Maurice de Saxe (Taillandier)/05

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Maurice de Saxe (Taillandier)
Revue des Deux Mondes2e période, tome 53 (p. 826-866).
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MAURICE DE SAXE

V.
DE FONTENOY A MAESTRICHT. — LA GUERRE ET LA COUR. — DERNIÈRES CAMPAGNES.


I.

De Fontenoy à Maëstricht, quelle route de gloire pour Maurice de Saxe[1] ! Ce n’est pas seulement la grande étape de sa vie ; on peut dire qu’il n’en est pas de plus belle dans l’histoire militaire du XVIIIe siècle, du moins jusqu’à l’heure où se lèveront les soldats de 92. L’Angleterre et la Hollande, associées aux rancunes de Marie-Thérèse, ont juré d’abaisser la France. Nos victoires, au lieu de les décourager, ne font qu’irriter leur colère. En vain offrons-nous la paix à l’ennemi ; point de paix, point de trêve, il faut que les vainqueurs de Fontenoy finissent par être humiliés. L’acharnement britannique et la ténacité hollandaise, exaspérés encore par l’orgueil autrichien, nous opposent un formidable obstacle. Maurice a senti cela, et il redouble de vigilance pour ne rien livrer au hasard. Cet esprit qui rêve si volontiers en temps de paix n’a jamais été plus prudent qu’au lendemain de Fontenoy. L’ivresse de la victoire ne le trouble pas un instant. Lorsque Frédéric le Grand l’appellera un jour le Turenne de la France au XVIIIe siècle, il pensera surtout à cette période de sa vie. Qui aurait pu croire que ce soldat toujours prêt à se battre, celui qu’on accusait de mener les Français à la tartare, montrerait tout à coup tant de prudence et de solidité ? Solidité, c’est le mot qui revient sans cesse dans les lettres qu’il échange avec le maréchal de Noailles, un peu étonné de cette inaction. Maurice a tracé son plan et il s’y tient, dût-il déplaire au roi, au comte d’Argenson, à toute la cour, dût-il même encourir les reproches de son vieil ami, l’impétueux maréchal de Noailles. Il veut s’établir fortement sur son terrain, n’avancer que pied à pied et ne frapper qu’à coup sûr. Il écrira un jour au roi de Prusse : « Les Français sont ce qu’ils étaient du temps de César et tels qu’il les a dépeints, braves à l’excès, mais inconstans, fermes à se faire tous tuer dans un poste, mauvais manœuvriers en plaine… J’en tire le parti que je puis, et je tâche de ne rien donner de capital au hasard. » Depuis cette époque, et chaque fois qu’ils ont eu à leur tête des manœuvriers de génie, les Français ont prouvé qu’ils n’étaient pas de mauvais manœuvriers en plaine ; Maurice, en signalant nos défauts, avoue ce qui lui manque à lui-même. Qu’importe ? il a tiré parti et de ses troupes et de ses facultés propres ; bien plus, il a su contenir sa témérité naturelle pour ne pas exposer aux retours de la fortune les grands intérêts dont il était chargé. Aussi que voit-on de Fontenoy à Maastricht ? Une série d’opérations constamment heureuses, sièges, combats, prises de villes, conquêtes de provinces, et au milieu de tant de succès de détail deux grandes batailles rangées, deux victoires qui soutiendront la gloire de Fontenoy, si bien que l’opinion publique, déjà si éveillée cependant, oubliera dans sa joie les maux d’une guerre absurde, l’épuisement de nos ressources, le dépérissement du pays, et que cette noble France, tout en marchant vers l’abîme où la pousse la vieille monarchie, fera retentir pendant trois ans comme un perpétuel Te Deum,

Tournay s’était rendu quelques jours après la victoire de Fontenoy (22 mai 1745) ; la citadelle, construite par Vauban à l’époque où nous possédions la Flandre, ne tarde point à suivre l’exemple de la ville. Défendue avec vigueur par une garnison austro-batave, elle est obligée de capituler le 19 juin. Trois semaines plus tard, Gand est enlevé en quelques heures. Vainement les alliés ont-ils envoyé un corps de six mille hommes pour protéger la ville ; le comte Du Chayla, sur les indications de Maurice, coupe le chemin à l’ennemi, l’arrête, le disperse, tandis que le comte de Lowendal, ami et disciple du comte de Saxe, renouvelle sous les murs de Gand la merveilleuse escalade de Prague. Même rapidité dans l’exécution, même humanité après le triomphe : à peine quelques hommes tués dans la petite troupe du comte, et toute une garnison prisonnière ; une grande ville abandonnée au vainqueur, et nul pillage, nul désordre. Il est évident que le comte de Lowendal, au moment où il commence une carrière nouvelle sous les drapeaux de la France, se souvient du premier exploit par lequel Maurice s’est illustré en Bohême. Pourquoi donc oubliera-t-il si tôt ce grand exemple ? Pourquoi Maurice lui-même sera-t-il infidèle à ses débuts ? Serait-il vrai que le désintéressement chez certains hommes de guerre est le privilège de la jeunesse, et que bientôt l’habitude d’une grande existence, les tentations du commandement, l’ivresse du pouvoir absolu jointe à l’ivresse de la guerre, développent dans les meilleures natures une cupidité honteuse ? Un jour viendra où les pilleries du comte de Saxe et du comte de Lowendal arracheront des cris de fureur ou plutôt des exclamations de dégoût au marquis d’Argenson. Nous nous garderons bien de dissimuler ces ombres. Si l’étude d’un personnage illustre nous attire, c’est par ses rapports avec l’histoire générale, et dans la biographie comme dans l’histoire la justice est la loi souveraine de l’écrivain. Nous ne demanderons pas même si les mœurs de l’époque n’atténuent pas les crimes des Verrès, comme d’Argenson les appelle, si le gouvernement n’était pas au pillage, et si des maréchaux sans cesse attaqués par des cabales puissantes, en lutte avec des princes du sang, n’étaient pas entraînés à s’indemniser eux-mêmes par la prévision de leur chute prochaine. Bien loin d’invoquer ces excuses indignes, nous condamnerons doublement nos héros en leur rappelant les heures de gloire sans tache : à Maurice, gouverneur des Flandres, nous opposerons le vainqueur de Prague ; à Lowendal, déshonorant par des vols effrontés sa prise de Berg-op-Zoom, nous opposerons le vainqueur de Gand.

