Maurice de Saxe (Taillandier)/01

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Maurice de Saxe (Taillandier)
Revue des Deux Mondestome 51 (p. 5-39).
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MAURICE DE SAXE

I.
LES ANNÉES DE JEUNESSE ET LE MARIAGE.

L’histoire n’a pas dit son dernier mot sur la tragique aventure qui ensanglanta le palais des électeurs de Hanovre par une nuit du mois de juillet 169, Un brillant gentilhomme, le Bassompierre ou le Lauzan des cours du Nord, est invité à un rendez-vous chez Sophie-Dorothée, femme de ce prince voluptueux et indolent qui devait occuper le trône d’Angleterre sous le nom de George Ier. Philippe de Kœnigsmark (ainsi s’appelait le gentilhomme) ne se demande pas si l’invitation est une embûche ; il aime, il est aimé : pourquoi hésiterait-il? Le danger même, bien loin d’effrayer des âmes comme celle-là, ne fait que les provoquer davantage. L’épée à la ceinture et le manteau sur les yeux, le hardi jeune homme se glisse à minuit dans le palais de l’électeur. Il vient d’y entrer, il n’en sortira plus. Ce n’est pas la princesse qui l’attend au fond de la royale demeure, ce sont des assassins embusqués dans l’ombre. On sait aujourd’hui qui a tendu le piège et dirigé les poignards, on sait que le meurtre a été préparé par la maîtresse en titre de l’électeur, l’altière et voluptueuse comtesse de Platen; on sait qu’elle aimait Kœnigsmark, qu’elle l’avait dominé longtemps, et qu’abandonnée ensuite pour Sophie-Dorothée, elle voulut accomplir sa vengeance sous les yeux mêmes de sa rivale éperdue et déshonorée. En quelques mots, tel est ce drame; quant aux péripéties qui ont amené la catastrophe, il y a encore, malgré les révélations du journal de Sophie-Dorothée, bien des détails qui nous échappent. Depuis les recherches publiées il y a une quinzaine d’années sur la famille des Kœnigsmark en Suède, en Allemagne et en France, de nouveaux documens ont été mis au jour et vivement discutés par une critique attentive[1]. Ce qu’il y a de certain au milieu de ces obscurités, ce sont les conséquences de la nuit mystérieuse où disparut le dernier des Kœnigsmark, et parmi ces conséquences si diverses la plus singulière assurément n’est-elle pas la naissance du personnage auquel est consacrée notre étude ?

Pascal a dit : « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus long, la face du monde aurait changé. » Philippe de Kœnigsmark n’a pas été mêlé, comme Cléopâtre, à des événemens qui pouvaient changer la face du monde ; il est permis toutefois de se rappeler cette boutade du penseur chrétien, si l’on songe que, sans ce mystérieux drame du palais de Hanovre, la France du XVIIIe siècle n’eût pas eu le plus vaillant de ses capitaines, celui qui l’a couverte de gloire à Fontenoy, celui qui nous a tant manqué quelques années plus tard, et qui nous eût épargné sans doute les désastres de la guerre de sept ans.

Philippe avait une sœur, fille, comme lui, de haute race, et dont le cœur égalait la beauté. Aurore de Kœnigsmark jure de retrouver son frère, s’il est vivant, ou de le venger, s’il est mort. Un Kœnigsmark ne peut disparaître ainsi sans que l’Europe s’en émeuve; elle veut, l’intrépide jeune fille, que l’électeur de Hanovre soit obligé de rendre ses comptes et de sauver la victime. Après avoir inutilement intéressé à sa cause divers princes de l’empire, elle se rappelle que l’électeur de Saxe, Frédéric-Auguste, a été l’ami de son frère : elle court à Dresde, elle pleure, elle supplie... Qu’elle est belle dans sa douleur ! Frédéric-Auguste est un homme de plaisir, et de plus, comme tous les princes allemands de cette époque, un imitateur de Versailles : cette noble fille désolée qui redemande son frère à toutes les chancelleries européennes, il en fera bientôt une La Vallière ou une Fontanges. Pendant que l’électeur de Saxe donne des ordres pour débrouiller, s’il est possible, l’histoire de la disparition de Philippe, les fêtes se succèdent au château de Moritzbourg, et Aurore de Kœnigsmark y obtient des triomphes qu’elle aussi expiera un jour, sinon dans la pénitence du cloître, au moins dans l’abandon et la tristesse. Deux années après le meurtre de Philippe, Aurore de Kœnigsmark mettait au monde un fils qui fut baptisé dans l’église du petit village de Goslar, le 28 octobre 1696, sous le simple nom de Maurice, mais qui devait s’appeler un jour Maurice de Saxe, maréchal de France.

Au XVIIIe siècle et de nos jours, on a raconté souvent la vie du maréchal de Saxe. L’Académie française, en 1759, mettait son éloge au concours, ce dont Voltaire s’amusait un peu, et Thomas, qui remporta le prix, inaugurait par cette biographie d’apparat la série de ses panégyriques. Des travaux, je ne dirai pas toujours plus exacts, mais plus voisins pourtant de la réalité, succédèrent à cette première image, soit que, pour mieux connaître Maurice de Saxe, on interrogeât directement les pages signées de son nom, soit que des hommes du métier, essayant de lui marquer sa place dans l’histoire militaire, soumissent à un examen attentif les plans et les opérations qui ont immortalisé sa mémoire. On avait oublié cependant de consulter les documens saxons, comme si les papiers de Frédéric-Auguste ne devaient pas compléter ou rectifier sur bien des points les ébauches, nécessairement si défectueuses, des biographes contemporains. Un savant homme, M. Charles de Weber, directeur des archives de Dresde, vient de combler cette lacune. Occupé depuis plusieurs années à extraire du dépôt confié à sa garde toutes les pièces qui peuvent intéresser l’histoire des derniers siècles, M. de Weber a rencontré sous sa main des lettres fort curieuses qui permettent de fixer définitivement certains points indécis dans l’histoire du comte de Saxe[2]. Ce sont ces découvertes qu’il nous a paru intéressant de communiquer à nos lecteurs. C’est le cadre de cette vie, si l’on peut ainsi parler, ce sont les dates, les circonstances, les influences matérielles ou morales, ce sont aussi certains épisodes moins connus chez nous que les guerres et les amours de Maurice, en un mot c’est l’ensemble de cette destinée singulière que nous voudrions retracer d’après les documens des archives de Saxe. Henri Heine a dit à la première page de l’un de ses poèmes: « Dans les galeries de tableaux du temps de la Pompadour, on voit souvent l’image d’un chevalier qui se dispose à partir pour le combat, armé de pied en cap, la lance à la main, le bouclier au bras; mais de petits amours lutins le provoquent, lui dérobent son bouclier et sa lance, et l’enlacent avec des chaînes de fleurs malgré sa résistance et ses murmures. » Tel n’est pas le maréchal de Saxe, quoiqu’il appartienne bien au temps de la Pompadour; ces amours énervans qui désarment le guerrier prêt à marcher au combat ne l’ont jamais empêché d’entendre l’appel du canon. Malade, mourant, porté au feu dans sa chaise, il a montré, comme dit Bossuet, qu’une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime. Au milieu de la mollesse générale, il a été, toutes les fois que le devoir public a parlé, un modèle d’énergie et de constance. Dans les péripéties d’une lutte qui pouvait mettre la France en péril, il nous a sauvés à Fontenoy, et, grandissant de victoire en victoire, il nous a conquis cette paix appelée par tant de vœux, cette paix si nécessaire, si bienfaisante, que l’Europe nous refusait avec une défiance obstinée. Le jour où des documens nouveaux sur un tel personnage sont découverts dans les archives d’un royaume étranger, n’est-ce pas un devoir pour la critique française de s’y intéresser et de les mettre en lumière?


I.

Le registre de la paroisse de Goslar porte ces mots à la date du 28 octobre 1696 : « Aujourd’hui, dans la maison de Henri-Christophe Winkel, est né d’une haute et noble dame un enfant du sexe masculin qui a été baptisé sous le nom de Maurice. » Goslar est un hameau solitaire à quelque distance de Quedlinbourg; or il y avait à Quedlinbourg une célèbre abbaye luthérienne où la comtesse de Kœnigsmark sollicitait un titre de chanoinesse, et pendant les négociations auxquelles sa requête donna lieu, elle s’était d’avance établie dans la ville. Le hameau de Goslar, éloigné des bruits du monde, lui avait paru l’endroit le plus propice pour sa délivrance. Ce n’est pas que la comtesse fût disposée à rougir de la naissance de son enfant, car l’immoralité qu’on impute trop exclusivement au monde de la régence existait déjà dans la dernière période du XVIIe siècle, et l’ambitieuse maîtresse de l’électeur de Saxe ne regrettait pas l’événement qui devait, bon gré, mal gré, prolonger les rapports de la mère avec le volage souverain. Il semble toutefois qu’un reste de pudeur ait décidé la comtesse à rechercher une retraite ignorée de tous pour y donner le jour au rejeton de Frédéric-Auguste. Quoi qu’il en soit, le secret ne fut pas longtemps gardé. Au mois de novembre 1696, un gentilhomme bien informé, M. de Menken, écrivait de Wolfenbüttel à Dresde : « Un joli poupon, jeune aventurier de quinze jours, a commencé ses aventures en allant dans son berceau, en carrosse avec sa nourrice, de Goslar à Hambourg; on dit qu’il va commencer son roman pour mettre fin à celui de sa mère. » Mettre fin au roman de sa mère ? Oui, à ses aventures romanesques, mais non pas à ses ambitions politiques; la chanoinesse de Quedlinbourg essaiera de ressaisir l’influence dans les intrigues de cour, et cet enfant qui vient de naître lui sera précisément un moyen de se rappeler au souvenir de l’électeur de Saxe.

L’enfant de Frédéric-Auguste et d’Aurore de Kœnigsmark ne resta pas longtemps à Hambourg; il fut conduit à Berlin, où il acheva ses mois de nourrice, et de là dans la capitale du nouveau royaume de son père. C’est en 1697 que l’électeur Frédéric-Auguste fut nommé roi de Pologne; c’est au commencement de l’année 1698 que le jeune Maurice est amené à Varsovie sous la direction d’un valet de chambre dévoué à la comtesse. En 1703, nos documens nous le montrent à Breslau, et un peu plus tard à Leipzig. L’année suivante, le roi de Pologne, lui ayant assigné pour son éducation une rente annuelle de 3,000 thalers, l’envoie en Hollande avec un gouverneur, M. Delorme, et un sous-gouverneur, M. d’Alençon, braves gens qui ne s’entendent guère et qui entravent plus qu’ils ne secondent l’instruction de leur élève. Heureusement, tout rebelle qu’il est à l’étude, l’enfant est doué de facultés précieuses. « M. le comte a toutes les inclinations belles, » écrit Delorme au roi de Pologne.

Au milieu de ces pérégrinations de l’enfant, il ne faut pas oublier les faits qui les expliquent. C’était l’époque où des événemens terribles bouleversaient les états du roi de Pologne. Ces années où le jeune Maurice est conduit de Breslau à Leipzig et de Leipzig en Hollande sont des années d’épreuves pour Frédéric-Auguste. Charles XII, vainqueur des Danois et des Russes, venait de tourner ses armes contre la Pologne, et, profitant de la situation de ce pays avec une habileté politique dont il ne paraissait pas se soucier jusque-là, épiant les intentions hostiles de la noblesse, fomentant les mauvaises dispositions du peuple et du clergé, il concevait le dessein de détrôner Frédéric-Auguste pour donner son royaume à un souverain de son choix. Voltaire a raconté le rôle d’Aurore de Kœnigsmark en ces conjonctures périlleuses. Elle se présenta un jour, la belle et brillante aventurière, au camp du farouche Charles XII, espérant le réconcilier avec le roi Auguste ; mais en vain déploya-t-elle tous les agrémens de son esprit, en vain adressa-t-elle au vainqueur des vers spirituellement flatteurs qui eussent été pour tout autre prince de ce temps une sorte de provocation galante : le Suédois était invulnérable. Est-il vrai que la comtesse, « parmi les perfections qui la rendaient une des plus aimables personnes de l’Europe, eût le talent singulier de parler les langues de plusieurs pays qu’elle n’avait jamais vus avec autant de délicatesse que si elle y était née ? » Est-il bien sûr que ses vers français, car elle en faisait quelquefois, eussent pu être attribués à quelque bel esprit de Versailles? Voltaire l’affirme, et je le croyais volontiers en me rappelant les vers, cités par lui, qui terminent le poétique placet d’Aurore au roi de Suède; j’en doute un peu maintenant que nous possédons, grâce à M. de Weber, tant de pages authentiques où brille l’ingénieux esprit de la comtesse, mais non pas son respect de la grammaire française et de l’orthographe. Voltaire la jugeait sur une jolie bagatelle qui s’était corrigée sans doute en passant de main en main. Ce qui est incontestable au moins et ce qui est bien à elle, c’est le dévouement dont elle fit preuve en ces heures difficiles, assistant le roi de ses conseils, essayant de désarmer l’ennemi et de sauver le trône menacé. Neuf ans plus tard, au bord du Pruth, au moment où l’armée ottomane sera sur le point de s’emparer du tsar, une femme sauvera le tsar sous les yeux de Charles XIIe frémissant de rage, et justifiera ainsi la fortune qui lui a donné le trône de Russie. Ce que Catherine fera si bien en 1711, Aurore de Kœnigsmark voulut le faire en 1702, espérant gagner, non pas le trône de Saxe, mais la confiance de Frédéric-Auguste, cette confiance qu’elle avait eue naguère et dont le général de Flemming l’avait dépossédée.

