ; mais sitôt qu’on la laisse seule avec moi ou avec Saint-Jean, ou avec M. l’abbé, qui a fort bien pu dire ce qui en est, s’il l’a voulu, elle redevient calme, douce, sensée comme à l’ordinaire. Elle dit qu’elle souffre à en mourir, bien qu’elle prétende avec messieurs les médecins qu’elle ne souffre presque plus. Elle parle alors de son meurtrier avec la générosité qui convient à une chrétienne, et répète cent fois par jour : « Que Dieu lui pardonne dans l’autre vie comme je lui pardonne dans celle-ci ! Après lout, il faut bien aimer une femme pour la tuer ! J’ai eu tort de ne pas l’épouser, il m’aurait peut-être rendue heureuse ; je l’ai porté au désespoir, et il s’est vengé de moi. Chère Leblanc, garde-toi de jamais trahir le secret que je te confie. Un mot indiscret le conduirait à l’échafaud, et mon père en mourrait ! » La pauvre demoiselle est loin d’imaginer que les choses en sont là, que je suis sommée par la loi et par la religion de dire ce que je voudrais taire, et qu’au lieu de venir chercher ici un appareil pour les douches, je suis venue confesser la vérité. Ce qui me console, c’est que tout cela sera facile à cacher à M. le chevalier, qui n’a pas plus sa tête que l’enfant qui vient de naître. Pour moi, j’ai fait mon devoir ; que Dieu soit mon juge ! »

Après avoir ainsi parlé avec une parfaite assurance et une grande volubilité, mademoiselle Leblanc se rassit au milieu d’un murmure approbateur, et on procéda à la lecture de la lettre trouvée sur Edmée.

C’était bien celle que je lui avais écrite quelques jours avant le jour funeste. On me la présenta ; je ne pus me défendre de porter à mes lèvres l’empreinte du sang d’Edmée ; puis ayant jeté les yeux sur l’écriture, je rendis la lettre en déclarant avec calme qu’elle était de moi. La lecture de cette lettre fut mon coup de grâce. La fatalité, qui semble ingénieuse à nuire à ses victimes, voulut (et peut-être une main infâme contribua-t-elle à cette mutilation) que les passages qui témoignaient de ma soumission et de mon respect fussent détruits. Certaines allusions poétiques qui expliquaient et excusaient les divagations exaltées furent illisibles. Ce qui sauta aux yeux et s’empara de toutes les convictions, ce furent les lignes restées intactes qui témoignèrent de la violence de ma passion et de l’emportement de mes délires. Ce furent des phrases telles que celle-ci : J’ai parfois envie de me lever au milieu de la nuit et d’aller vous tuer ! Je l’aurais fait déjà cent fois, si j’étais assuré de ne plus vous aimer quand vous serez morte. Ménagez-moi ; car il y a deux hommes en moi, et quelquefois le brigand d’autrefois règne sur l’homme nouveau, etc. Un ssourire de délices passa sur les lèvres de mes ennemis. Mes défenseurs furent démoralisés, et mon pauvre sergent lui-même me regarda d’un air désespéré. Le public m’avait déjà condamné.

Après cet incident, l’avocat du roi eut beau jeu à déclamer un réquisitoire fulminant, dans lequel il me présenta comme un pervers incurable, comme un rejeton maudit d’une souche maudite, comme un exemple de la fatalité des méchants instincts ; et, après s’être évertué à faire de moi un objet d’horreur et d’épouvante, il essaya, pour se donner un air d’impartialité et de générosité, de provoquer en ma faveur la compassion des juges ; il voulut prouver que je n’étais pas maître de moi-même ; que ma raison, bouleversée dès l’enfance par des spectacles atroces et des principes de perversité, n’était pas complète, et n’aurait jamais pu l’être, quels qu’eussent été les circonstances et le développement de mes passions. Enfin, après avoir fait de la philosophie et de la réthorique, au grand plaisir des assistants, il conclut contre moi à la peine d’interdiction et de réclusion à perpétuité.

Quoique mon avocat fut un homme de cœur et de tête, la lettre l’avait tellement surpris, l’auditoire était si mal disposé pour moi, la cour donnait publiquement de telles marques d’incrédulité et d’impatience en l’écoutant (habitude indécente qui s’est perpétuée sur les sièges de la magistrature de ce pays), que son plaidoyer fut pâle. Tout ce qu’il parut fondé à demander avec force fut un supplément d’instruction. Il se plaignit de ce que toutes les formalités n’avaient pas été remplies, de ce que la justice n’avait pas suffisamment éclairé toutes les parties de l’affaire, de ce qu’on se hâtait de juger une cause dont plusieurs circonstances étaient encore enveloppées de mystère. Il demanda que les médecins fussent appelés à s’expliquer sur la possibilité de faire entendre mademoiselle de Mauprat. Il démontra que la plus importante, la seule importante déposition était celle de Patience, et que Patience pouvait se présenter au premier jour et me disculper. Il demanda enfin qu’on fit des recherches pour retrouver le moine quêteur dont la ressemblance avec les Mauprat n’avait pas encore été expliquée et avait été affirmée par des témoins dignes de foi. Il fallait, selon lui, savoir ce qu’était devenu Antoine de Mauprat et faire expliquer le trappiste à cet égard. Il se plaignit hautement de ce qu’on l’avait privé de tous ces moyens de défense en refusant tout délai, et il eut la hardiesse de faire entendre qu’il y avait de mauvaises passions intéressées à la marche aveugle et rapide d’une telle procédure. Le président le rappela à l’ordre ; l’avocat du roi répliqua victorieusement que toutes les formalités étaient remplies, que la cour était suffisamment éclairée, que la recherche du moine quêteur était une puérilité de mauvais goût, que Jean de Mauprat avait prouvé la mort de son dernier frère, arrivée depuis plusieurs années auparavant. La cour se retira pour délibérer, et au bout d’une demi-heure elle rentra, et rendit contre moi un arrêt qui me condamnait à la peine capitale.