Gand et Tournay une fois occupés par nos troupes, la première ligne des défenses ennemies était brisée. Grammont, Ninove, Alost, à la seule nouvelle de la prise de Gand, envoient des députés au roi pour faire leur soumission. Une division sous les ordres du marquis de Souvré ayant paru devant Bruges le 18 juillet 1745, les bourgeois s’empressent d’ouvrir les portes. Ce jour-là même, Lowendal commence le siège d’Oudenarde, et le 21, à six heures du soir, le gouverneur est forcé de se rendre. Le 11 août, le duc d’Harcourt ouvre la tranchée devant Dendermonde, et le lendemain la garnison met bas les armes. Ostende, avec une garnison de quatre mille hommes et sans cesse ravitaillée du côté de la mer, essaie en vain de nous arrêter ; Lowendal pousse les travaux avec tant de vigueur que le commandant de la place arbore le drapeau blanc dès la matinée du 23. Rien ne résiste à l’élan de nos soldats, soutenus par un corps de génie que nous envie toute l’Europe. Nieuport, à l’abri de ses écluses qui semblent le rendre inaccessible, tombe aussi, au bout de quelques jours, sous les coups de Lowendal (5 septembre). Nieuport, Ostende, c’étaient les points de communication directe entre l’Angleterre et les Pays-Bas autrichiens ; voilà les chemins rompus, grâce aux victoires du disciple de Maurice, et les Anglais n’ont plus que les ports de Hollande pour pénétrer sur le théâtre de la guerre. Après ces trois mois de succès, résultats de la journée de Fontenoy, le roi était reparti pour Paris le 1er septembre, laissant le maréchal de Saxe continuer ses conquêtes. Pourquoi, dès ce moment, voit-on une sorte d’inaction subite au quartier-général ? Maurice ignore-t-il donc qu’il est entouré d’envieux et qu’il va fournir des armes à ses ennemis ? Tant que le roi était au camp, il fallait bien que le maréchal donnât signe de vie ; le roi n’y est plus, que devient ce vainqueur agonisant ? Excellent texte à développer pour des gens de cour. Cet esprit de méchanceté qui était alors le génie des hautes classes, cet esprit que le poète Gresset allait représenter sur la scène et que d’Argenson met à nu dans son Journal[2], trouvait là une proie toute préparée. — Ses débauches l’ont tué, disaient les uns ; son corps s’affaisse et sa tête déménage. — Il veut prolonger la guerre, disaient les autres, une guerre commode aux chercheurs d’aventures ; des forces supérieures, des succès faciles,… en ménageant les choses, cela peut durer longtemps. — Louis XV, après la victoire de Fontenoy et pendant les succès qui suivirent, avait comblé Maurice de ses faveurs : sans parler des privilèges de cour, du droit d’entrer au Louvre en carrosse, du droit de séance sur un tabouret devant leurs majestés et les enfans de France, droits accordés au maréchal de Saxe ainsi qu’à la dame son épouse, s’il venait à se remarier, et qui devaient passer à l’aîné de ses enfans et descendans mâles nés en légitime mariage, sans parler, dis-je, de ces privilèges, si enviés dans ce monde-là, mais auxquels Maurice ne tenait guère, le roi lui avait donné une pension annuelle de 40,000 livres, auxquelles s’ajoutèrent bientôt les 120,000 livres du gouvernement d’Alsace, laissé vacant par la mort du maréchal de Broglie. C’est aussi à cette époque qu’il lui fit don du château de Chambord avec toutes ses dépendances. Quels sujets d’envie pour tant de courtisans rapaces ! Jamais la corruption des mœurs, la prodigalité fastueuse, n’avaient engendré pareilles convoitises. Princes du sang, haute noblesse, maréchaux, ducs et pairs, tous mordaient à belles dents sur le trésor public : véritable curée dont plusieurs témoins, coupables eux-mêmes, nous révèlent aujourd’hui les scandales. Excepté le maréchal de Noailles, un des plus acharnés pourtant, s’il faut en croire le marquis d’Argenson, à ce pillage de la France, tous les grands seigneurs du temps enviaient la fortune de Maurice et se déchaînaient contre lui. À leur tête s’agitait un des chefs de la maison de Condé, le prince de Conti, esprit hautain et brouillon, intelligence médiocre surmenée à tort et à travers par une ambition sans limites. On le verra bientôt entrer en lutte ouverte avec le maréchal de Saxe ; on verra le maréchal lui tenir tête, le vaincre, le chasser du théâtre de la guerre, et provoquer ainsi une haine qu’il paiera peut-être de sa vie en ce duel mystérieux du bois de Chambord dont la tradition a conservé le souvenir. Or nous voici à l’heure où les hostilités commencent ; le prince de Conti croit le moment favorable pour désarçonner ce général hydropique qui ne donne plus signe de vie. Puisque le comte Maurice n’ose poursuivre les conquêtes du roi[3], qu’il aille se faire soigner à Chambord ! Malheureusement le prince de Conti et ses partisans n’étaient pas les seuls à parler de la sorte ; c’était l’opinion du marquis d’Argenson, ministre des affaires étrangères, sincère ami du bien de l’état et attentif à tout ce qui pouvait aggraver les maux de la monarchie ; c’était l’opinion du comte Loss, ministre de Saxe auprès de la cour de Versailles, observateur habile et fort impartial en cette question, puisqu’il s’intéressait non pas aux triomphes de la France, mais au succès personnel de Maurice. Nous voyons dans les dépêches du comte Loss qu’il est fort étonné, comme tout le monde à Versailles, de l’inaction du vainqueur de Fontenoy. Faut-il croire que les souffrances de Maurice avaient ralenti son ardeur ? Nullement ; un secrétaire du comte Loss, qui visita le maréchal à cette époque, écrit que le comte Maurice ne souffre plus qu’à la main droite, et que d’ailleurs, au plus fort de son mal, l’intelligence est restée chez lui aussi nette, la volonté aussi ardente que jamais. Est-ce donc qu’il voulait prolonger la guerre, comme l’en ont accusé les partisans de la paix ? Je ne le crois pas davantage. Ses lettres au maréchal de Noailles et au roi de Prusse nous le montrent préoccupé du seul désir de ne pas compromettre par une imprudence les brillans résultats de la campagne. Dès le lendemain de Fontenoy, il s’est tracé le plan auquel il veut demeurer fidèle. Son système, bon ou mauvais, mais loyalement conçu, était de briser la première ligne de défense des Pays-Bas autrichiens, et une fois cette frontière reprise sur la coalition européenne, une fois maître des places fortes entre Tournay et Ostende, de s’y établir solidement pour garder nos conquêtes. En s’avançant trop vite, on peut être réduit un jour à reculer. Maurice, qui ne veut pas reculer, assure chacun de ses pas avec une précision géométrique. Au reste, les plaintes des gens de cour retentiront jusque dans le camp des alliés sans lui causer nul déplaisir. Qu’on se moque de ses souffrances, qu’on le renvoie aux invalides de Chambord, tant mieux, si l’ennemi trompé se défie moins de ses entreprises. C’est ainsi que, méprisant les criailleries de Versailles, résistant à l’impatience du roi, aux conseils du maréchal de Noailles, aux remontrances du comte d’Argenson, il prépare de glorieux faits d’armes qui justifieront ses lenteurs.

Maurice a employé les quatre derniers mois de l’année 1745 à organiser sa conquête ; Tournay, Dendermonde, Bruges, Ostende, Nieuport, sont occupés par nos troupes ; le quartier-général est à Gand. L’armée, pleine de confiance, attend gaîment la fin de l’hiver et la reprise des hostilités. Personne, excepté deux ou trois confidens intimes, ne soupçonne que le maréchal a déjà conçu le plan d’une expédition qu’il doit accomplir en plein hiver, et qui mettra entre ses mains la moitié des Pays-Bas. Les alliés sont bien un peu étonnés de le voir passer à Gand la mauvaise saison, quand il lui serait si facile de se rendre à Paris ; mais la maladie de Maurice est une explication toute naturelle. Maurice, il le dit sans cesse pour qu’on le répète, a commandé à Paris une voiture d’une forme particulière, qui lui permettra de s’étendre et de supporter les fatigues de la route ; il ne partira pas sans cette voiture, et il ne compte guère la recevoir avant le mois de février. En attendant, il s’accorde des loisirs. Il a fait venir des coqs d’Angleterre, et chaque jour ces vaillantes bêtes, lâchées l’une contre l’autre, lui donnent une sorte de tragi-comédie. À ces amusemens tout britanniques, le disciple d’Adrien ne Lecouvreur joindra bientôt des plaisirs parisiens. En cette même année 1746, l’aimable, l’ingénieux Favart, celui que Voltaire appelle le Molière de l’opéra, dont Quinault est le Racine, est chargé par Maurice de lui organiser un théâtre au quartier-général. Vivent les chansons et la musique de France ! elles entretiennent la gaîté du soldat et dissimulent aux yeux de l’ennemi les plans du général. Qu’elle est charmante et vraiment française, cette troupe d’enfans sans soucis ! Nous la retrouverons plus d’une fois mêlée aux incidens de notre histoire, tantôt annonçant la bataille du lendemain à la grande surprise de l’assemblée et chantant d’avance le chant de victoire, tantôt, hélas ! offrant au voluptueux Maurice des tentations qui feront son tourment et sa honte. Il y a là une gentille fée, Justine Duronceray, mariée tout récemment à Favart, qui inspirera au maréchal une passion frénétique, et qui, se moquant des menaces aussi bien que des promesses, en butte à de lâches intrigues, poursuivie, jetée au fond d’un cachot, gardera purs et intacts la dignité de son art et l’honneur de son nom : rare leçon donnée par une comédienne à une société corrompue ! Mais nous n’en sommes pas encore à ce triste épisode de la vie du comte de Saxe. Il s’amuse innocemment en amusant l’ennemi. Laissez les coqs se battre, laissez la fée comme dit Maurice, fredonner les ariettes joyeuses du Molière de l’opéra ; Maurice, pendant ce temps, a ses projets en tête. On l’accusait de ne rien faire à la fin de 1745 ; on l’accusera plus tard, et ces reproches ont été répétés par des historiens de nos jours, on l’accusera, dis-je, dans les dernières périodes, de ne songer qu’aux opérations qu’il dirige, de tout rapporter à soi, à ses entreprises, à la gloire de ses drapeaux, sans se soucier de l’ensemble de la guerre et de l’intérêt commun. Voici une page entre cent autres qui répond à ce double grief. Le roi de Prusse venait de traiter avec Marie-Thérèse. Le comte d’Argenson, ministre de la guerre, interroge Maurice sur la situation nouvelle et en reçoit cette réponse :


« Gand, 12 janvier 1746.

« Vous me faites, monsieur, l’honneur de me demander mes idées sur la nature des opérations convenables à la nouvelle face que prendra vraisemblablement le système de la guerre depuis la paix du roi de Prusse.

« Comme ces objets sont presque toujours présens à mon esprit, il ne me reste pour répondre à votre attente, monsieur, qu’à rédiger ces idées dans l’ordre et la forme que je croirai la plus supportable.

« Il faudrait pour cela que je fusse instruit, et s’il y a apparence que les ennemis porteront une armée sur le Rhin, et si vous comptez que nous y en aurons une. Il n’y a que vos lumières qui peuvent m’éclairer là-dessus, car je ne suis pas à même de porter un jugement certain sur ce point, qui dépend d’une infinité de circonstances.