Trompée dans son espoir. Aurore de Kœnigsmark semble ne s’attacher désormais qu’à l’avenir de son fils. Tant qu’il avait habité Hambourg ou Berlin, Breslau ou Varsovie, elle le surveillait elle-même, quoique de loin, et plus d’une fois chaque année elle allait le visiter dans sa retraite; maintenant qu’il est en Hollande, elle a besoin d’être informée sans cesse de tout ce qui le concerne. Les lettres qu’elle reçoit comme celles qu’elle écrit attestent de sa part la sollicitude la plus tendre. Le cher petit mystérieux, comme elle l’appelle, n’est-il point malade? Est-il soigné comme il doit l’être? Est-il appliqué à l’étude? D’où vient que ses progrès sont aussi lents? Le gouverneur, M. Delorme, qui décidément ne peut s’entendre avec son collègue, est remplacé par un officier saxon, M. de Stötteroggen, qui s’attache à son élève avec une affection toute paternelle. M. de Stötteroggen est bien le représentant fidèle de la comtesse de Kœnigsmark lorsqu’il entretient dans l’esprit du roi de Pologne le souvenir du jeune comte, et que, vantant sa grâce, son esprit aimable, il réclame pour lui les honneurs dignes de sa haute naissance. Le 23 janvier 1706, il écrivait à un des ministres de Frédéric-Auguste : « Le cher petit comte Maurice se porte parfaitement bien et profite beaucoup en tout ce qu’il apprend. Il est admiré ici de tous les grands et on le voudrait avoir partout, tant il est aimable. Il va souvent chez Mme la princesse de West-Frise, qui est ici avec Mme la princesse de Radziwill, sa sœur. Nous sommes connus de plusieurs ministres publics, comme de M. de Gersdorff, de M. de Schmettau et de M. de Bothmar. Ils nous viennent voir, et nous allons dîner de temps en temps chez eux. J’espère qu’il soutiendra parfaitement bien un jour le rang que sa haute naissance lui a donné. Sa majesté n’aura pas mal placé ses bienfaits, et vous aurez la bonté, monsieur, de nous en procurer la continuation. Selon la gazette, sa majesté a érigé un nouvel ordre de chevalerie. Ce serait une marque de son souvenir si le jeune comte en pouvait être honoré. Un seigneur comme lui ne devrait jamais être sans tel caractère. »

À ces renseignemens fournis par des lettres éparses viennent s’ajouter naturellement ici les mémoires où Maurice de Saxe raconte les premières années de sa vie, mémoires qui ne devaient jamais être publiés, et qui, après certaines aventures singulières dont le détail serait trop long, sont venus s’enfouir dans les archives de Dresde, où M. de Weber les a trouvés. « On dit que la fainéantise est la mère de tous les vices, et je ne me serais assurément jamais avisé d’écrire le journal de ma vie, si l’oisiveté ne m’en avait donné la démangeaison. Je me propose pourtant une apparence raisonnable (et il faut que je la dise pour faire amende honorable au lecteur), qui est qu’en pensant au passé on s’instruit pour l’avenir... » Ainsi débute Maurice de Saxe, qui écrivait sans doute ces pages dans les premiers temps de son séjour à Paris, avant sa vive campagne en Courlande, quand l’oisiveté lui pesait si lourdement sans toutefois le décourager pour l’avenir. Le journal, à vrai dire, ne s’ouvre qu’en 1709, au moment où le fils d’Aurore de Kœnigsmark va entrer au régiment et gagner ses éperons. C’est alors seulement que le narrateur rapporte ses propres aventures ou bien ses impressions, ce qu’il a fait et ce qu’il a vu. Je trouve pourtant dans les premières pages, et antérieurement à ses débuts de conscrit, quelques traits intéressans pour l’histoire. Maurice, tout jeune encore, mais déjà l’esprit curieux, attentif, surtout quand il s’agissait de la guerre et de ce terrible Charles XII, avait dû entendre raconter plus d’un fait mémorable par des témoins dignes de foi; il représente pour nous la tradition puisée à sa source même. Or une des anecdotes les plus étranges de la vie de Charles XII, c’est à coup sûr la visite qu’il eut la fantaisie de faire au roi Auguste, cette visite cavalière, téméraire, d’une témérité presque insolente, à un roi qu’il avait détrôné si lestement et si cruellement mortifié. On sait avec quelle précision charmante Voltaire a raconté la scène, on sait aussi qu’ayant été contredit du ton le plus tranchant par M. de La Motraye sur un grand nombre des singularités que renferme son tableau, il avait fini par se demander si tous les documens dont il s’était servi méritaient bien sa confiance. C’est le scrupule qu’il exprime au maréchal de Schulenbourg dans une lettre datée du 15 septembre 170 : « Moi qui doute de tout, et surtout des anecdotes, je commençais à me condamner moi-même sur beaucoup de faits que j’avais avancés. » Heureusement le journal d’un officier suédois, M. Adlerfeld, était venu le rassurer; il y avait trouvé la confirmation des points les plus curieux de son récit. « La visite extraordinaire que Charles XIIe rendit à Auguste, à Dresde, en quittant ses états, n’y est pas omise. » Je trouve le même témoignage dans les mémoires du comte de Saxe, et la chose vaut la peine d’être consignée en passant. Voltaire, qui s’est trompé si souvent dans l’histoire générale de l’humanité, Voltaire, qui ne pouvait comprendre le passé, puisque la mission de son génie était d’en détruire à jamais les abus, Voltaire est admirable d’intelligence, d’impartialité, d’exactitude, quand il raconte l’histoire de son temps ou de la génération qui le précède. Les grandes recherches accomplies de nos jours dans les archives de France ont confirmé tous les récits politiques du Siècle de Louis XIV; les révélations des archives du nord ont prouvé de même que cette Histoire de Charles XII, si vive, si fantasque en apparence, avait été composée par lui d’après les renseignemens les plus sûrs. Maurice de Saxe, en confirmant le récit de Voltaire, y ajoute quelques traits. D’abord il donne la date, ce qui n’est pas indifférent; l’historien français n’avait pu se la procurer sans doute, puisqu’il n’en parle pas. C’est le 5 septembre 1706 que Charles XII, se disposant à quitter la Saxe, qu’il occupait en maître, et passant à quelque distance de la capitale, s’élança tout à coup au galop loin de son état-major, accompagné seulement d’un officier, se dirigea vers Dresde, franchit la porte, gagna le palais, se présenta enfin au roi Auguste avant que personne ni dans l’armée suédoise, ni dans la ville, pût se douter seulement de cette escapade. Informé de l’aventure, le général comte de Flemming accourt au palais. C’était, comme on sait, le favori, le factotum du roi Auguste; Voltaire l’appelle spirituellement un ministre absolu. Quand il ouvrit la porte de la chambre où se trouvaient les deux souverains, Charles XII, placé en face du roi Frédéric-Auguste, tournait le dos au général. Flemming fait signe à son maître de ne pas laisser échapper une telle occasion et de se saisir du roi de Suède; mais Frédéric-Auguste, d’un mouvement de tête, rejette bien loin ce conseil. Charles XII, n’avait pas entendu la porte s’ouvrir; averti par le mouvement du roi, il se retourne brusquement et aperçoit Flemming, à qui Frédéric-Auguste, pour écarter tout soupçon, ordonne aussitôt de faire seller son cheval, car il veut, dit-il, accompagner son hôte jusqu’au milieu des siens. « A quoi pensez-vous? » disait le lendemain Charles XIIe à son ministre, le comte Piper, qui semblait méditer profondément. « Je pense, répondit le ministre, que messieurs les Saxons doivent être terriblement aux regrets de la sottise qu’ils ont commise hier. » C’était un blâme indirect de la témérité du roi. « Je me suis fié à ma bonne étoile, reprit Charles XII, et à la loyauté du roi Auguste. » Chez Voltaire, c’est au général Renschild et non au comte Piper que Charles XII fait cette réponse. A part ce détail insignifiant et quelques autres du même genre, le fond du récit est le même. Quant au rôle de Flemming, plus longuement développé dans les mémoires du maréchal, il explique très bien ces paroles que l’historien français attribue au roi de Suède : « J’ai vu un moment qui n’était pas bien net; Flemming n’avait nulle envie que je sortisse de Dresde si tôt. »

Mais ce sont surtout ses propres aventures que Maurice a déroulées à nos yeux. Il faut l’entendre conter ses premières joies militaires, où éclate déjà comme un rayon du soleil de la gloire. Malheureusement M. de Weber ne nous donne pas le texte même des mémoires de Maurice, il le traduit dans la langue de son pays, et c’est sa version allemande que nous sommes forcé de traduire à notre tour :


« J’étais revenu en Saxe à la fin de l’année 1708; le 5 janvier 1709, M. de Schulenbourg vint dans ma chambre et me dit, au nom du roi, que sa majesté voulait faire de moi un soldat, ce dont je lui devais une grande reconnaissance, et que nous partirions le lendemain matin; mon équipage était prêt, ajoutait-il, et je ne devais emmener qu’un seul de mes gens mon valet de chambre. J’étais ivre de joie, surtout en pensant que je n’aurais plus de gouverneur. Schulenbourg m’avait fait faire un uniforme, je l’endossai, on m’attacha un grand ceinturon avec une longue épée; des bottes à la saxonne complétèrent mon équipement militaire, et je fus conduit auprès du roi pour lui baiser la main. Je dînai à sa table, et l’on me fit boire vigoureusement à sa santé. La conversation tomba sur mes études ; il fut question de mes connaissances en géométrie, de mon habileté à dessiner, de ma promptitude à dresser des plans. Le roi dit à Schulenbourg : « J’entends que tous les plans que vous m’enverrez soient tracés de sa main. « Il ajouta : « Secouez-le-moi comme il faut et sans ménagement, cela l’endurcira. Pour commencer, faites-le marcher à pied jusqu’en Flandre. » Ce projet n’était pas de mon goût, mais je n’osai rien dire; Schulenbourg, répondant pour moi, en termes fort convenables sans doute, mais qui certainement n’exprimaient pas ma pensée, assura que mon seul désir était que mes forces ne trahissent pas mon zèle, et autres choses semblables. Aller à pied ne m’arrangeait pas du tout, j’aurais bien mieux aimé servir dans la cavalerie, et j’osai en faire la proposition; mais je fus rudement éconduit. Le roi dit encore à Schulenbourg : « Je ne veux pas qu’on le dispense de porter ses armes pendant les marches, ses épaules sont assez larges pour qu’il les porte lui-même. Et ne permettez pas surtout qu’il paie des remplaçans pour monter ses gardes, à moins qu’il ne soit malade et sérieusement malade. » Je dressai les oreilles, et je trouvai que le roi, d’habitude si bienveillant dans sa façon de me traiter, parlait ce jour-là comme un Arabe; mais en pensant que je n’avais plus de gouverneur j’oubliai tout et me considérai comme le plus heureux des mortels. Le reste du jour fut employé à prendre congé, et le jour suivant je quittai Dresde dans la voiture de mon général. Après avoir passé la nuit à Selbitz, chez M. Benquoldorf (Benkendorf ?), nous arrivâmes le lendemain à Leipzig, où nous fîmes un séjour d’une semaine. C’est là que je reçus mon équipage, dont le roi me faisait présent. Il se composait de quatre chevaux de selle, d’une berline avec douze mules, d’un nombre proportionné de serviteurs et d’un palefrenier en chef. Il y avait aussi (appendice qui n’était guère de mon goût) un gouverneur, sous le titre de «gentilhomme, » le frère de mon dernier gouverneur M. Desteste. Le 15 janvier 1709, Schulenbourg passa le corps en revue à Lützen; on me plaça dans le premier bataillon, on me donna un fusil, et je fus salué enseigne. Schulenbourg était appuyé contre le monument qui indique l’endroit où est tombé Gustave-Adolphe ; il m’embrassa quand j’eus prêté serment et m’adressa ces paroles : « Je désire que ce lieu vous soit d’un bon augure. Puisse l’esprit du grand homme qui est mort ici reposer sur vous! puissent sa douceur, sa sévérité, sa justice, vous guider en toutes vos actions! Soyez aussi obéissant envers vos chefs que ferme dans le commandement; jamais de faiblesse, soit par amitié, soit par ménagemens, alors même qu’il ne s’agirait que de légères infractions. Soyez irréprochable dans vos mœurs, et vous dominerez les hommes. Tel est le fondement indestructible de notre pouvoir ; les autres qualités dont notre carrière réclame le concours sont des présens de la nature ou des fruits de l’expérience. » Je lui répondis que j’acceptais avec joie ce favorable augure, et que je saurais mettre ses conseils à profit. Il m’embrassa une seconde fois, et je rentrai dans les rangs. Le soir, Schulenbourg me présenta au corps des officiers, et je donnai un souper de cent couverts. Le 16 janvier, le corps d’armée partit pour la Flandre. Je marchai constamment à pied. Mon colonel, M. de Preuss, quoique fort avancé en âge, me tenait compagnie avec quelques autres officiers. Pour me divertir, il fit placer à la tête du bataillon un joueur de cornemuse et plusieurs soldats qui excellaient à chanter des chansons bouffonnes. Les autres soldats apprirent bientôt le répertoire et faisaient chorus à chaque couplet; jamais, depuis ce jour-là, je n’ai vu marche si joyeuse. Aussi n’y eut-il pas un seul déserteur. Il gelait fort heureusement, et le froid avait séché les boues. A la longue pourtant, je ne pus supporter les fatigues de la marche ; mes pieds étaient blessés en vingt endroits, mon lourd fusil avait marbré mes épaules de brun et de bleu; on fut obligé de me faire monter à cheval pendant quelques jours, mais les soldats se moquaient de moi, et aussitôt qu’il me fut possible de marcher je repris mon rang parmi les piétons. Schulenbourg était resté derrière nous pour régler quelques affaires; il nous rejoignit à Wolfenbüttel, et je dînai avec lui à la table du vieux duc Antoine-Ulric, qui me témoigna beaucoup d’amitié. De là nous nous rendîmes à Hanovre, où je fus très bien reçu malgré (qui s’était passé avec mon oncle; le jour même de mon arrivée, je fus invité à souper chez le prince-électeur. »


On aime à voir dans ce récit naïf la noble figure du comte de Schulenbourg. L’adversaire de Charles XII, le compagnon du prince Eugène, le libérateur de Venise, c’est-à-dire un des premiers capitaines de son époque, donnant des leçons au futur vainqueur de Fontenoy sur le terrain consacré par la mort de Gustave-Adolphe, assurément ce n’est point là une scène vulgaire. « Soyez irréprochable dans Aos mœurs, et vous dominerez les hommes; » ces paroles avaient leur signification éloquente devant le monument du héros suédois : si le fils d’Aurore de Kœnigsmark s’était toujours souvenu de la scène de Lützen, il n’eût pas disposé de sa vie comme il l’a fait, il eût traversé sans s’amoindrir les heures funestes de l’inaction, et son nom aurait une place meilleure encore dans l’histoire.

Presque tous les biographes de Maurice de Saxe racontent qu’il accompagna ou plutôt qu’il suivit secrètement le roi son père dans un voyage que celui-ci fit en Flandre au mois de juillet 1808. Le 30 juillet, Frédéric-Auguste avait écrit à ses ministres qu’il projetait « un voyage de plaisir pour se désennuyer des chagrins qu’il avait eu à supporter depuis un certain temps. » Il ajoutait dans un billet au comte de Flemming : « Ne permettez pas que qui que ce soit me suive. » Le jeune Maurice avait-il donc enfreint les ordres de son père et dérouté la surveillance de ses gardiens? Une tradition singulière, répétée par tous les historiens, s’était accréditée à ce propos; on disait que l’enfant était parti à pied, qu’il avait suivi le roi de ville en ville sans que personne soupçonnât son escapade, et que, Frédéric-Auguste étant allé trouver le prince Eugène sous les murs de Lille, Maurice avait paru tout à coup, demandant à faire ses premières armes. Il s’était battu en effet, ajoute la tradition, et battu comme un héros. C’était commencer de bonne heure; Maurice n’avait pas encore atteint sa douzième année. Les mémoires que nous venons de traduire ne permettent malheureusement plus de répéter cette légende. La vérité est que le roi de Saxe partit de Pilnitz le 30 juillet 1708, accompagné seulement de deux amis, qu’il traversa les Flandres et alla visiter le duc de Marlborough et le prince Eugène, occupés alors au siège de Lille. N’était-ce donc que pour se désennuyer, comme il le dit? ou bien, méditant une reprise d’hostilités contre Charles XII, voulait-il consulter à ce sujet les deux plus illustres généraux de l’Europe? Là-dessus, point de renseignemens. Quant à Maurice, on a vu par son récit même qu’il débuta seulement l’année suivante dans la carrière des armes, et que la première de ses prouesses fut cette longue marche à pied de Lützen à Hanovre par le terrible hiver de 1709. Les panégyristes de Maurice en France et en Allemagne ont mêlé tant d’anecdotes suspectes au récit de ses aventures qu’il n’est pas inutile de rectifier les faits et les dates, fût-ce même sur des points secondaires. L’exactitude des détails, la critique corrigeant la légende, tel est l’intérêt des documens exhumés par M. de Weber du fond des archives de Saxe.

Voilà donc Maurice sous-officier à douze ans sous le comte de Schulenbourg, et contre qui va-t-il déployer sa précoce ardeur ? Contre ces soldats de la France qu’il mènera un jour à la victoire. C’était le moment où Louis XIV payait si cher son orgueil envers l’Europe et l’imprudent dédain qu’il avait témoigné naguère au fils de la comtesse de Soissons. Le prince Eugène tenait en échec la fortune du grand roi. L’heure sombre où nous étions si menacés est celle-là même où le jeune Maurice s’accoutuma gaîment aux premières émotions de la guerre. Il prit part au siège de Tournay, au siège de Mons, à la bataille de Malplaquet, non pas qu’il ait accompli tous les hauts faits et prononcé toutes les paroles que lui attribuent ses biographes : l’imagination s’est donné carrière en voyant cet enfant sous le harnais, à côté des Eugène et des Schulenbourg. Celui-ci nous le montre, au passage de l’Escaut, traversant le fleuve le premier et cassant la tête d’un coup de pistolet à un soldat français qui lui barre la route ; celui-là veut qu’au siège de Mons il ait rempli des fonctions actives à la tête de l’état-major ; un autre affirme qu’à Malplaquet, après avoir vaillamment payé de sa personne, il s’écria le soir de la bataille : « Je suis content de ma journée. » Il est impossible assurément qu’il n’y ait pas quelque chose de vrai dans ces traditions répétées de bouche en bouche : Maurice était brave, intrépide, impatient de se faire sa place dans le monde, et ses compagnons d’armes avaient gardé le souvenir de cette héroïque impatience ; mais si l’impression générale est exacte, les détails ne le sont pas toujours. Le comte de Schulenbourg avait promis à la comtesse de Kœnigsmark de veiller sur son fils. Il suffisait d’exciter ou d’entretenir son ardeur, sans l’exposer inutilement. À Malplaquet par exemple, il est certain qu’on ne l’a pas vu s’essuyer le front, s’applaudir de la victoire comme si elle était son œuvre, et s’écrier d’un ton théâtral : « Je suis content de ma journée, » car Schulenbourg l’avait placé ce jour-là dans le corps de réserve, et l’impétueux enfant n’assista que de loin aux péripéties de la bataille. L’impatience du jeune soldat sous la main paternelle de Schulenbourg n’est-elle pas à la fois plus vraisemblable et plus touchante que les rodomontades des panégyristes ?

Quand on vient de lire dans les mémoires du maréchal cette page naïve qui nous représente si bien ses débuts, quand on a pris une exacte idée de son rôle auprès du prince Eugène grâce aux documens révélés par M. de Weber, c’est vraiment un curieux contraste que de faire apparaître les rhéteurs académiques et leurs éloges officiels. Donnons-nous ce plaisir un instant. Or voici ce que Thomas écrivait dans cet Eloge de Maurice, comte de Saxe, qui remporta le prix d’éloquence à l’Académie française en 1759[3] : « Le plus sage des philosophes, Socrate, crut avoir un génie qui veillait auprès de lui. Ne pourrait-on pas dire que tous les grands hommes en ont un qui les guide dans la route que leur a tracée la nature, qui tourne de ce côté toutes leurs sensations, toutes leurs idées, tous leurs mouvemens, qui nourrit, échauffe, fait germer leurs talens, qui les entraîne, qui les subjugue, qui prend sur eux un ascendant invincible, qui est en un mot l’âme de leur âme ? C’est ce qu’on peut reconnaître dans Maurice. Dès le berceau, cette âme fière et intrépide sembla s’élancer vers les combats. À peine sa main put-elle soutenir le poids d’une épée, qu’il renonça à tout autre amusement qu’à l’exercice des armes. Il dédaigna d’abaisser la hauteur de son âme à l’étude de ces sciences plus curieuses qu’utiles, dont la connaissance ingrate et frivole occupe l’oisiveté de l’enfance, et, semblable à ces anciens Romains, il parut d’abord mépriser tous les arts, excepté le grand art de vaincre. » Ces sciences plus curieuses qu’utiles, ces frivoles occupations de l’oisiveté enfantine dédaignées de si haut par ce vieux Romain du XVIIIe siècle, c’était tout simplement la grammaire et les humanités, les premiers élémens de cette instruction sans laquelle l’homme le mieux doué ne sera jamais que la moitié de lui-même. Schulenbourg, qui avait aussi étudié l’art de vaincre, n’était pas précisément de l’avis exprimé ici par le panégyriste, et quand il arrivait que son élève laissât éclater non pas le mépris d’un patricien de la vieille Rome, mais l’aversion d’un mauvais écolier pour les exercices virils de l’intelligence, il intervenait aussitôt avec sa vigilante et sympathique autorité.

Schulenbourg en effet ne cessa de témoigner à Maurice l’affection la plus tendre. Il ne le considérait pas seulement comme son élève ; on eût dit un père surveillant l’éducation de son enfant. Attaché à la comtesse de Kœnigsmark par une sympathie chevaleresque, il avait promis de la remplacer auprès de son fils : ses dispositions, si favorables d’avance, devinrent presque de l’enthousiasme quand il vit le jeune enseigne déployer tant de qualités brillantes et promettre un grand capitaine. Entre la campagne de 1709 et celle qui devait commencer l’année suivante, Maurice ne retourna pas à Dresde, comme l’ont dit tous ses biographes : il resta sur le théâtre des événemens, en Flandre, à Bruxelles, où Schulenbourg voulait qu’il employât ses quartiers d’hiver à la continuation de ses études. Homme de guerre et d’aventures, Schulenbourg était un digne compagnon du prince Eugène ; il savait que la culture littéraire et morale est aussi indispensable à un chef d’armée que les connaissances techniques et l’exercice du métier. Il faut être un homme pour commander des hommes; si nos facultés grandissent au feu de l’action par une sorte de fécondation subite et merveilleuse, il est d’autant plus nécessaire de les préparer avant l’épreuve, car l’action ne développe en nous que ce qu’elle y trouve. Il y avait alors à Bruxelles un collège de jésuites : Schulenbourg pensa-t-il que l’instruction donnée à Maurice par ses précepteurs était vraiment insuffisante? Avait-il quelque raison particulière pour recommander les jésuites de Bruxelles? On l’ignore; nous savons seulement qu’il eut le dessein d’y faire entrer le jeune soldat, et que ce projet alarma fort la comtesse de Kœnigsmark. Il y avait un fonds d’idées sérieuses chez la noble pécheresse; elle était protestante et tenait à sa religion. La lettre qu’elle écrivit sur ce point au comte de Schulenbourg, et que M. de Weber a retrouvée dans les archives de Dresde, éclaire d’un jour assez nouveau cette femme extraordinaire. Plus tard, en plein XVIIIe siècle, les Aurore de Kœnigsmark pourront bien, selon les circonstances, passer indifféremment d’une communion à l’autre; la mère de Maurice éprouve de véritables scrupules de conscience à l’idée de livrer son fils aux jésuites, et, tout en se soumettant d’avance à ce que décidera plus tard le roi de Saxe, elle supplie Schulenbourg de ne pas exposer son fils à des influences qu’elle redoute. C’est le 29 octobre 1709 qu’elle lui écrit ces mots dans une lettre en français datée de Hambourg : « Obligée en conscience d’éloigner le changement de religion autant qu’il sera en mon pouvoir, j’ose vous supplier, monsieur, de songer à un autre expédient. Le roi ne s’est jamais encore expliqué sur le point de la religion du comte de Saxe. Je crois qu’il a voulu voir premièrement comment iraient les conjonctures et en quel pays il pourrait l’établir. Il a souffert, en attendant, que je l’élève dans la religion luthérienne, où il a été baptisé. »