« Le temps s’étant mis à la gelée, je compte, si elle dure, reprendre l’exécution du projet dont vous avez connaissance vers le 18. J’aurai l’honneur de vous en prévenir par un courrier.

« Selon ce que j’en juge, nous ne serons pas obligés d’avoir une armée sur le Rhin, et la reine de Hongrie ne pourra que difficilement persuader les cercles, le duc de Wurtemberg et l’électeur palatin à assembler une armée considérable qui les incommoderait et pourrait attirer la guerre chez eux. Dans ce cas, il faudrait diminuer, autant qu’il serait possible, le nombre des troupes qui sont en Alsace, pour les employer ailleurs et surtout pour ne point donner inquiétude au corps germanique ; ce qui obligera la reine de Hongrie à envoyer la plupart de ses troupes en Italie et en Flandre, et à en garder une partie en Allemagne qui lui deviendra inutile.

« Les choses dans ce point d’évidence, il sera bon, à ce que je pense, d’avoir une armée vers Thionville qui puisse agir offensivement et se porter sur le Rhin, s’il en était besoin. Cette armée divisera les forces que les ennemis pourraient nous opposer du côté d’Anvers, et pourra faire le siège de Namur selon les circonstances… J’ai de la peine à croire que les ennemis puissent mettre une armée en campagne avant le mois de juin ; ainsi nous aurons pris Bruxelles et Anvers devant ce temps-là. Ces deux places occupées, nous pourrons nous retirer sur Louvain, et faire le siège de Mons et de Namur en même temps….. Voilà, monsieur, en gros, ce qui me paraît de plus convenable à faire pour la campagne prochaine. »


Le projet annoncé dans cette lettre, le projet dont Maurice a déjà entretenu le comte d’Argenson et qu’il va reprendre le 18 janvier, c’est la prise de Bruxelles. Déjà, aux derniers jours de décembre, il avait mis ses troupes en mouvement pour cette expédition, mais les pluies et le dégel avaient tout arrêté. Enfin le 15 janvier 1746, la gelée étant revenue et promettant de durer, les troupes s’ébranlent d’un bout à l’autre de la grande ligne qu’elles occupent. Où vont-elles ? La veille encore, nul ne le savait. Le secret a été si absolu, que, le comte de Lowendal, récemment nommé chevalier de l’ordre, ayant demandé un congé pour aller recevoir sa décoration à Versailles, Maurice l’a laissé partir. Un autre officier-général, appelé à Lille par ses affaires, y arrive le jour même où l’armée se mettait en marche, et, informé de l’événement par l’intendant-général M. de Séchelles, s’empresse de revenir à son poste. Quelles que soient pourtant les précautions du chef, on saura bientôt quel est son but. Déjà sans doute l’alarme est au camp des alliés, et le gouverneur de Bruxelles, M. de Kaunitz, va faire brûler les faubourgs de la ville, afin de la mieux défendre. C’était l’usage du temps, usage absurde autant que barbare, et auquel Maurice a eu l’honneur de mettre fin. Avec une franchise toute militaire, il s’adresse à M. de Kaunitz et l’engage à respecter les faubourgs de la cité dans le cas où les mouvemens qu’il va faire lui causeraient quelque inquiétude. « J’ai cru, lui dit-il, que votre excellence ne désapprouverait pas la liberté que je prends de lui en écrire pour l’engager à conserver un si bel ornement à la ville de Bruxelles. La destruction des faubourgs d’Ypres, Tournay et Ath n’en ont point rendu la prise plus difficile, et c’est une erreur de croire que ces bâtimens au-delà du glacis puissent être de quelque avantage aux assiégeans ; ils ne peuvent nuire à une place que dans le cas de surprise, contre laquelle il y a d’autres moyens de se garantir. « Bon sens et humanité, ce sont là des traits de caractère constans chez Maurice homme de guerre ; accoutumé à ne point ménager sa personne, il a toujours respecté la vie humaine. On voit ici autre chose que la sollicitude d’un Henri IV pour le bourgeois ennemi qui sera demain son sujet, c’est le sentiment humain du XVIIIe siècle, sentiment qui n’avait pas encore pénétré dans l’armée, et que Maurice exprime ici avec autant de loyauté que de candeur ; mais cette loyauté, le prince de Kaunitz y croira-t-il ? Maurice va au-devant de l’objection, car il ajoute : « Votre excellence ne doit pas soupçonner cette lettre d’artifice, si elle veut se souvenir de ce que j’ai fait pratiquer moi-même à Lille l’avant-dernière campagne ; l’armée combinée était campée dans la plaine de Cisoin ; mon premier soin fut de défendre à l’officier-général qui commandait à Lille d’en brûler les faubourgs, et assurément je n’aurais pas pris sur moi une démarche si contraire à l’usage, si je n’avais cru pouvoir en prouver l’abus. »

Le secret de l’entreprise, la précision et la rapidité des mouvemens rendirent cette précaution superflue ; pendant qu’on délibérait à Bruxelles sur la lettre du comte de Saxe, nos troupes occupaient déjà les faubourgs. La grosse artillerie arrive le 3 février, et l’attaque peut commencer. Toutes les positions qui défendent la ville, le fort des Trois-Trous, le château de Grimberg, le château de Wilworden, sont emportés à la baïonnette. Cependant la garnison est encore plus forte qu’on ne pensait d’abord ; une armée entière est dans Bruxelles, et Maurice, qui veut épargner la ville, est obligé à toute sorte de ménagemens. L’assaut, c’est le pillage. Nos soldats, accoutumés à voir les places les mieux défendues arborer le drapeau blanc au bout de quelques jours, sont exaspérés à la fois et de la résistance de Bruxelles et de l’espèce d’inaction qui leur est imposée. Quand la ville se rendra, — car elle se rendra tôt ou tard, ce n’est qu’une affaire de temps, — les chefs pourront-ils empêcher les vainqueurs de se jeter avec furie sur une telle proie ? Maurice ne veut pas que la destruction de Bruxelles efface le souvenir de la prise de Prague. Quelle tache ce serait dans sa vie militaire ! C’est alors qu’il écrit à M. de Kaunitz cette lettre que le comte d’Argenson qualifiait de chef-d’œuvre :


« Au quartier-général de Lacken, le 11 février 1746.

« Monsieur,

« J’ai reçu la lettre que votre excellence m’a fait l’honneur de m’écrire hier, et assurément la proposition que votre excellence me fait serait acceptable dans d’autres occasions. Je connais les égards que l’on doit à une nombreuse et brave garnison, et je serais approuvé de lui accorder tous les honneurs de la guerre ; mais Bruxelles n’est point une place tenable, il ne serait pas possible d’assembler d’armée pour venir à son secours sans courir risque d’une destruction totale ; aucuns moyens ne me manquent, je puis les augmenter, en artillerie et en tout, autant que je veux : ainsi il ne me faut qu’un peu de temps et quelques précautions pour vous faire demander des conditions honnêtes, quoiqu’un peu dures.

« Mon intention n’est pas de faire de Bruxelles une place de guerre, et ces grandes villes qui font l’ornement d’un pays devraient toutes être traitées sur le pied où s’est mis Milan. Vous avez fait la faute d’y mettre une grande garnison ; il est juste que nous en profitions.

« J’enverrai cependant un courrier sur-le-champ à la cour pour savoir ses ordres ; je crains seulement mes propres troupes : elles sentent leur supériorité, et jusques aux soldats connaissent des défauts à cette grande ville, que j’ignorais et que peut-être votre excellence ignore elle-même ; je crains donc que, dans une attaque un peu vive, ils ne forcent de toutes parts leurs officiers à marcher, et lorsque je les aurai une fois dedans, il faudra bien que j’aille à leur secours. Jugez, monsieur, du désordre et de la confusion d’une telle circonstance ! Il me serait triste que ma vie fût marquée par une époque telle que l’est celle de la destruction d’une capitale.

« Votre excellence ne saurait croire jusqu’où le soldat français pousse l’industrie et la hardiesse. J’ai vu plusieurs fois, à la reddition des villes, pendant qu’on réglait les points de la capitulation, toute la ville se remplir de soldats, sans savoir par où ils y étaient entrés. À Philipsbourg, cela nous est arrivé ; cependant les otages en sortaient par un seul petit bateau. À Ypres, qui assurément est une place avec de hauts remparts, couverts d’ouvrages et de bons fossés, tous les postes étaient garnis de troupes hollandaises ; je fus voir M. le prince de Hesse que je connais depuis longues années ; pendant que j’étais chez lui, toute la ville se remplit de soldats français, sans qu’on ait su par où ils y étaient entrés. Cela se passait à dix heures du matin. À cinq heures du soir, il envoya chez moi et me fit dire qu’ils y étaient de nouveau. On y envoya des détachemens pour les en chasser. Ils sont comme des fourmis et trouvent des endroits inconnus aux autres. Jugez ce que ce serait, monsieur, dans des occasions où ils auraient le pillage pour but et dans une place mauvaise par elle-même ! C’est, je vous assure, ce qui m’embarrasse le plus dans la conduite de cette affaire-ci. »


Plaidoyer ingénieux, et en même temps vive peinture de nos soldats, peinture d’hier et d’aujourd’hui qui sera reconnaissable demain encore et toujours ! Maurice nous savait à fond ; il retrouvait les qualités et les défauts de ses troupes dans le portrait gravé par César, et en peignant le soldat du XVIIIe siècle, il devançait les peintres militaires de nos jours. Il y a du Charlet dans ce dessin à la plume. Ces hommes qui pénètrent partout sans qu’on sache comment, qui sortent de dessous terre, qui remplissent une ville, ces fourmis invisibles, infatigables, ces conquérans qui sans plus de façon prennent possession de la place pendant que les chefs délibèrent, quel artiste les a mieux décrits en quelques traits ?

Si nous prétendions tracer ici l’histoire de nos campagnes, si nous faisions un récit militaire et non une peinture plus générale où le caractère d’un homme reflète les mœurs d’une société, nous ne devrions pas détourner nos yeux du siège de Bruxelles. Quel fut l’effet de cette lettre ? M. de Kaunitz se résigna-t-il à subir les conditions de Maurice, c’est-à-dire à livrer sa garnison prisonnière, pour épargner à la ville les malheurs dont le menaçait le comte de Saxe ? La piquante missive de Maurice a éveillé notre curiosité, et il nous tarde de savoir la fin de l’aventure. Que le lecteur veuille bien nous pardonner ; Maurice est notre sujet principal, et nous rencontrons ici un incident qui ne peut être ajourné, bien qu’il se rapporte à des matières toutes différentes, car c’est précisément ce mélange de préoccupations contraires qui donne son véritable ton à la physionomie de notre personnage. Au moment où il menait si vivement ses opérations sur Bruxelles, Maurice a su que M. de Maurepas venait de démembrer une partie de la capitainerie de Chambord pour l’attribuer à un M. de Saumery, petite affaire en apparence. Les Saumery, depuis longtemps et à divers titres, étaient établis sur le domaine de Chambord ; éconduits par la donation faite au maréchal, on avait cru leur devoir ce dédommagement, j’ai presque dit cette restitution. Les châteaux de la couronne admettaient sous bien des formes (gouverneurs, sous-gouverneurs) certaines situations où telle famille une fois installée semblait avoir un droit héréditaire. Tels étaient les Saumery à Chambord. Saint-Simon raconte que les Saumery étaient partis de très bas, leur aïeul, un des valets d’Henri IV, ayant été placé comme jardinier à Chambord, et la famille s’étant poussée peu à peu par d’heureuses alliances aux premiers rangs de la cour ; il est vrai que tout cela est démenti de nos jours par M. le marquis de Saumery, qui fait remonter jusqu’au XIIIe siècle la noblesse de sa maison[4]. Quoi qu’il en soit, on peut se demander si les Saumery n’avaient pas fait cause commune en 1746 avec les ennemis du maréchal de Saxe. Maurice paraît avoir pour eux le même sentiment de haine qui inspirait la plume de Saint-Simon. Lorsqu’il apprit le 25 janvier que la terre de Saumery, située au beau milieu de la capitainerie de Chambord, en était démembrée, cette nouvelle lui causa un tel déplaisir qu’il fut sur le point d’envoyer sa démission au roi. Envoyer sa démission ! quitter un commandement si envié, si glorieux, et le quitter, comme il dit, « au plus fort de sa besogne ! » Oui, en vérité, il en eut le désir un instant, et telle était la violence de sa colère que la considération seule du bien public put en arrêter l’explosion. « Mais je suis honnête homme, ajoute-t-il, et j’ai la fatuité de croire que personne ne serait venu à bout de cette entreprise. » Il plaide ensuite sa cause avec une véhémence extraordinaire : « Comment M. de Saumery a-t-il pu obtenir un tel brevet ?… Ne croyez pas, monsieur, que M. de Saumery en use avec modestie ; il cherche à me dégoûter de Chambord. » Il y avait donc quelque cabale sous jeu, et l’ancien gouverneur du château était mis en avant par des ennemis cachés dans l’ombre ? On ne saurait s’expliquer autrement cette charge à fond du maréchal. Dès la première escarmouche, il veut qu’on sache bien à quel adversaire on s’attaque. Celui qui tiendra tête aux princes du sang, celui qui en plus d’une occasion mettra le marché en main au roi Louis XV, n’est pas homme à tolérer les taquineries d’un agent subalterne.


« Comment avez-vous pu, monsieur, balancer un moment entre moi et M. de Saumery pour me donner le déplaisir le plus sensible, moi qui vous sers si utilement et qui vous aime ? Car enfin, si je ne vous aimais pas, je me garderais bien de vous écrire comme je fais, je me plaindrais hautement, je remettrais Chambord au roi avec éclat, et j’accompagnerais cette plainte de toutes les choses qui peuvent marquer mon mécontentement ; mais je veux me louer du roi, je veux me louer de vous, et je veux vivre tranquille dans la retraite où la destinée m’a conduit, sans que M. de Saumery puisse troubler cette tranquillité. Redressez donc cette affaire, si vous le pouvez, en changeant ce brevet, en le réduisant au simple, et faites-le promptement. Ce n’est point la chasse qui tient au cœur à M. de Saumery, — car, sans parler du démembrement de la terre de Saumery, il a détruit la capitainerie de Chambord, — mais bien les moyens de me donner des désagrémens, car, pour de la chasse, je lui en ferai tant, que lui et ses amis seront las de tirer ; mais, encore une fois, ce n’est pas ce qu’il cherche.

« Vous ne pouvez calmer mes craintes là-dessus qu’en changeant ce brevet. Ainsi ne vous appliquez point à me faire des assurances de la bonne conduite de M. de Saumery ; je sais de quel bois il se chauffe, et l’idée que j’ai du peu de cas que l’on fait d’un général en France, quand on n’en a pas besoin, ne me laisse que peu de chose à espérer sur les différends que j’aurais indubitablement avec M. de Saumery par la suite, si je laissais le moindre jour à contestation.

« Pardonnez la franchise avec laquelle cette lettre est écrite ; elle vous doit être un garant de mon attachement. »


Ces misères seraient indignes de l’histoire, si elles n’étaient le prélude des coalitions intérieures contre lesquelles Maurice aura bientôt à se défendre. Avez-vous remarqué ces paroles empreintes d’une prévoyance amère : « le peu de cas que l’on fait d’un général en France, quand on n’en a plus besoin ? » Maurice savait bien que la France lui serait toujours reconnaissante, mais il savait aussi à quelles misérables intrigues était en proie le gouvernement de Louis XV. Si le vainqueur de Fontenoy est un aventurier, ce n’est pas un aventurier courtisan. Il est trop fier pour plier devant les camarillas. Il aime le soldat, qui le lui rend bien, et méprise les généraux d’antichambre. On aimerait mieux sans doute que la hauteur de son langage attestât la hauteur de son âme ; on voudrait que sa fierté en face des grands de la cour lui vînt de quelque sentiment désintéressé : n’importe, au milieu de la bassesse générale des caractères, quand l’intrigue est partout, et quelles intrigues ! ces francs éclats de colère font plaisir à entendre.