Pour comprendre ces derniers mots, il faut se rappeler que l’électeur de Saxe avait dû se faire catholique en 1696, lorsqu’il disputait le trône de Pologne au prince de Conti et à son habile chargé d’affaires, le cardinal de Polignac. La comtesse avait tort pourtant de se préoccuper de l’avenir à ce point de vue. Frédéric-Auguste est trop complètement étranger à de telles questions, le XVIIIe siècle sera trop dégagé de scrupules pour qu’un changement de religion puisse être nécessaire à la carrière de Maurice. Le fils d’Aurore de Kœnigsmark restera luthérien, non par foi, mais par indifférence. Mme de Pompadour elle-même, nous le verrons plus tard, était étonnée de son incrédulité; ce n’était pas scepticisme et inquiétude, c’était un néant absolu de croyances religieuses et une parfaite tranquillité dans ce néant. Tel était d’ailleurs l’esprit des cours européennes même avant la mort de Louis XIV, avant la chute de Mme de Maintenon, et Leibnitz, qui signale en traits si énergiques, dès 1704, l’irréligion des hautes classes par toute l’Europe, y trouve l’annonce d’une révolution immense d’où sortira un ordre nouveau. Ce n’est donc pas sans une certaine surprise qu’on voit Aurore de Kœnigsmark éprouver de tels scrupules pour la religion de son fils et trembler à la pensée que les jésuites de Bruxelles pourront détruire ou affaiblir chez lui la croyance à la justification par la grâce. Où la foi va-t-elle se nicher? dirait Molière. Jésuites ou pasteurs luthériens, d’un bout du siècle à l’autre, ne feront que des élèves sceptiques; un esprit plus fort les domine tous, la révolution a commencé dans l’ombre; il faut qu’elle accomplisse son œuvre et que le christianisme, pour porter de nouveaux fruits, soit débarrassé à jamais des liens de l’ancien régime.

Maurice de Saxe n’ira pas chez les jésuites de Bruxelles; il continuera ses études jusqu’à la prochaine campagne sous la direction de son gouverneur, M. de Stötterrogen, et la haute surveillance du comte de Schulenbourg. L’inconvénient de ces éducations princières, c’est ordinairement l’absence de règles; ici, rien de semblable : une instruction très précise est envoyée à M. de Stötterrogen, et il devra s’y conformer scrupuleusement. A six heures du matin, réveil du jeune comte; une demi-heure lui est accordée pour sa toilette. A six heures et demie, la prière, puis le déjeuner, c’est-à-dire quelques tasses de thé, ensuite le travail jusqu’à une heure de l’après-midi. A une heure, repas, leçon de danse, leçon d’escrime, et dans l’après-midi encore deux heures de travail consacrées à l’arithmétique et à l’orthographe. « Pendant le travail sédentaire, disait le règlement, il y aura sur la table une horloge de sable, afin que le temps ne se passe pas en inutilités. » On fit encore dans le même programme : « Le comte ayant appris pendant cette campagne plusieurs belles sentences morales, soit latines, soit françaises, les ayant même dans plusieurs rencontres appliquées avec discernement, il les répétera tous les jours, et en augmentera le nombre au moins de trois ou quatre par semaine. » Si l’esprit général de ce règlement ne trahissait l’inspiration de Schulenbourg, on le reconnaîtrait sans peine à ces dernières lignes. Qui donc, si ce n’est lui, a pu apprendre à Maurice ces belles maximes, ces nobles sentences, en français et en latin ? Qui donc a pu le voir presque aussitôt en faire des applications si heureuses?

Maurice retourna au camp des alliés dès le commencement de la campagne de 1710; il assista au siège de Douai, de Béthune, d’Aire, et, plus libre cette fois de s’abandonner à son impétuosité naturelle, il paraît bien qu’il déploya une éclatante bravoure : prouesses d’enseigne et de sous-lieutenant, à Jeune homme, lui dit un soir le prince Eugène, apprenez à ne pas confondre la témérité avec la valeur. » La campagne finie, il se rendit à Utrecht, mais bientôt après il fut rappelé en Saxe par un ordre du comte de Flemming; le 26 janvier 1711, il arrivait à Leipzig auprès de sa mère, et le comte de Schulenbourg, au moment de se séparer de son élève, lui adressait de paternelles admonitions pour l’avenir.

Schulenbourg est une des grandes figures de cette époque. Général au service du roi de Saxe ou de la république de Venise, il appartient à la famille de ces soldats allemands du XVIIe et du XVIIIe siècle, qui acceptaient un pays pour client et lui prêtaient leur épée, cherchant moins les profits que les occasions de gloire. Condottieri de quelque grande cause, ils ne ressemblaient pas plus aux mercenaires des temps passés que la civilisation du XVIIe siècle ne ressemblait à celle du moyen âge. Gustave-Adolphe n’était-il pas leur modèle? N’ont-ils pas à citer encore ce comte de Schauenbourg-Lippe, qui devint en 1761 généralissime de l’armée portugaise? ou ce vaillant Steuben, qui fut le digne auxiliaire de Washington et de La Fayette dans la guerre de l’indépendance américaine? Le comte de Schulenbourg a sa place marquée dans ce noble groupe. C’était un chef vigilant, intrépide, plein de ressources, admiré de Charles XII, qui recula devant lui, estimé de Villars autant que du prince Eugène, soldat austère et qui ne craignait que Dieu. On ne lira pas sans intérêt les conseils si graves, si touchans, qu’il adressait à Maurice de Saxe au moment de quitter le service du roi son père.


« 13 octobre 1710,

«J’espère que vous tâcherez d’employer bien votre temps; le principal sera d’entrer en vous-même et de considérer que vous serez misérable toute votre vie, si vous ne vous rendez pas habile et que vous ne tâchiez d’avoir bien plus de mérite qu’une infinité d’autres hommes. Vous en savez les raisons aussi bien que moi, et vous comprenez bien que je vous parle en ami et sans aucune vue d’intérêt... Il vous faut deux choses : la première est d’être honnête homme, ce qu’on ne saura jamais être si on ne craint Dieu, qui est la base de tout; alors vous avez le cœur bon et bien placé, vous êtes sincère en tout ce que vous dites et faites, et vous n’avez garde de rendre jamais de mauvais services à personne. La seconde est d’être habile; vous avez déjà vu le monde, et vous n’ignorez pas combien de choses il faut pour être habile et homme de mérite. Commencez donc dès aujourd’hui à bien employer le temps et à vous proposer fermement de ne pas perdre un quart d’heure sans profiter et sans apprendre quelque chose; il n’y a rien de si horrible que d’être ignorant. On a honte de soi-même et on enrage cent fois par jour, aussi souvent que l’on se trouve parmi le monde. Quel plaisir ou profit avez-vous de perdre à cette heure le temps sans rien apprendre? Suivez mes bons avis et les conseils de vos bons amis, et vous vous en trouverez bien. Il est encore temps. »


Et quelques mois plus tard, à la date du lli mars 1710 :


« J’apprendrai avec bien du plaisir que vous soyez bien dans l’esprit du roi; tout le reste se donnera, pourvu que vous songiez à former votre esprit et à régler votre cœur, de manière que l’un soit sans visions ni chimères, et l’autre rempli de vérité et de probité, à quoi il faudra ajouter l’application, sans laquelle on ne saurait bien réussir en tout ce que l’on entreprend... Il faut tant de choses pour réussir dans le monde! et rien n’est plus horrible que d’être ignorant dans sa profession. Entrez donc en vous-même et profitez du temps. A quoi sert-il de s’amuser avec des bagatelles?... Évitez surtout les mauvaises compagnies, qui ne font que gâter tous ceux qui donnent là dedans, et cela pour le reste de leurs jours. Fréquentez les gens d’honneur et ceux qui sont habiles, et contractez des sentimens dignes d’un homme d’honneur. Tout cela doit être fondé sur la vraie crainte de Dieu... »


Nous avons tenu à citer ces paroles du général parce qu’elles n’ont été publiées que de nos jours. Parmi les écrivains qui se sont occupés de Maurice de Saxe, aucun ne les donne, aucun même n’a senti l’intérêt du rôle que remplit Schulenbourg auprès de cet enfant si bien doué, mais si insouciant du travail et des vertus austères. Il y a trente ans qu’un héritier du nom de Schulenbourg, compulsant les archives de sa maison, en a extrait les documens les plus précieux pour l’histoire européenne à la fin du XVIIe et au commencement du XVIIIe siècle[4]. Il convenait d’en détacher ici cette page. L’idée du devoir, l’idée de Dieu apparaîtra trop rarement dans l’histoire du maréchal de Saxe pour qu’on ne saisisse pas l’occasion de la faire briller au début de cette existence marquée par tant de journées glorieuses, mais agitée aussi par tant de passions sans frein.


II.

Les succès du jeune enseigne sous les drapeaux du prince Eugène avaient retenti à la cour de Dresde; le roi, si brave lui-même, reconnut bien sa race. Toutefois, au moment même où il lui préparait le meilleur accueil, il hésitait encore à lui donner un nom et un rang dans le monde. Un nom et un rang, la reconnaissance et l’établissement de l’enfant par le père, voilà ce que la comtesse de Kœnigsmark ne cessait de demander à Frédéric-Auguste. Le roi finit par céder. Le 10 mai 1711, après un voyage à Dresde, la comtesse écrivait à Schulenbourg : «Le roi a enfin reconnu le comte de Saxe par une récognition signée de sa main à tous les collèges de Dresde, et communiquée au conseil privé, au conseil du cabinet et à la régence. Il lui donne avec cela un comté de 10,000 écus de revenus. Jugez, monsieur, combien j’ai eu de bonheur cette fois dans mon voyage à Dresde. »

Le budget de Maurice de Saxe était en effet une des grandes préoccupations de la comtesse de Kœnigsmark. La comtesse n’était pas riche : les affaires fort embrouillées de son frère Philippe n’avaient pu être mises en ordre après sa tragique disparition. Si le roi n’était venu au secours de son fils, quelle pouvait être dans l’avenir la situation de Maurice? Sa joie ne fut pas de longue durée. Soit que la pension de 10,000 écus ne fût pas payée régulièrement, soit que la somme fût insuffisante pour un jeune prince libéral et prodigue, la comtesse, durant deux ou trois ans, va être occupée sans relâche à implorer pour Maurice la générosité du roi ou de ses ministres. Sa tendresse maternelle devient si importune au roi qu’il lui interdit sur ce point toute nouvelle demande : elle se tourne alors vers le premier ministre, ce comte de Flemming qui a tant de fois combattu son influence, qu’elle a poursuivi elle-même si vivement d’une haine féminine, et devant lequel aujourd’hui la mère désolée consent à humilier son orgueil. Elle lui écrit le 1er août 1712 : «Votre excellence trouvera une occasion de s’employer en faveur du comte de Saxe par le décès de Ramsdorf, touchant les biens qui en reviendront au roi. Sa majesté m’a fait défendre de me mêler de ces affaires; mais il me sera permis de vous solliciter, monsieur, sans y paraître en aucune manière. Vous aurez la bonté de me ménager et de prendre à cœur une malheureuse destinée, si longtemps traversée. » Ce Ramsdorf était un haut et puissant dignitaire de la Saxe, emprisonné pour un pamphlet intitulé Portrait de la cour de Pologne, et qui venait de mourir sous les verrous. On croyait que ses titres et ses biens, confisqués pour crime de lèse-majesté, allaient faire retour à la couronne, et la comtesse, dans l’impatience de sa sollicitude, voyait là une occasion toute naturelle d’assurer l’avenir de son fils. Le roi fut d’un autre avis. « J’ai recommandé au roi les intérêts du comte de Saxe, écrit Flemming le 4 août : sa majesté fait paraître beaucoup de bonne volonté; mais à l’égard de l’héritage de Ramsdorf le roi a trouvé la chose trop douteuse pour en disposer en faveur du comte de Saxe. » La comtesse revient à la charge : si cette voie est mauvaise, qu’on en suive une autre. Pourquoi le ministre ne prendrait-il pas l’initiative de quelque mesure favorable au fils du roi? Le roi, qui a reconnu Maurice comme son enfant, attend sans doute du ministère l’accomplissement des devoirs que cette reconnaissance lui impose. «Votre excellence, ajoute-t-elle, aura la bonté de représenter à sa majesté que ces sortes d’enfans ont besoin d’être soutenus et poussés par la faveur des grands. »

Pendant ces négociations, Maurice plaidait sa cause à sa manière. En 1711, il avait suivi le roi en Poméranie ; en 1712, il prit part au siège de Stralsund, où Charles XII était attaqué à la fois par les rois de Prusse, de Danemark et de Pologne. Impatient de voir ce Charles XII qui remplissait le monde du bruit de son nom, et qui, sept années auparavant, avait détrôné Frédéric-Auguste, il se jetait au fort de la mêlée, persuadé qu’il le trouverait à coup sûr là où le danger était le plus grand. L’année suivante, Frédéric-Auguste lui donnait un régiment de cuirassiers, et bientôt après, voulant assurer une fois pour toutes la fortune du jeune colonel, il le mariait à la plus riche héritière de ses états.