Sa lettre terminée, Maurice a repris sa besogne. Le siège suit son cours. L’ennemi voit se resserrer d’heure en heure le cercle de feu qui l’environne. Les murs sont battus en brèche ; on va gravir le rempart. Enfin le gouverneur se souvient de l’avertissement de Maurice : une fois les Français au seuil de la place, qui pourra contenir leur élan ? Ce sera trop tard pour capituler, les fourmis seront partout. Il capitule donc, mais les parlementaires essaient une dernière fois d’obtenir les honneurs de la guerre pour la garnison. « Tout n’est pas perdu, disent-ils, nous attendons des secours. — Vous avez raison, dit Maurice ; des gens de cœur qui attendent des secours ne doivent pas se rendre. Retournez derrière vos remparts et défendez-vous. » Ce défi les accable ; ils voient qu’ils n’ont rien à espérer, et qu’une main de fer les étreint. La capitulation est signée, toute la garnison sera prisonnière. Tout est-il donc fini ? Pas encore. L’ennemi a quatre jours pour évacuer la ville et se rendre au vainqueur. Or Maurice a quelque raison de mettre en doute la bonne foi des Autrichiens. Le prince de Waldeck, qui commande un corps d’armée dans Anvers, a la tête chaude ; cela veut dire, dans le langage de Maurice, que le prince de Waldeck pourrait bien se laisser entraîner à un mouvement déloyal. On vient d’apprendre précisément que le prince a fait sortir toute la garnison d’Anvers « et n’y a laissé que deux méchans bataillons autrichiens. » Où va-t-il donc ? Il est un peu tard pour secourir Bruxelles, et s’il ne l’a point fait jusqu’ici, c’est que Maurice, par ses dispositions, y avait mis bon ordre. Le prince de Waldeck essaiera peut-être de mettre à profit l’embarras inévitable qu’une si énorme capture doit causer au maréchal de Saxe. Il attaquera l’armée française en face, tandis que la garnison prisonnière, révoltée contre ses maîtres et déchirant le traité, viendra les prendre à dos. « Ma position, écrit Maurice, ne serait pas tout à fait certaine, ayant quinze mille hommes à dos, pendant que l’armée ennemie se serait présentée devant moi. Du moins cette garnison aurait-elle pu m’échapper, et je n’aurais pas rempli mon projet. » Heureusement, pour un chef tel que Maurice, un danger prévu cesse d’être un danger. Le prince de Waldeck, après d’inutiles manœuvres, est forcé de retourner à Anvers. C’est là en effet la merveille de ce siège, accompli en face d’une armée ennemie : s’il a pu être mené à bien en trois semaines avec autant de vigueur que d’humanité, c’est grâce à ces dispositions d’ensemble, qui, dominant tout le théâtre de la guerre, contenant l’ennemi sur tous les points, assuraient presque à jour fixe la reddition infaillible d’un corps d’armée. Et quelle armée ! Que de princes ! que de généraux ! Voltaire, un peu ébloui par les récits du temps, affirme que la garnison de Bruxelles comptait plus d’officiers que de soldats. C’était du moins un état-major comme on n’en voyait guère dans une place assiégée, car personne n’avait prévu l’entreprise de Maurice, et Bruxelles, avec ses richesses et ses ressources de toute sorte, était devenue naturellement pendant l’hiver le quartier-général des officiers autrichiens. C’est là aussi que se trouvait la bande des gazetiers qui inondait l’Europe de mensonges. Maurice donne des passeports aux officiers-généraux ; quant au gazetier de Bruxelles, il l’arrête, et, le pauvre diable ayant juré dans son effroi qu’il n’était pas responsable des propos de sa gazette, puisque le conseil d’état la lui envoyait toute rédigée, il le fait interroger juridiquement, afin de constater la chose par acte authentique[5]. L’armée enfin, de quinze à seize mille hommes, est divisée en plusieurs détachemens et dirigée sur les diverses places de la frontière de Flandre. Cette expédition, « qu’on peut appeler grande, » comme dit Maurice avec une dignité modeste, cette expédition si nettement conçue, si vivement conduite, riche de tant de résultats, et qui ajoutait le Brabant à nos conquêtes, n’avait pas demandé quatre semaines. Maurice avait quitté Gand le 28 janvier 1746 ; le 20 février, il était maître de Bruxelles.

Une chose nous frappe après chaque victoire de Maurice, c’est l’extrême simplicité de ses rapports. « Le maréchal comte de Saxe, ayant été informé de la nombreuse garnison que les alliés avaient mise dans Bruxelles, résolut de l’y surprendre. » Ainsi commence sa relation du siège ; point de grands mots, nul fracas, et quand il annonce la victoire au ministre de la guerre, « vous aurez peut-être déjà appris, monsieur, que Bruxelles s’est rendu et que la garnison en est prisonnière de guerre, ainsi que vous le verrez par la capitulation ci-jointe… » Cette modestie du vainqueur donne plus de prix aux acclamations qui éclatent alors d’un bout de la France à l’autre. On est heureux de voir glorifier par toutes les bouches l’homme qui s’oublie lui-même. « Vos soins, votre prudence et votre fermeté, lui écrit le ministre de la guerre, ont heureusement surmonté tous les obstacles d’une entreprise aussi difficile, et vous venez d’acquérir au roi la plus belle conquête et la plus utile qu’il pût y avoir pour le bien de son service et la gloire de ses armes. Recevez le compliment que je vous en fais au nom de toute la nation. » Le roi lui écrit le même jour, c’est-à-dire à la première nouvelle de l’événement, et après des félicitations adressées au génie du chef ainsi qu’à la fermeté des soldats, « mon cousin, dit-il, je vous fais cette lettre pour vous dire que mon intention est que vous assistiez au Te Deum qui sera chanté dans la principale église de la ville où vous vous trouverez, que vous ordonniez aux officiers de justice et du corps de ladite ville d’y assister pareillement, que vous fassiez tirer le canon, faire des feux de joie, donner toutes les marques de réjouissance publique usitées en pareil cas, et que vous teniez la main à ce que cette cérémonie se fasse avec la même solennité dans toute l’étendue de votre commandement. Et sur ce je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde. »

Mais c’est à Paris surtout que l’enthousiasme fut sans bornes. Maurice y arriva le vendredi 11 mars, à cinq heures du soir, au milieu des acclamations d’une foule enivrée. Quand il se rendit le soir même à Versailles et que le roi, allant au-devant de lui, l’embrassa sur les deux joues, cette réception toute cordiale et en dehors des lois de l’étiquette était pour ainsi dire commandée par l’opinion publique. « Je vous fais mes complimens au nom de toute la nation, » avait dit le ministre de la guerre ; c’est au nom de toute la nation que Louis XV embrassait le vainqueur. Le 18 mars, Maurice alla passer la soirée à l’Opéra, où l’on jouait l’Armide de Quinault. Il y fut reçu comme un souverain. Le directeur du théâtre vint au-devant de lui, et, après l’avoir complimenté, « lui présenta le livre, honneur qu’il ne fait qu’au roi et aux princesses du sang. » Quand Maurice parut au balcon, accompagné de son état-major, ce fut une explosion de bravos frénétiques. Les prologues flatteurs de Quinault, écrits pour les victoires de Louis XIV, étaient détournés de leur signification primitive et appliqués à l’homme qui relevait nos drapeaux : la Gloire couronnait le modeste vainqueur de Bruxelles comme elle avait couronné l’orgueilleux monarque ; elle ajoutait même quelque chose de plus à la cérémonie, car ce n’était pas un simple couronnement en musique et en vers. À la fin du prologue, Mlle Maix, qui représentait le rôle de la Gloire, s’avança sur le bord du théâtre du côté de Maurice et lui tendit la couronne de lauriers. Surpris, il refuse « avec de grandes révérences ; » mais le duc de Biron, placé à sa droite plus près de la scène, prend la couronne des mains de l’actrice et la passe au bras du maréchal. Aussitôt retentissent de nouvelles salves d’applaudissemens : Vive le maréchal ! vive Maurice de Saxe ! « Il faut convenir, dit Barbier, qu’un honneur aussi éclatant vaut un triomphe des Romains. » La Gloire elle-même couronnant un général victorieux dans un spectacle public, devant la plus belle assemblée de l’Europe, aux applaudissemens de la France entière, que peut-on imaginer de plus flatteur ? L’annaliste ajoute que tout cela n’a pu se faire que par l’agrément et la permission du roi. Fausse conjecture, à mon avis : on ne concerte pas de telles choses avec un souverain. C’est l’enthousiasme des spectateurs qui a inspiré le mouvement de l’actrice. Ce public parisien du XVIIIe siècle, bien que desséché par l’abus de l’esprit et corrompu par les exemples d’en haut, c’était le cœur de la France après tout, un cœur toujours plein de sève et qui s’enflammait à la moindre étincelle, jusqu’à l’heure où, ranimé par les tribuns de la pensée, par Jean-Jacques, Voltaire, Turgot, Mirabeau et tant d’autres, il prendra feu tout entier, non plus seulement pour une campagne heureuse, mais pour la plus grande de toutes les causes, l’humanité même et l’éternelle justice.


II.

Maurice, après ses ovations parisiennes, était allé prendre possession de son château de Chambord, dont l’ameublement venait d’être renouvelé avec magnificence par les ordres du roi ; il y passa deux semaines et repartit le 15 avril pour le théâtre de la guerre. Quelques jours après, le 26 avril, le roi lui faisait expédier des lettres de naturalité, curieux document qui n’atteste pas seulement la reconnaissance de Louis XV, mais qui, rapproché de certains faits contemporains et des dépêches du comte Loss, nous révèle déjà les luttes de cour où le maréchal va se trouver engagé. Maurice, qui se sentait entouré d’embûches, et qui en toute occasion marchait droit à l’ennemi, ne se faisait pas faute de dire à Louis XV : « Je suis heureux de servir la France, j’ai renoncé pour elle à mes chances de fortune en Pologne et en Saxe ; mais le jour où les envieux m’auront enlevé la confiance du roi, pense-t-on qu’il y ait un pays en Europe qui refuse le secours de mon épée ? » Louis XV semble répondre à la fois et aux attaques des courtisans et aux menaces de Maurice quand il écrit ces mots dans le préambule des lettres qui confèrent au fils du roi Auguste la qualité de Français :


« Nous ne pouvons trop marquer la satisfaction que nous ressentons du zèle et de l’attachement singulier que notre très cher et bien aimé cousin le maréchal de Saxe a fait paraître pour notre personne et pour notre couronne, en abandonnant les avantages et les grands établissemens qu’il pouvait espérer en Pologne et en Saxe, pour venir en France servir dans nos armées. La supériorité de son génie, l’étendue de ses connaissances dans l’art de la guerre, le courage et l’intrépidité qu’il a fait paraître dans les grades militaires et dans le commandement de nos troupes, la capacité et l’expérience qu’il y a acquises, nous ont engagé à le décorer de la dignité de maréchal de France et à lui confier, sous nos ordres, pendant les deux dernières campagnes, le commandement de nos armées en Flandre. C’est principalement à cette capacité et à la sagesse de ses conseils que nous sommes redevable de la victoire signalée que nous avons remportée l’année dernière à Fontenoy, des conquêtes des principales villes de la Flandre autrichienne, de la soumission à notre obéissance de cette province entière, d’une partie du Brabant et en dernier lieu de la ville de Bruxelles. Tant de grandes actions et une suite si constante de glorieux services nous engagent non-seulement à les reconnaître, mais encore à prévenir le vœu qu’a formé notre dit cousin, le maréchal de Saxe, de consacrer sa vie à notre service et de finir ses jours dans notre royaume, en lui permettant de jouir de tous les avantages dont jouissent nos sujets et régnicoles… »


Il est impossible, en lisant ces paroles, de n’y pas voir l’écho des luttes qui s’agitaient dans l’ombre autour du roi, et qui ne tarderont pas à éclater si haut. Que Maurice fût jaloux de ses droits jusqu’à montrer en mainte occasion une âpreté singulière, rien de plus certain ; rendons-lui du moins cette justice qu’il ne fut jamais arrogant qu’avec les généraux de cour. Dès les débuts de la nouvelle campagne, nous le voyons aux prises avec deux princes du sang. L’un d’entre eux, le comte de Clermont, commandait sous ses ordres une des grandes divisions de l’armée de Flandre ; l’autre, le prince de Conti, était le général en chef de l’armée du Rhin. Un soir, à souper, le comte de Clermont s’étant permis quelques propos joyeux sur les galanteries du vainqueur de Bruxelles, ses paroles, répétées et envenimées, arrivèrent aux oreilles du maréchal. Maurice, trop peu sensible sur ce point aux reproches de l’opinion, devenait chatouilleux à l’excès dès que les princes étaient en jeu. Il entre en fureur : « Le comte de Clermont, parce qu’il est prince du sang, croit-il donc qu’il se moquera impunément de son général ? » Dès le lendemain, il le réduit à la simple condition de chef de brigade : ce corps d’armée, dont le prince était fier, se trouve démembré peu à peu ; plus de canons, plus d’officiers d’artillerie, plus de masses de cavalerie à faire manœuvrer ; c’est à peine s’il lui laisse une brigade d’infanterie et un régiment de dragons. L’armée elle-même trouvait la punition trop duré et souffrait pour le petit-fils de Louis XIV. Poussé à bout, le comte de Clermont voulait faire un éclat, quitter l’armée, et, rendant injure pour injure, dire au maréchal « qu’il était trop humiliant pour un prince du sang de France d’obéir à un bâtard étranger. » Un spirituel officier, qui avait été aide de camp du maréchal de Saxe et qui se trouvait alors auprès du comte de Clermont en qualité de major-général, le marquis de Valfons, réussit à le détourner de ce projet. Valfons, qui connaissait le maréchal, savait combien il était prompt à revenir, tout en grondant, dès la première explication. Il décida le prince, non sans peine, à demander un entretien au comte de Saxe. Le lendemain, la lettre écrite devant le négociateur et telle qu’il la désirait, le jeune officier se rend chez le maréchal ; mais laissons parler Valfons lui-même, acteur et peintre de cette jolie scène :


« Le maréchal était sur son lit, quoique chaussé, et le verrou mis à sa porte, ce qui lui arrivait souvent quand il causait avec Crémille ; celui-ci vint m’ouvrir, et, me voyant une lettre à la main, me dit : « Est-ce que les ennemis ont fait quelque mouvement ?— Non, c’est une lettre de M. le comte de Clermont. — Tant pis, je m’en vais… — Demeurez, je vous prie. Vous m’aiderez peut-être. » — Il resta près de la porte, qu’il referma. Alors, m’approchant du lit, je dis : « C’est une lettre de M. le comte de Clermont qui souhaite le bonjour à M. le maréchal. — Dis plutôt qu’il voudrait que le diable m’emportât. Est-ce quelque nouvelle des ennemis ? Ont-ils fait un mouvement ? — Non, monsieur le maréchal. » Il prit la lettre, et d’un air de dédain la jeta sur son lit : « Je la lirai toujours trop tôt. — Si monsieur le maréchal voulait me permettre de la décacheter, il pourrait la lire et en serait content. — Non ! oh ! jamais. On a beau être prince du sang, il faut savoir se taire sur son général et respecter le choix du roi. C’est leur maître comme le nôtre. — Monsieur le maréchal, vous êtes trop grand et votre réputation est trop constatée pour écouter les misères et les rapports de quelques méchans esprits. — Mais tu y étais, tu as tout entendu et combattu ; je t’en remercie et t’en aime davantage. — Je n’y ai nul mérite, monsieur le maréchal. C’étaient quelques gaîtés et non des noirceurs. Voilà comment les mauvaises langues traduisent les moindres propos. » J’avais repris la lettre décachetée, et tout de suite : « Monsieur le maréchal veut-il que je la lise ? — Ce sont des mensonges, et ton prince me fait l’effet de s’ennuyer joliment d’être là comme un capitaine partisan : il n’y pas de mal. — Vous me pardonnerez ; il y en a beaucoup à croire ce qui n’est pas. — Eh bien ! lisez, monsieur. »

« La lettre, polie et adroite, lui plut, surtout lorsque je répétais à chaque ligne que tout ce qu’on lui avait dit était faux, que je lui étais bien plus attaché qu’au comte de Clermont et incapable de le tromper. « Soit ! il désavoue ses propos ; je veux bien le croire. — Et une réponse à la lettre ? — Ah ! il n’y en a point. Je ne veux pas être le pédagogue éternel de ton prince et lui dire qu’il a mal fait ; je ne pourrais m’en empêcher. — Si monsieur le maréchal voulait me permettre de lui indiquer un expédient ? — Lequel ? — Monsieur le maréchal fait demain un fourrage au moulin d’Edmeülle, très près du quartier du prince ? — Eh bien ? — Il serait comblé si monsieur le maréchal voulait y dîner. — Non, monsieur, ne m’en parlez pas. Je ne dîne pas chez les gens qui s’égaient à mes dépens ; mais, après le fourrage fait, je passerai par là comme si c’était mon chemin pour revenir ; je lui ferai une visite qui me tiendra lieu d’une réponse embarrassante, car je n’aime point les procès par écrit. »

« Crémille me faisait des signes de satisfaction, n’ayant pas imaginé qu’il me fût possible de gagner tant de terrain en aussi peu de temps. Je quittai le maréchal apaisé en lui disant : « Il y aura toujours chez le prince un bon dîner dont monsieur le maréchal fera l’usage qu’il voudra. »

« Je partis enchanté de ma mission. M. le comte de Clermont m’enferma dans son cabinet, et m’ayant écouté avec un très vif empressement : « Et la réponse ? — Il n’y en a point d’écrite, monseigneur. — Je le savais bien, que vous me faisiez faire une fausse démarche. — Monseigneur, je me flatte que vous serez content. » Et aussitôt je lui répétai toute ma conversation, palliant les vivacités du maréchal, dont les termes avaient été peu ménagés au commencement, et, pour lui donner plus de confiance dans mon dire, j’ajoutai que M. de Crémille avait toujours été présent. Je finis en l’assurant que le maréchal se rendrait chez lui et que j’espérais qu’il lui demanderait à dîner. « Eh bien ! soit ; mais jusque-là je ne croirai rien. »

« Le lendemain, j’étais de bonne heure au moulin d’Edmeülle, où la chaîne du fourrage commençait à se former et où était la réserve des troupes très nombreuses, car nous étions tout près des ennemis. Le maréchal y vint, resta longtemps, et, comme il allait repartir, je lui dis : « Monsieur le maréchal, je vais vous servir de guide. » Il me dit en souriant : « Tu as bien envie de m’égarer. — Non, monsieur le maréchal, je vous mène chez les vôtres. — Ah ! quels vôtres ! Allons. » Nous arrivâmes à Hovarts ; le prince vint au-devant du maréchal, enchanté de la démarche. Ils traversèrent la salle à manger, assez grande pour quatre-vingts personnes. Le couvert était mis. Le maréchal dit : « Quoi ! déjà la table ! Il est donc bien tard ? — Assez, répondit M. le comte, pour que vous ne puissiez aller dîner chez vous. » Jugez de la joie du négociateur[6]… »


Quelques jours après, le maréchal, ayant changé de position, organisait un nouveau camp et y donnait au comte de Clermont un corps de douze mille hommes avec vingt pièces de canon et un régiment d’artillerie. Il faut ajouter que le comte de Clermont, de tous les princes du sang, était le plus digne de l’amitié de Maurice, et que son esprit militaire, sa docilité intelligente, sa promptitude d’action lui rendirent de grands services pendant cette campagne.