On sait les scandales et le triste dénoûment de cette union ; mais nul n’en connaissait les étranges préliminaires avant les révélations des archives de Dresde. L’aventure est curieuse. Ce n’est pas le tableau d’un mariage royal comme celui qui a été tracé d’une main si ferme et d’une plume si vive par un illustre historien de nos jours[5] ; nous n’y trouverons pas, comme dans ce beau récit, des renseignemens intimes sur les trois plus grandes cours de l’Europe et sur les personnages qui y jouaient un rôle au début d’une époque mémorable : j’oserai dire pourtant que ce mariage semi-bourgeois, semi-royal, ce mariage d’un fils naturel du roi de Pologne avec une riche héritière de la Saxe est une page qu’il faut restituer à l’histoire. Il peint en traits ineffaçables et le caractère du maréchal de Saxe et les mœurs du XVIIIe siècle.

Il y avait en Saxe au commencement du XVIIIe siècle un gentilhomme nommé Ferdinand-Adolphe de Loeben, qui possédait d’immenses domaines sur tous les points de la contrée, et n’avait d’autre héritier qu’une fille unique, Johanna-Victoria. Cette dot énorme était convoitée par les plus grands personnages. Dès l’âge de huit ans, Johanna-Victoria avait été demandée en mariage par un des premiers seigneurs de la cour de l’électeur palatin, le comte Henri-Frédéric de Friesen, fils du maréchal comte de Friesen et de la marquise de Montbrun. Le 26 avril 1706, M. de Loeben souscrivit à un contrat par lequel il s’engageait à donner sa fille en mariage au comte de Friesen, pourvu toutefois que ledit comte sût gagner l’affection de l’enfant et la conserver jusqu’à l’époque où elle deviendrait nubile. Peu de temps après, M. de Loeben mourut, et sa veuve épousa en secondes noces un lieutenant-colonel au service de l’électeur de Saxe, M. de Gersdorff. Ce M. de Gersdorff était un habile homme. Peut-être avait-il épousé la mère pour accaparer au profit des siens la fortune de la fille. En tout cas, cette opération hardie, soit qu’elle fût préméditée de longue main, soit qu’elle ait été inspirée subitement par les circonstances, ne tarda point à s’accomplir. M. de Gersdorff obtint de sa femme que l’immense héritage de Mlle de Loeben ne sortît pas de sa nouvelle famille. Pourquoi livrer tant de trésors à des mains étrangères? N’avait-il pas un neveu tout prêt à les recueillir? En faire profiter un des siens, n’était-ce pas en quelque sorte les confier à un dépositaire? N’était-ce pas du moins une manière de ne pas s’en séparer tout à fait? La mère consentit, on déchira sans plus de façon le contrat passé avec M. de Friesen, et la jeune fille, trop jeune encore pour avoir une volonté, fut fiancée en 1707 à M. de Gersdorff, lieutenant de cavalerie, comme elle avait été promise en 1706, promise solennellement et par traité authentique, à M. le comte de Friesen, colonel et chambellan de l’électeur palatin. Le comte de Friesen allait-il se résigner à cette violation du contrat? Pour écarter d’avance ses protestations, on joue une comédie singulière. Le lieutenant Gersdorff enlève l’enfant, avec autorisation préalable, l’emmène en Silésie, fait célébrer son mariage à Neuendorf par un ecclésiastique dont le dévouement lui est acquis, et vient réintégrer sa femme, car il l’appelle de ce nom, entre les mains de sa mère. Le comte de Friesen, informé de l’aventure, jette les hauts cris, dénonce au gouvernement saxon la fourberie dont il est victime, et se déclare résolu à obtenir de l’église l’annulation d’un mariage célébré contre toutes les lois divines et humaines. Or, depuis quelques années déjà, Frédéric-Auguste avait des vues sur l’avenir de la jeune héritière; il la destinait au comte Maurice. Les plaintes de M. de Friesen lui furent une occasion toute naturelle de s’ingérer arbitrairement dans les affaires de la famille de Loeben. Le 19 mars 1708, il écrit de sa main à l’un de ses chambellans, M. de Zegler, pour lui donner l’ordre de diriger l’éducation de Mlle de Loeben, de la préparer à tenir son rang dans le monde, et de veiller surtout à ce qu’elle ne contracte point avant l’âge une alliance précipitée, indigne de sa fortune et de son rang. M. de Zegler répond au souverain qu’il accepterait cette tutelle sans hésiter, si son influence ne devait être combattue par la mère et le beau-père de sa pupille. Aussitôt ordre est donné au nom du roi d’amener à Dresde Mme de Gersdorff et Johanna-Victoria; on les sépare, on les met au secret, on les interroge, comme s’il y avait là un crime à punir et une victime à venger. Enfin quand l’enquête est terminée, quand il est bien établi que Mme de Gersdorff a laissé enlever sa fille âgée de neuf ans par un neveu de son mari, et que celui-ci, pour confisquer d’avance la fortune de l’enfant, s’est fait unir à elle devant un autel profané, ce mariage, déféré au consistoire supérieur, est déclaré nul et de nul effet. La mère a beau protester en versant des flots de larmes, elle ne reverra plus sa fille. Johanna-Victoria est confiée à une personne de la cour. Mme de Trützschler, afin que, désormais soustraite aux influences coupables, elle puisse grandir librement et se choisir elle-même un époux, quand le moment sera venu. Cruelle punition pour la mère imprudente! En vérité, comédie pour comédie, on ne sait laquelle vaut le mieux. La première avait du moins le mérite de la franchise; la cupidité de M. de Gersdorff, en se servant de moyens si blâmables, n’invoquait pas hypocritement l’intérêt de la moralité publique. Quant aux influences tyranniques dont on voulait préserver le libre choix de la jeune fille, elles n’avaient fait que changer de nature ; au lieu de la volonté impérieuse d’une mère, c’étaient les caresses intéressées des agens de Frédéric-Auguste. Mlle de Loeben était une âme frivole; on l’amena sans peine à remercier le roi de sa délivrance et à exprimer son aversion pour M. de Gersdorff. Frédéric-Auguste manda le jeune lieutenant en son palais, et après lui avoir adressé les plus sévères reproches, après avoir en quelque sorte suspendu sur sa tête le châtiment de son indignité, il ajouta qu’il daignait lui faire grâce, s’il prenait l’engagement de renoncer pour toujours à Mlle de Loeben. En même temps une négociation fut ouverte avec M. le comte de Friesen pour déchirer le contrat de 1706; ce fiancé à longue échéance, si bizarrement accepté, si bizarrement éconduit, reçut une indemnité en bonne monnaie d’or. Telle était la dignité de ces gentilshommes, telles étaient les nobles mœurs d’un pays que les chroniqueurs du temps nommaient la Saxe galante.

Sur un terrain préparé de la sorte, le jeune héros de Stralsund n’eut pas de peine à supplanter ses rivaux. On dit que la riche héritière lui plaisait médiocrement, et que s’il consentit à lui faire sa cour, ce fut le nom de la jeune fille qui le décida. « Soit! aurait-il dit, épousons la victoire ! » Quant à Johanna-Victoria, la position quasi royale de Maurice, encore plus que sa gloire naissante, éblouit tout d’abord sa vanité enfantine. Il y a une lettre de sa main, en date du 30 juillet 1711, où nous lisons ces mots : « Je vous assure, en ce qui me concerne, que je vous serai éternellement attachée; dussé-je être privée longtemps de votre conversation, jamais je ne renoncerai à vous. Je vous prie de me conserver aussi un peu d’affection, et j’ose dire que je n’en doute pas. Enfin je me recommande à votre constante amitié, et je reste, monsieur le comte, votre très fidèle Johanna-Victoria de Loeben. » Elle ajoutait en post-scriptum des vers français que voici :

Que notre sort est déplorable
Et que nous souffrons de tourment
Pour nous aimer trop constamment!
Mais c’est en vain qu’on nous accable :
Malgré nos cruels ennemis,
Nos cœurs seront toujours unis.

Pourquoi ce couplet d’opéra-comique ? Quels sont ces ennemis

cruels ? Se croyait-elle encore poursuivie par M. de Gersdorff ou le comte de Friesen ? Était-ce l’impatience de devenir enfin une dame et la crainte de voir le fils du roi lui échapper ? Mauvais enfantillage, si je l’ose dire, enfantillage d’une imagination surexcitée de bonne heure, et qui ne fait que trop pressentir les futurs désordres de la jeune femme.

Trois années plus tard, le 1er mars 1714, Maurice n’ayant encore que seize ans et sa fiancée quinze ans à peine, un édit royal les déclara majeurs tous les deux, « en considération, disait le souverain, de leur bonne conduite, qui nous est personnellement connue : Wegen ihrer Beiden Uns Selbst bekannten guten Aufführung. » Le 10 du même mois, les deux fiancés, les deux enfans signèrent leur contrat de mariage, où ils s’engageaient « par une solennelle et irrévocable promesse à s’aimer l’un l’autre comme mari et femme, en tout honneur et toute affection, jusqu’à la fin de leurs jours : Versprachen Kraftig und unwiderruflich, dass sie sich einander Zeit ihres Lebem ehelich, ehelich, und herzlich lieben wollten. » La cérémonie nuptiale eut lieu le 12 mars au château de Moritzbourg, et ce fut le signal d’une série de fêtes dans la royale demeure.

Ne semble-t-il pas que ces promesses solennelles, irrévocables, ces recommandations impérieuses et multipliées, aient eu ce jour-là une signification particulière dans la pensée de ceux qui les dictaient ? Elles offrent du moins un singulier contraste avec les événemens qui vont suivre. Maurice était une de ces natures de feu à qui l’action est nécessaire et qui se dévorent, qui se détruisent elles-mêmes dans l’oisiveté. Les archives de Dresde nous apprennent que la jeune comtesse de Saxe, étant devenue enceinte peu de temps après son mariage, supplia le roi de ne pas lui enlever son mari, de ne pas le laisser partir pour l’armée, au moins jusqu’à l’époque de sa délivrance. Elle eût mieux fait de l’envoyer elle-même aux combats. Elevé dans la cour la plus dissolue, le comte Maurice n’avait pas en lui assez de ressources pour échapper aux pièges d’une existence princière ; c’est sous le harnais que de tels caractères se déploient tout entiers. Il leur faut la lutte matérielle pour qu’ils fassent éclater leurs qualités morales ; trop peu préparés aux combats intérieurs, ils cèdent au premier choc, si l’action ne les soutient pas. Maurice, au milieu des camps, n’est pas seulement un capitaine de génie, un inventeur de manœuvres, un tacticien original, c’est un homme, un cœur aux inspirations généreuses ; dans le train de la vie commune, ce n’est plus qu’un débauché dont Voltaire lui-même ne pourra parler sans dédain. Ce caractère se dévoile à nous dès ces premières années. On raconte que le 21 janvier 1715, le jour où la comtesse de Saxe mit au monde son enfant (c’était un fils qui vécut seulement quelques jours), Maurice commit une témérité qu’il faillit payer de sa vie. Il avait organisé une partie de traîneau sur l’Elbe. Or le dégel avait commencé, bien qu’une couche de glace couvrît encore les eaux du fleuve, et c’était vraiment folie que de s’exposer à un tel péril. Malgré toutes les remontrances, il tint bon, emmenant avec lui deux compagnons qui sans doute, en présence de ses bravades, n’avaient pas eu le courage de se montrer plus prudens. C’étaient le prince Henri II de Reuss et un cavalier dont on n’a pas dit le nom. Maurice tient les rênes, ils partent, ils volent; mais soudain la glace se rompt, et cheval et traîneau disparaissent sous les ondes. Un instant après, on voit apparaître à fleur d’eau la tête du comte de Saxe; il s’accroche aux glaçons et finit par aborder au rivage. Le cavalier se sauve aussi; quant au prince de Reuss, il faillit ne pas sortir vivant de cet abîme, et ce fut à grand’peine que ses deux compagnons purent lui tendre une main secourable. Folles équipées de l’homme d’action qui se perdra dans les témérités inutiles ou les dissipations vulgaires, s’il ne lui est pas permis d’aspirer à la gloire !