Il n’eût pas été aussi facile de réconcilier le comte de Saxe avec le prince de Conti. Dès l’hiver de 1746, Maurice, consulté par le ministre de la guerre sur le plan de la campagne prochaine, avait conseillé de dégarnir l’armée du Rhin pour fortifier l’armée de Flandre. L’armée de Flandre, c’était la grande armée, comme l’appellent tous les écrits du temps, celle que commandait Maurice, et qui avait mission de contraindre l’ennemi à faire la paix en l’effrayant par nos conquêtes. On a reproché, on reproche encore à Maurice de n’avoir songé qu’à la guerre de Flandre et de nous avoir affaiblis sur le Rhin ; Maurice, dans ses lettres à d’Argenson, répond d’avance à cette accusation, et il y a lieu de s’étonner qu’un grave historien démocratique ait emprunté aux pamphlets du XVIIIe siècle les griefs intéressés du prince de Conti. Maurice soutenait que l’armée du Rhin était plus nuisible qu’utile à nos intérêts, que les princes de l’empire n’étaient pas disposés à épouser la cause de Marie-Thérèse, et qu’ils se garderaient bien d’attirer la guerre chez eux en se joignant au prince Charles, à moins qu’ils ne se crussent eux-mêmes menacés par la réunion d’une armée française en Alsace. Il y avait donc tout avantage à diminuer l’armée du prince de Conti au profit de l’armée conquérante. D’ailleurs, quoique diminuée, l’armée du prince aurait encore un grand rôle ; elle serait chargée des opérations dans l’est des Pays-Bas, et si par hasard le prince Charles se présentait sur nos frontières du Rhin, quelques jours suffiraient pour en compléter les cadres et la porter rapidement vers l’ennemi. L’intérêt de la France, l’amour-propre du prince de Conti, tout était concilié dans ce projet ; Maurice avait donné son avis en bon serviteur de l’état et en camarade loyal. Ce ne fut pas le sentiment du prince. Le ministre ayant adopté le plan du maréchal, le prince de Conti essaya de se venger par les plus misérables tracasseries. Les dépêches du comte Loss, en expliquant aujourd’hui les lettres de Maurice, nous permettent de saisir la situation tout entière. Le prince de Conti avait dû ramener ses troupes d’Alsace en Flandre, et il lui était enjoint de combiner ses opérations avec celles du comte de Saxe. Au lieu de cela, il lui faisait « toutes sortes de niches, » selon l’expression du comte Loss. Ces niches étaient souvent des perfidies odieuses. Le prince de Conti aurait été heureux de faire battre Maurice, au risque de compromettre le salut de la France. Un jour, à la fin de juillet 1747, les deux armées étant en face de l’ennemi à quelques lieues de distance l’une de l’autre, et Maurice pouvant être exposé à une attaque où il aura besoin d’appeler à son aide la gauche du prince de Conti, le prince ose soustraire ses lieutenans à l’autorité supérieure du maréchal. Maurice, poussé à bout cette fois, est obligé de signaler au roi cette espèce de trahison. « Voici, écrit-il au ministre de la guerre, une chose qui mérite toute l’attention du roi et la vôtre, et qui m’a extrêmement surpris, M. le comte d’Estrées m’a dit en confidence qu’il lui était défendu d’agir, à moins qu’il n’eût un ordre positif de M. le prince de Conti. En conséquence il ne s’est pas joint à moi, et vous verrez, par la lettre de M. le prince de Conti que j’ai l’honneur de vous envoyer, sa volonté à cet égard, c’est-à-dire que si les ennemis venaient pour m’attaquer, ce qui peut arriver d’un moment à l’autre, M. le comte d’Estrées serait obligé de rester spectateur du combat, à moins qu’il n’eût obtenu la permission d’agir de M. le prince de Conti, qui est à six grandes lieues d’ici. Vous verrez plus, monsieur, c’est qu’au lieu de songer à me renforcer, il me prévient qu’il enverra M. le comte d’Estrées, je ne sais pas où, battre les buissons dans des endroits où les ennemis ne sont pas. Cette conduite de M. le prince est incompréhensible. Je la cache avec grand soin à l’armée pour que les ennemis l’ignorent… » Que serait-il advenu si le maréchal se fût vengé du prince par le même procédé ? Cette pensée, qui s’est offerte un instant à son esprit, il l’a repoussée en homme d’honneur. « Je suis trop bon serviteur du roi pour rendre à M. le prince de Conti ce qu’il me fait. Je veux cependant lui en faire la peur en le menaçant de m’en retourner au camp de Louvain. » S’en retourner au camp de Louvain, c’était laisser le prince de Conti aux prises avec l’armée autrichienne et lui ménager quelque déroute sanglante qui eût mis fin à ses prétentions militaires. La situation n’était plus tenable. Dix jours après, le roi permettait au prince de Conti de revenir auprès de lui et réunissait les deux armées sous le commandement du comte de Saxe.

On devine quels ressentimens s’amasseront dans l’âme du prince de Conti. D’Argenson, qui l’appelle « un ambitieux misanthrope, » nous le peint avec « beaucoup d’idées qui se croisent et toute incapacité de les lier ensemble, » ayant une sorte de mérite, mais un mérite « rivé par la présomption, » si bien que « son savoir et son esprit valent moins que l’ignorance et la faiblesse[7]. » Cet ambitieux misanthrope, « dupe de quiconque lui parle avec suffisance, » deviendra l’instrument des cabales de Versailles contre le bâtard étranger, et peut-être sera-ce lui qui tuera en duel le comte de Saxe. La tradition orale, en dépit des écrivains de l’époque, n’a cessé d’affirmer jusqu’à nos jours que Maurice était mort d’un coup d’épée reçu dans le bois de Chambord, et que l’adversaire du maréchal était le prince de Conti. On ignorait d’ailleurs la cause du duel. La voilà retrouvée aujourd’hui, s’il est vrai que l’événement ait eu lieu comme le rapporte la tradition locale. Parmi les envieux qui poursuivaient Maurice de Saxe et dont il déjouait si lestement les intrigues, le prince de Conti est le seul qui ait pu croiser son épée avec la sienne. Le général de l’armée du Rhin vengeait ainsi en 1750 l’affront si mérité qu’il avait reçu en 1746.

Le prince de Conti, en effet, s’était attiré une punition cruelle. Officier de courage après tout et signalé dès ses débuts par une brillante victoire en Italie, il s’était mis dans le cas d’avoir à quitter le théâtre de la guerre à la veille d’une grande lutte. Le prince Charles était venu du fond de l’Autriche avec une armée de cinquante mille hommes pour s’opposer aux progrès du comte de Saxe, et les alliés publiaient par toute l’Europe qu’ils ne tarderaient pas à prendre une éclatante revanche de Fontenoy et de Bruxelles. La paix noblement offerte par la France victorieuse était repoussée avec dédain ; on ne voulait traiter qu’avec la France vaincue et humiliée. Maurice, à ce moment-là, était le grand espoir du pays. Le roi lui faisait écrire par le ministre de la guerre qu’il ne comprenait pas la présomption du prince Charles en face du comte de Saxe. « Sa majesté, ajoutait d’Argenson, veut que vous réunissiez tous les avantages qui peuvent servir à intimider l’ennemi et à faire avorter plus sûrement les projets fastueux que les alliés ont annoncés dans toutes les cours de l’Europe. » Le vieux maréchal de Noailles lui adressait des encouragemens avec une verve cordiale. « Si vous avez une affaire, j’espère tout de vous, mon brave comte… Je suis très fâché de ne pas être auprès de vous, pour vous servir d’aide-de-camp. Je vous prie de croire que je porterais vos ordres avec zèle, exactitude et grand plaisir. » Et quelques jours plus tard, après une marche hardie qui forçait le prince Charles à rétrograder, « continuez, mon cher et très cher maréchal, il ne saurait vous arriver tant de bonheur, tant de gloire et tant d’honneur que je ne vous en souhaite encore davantage. » C’était, en un mot, une heure décisive ; on avait, par les seules dispositions stratégiques, obligé le prince Charles à se retirer chaque jour devant nous ; on l’avait battu presque sans coup férir, ou du moins sans rien compromettre ; on avait pris en quatre mois Anvers, Saint-Guislain, Huy, Charleroy ; on allait prendre Namur, on allait gagner la bataille de Raucoux, et c’était à ce moment que le prince de Conti obligeait Maurice de Saxe à le faire éloigner de l’armée, sa présence devenant un péril public !