Maurice obtint la permission de retourner à l’armée à la tête de son régiment, et il prit part aux guerres que l’électeur de Saxe soutenait alors pour reconquérir son royaume de Pologne. Un jour qu’il allait rejoindre l’armée saxonne à Sandomir, ayant cru sur un faux bruit qu’un armistice venait d’être signé entre les Saxons et les Polonais, il se mit en route accompagné seulement de cinq officiers et d’une douzaine de serviteurs. Arrivé au petit village de Krosniec, il se mettait à table avec ses officiers dans une salle d’auberge, quand on lui annonça que les ennemis accouraient. C’était une troupe d’environ huit cents cavaliers. Sans hésiter une seconde, Maurice se décide à la lutte et prend ses dispositions avec autant de sang-froid que de vigueur. Il a trop peu de monde avec lui pour défendre la cour de l’auberge et les murailles qui l’environnent; il se retranche dans la maison, résolu à s’ensevelir sous ses ruines plutôt que de se rendre. C’est Charles XII à Bender. Quelques-uns des soldats de Maurice gardent le rez-de-chaussée de la maison, tandis que les autres, déchargeant leurs mousquets par les fenêtres du premier étage, déciment les assaillans. Les postes d’en bas vont céder au nombre; Maurice les rappelle, détruit l’escalier, barricade les portes, et la lutte recommence avec acharnement. L’ardeur du chef et sa présence d’esprit se communiquent aux soldats. Vingt contre mille, ils comprennent qu’ils doivent frapper à coup sûr. Ceux-ci tirent par les croisées converties en meurtrières ; ceux-là, faisant des trouées dans le plancher, mitraillent du haut en bas l’ennemi entassé dans les salles. Le combat dura plus de cinq heures; les Polonais, dont les rangs venaient tomber tour à tour devant cette redoute si bravement défendue, se décident enfin à battre en retraite, laissant seulement quelques sentinelles pour investir la place. Maurice avait perdu trois hommes, et presque tous les autres étaient blessés; lui-même avait reçu un coup de feu à la cuisse. Pouvait-on compter le lendemain sur une résistance aussi solide de la part d’une poignée d’hommes mutilés? Il faut ici un coup de main exécuté avec la promptitude de la foudre. La nuit venue, quand on les croit endormis, quand les gardes eux-mêmes commencent à céder à la fatigue, le comte et les siens, armés jusqu’aux dents, s’élancent hors de la maison, massacrent les sentinelles, s’emparent des chevaux, leur mettent l’éperon dans les flancs, et, gagnant la forêt prochaine, sont bientôt à l’abri des poursuites.

Au milieu de ces actes d’héroïsme, Maurice de Saxe devait se livrer par instans à de singuliers excès, car nous voyons par les archives de Dresde que les accusations les plus graves pesèrent sur lui en différentes rencontres. Aussitôt la guerre finie, il se jetait dans les aventures de toute sorte, et de là bien des choses qui pouvaient scandaliser même la cour de Frédéric-Auguste. La femme du maréchal de Loewendal ayant essayé de le défendre contre je ne sais quel grief dont se plaignait amèrement le chef du cabinet saxon, M. le comte de Flemming, celui-ci répondait : « Je crains que, par une flatteuse complaisance pour lui, vous ne le gâtiez et ne détruisiez ce qu’il y a encore de bon en son naturel. » Ce qu’il y a encore de bon en son naturel ! Voilà un langage bien dur, si l’on se rappelle surtout ce qu’étaient les mœurs publiques. dans ces cours de Saxe et de Pologne. Et ce n’était pas seulement le comte de Flemming qui parlait ainsi, c’était le roi lui-même, puisque la comtesse de Kœnigsmark, précisément à cette époque (mars 1716), était obligée de justifier son fils auprès du roi et lui adressait la lettre que voici : « Depuis l’enfance du comte, je me suis étudiée à connaître son cœur; je n’ai jamais remarqué aucune mauvaise inclination, ni entendu dire de ma vie qu’il eût fait une mauvaise action... Si j’en dois croire plusieurs rapports de l’armée, il a fait son devoir au possible pendant cette campagne[6]. » Malgré les éclatans souvenirs invoqués ici par la comtesse, le comte de Saxe eut la douleur de perdre son régiment, et comment ne pas voir là une preuve nouvelle du mécontentement excité par ses désordres? Le comte Flemming ayant décidé le roi à opérer une réduction dans l’armée saxonne, on tira au sort entre plusieurs régimens pour savoir lesquels seraient licenciés; ne pouvait-on mettre à part celui que le fils du roi avait commandé d’une manière si brillante? Une scène très vive, assurent les chroniqueurs du temps, eut lieu à ce sujet entre le roi et le comte de Saxe ; le fils se serait plaint à son père avec une violence extrême, et, menacé d’un emprisonnement dans une forteresse, il serait sorti du palais en toute hâte, aurait fait seller son cheval, et serait allé se cacher au loin dans une des propriétés de sa femme. Nos documens des archives de Dresde ne contiennent, il est vrai, aucun détail à ce sujet. Il est impossible pourtant de révoquer en doute l’espèce de défaveur qui pesait alors sur Maurice de Saxe, et puisque la dissipation des mœurs dans une pareille cour ne devait pas être jugée bien sévèrement, que faut-il penser des incartades de toute sorte auxquelles s’abandonnait le jeune colonel?

Thomas affirme dans son Eloge du Maréchal de Saxe, et tous les historiens ont répété après lui, que Maurice prit part à la mémorable expédition du prince Eugène contre les Turcs en 1717. « Passionné pour la gloire, — s’écrie l’orateur, — avide de s’instruire, partout où il peut vaincre, c’est là sa patrie. Il devient encore une fois le disciple d’Eugène. Ce grand homme affermissait les barrières de l’empire contre ce peuple obscur dans sa source, mais redoutable dans ses progrès, ennemi des chrétiens par religion comme par politique, qui, sorti des marais de la Scythie, a inondé l’Asie et l’Afrique, subjugué la Grèce, fait trembler l’Italie et l’Allemagne, mis le siège devant la capitale de l’Autriche, et dont les débordemens peut-être auraient dès longtemps englouti l’Europe, si la discipline et l’art de la guerre ne devaient avoir nécessairement l’avantage sur la férocité courageuse. Maurice étudia contre ces nouveaux ennemis l’art de prendre les villes et de gagner les batailles. » Traduisez dans la langue de l’histoire ces périodes académiques, il restera ceci : Maurice de Saxe, en 1717, se rendit en Hongrie, où l’empereur d’Allemagne avait réuni sous les ordres du prince Eugène une armée de cent cinquante mille hommes destinée à refouler les Turcs au-delà du Danube. Il assista au siège et à la bataille de Belgrade. Là-dessus, Thomas s’exalte; il aperçoit en imagination son jeune héros écoutant les leçons du prince Eugène; il les répète, il les commente, rien ne manque à l’amplification oratoire, et après ce morceau à la Bossuet, où le double reflet de Turenne et de Condé illumine le front du jeune colonel, il termine ainsi pour couronner l’œuvre : « Telles étaient les leçons sublimes qu’Eugène donnait à Maurice. L’un méritait la gloire de les donner, l’autre celle de les recevoir, et ces deux hommes étaient également dignes l’un de l’autre. » Par malheur, rien de tout cela n’est exact. Maurice n’est pas allé en Hongrie, quoiqu’il ait sollicité avec ardeur un régiment pour le conduire à Belgrade. Nous savons au contraire, par les archives de Dresde, qu’il poussa des cris de colère contre le comte de Flemming, s’imaginant que l’obstacle venait de son mauvais vouloir. Un savant viennois, M. Alfred Arneth, qui a publié récemment une biographie très complète du prince Eugène avec les documens inédits des archives d’Autriche, nomme tous les officiers étrangers qui vinrent prendre part à cette expédition[7]. Hommes du nord et hommes du midi s’étaient donné rendez-vous à cette espèce de croisade dont le chef venait d’être solennellement béni et armé par le pape. On y voyait le jeune prince Emmanuel, frère du roi de Portugal Jean V, qui, après une querelle déplorable où le roi s’était oublié jusqu’à le frapper au visage, avait quitté à jamais son pays natal, et, admis dans l’intimité du prince Eugène, effaçait en héros la tache imprimée à son honneur. On y voyait tout un groupe de princes et de gentilshommes venus de la cour de France : le comte de Charolais, de la maison de Condé; le prince de Dombes, fils du duc du Maine, et par conséquent petit-fils de Louis XIV; le prince de Pons et le chevalier de Lorraine. Aurait-on pu oublier le fils du roi de Pologne parmi ces hôtes illustres? Les registres de la campagne de 1717, conservés aux archives de Vienne, ne mentionnent pas son nom une seule fois. C’est en vain sans doute que le colonel sans régiment avait demandé à son père l’autorisation d’aller se battre sous les drapeaux du prince Eugène; c’est en vain, nous le savons, qu’il renouvela sa demande l’année suivante. La comtesse de Doenhof ayant transmis au comte de Flemming les plaintes que Maurice ne cessait de proférer contre lui à l’occasion de ce refus, le ministre répondit le 30 mars 1718 : « M. le comte de Saxe se plaint à tort de moi sur ce qu’il ne va pas en Hongrie, puisque je lui ai dit à lui-même que j’en serais fort content, et qu’il n’avait qu’à en parler au roi. Il souhaite d’y aller à la tête d’un régiment; mais en a-t-il un, et puis-je de droit en ôter un à un autre colonel pour le lui donner? Enfin, quand cela se pourrait par droit, cela dépend-il de moi, et ne faut-il pas que le roi, à qui je lui ai dit de s’adresser, me l’ordonne?... Je vous prie, madame, de considérer encore si, tout fils de roi qu’il est, étant soldat et dépendant des articles de guerre, quoiqu’il n’ait pas de régiment, il fait bien de se plaindre légèrement de son supérieur, comme je le suis par l’ordre de sa majesté?... En manquant ainsi au point le plus essentiel, qui est de savoir obéir pour apprendre à commander, quel progrès pourrait-il faire dans le métier qu’il a embrassé, et qu’il veut continuer? »

Que faisait-il donc pendant ces longs mois d’inaction forcée? Une lettre de la comtesse de Kœnigsmark, tirée aussi des archives de Dresde, jette une triste lumière sur les juvenilia du futur vainqueur de Fontenoy. C’est encore à Flemming, au maréchal de cour, que s’adresse la pauvre mère, et elle lui écrit ces mots : « L’oisiveté du comte de Saxe est un état qui le perdra de réputation et de mœurs; il est impossible qu’il puisse rester sur ce pied sans blesser même la gloire du roi. C’est à sa majesté de prononcer ce qu’elle veut faire de lui, s’il doit partir pour les pays étrangers, ou si elle veut l’employer dans son service... » Elle écrivait au roi vers le même temps, à propos des embarras pécuniaires de son fils : «Ne pouvant vivre que par emprunts, l’indigence l’expose tous les jours à des choses indignes de lui, dont la fin ne peut être que le désespoir. »

Indignité, désespoir, voilà des mots bien tragiques. Et pourquoi craint-elle qu’il ne soit bientôt perdu de réputation? pourquoi cette pensée de lui ouvrir une autre carrière dans les pays étrangers? C’est que nous touchons ici à une crise funeste de sa vie, à une crise aussi mystérieuse que douloureuse : je dis mystérieuse, car ce drame domestique était assez mal connu jusqu’à présent, et les documens nouveaux ne l’ont pas encore dégagé de bien des parties obscures. Que Maurice de Saxe, avec sa nature fougueuse, son impatience de l’inaction et le peu d’attachement qu’il avait montré à sa femme dès le premier jour, ait donné à la comtesse les plus légitimes sujets de plainte, c’est ce qu’on n’a jamais ignoré. Quant à la jeune femme, on semble croire aujourd’hui qu’elle lui infligea la peine du talion, se vengeant du désordre par le désordre, et descendant aussi bas qu’il descendait lui-même. Voilà ce qu’il y a de plus clair dans ces ténébreuses anecdotes, et il faut y ajouter maintenant quelques détails nouveaux.

A la fin de l’année 1718, la comtesse de Saxe, privée de ses revenus par les dissipations du comte, va demander asile à Aurore de Kœnigsmark dans l’abbaye de Quedlinbourg. « Pour Mme la comtesse, écrit au roi la mère de Maurice (février 1719), il y a déjà près de quatre mois qu’elle s’est réfugiée chez moi dans l’abbaye, tous ses revenus étant pour les créanciers. Je lui dois trop d’amitié pour ne pas partager avec elle le peu que j’ai. » La démarche de la jeune femme, la lettre d’Aurore de Kœnigsmark à Frédéric-Auguste, tout semble prouver que la belle-mère et la bru sont parfaitement d’accord. Quelques mois se passent, et tout est changé. La comtesse de Saxe a quitté l’abbaye de Quedlinbourg, elle est revenue dans une de ses terres; c’est de là qu’elle écrit au roi une lettre suppliante où éclatent à la fois et la douleur d’avoir perdu l’affection de son mari et la défiance que lui inspire désormais Mme de Kœnigsmark. Que le père de Maurice lui vienne en aide; elle ne peut plus s’adresser à sa mère. Elle conjure donc Frédéric-Auguste de lui ramener le comte de Saxe ; mais pas d’imprudence, pas de paroles indiscrètes ! Maurice et sa mère doivent ignorer toujours que la comtesse de Saxe a osé porter ses plaintes aux pieds du roi. « Votre majesté, ajoute-t-elle, connaît l’esprit de la comtesse de Kœnigsmark, qui est capable de démêler les secrets les plus mystérieux ; ainsi elle peut juger dans quelle situation je suis, craignant à tout moment d’être découverte. » Elle revient plusieurs fois sur cette idée ; le roi ne saurait mener l’affaire avec trop de circonspection. Si le roi se montrait irrité contre Maurice, celui-ci se douterait bien que sa femme a élevé des plaintes, et alors elle serait perdue. Elle ajoute ces paroles touchantes : « Étant unis par un lien si fort, je souhaiterais ardemment de vivre en bonne intelligence avec lui, s’il avait seulement un peu de complaisance pour moi. Je serai toujours contente, s’il me témoigne quelque peu d’estime et ne me brusque pas à chaque instant dès que je parle à quelqu’un. Au reste, je fais serment à votre majesté que je me conduirai de telle manière que personne n’aura rien à me reprocher. » Cette lettre est du 26 août 1719 ; le 28, elle annonce au roi que Maurice l’a mandée auprès de lui ce jour-là même et lui a dit : « Je sais, madame, que vous vous plaignez de moi au monde entier. S’il vous plaît que nous nous séparions, j’y consens ; mais si vous voulez rester avec moi, je vous préviens que vous serez obligée de vous régler selon ma volonté. Votre conduite ne m’agrée en aucune façon, et je saurai bien la faire changer. Vous avez jusqu’à demain pour prendre une résolution. » Après avoir raconté cette scène inattendue, — je dis inattendue pour nous, qui ne sommes pas encore dans le secret, — après avoir montré ainsi l’accusé devenant tout à coup l’accusateur, elle invoque de nouveau la protection de Frédéric-Auguste et accuse Aurore de Kœnigsmark d’être la seule cause de ses malheurs. Aurore de Kœnigsmark, à l’entendre, est l’arbitre unique de sa destinée ; « mais plutôt que de me rendre son esclave, s’écrie-t-elle avec une irritation singulière, j’aimerais mieux me résigner au pain et à l’eau. »

Que s’était-il donc passé entre la comtesse de Saxe et la comtesse de Kœnigsmark ? La mère de Maurice avait-elle essayé en vain de réprimer les désordres de sa bru ? Avait-elle compris que tous ses efforts seraient vains, que la jeune femme, à la fois altière et dissimulée, vindicative et voluptueuse, ne renoncerait jamais à ses représailles, que l’honneur de son fils en recevrait de mortelles atteintes, que sa situation serait d’autant plus intolérable qu’il aurait moins le droit de s’en plaindre, qu’il serait ridicule s’il paraissait tout ignorer, odieux s’il prétendait sévir, et que ce mariage, tant désiré par elle comme un point d’appui pour l’avenir du comte de Saxe, allait devenir au contraire l’écueil de sa fortune? Est-ce pour cela que nous la verrons impitoyable dans ses rapports avec Johanna-Victoria, elle qui s’est montrée toute sa vie si indulgente et si bonne? Est-ce pour cela qu’elle poussera la haine jusqu’à désirer, bien plus, jusqu’à favoriser l’avilissement de la jeune femme, décidée qu’elle est à la perdre pour sauver Maurice? Nos documens des archives de Dresde nous font deviner cette situation plutôt qu’ils ne l’établissent avec netteté; mais de quelque manière qu’on explique ces fureurs, ces dénonciations, ces intrigues meurtrières, au travers desquelles la vérité a tant de peine à se faire jour, il faut reconnaître qu’il y a là une tragédie épouvantable.

Un des biographes d’Aurore de Kœnigsmark, l’Allemand Cramer, et le savant directeur des archives de Dresde, M. de Weber, affirment tous deux que la comtesse de Saxe, pendant son séjour à l’abbaye de Quedlinbourg, sous les yeux mêmes de sa belle-mère, avait déjà commencé à mener une vie de débauches. Suivant l’exemple de son mari, elle prenait ses amans tour à tour, ou plutôt à la fois, en bas comme en haut. Pourquoi la comtesse de Kœnigsmark, si vigilante plus tard, se montra-t-elle en ce moment si indifférente aux aventures de Johanna-Victoria? pourquoi attend-elle une année entière avant de se plaindre? pourquoi, se décidant enfin à intervenir, s’adresse-t-elle au roi par une dénonciation secrète, et non directement à la jeune femme? Les questions se succèdent sans réponse. À ces incertitudes d’un procès mal instruit ajoutez des aventures scandaleuses où le faux et le vrai sont mêlés d’une façon inextricable. Parmi les personnes qui composaient la maison de la comtesse de Kœnigsmark, se trouvait une jeune femme élégante et jolie. Mme Rosenacker. Elle suivit sa maîtresse à Dresde en 1720, quand celle-ci, sur l’ordre du roi, vint y tenter, en apparence du moins, la réconciliation des deux époux, et ne fit que les séparer davantage. La comtesse de Saxe, qui recevait sa belle-mère avec une attitude si résolument hostile, adressait au contraire mille avances à la Rosenacker, et finit par contracter avec elle une étroite intimité. Elle lui dit un jour très confidentiellement : « Savez-vous qu’un grand prince vous a remarquée? Il vous aime et m’a ordonné de vous amener à lui, à la promenade. » Ce grand prince, elle le donna clairement à entendre, c’était le roi. Assez troublée de cette nouvelle, la Rosenacker demande conseil à sa maîtresse, qui lui répond sans hésiter : « Il faut faire plaisir à ce grand prince sans se mettre en peine du reste. » On voit que les deux femmes se valaient; le conseil donné par la comtesse de Kœnigsmark est digne de la mission remplie par la comtesse de Saxe. Au reste, l’aventure n’eut pas de suites : le roi ne parut pas au rendez-vous de la promenade. Il est à peu près certain que la comtesse de Saxe avait imaginé ce roman pour éveiller l’ambition de la Rosenacker et l’attacher à ses intérêts; elle voulait avoir un espion auprès d’Aurore de Kœnigsmark. Celle-ci écrivait plus tard en parlant d’elle : « Son esprit étant naturellement porté aux intrigues, les laquais, les servantes, les sorcières, tout y fut employé. » Cette fois du moins l’intrigue ne réussit pas; la comtesse de Saxe, dans l’impatience de sa haine, avait manqué d’adresse, et, démasquant ses projets avant d’avoir tout à fait perverti sa complice, elle l’avait effrayée. Elle lui montra un jour deux petites boîtes contenant deux paquets d’une poudre blanche préparée par un Italien qui demeurait à Vienne : « Voilà le seul moyen, dit-elle, qui puisse me rendre ma liberté. » En même temps elle pria la Rosenacker de verser une de ces poudres à Maurice dans une tasse de café, — non pas dans une tasse de thé, car l’effet serait nul, — dans une tasse de café pur, et les choses suivraient leur cours lentement, mais infailliblement, sans que personne pût rien soupçonner. Le comte serait malade pendant quelque temps et mourrait au bout de quatre mois. Alors, sa mère tombant dans le désespoir, ce serait le moment de lui faire avaler l’autre paquet de poudre, et chacun attribuerait la mort de Mme de Kœnigsmark à l’excès de sa douleur. La Rosenacker, si dévouée qu’elle pût être à la comtesse de Saxe, ne put s’empêcher de frémir en face de ce plan effroyable où les douleurs prévues d’une mère entraient dans les combinaisons de l’assassin; elle répondit en pâlissant que le comte ne lui avait jamais fait aucun mal, qu’elle exposait sa vie en commettant un tel crime... À ces mots, et sans la laisser achever, la comtesse de Saxe entra dans une colère horrible, menaçant de lui faire prendre cette poudre à elle-même, si elle osait trahir sa confiance. Tel est du moins le récit de la Rosenacker, qui, malgré les menaces de la comtesse, s’empressa d’aller se jeter aux pieds de Mme de Kœnigsmark et de lui révéler ces horreurs. Peu de jours après, la jeune femme du comte Maurice allait trouver sa belle-mère, lui peignait la Rosenacker comme une vile intrigante, une créature scélérate, et l’engageait à se défier de ses calomnies. Entre sa belle-fille et sa suivante, Aurore de Kœnigsmark fut-elle embarrassée? Ce ne fut pas sa belle-fille qui l’emporta auprès d’elle en cette lutte honteuse : elle dut la croire capable des derniers forfaits après de telles révélations, car, ayant occasion d’écrire au comte de Saxe au sujet de ses affaires domestiques, c’est alors qu’elle lui donna le conseil « de lâcher entièrement la bride à la comtesse, qui se perdrait infailliblement. »

Quelle que soit d’ailleurs la vérité sur l’histoire que nous venons de transcrire, ce sont là de tristes paroles, et qui jettent bien des doutes sur ces intrigues. Comment savoir d’ailleurs si la Rosenacker est bien digne de foi, si elle n’est pas l’instrument de quelque machination ténébreuse, si ce n’est point elle qui a servi à précipiter dans le déshonneur Johanna-Victoria? Ce qui est incontestable, c’est l’acharnement d’Aurore de Kœnigsmark contre la comtesse de Saxe. « Il faut lui lâcher la bride, avait-elle dit; elle se perdra infailliblement. » Quelque temps après, soit que la bride en effet ait été lâchée, soit que la calomnie s’en mêlât, elle adressait au roi ce rapport de police, conservé aux archives de Dresde. Il est rédigé en français; nous demandons la permission, en le transcrivant ici, de rectifier, pour la commodité du lecteur, les incorrections de langage et les fautes d’orthographe dont il fourmille.


« Sire,

« On se croit obligé de donner un avis à votre majesté en vue de l’intérêt qu’elle y pourrait prendre, dût-il ne lui servir qu’à titre d’information fidèle. Mme la comtesse de Saxe, après le départ du comte son mari, continuant son train de vie avec d’autant moins de précaution qu’elle espérait ne pas le voir revenir de plusieurs années, fit un voyage incognito à Leipzig à la dernière foire de Pâques, où elle retrouva le page déserteur du comte son mari, nommé Iago, qui déserta mal à propos de chez le comte l’année passée, sans qu’on ait pu en pénétrer la raison. Ce page parut à Leipzig dans un équipage de prince très magnifique, en habits et en livrée, avec plusieurs chevaux de main, les uns plus beaux que les autres. Mme la comtesse lui permit accès auprès d’elle dans son incognito; elle consentit même à ce qu’il la suivît à sa terre de Schœnbrunn, en Lusace, où il fut reçu avec beaucoup de distinction, mangeant et jouant avec elle, honneur qu’il ne pouvait mériter ni comme page déserteur, ni comme servant au régiment d’Hammerstein des troupes prussiennes. Ces plaisirs et faveurs, dont les domestiques se scandalisèrent beaucoup, continuèrent pendant près de six semaines, jusqu’à ce que la nouvelle du prochain retour du comte arriva, qui leur causa une grande épouvante. Iago se sauva le plus tôt qu’il lui fut possible, et Mme la comtesse plia sa toilette peu de jours après, sous prétexte d’aller voir un de ses cousins en Silésie; mais, comme le page l’attendait à Liegnitz, où il lui avait fait arrêter des appartenions, on craint avec raison qu’ils ne poussent le voyage ensemble jusqu’à Breslau. Ce jeune homme marche dans une chaise à six chevaux, environné de fusils et de pistolets pour tirer plus de vingt coups de sa chaise : marque évidente qu’il craint d’être attrapé. Un voyage si scabreux pour l’honneur du comte ne peut qu’avoir des suites très fâcheuses... »


Cette dénonciation dut être communiquée par ordre du roi à la comtesse de Saxe, car nous voyons qu’elle y répondit dans un long mémoire adressé à Frédéric-Auguste : elle affirme que tous les faits qu’on lui reproche ont été inventés ou falsifiés par ses ennemis. Elle a passé une partie de l’hiver dans son château de Schœnbrunn, près de Gorlitz; mais « c’est un lieu qui dans cette saison ressemble plus à un désert qu’à un endroit habitable. » Elle a fait un voyage en Silésie, mais c’était pour voir un vieil oncle auprès de qui elle a demeuré quatre semaines, et qui pourra lui rendre témoignage. Elle n’avait d’autre compagnie qu’une suivante. Si l’ancien page du comte, le déserteur Iago, est venu la trouver, c’était seulement pour la prier d’intercéder en sa faveur auprès du comte de Saxe. Bref, sa conscience est tranquille et défie toutes les accusations. Dans une lettre au général de Flemming, très mêlé aussi à ces affaires comme ministre absolu du roi, la comtesse Victoria semble disposée à faire quelques aveux. « Une jeune personne, — écrit-elle, et je cite sans traduire, car elle se sert ici de la langue française, — une jeune personne peut bien faire une faute, pourvu qu’elle se repente et se corrige. »

Se repentir! se corriger! on voit que la jeune femme ne demandait pas mieux que de se préparer un meilleur avenir. Supposé qu’elle fût coupable, elle l’était moins que le comte de Saxe, et en tout cas ce n’est pas elle qui a voulu le divorce. Pendant qu’elle songe à recommencer une existence nouvelle, Maurice ne cesse d’agir auprès d’elle par la prière ou par la menace, afin de la décider à rompre volontairement le lien qui les enchaîne. Il lui adresse un long mémoire tout rempli de ses reproches, lui promettant « de cacher ses désordres au public et de prendre sur lui la faute, si elle consent à se désister de bonne grâce. » Se désister, dans la pensée de Maurice, cela signifie renoncer au désir qu’elle a de rester comtesse de Saxe. Soit que la jeune femme, pressée de telles menaces, redoutât les scandales d’un procès, soit qu’elle désespérât de ramener jamais à elle l’homme qui la traitait si rudement, elle consentit à se désister, c’est-à-dire à demander son divorce avec le comte de Saxe, en invoquant les griefs que le comte lui fournissait si volontiers. Un des plus anciens biographes du maréchal a raconté fort en détail que le jeune comte s’était arrangé pour être surpris en flagrant délit d’adultère avec une femme de chambre de la comtesse, qu’une instruction judiciaire avait eu lieu à la suite de cet éclat, que le coupable avait été jugé et condamné à mort, mais que le soir même de sa condamnation, invité à la table du roi son père, il avait trouvé sous sa serviette le décret qui lui accordait sa grâce. On s’étonne que de telles histoires puissent s’accréditer sur la foi d’un chroniqueur suspect; on s’étonne surtout de les retrouver de nos jours en des livres estimables, après que la critique en a démontré l’invraisemblance. Maurice condamné à mort pour ses aventures ! la galanterie punie de mort sous le règne de Frédéric-Auguste ! Ceux qui ont répété ces niaiseries avaient oublié le vers de Frédéric le Grand :

Quand Auguste buvait, la Pologne était ivre.

Les choses se passèrent d’une façon plus conforme aux mœurs de l’époque; il n’y a dans cette histoire ni surprise, ni coup de théâtre, ni condamnation à mort, ni intervention du roi. Le 21 mars 1721, la comtesse de Saxe adresse au consistoire supérieur de l’église réformée une requête où elle demande l’annulation de son mariage, le comte ayant manqué à ses sermens et violé la foi conjugale. Le 26, la plaignante est mandée devant le consistoire; le président l’invite, comme c’est son devoir, à se réconcilier avec son mari, mais elle persiste dans son dessein, affirmant que tout espoir est perdu, et que le comte ne s’amendera jamais. Si elle n’a cité dans sa plainte qu’une seule des complices de son mari, c’est pour éviter le scandale; elle aurait pu en signaler beaucoup d’autres. Bref, elle a vécu de telle façon jusque-là que les dissipations du comte ont absorbé non-seulement ses revenus, dont elle n’a pu jouir, mais une partie même de sa fortune. Alors la comtesse se retire, et Maurice est mandé à son tour devant le tribunal. Le président, après avoir fait lire la plainte qui le concerne, lui demande s’il n’a rien à dire pour sa défense. « Absolument rien, » répond-il, et il avoue sans le moindre embarras tout ce que lui reproche l’accusation. Le président insiste encore, il exprime les regrets et les doutes du consistoire; n’y aurait-il pas quelque animosité de la part de la comtesse? Les faits imputés à Maurice ne seraient-ils pas envenimés par le ressentiment? « J’avoue, répond Maurice, que notre affection mutuelle n’a jamais été bien vive; mais la comtesse n’a rien exagéré : les faits dont elle se plaint sont parfaitement exacts. » Le consistoire n’avait plus qu’à prononcer la sentence : il déclara le mariage de Maurice de Saxe et de Johanna-Victoria de Loeben légalement et religieusement dissous, et autorisa la femme, comme innocente en ce procès, à contracter une nouvelle union selon les lois de l’église chrétienne. Le lendemain, Maurice écrivait au roi : « Un grand homme l’a dit, on n’a que deux bons jours, l’entrée et la sortie; mais cet honnête homme voulait faire des vers, et il fallait trouver un jeu et une cadence, car il m’a paru que la sortie est infiniment meilleure que l’entrée. J’ai été hier au consistoire, c’est-à-dire dans la maison de M. Leibziger, et après que le président eut prononcé, avec toute la politesse du monde, une sentence qui d’ordinaire n’est guère polie, le surintendant voulut me régaler d’un plat de son métier, car les prêtres veulent toujours se mêler de tout; mais j’abrégeai la harangue en disant : « Monsieur, je sais ce que vous voulez dire. Nous sommes tous de grands pécheurs, cela est vrai, la preuve en est faite. » Je fis la révérence, et je laissai ce qu’on appelle le consistoire suprême dans la méditation de la grande vérité que je venais de lui dire. »

C’est par cette saillie impertinente, par cette pirouette d’un talon rouge en face d’un conseil si paternel et si grave, que se termine un épisode dont les péripéties avaient failli tourner au tragique. Nous devons ajouter en historien fidèle que l’épouse divorcée de Maurice de Saxe se maria trois ans après avec un gentilhomme entouré de l’estime générale, M. de Runkel. Il faut croire qu’elle s’était relevée par le repentir, car ce second mariage la consola du premier. M. de Runkel, par une gestion habile, put sauver les débris de l’immense fortune que le comte de Saxe avait si gravement compromise. Plusieurs enfans, nés de cette union, vinrent honorer et bénir l’ancienne comtesse de Saxe. Elle mourut en 1747. On dit que Maurice, une fois le divorce prononcé, lui montra beaucoup d’égards et même une sorte d’amitié en diverses circonstances. Que le fait soit exact ou non, il est certain que Johanna-Victoria se trouve comme réhabilitée par la seconde moitié de sa vie. Je ne sais si de nouveaux documens nous feront jamais connaître les vrais motifs du rôle si singulier qu’Aurore de Kœnigsmark joua auprès de sa belle-fille ; en attendant, il paraît difficile d’ajouter foi à tous ses rapports, et quant aux accusations de la Rosenacker, il faut sans doute les mettre sur le compte d’une imagination exaltée. Ajoutons encore un trait singulier de cette singulière histoire. Si le comte de Saxe ne cessa de lui montrer du respect pendant tout le temps qu’il séjourna en Allemagne, il évita de parler d’elle aussitôt qu’il fut établi en France. Voulait-il écarter le souvenir d’un épisode qui lui faisait peu d’honneur ? Avait-il, à défaut de scrupule, quelque autre raison de garder le secret ? Était-ce simplement indifférence et oubli ? Je ne sais ; ce qui est certain, c’est qu’à la cour de France on ignorait absolument l’histoire de son mariage. Mme de Pompadour, écrivant à la duchesse d’Estrées quelque temps après la mort du maréchal de Saxe, lui disait : « À propos de ce pauvre Saxe, il avait quelquefois des idées singulières. Je lui demandais un jour pourquoi il ne s’était jamais marié. — Madame, dit-il, comme le monde va à présent, il y a peu d’hommes dont je voulusse être le père, et peu de femmes dont je voulusse être l’époux. — Cette réponse n’était pas galante, mais pourtant il y a quelque apparence de raison. Il disait aussi qu’une femme n’était pas un meuble propre à un soldat. »

Ces derniers mots, qui résument si bien la période dont nous venons de tracer l’histoire, expliqueront toute la vie de Maurice de Saxe. Maurice est un soldat et un soldat d’une espèce particulière, le soldat qui a besoin de courir les hasards et de poursuivre les aventures. On a remarqué avec raison que les hommes entrés dans le monde d’une façon irrégulière avaient ordinairement quelque chose de hardi, de provocateur, comme s’ils se croyaient obligés de lutter contre l’ordre social et de s’y faire une place l’épée haute. Ce sentiment, assure-t-on, se retrouve chez les plus humbles; que sera-ce donc chez un bâtard de roi! Maurice était le fils illégitime d’un souverain qui, par ses qualités personnelles, mélangées de beaucoup de vices, par son courage, sa présence d’esprit, son jugement politique, avait joué un rôle considérable parmi les princes de son temps, un rôle bien plus grand à coup sûr que ne le comportait l’étendue de ses états. Il avait vu de près cette grandeur royale; il touchait le trône, si l’on peut dire, et il en était séparé par un abîme : de là peut-être l’usage ardent, mais fiévreux, des rares qualités qu’il avait reçues, de là ses ambitions et ses désordres. A travers la noblesse de son esprit et la générosité de son cœur, on sent percer en mainte occasion le signe que nous venons de décrire. Pourquoi l’a-t-on marié encore enfant à une enfant comme lui, qui, vertueuse ou légère, jalouse ou indifférente, ne peut être qu’un embarras sur son chemin? Il est soldat et il cherche un royaume. Il le cherchera toute sa vie, en Courlande d’abord, plus tard dans l’île de Corse, plus tard enfin à Madagascar ou dans les terres vierges de l’Amérique. A l’époque même où il immortalise son nom au service de la France, quand il bat à Fontenoy, à Raucoux, à Lawfeld, les armées dans les rangs desquelles il avait appris les premières notions de la guerre, est-ce seulement l’amour de la gloire qui l’inspire? Non, il veut un trône dans quelque coin de l’univers, il rêve à ce que pourrait faire un homme habitué à commander les hommes, il rêve aux moyens de constituer quelque part, fût-ce dans l’autre hémisphère, une nation virile et façonnée comme les Romains au maniement des armes; il rêve... Ah ! ce n’est pas un vain mot qu’il a tracé lorsque, composant dans ses loisirs le livre qui résume sa destinée, ce livre tout militaire, tout technique, où l’on n’a vu jusqu’à présent que le bréviaire du général en chef, il l’intitule hardiment : Mes rêveries. Maurice de Saxe, tel qu’il nous apparaît aujourd’hui d’après les révélations des archives de Dresde, est un chercheur d’aventures, mais d’aventures héroïques; c’est un rêveur de race royale.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez ici même : Sophie-Dorothée, femme de George Ier, drame-journal de sa vie, 15 juillet 1845; — la Comtesse Aurore de Kœnigsmark, 15 octobre 1852 ; — le Dernier des Kœnigsmark, 15 mai 1853. — Les recherches les plus récentes sur les Kœnigsmark sont fort bien appréciées dans le douzième volume des Geheime Geschichten und Räthselhafte Menschen, par M. Frédéric Bulau. Leipzig, 1860.
  2. Moritz, Graf von Sachsen, Marschall von Frankreich. Nach archivalischen Quellen, von Dr Karl von Weber. 1 vol. Leipzig, 1863.
  3. Éloge de Maurice, comte de Saxe, duc. de Sémigalle et de Courlande, maréchal-général des armées de sa majesté très chrétienne, par M. Thomas, professeur en l’université de Paris au collège de Beauvais. Paris 1759, page 4.
  4. Leben und Denkwurdigkeiten Johann Mathias Reichsgrafen von der Schulenburg. Aus Original-Quellen bearbeitet. 2 vol. Leipzig, 1834.
  5. Voyez la Revue du 15 juillet, du 1er août et du 1er octobre 1862.
  6. Nous citons le texte même de la comtesse de Kœnigsmark, qui écrivait ses lettres en français.
  7. Prinz Eugen von Savoyen. Nach den handschriftlichen Quellen der Kayserlichen Archive, von Alfred Arneth. 3 vol. Vienne, 1858. Voyez tome II, pages 424-426.