La prise de Namur, la victoire de Raucoux, ce sont là en effet les événemens qui terminèrent cette mémorable campagne. Namur arbora le drapeau blanc le 10 septembre ; la forteresse, plus difficile à enlever, résista encore onze jours après la capitulation de la ville. Il y avait deux mois que l’armée du maréchal était en face de l’armée du prince Charles, occupée à la contenir, à la rejeter en arrière, à déjouer toutes ses manœuvres, à la réduire au rôle de spectatrice impuissante, tandis que s’accomplissait à l’abri de nos lignes toute une série de sièges victorieux. Namur une fois occupé par le comte de Clermont, le maréchal, heureux de la gloire de son lieutenant, put le rappeler auprès de lui avec ses troupes et marcher enfin à l’ennemi. Le prince Charles, voulant prendre ses quartiers d’hiver dans le pays wallon, espérait couper nos communications avec Liège. Maurice apprend qu’il vient de passer la Meuse : aussitôt son plan de bataille est fait. On jouait la comédie au camp, car pendant ces longs mois de marches sans combat, pendant ces opérations savantes dont les chefs seuls avaient le secret, il fallait entretenir le soldat en joyeuse humeur. C’est sur ce théâtre militaire que Favart et sa femme faisaient merveille. Pauvre littérature, dira-t-on, que cette littérature de hasard avec ses couplets mal rimés ! Elle en valait une autre à mon avis, puisque de braves gens lui ont dû quelquefois une gaîté virile et de patriotiques élans. Un soir, à la fin d’une pièce, Mme Favart, au lieu du refrain accoutumé, entonne d’une voix émue ces vers que son mari vient d’ajouter au texte de l’opéra-comique :

Demain, bataille ! jour de gloire !
Que dans les fastes de l’histoire
Triomphe encor le nom français,
Digne d’éternelle mémoire[8] !


Et comme ce changement de texte étonne les assistans, l’actrice ajoute : « Demain, messieurs, relâche à cause de la bataille. Après-demain, nous aurons l’honneur de vous donner le Coq du village. » Plus de doute, c’est le maréchal qui a fait proclamer cet ordre du jour ; on s’élance, on s’informe, et bientôt un seul cri : balaille ! retentit d’un bout du camp à l’autre. L’armée ne marchera plus seulement pour changer de position et forcer l’ennemi à reculer, elle ira l’attaquer dans ses retranchemens. Ce grand choc eut lieu le 11 octobre 1746. Au moment où s’ébranlaient les colonnes d’attaque, Maurice, décidé à vaincre, donnait cet ordre aux commandans : « Que les attaques réussissent ou non, les troupes resteront dans la position où la nuit les trouvera, pour recommencer au jour à se porter sur l’ennemi. » Cette seconde bataille ne fut pas nécessaire pour disperser l’armée du prince Charles ; on sait qu’après deux ou trois heures d’une mêlée meurtrière l’ennemi fut mis en déroute, et que la nuit seule empêcha notre cavalerie de sabrer les fuyards. Le lendemain, Maurice, ayant à écrire au ministre du roi de Pologne pour une affaire particulière, car, une fois les grosses besognes terminées, il réglait volontiers ses petits comptes, lui annonçait en ces termes la victoire de Raucoux :


« Sur le champ de bataille, sous Liège, le 12 octobre 1746.

« Monsieur,

« J’ai battu hier M. le prince Charles à plate couture, et si j’avais eu deux heures de plus de jour, il ne se serait rien sauvé, parce que je le tenais dans l’encoignure entre le Jaar et la Meuse ; la nuit nous a pris au bout de deux lieues de poursuite… L’attaque de Lowendal, que j’avais détaché à ma droite et que j’attendais depuis dix heures du matin (car j’étais en présence dès cette heure-là), n’a commencé qu’à trois heures après midi. Ainsi on ne peut compter le commencement de la bataille que de trois heures après midi ; à cinq, tout était en déroute, et à six il a fallu s’arrêter. Heldreich, que j’envoie au roi, pourra rendre un compte plus détaillé à votre excellence ; mais tout cela n’est point le sujet de cette lettre. Quoique je ne compte guère sur l’amitié de votre excellence, je prends cependant la liberté de vous demander un service… »


Ainsi une puissante armée, réduite à l’inaction depuis deux mois et qui n’avait pu dégager une seule des villes assiégées par les lieutenans de Maurice, fut dissipée en deux heures, le jour où elle put enfin se dédommager et agir. Qu’importe qu’elle se soit reformée rapidement, comme l’ont remarqué les détracteurs du comte de Saxe ? Il est beau sans doute pour le prince Charles d’avoir pu camper encore sous Maëstricht après une défaite aussi sanglante ; si Maurice n’a pas tiré de sa victoire tous les avantages matériels qu’il s’était proposés, n’est-ce donc rien que d’avoir entretenu la confiance du soldat, de l’avoir accoutumé à vaincre ? Raucoux poursuivait les conquêtes morales de Fontenoy et promettait celles de Lawfeld. Maurice n’aurait déjà plus dit ce qu’il avait écrit la veille encore, que « les Français étaient mauvais manœuvriers en plaine. » On l’entendit après la bataille prononcer ces mots en souriant : « Me voilà raccommodé avec l’infanterie. » L’armée elle-même se sentait bien redevable de quelque chose à cette espèce d’éducation militaire qu’elle venait d’accomplir sous le comte de Saxe. « Il eut un bien beau moment à quatre heures du soir, écrit son aide-de-camp, le marquis de Valfons ; les ennemis en fuite, il revint à son quartier et traversa toute l’armée aux cris de vivent le roi et le maréchal de Saxe ! Chaque brigade lui offrait des drapeaux, des canons, des prisonniers ; c’est le plus grand et le plus émouvant de tous les spectacles. »


III.

Quelques semaines après la victoire de Raucoux, au mois de novembre 1746, l’avocat Barbier écrivait dans son Journal : « On sait que le maréchal de Saxe a presque toute la cour pour ennemie par basse jalousie. » Et à ce propos il mentionnait un bruit dont l’opinion commençait à s’inquiéter. — Le comte de Saxe, disait-on, qui ne tient à rien et n’a besoin de rien, est si dégoûté des intrigues de cour qu’il pense sérieusement à se retirer du service. — Précisément à la même époque (20 octobre), le comte Loss, nous le voyons par une de ses dépêches au comte Bruhl, conseillait à Maurice de retourner en toute hâte auprès du roi pour déjouer les manœuvres de ses ennemis. Maurice ne dédaigne pas ce conseil et arrive le 11 novembre à Fontainebleau, où le roi et Mme de Pompadour lui font le plus gracieux accueil. Les récompenses ne lui manqueront pas. Par un privilège qui n’avait encore été accordé qu’à Vauban après la prise de Philipsbourg (1688) et à Villars après la bataille de Denain, il reçoit six pièces de canon prises sur l’ennemi, avec l’autorisation de les placer à l’entrée du château de Chambord. Il portera désormais le titre d’altesse sérénissime. Qu’est-ce que cela pourtant auprès de l’honneur immérité qui vient d’être décerné au prince de Conti ? Le roi, pour effacer l’affront qu’il a dû lui infliger au mois de septembre, a eu la faiblesse de le nommer généralissime de ses armées. Le voilà donc placé au-dessus du vainqueur de Fontenoy et de Raucoux. Maurice jette les hauts cris. Où est la justice ? où est la hiérarchie du mérite et des services rendus ? Le roi sans doute peut accorder à qui bon lui semble toutes ses préférences personnelles et toutes les grâces de cour ; si le titre de généralissime des armées du roi n’est qu’un vain mot, il peut le donner dès le berceau à tous les princes du sang ; attribué à un prince qui ose se porter son rival, ce titre aux yeux de tous est bien un titre militaire, et les récompenses militaires doivent être réservées « à ceux qui, en gagnant des batailles, font la gloire du règne et le salut de la nation[9]. » M. de Valfons, le spirituel aide-de-camp qui avait si bien réconcilié Maurice avec le comte de Clermont, essaya d’apaiser aussi la lutte qui allait éclater entre le vainqueur de Raucoux et le ministre de la guerre. Maurice était convaincu, et la suite des choses lui a donné raison, que le comte d’Argenson était l’homme du prince de Conti. Le comte d’Argenson, fin et faux comme un renard, voulait servir le prince de Conti sans se brouiller ouvertement avec le maréchal de Saxe. Le moment n’était pas encore venu de lui porter une botte secrète. Dans ces sièges de cour, on ne monte pas si vivement à l’assaut ; il faut que la mine et la sape fassent longtemps leur œuvre souterraine. Valfons, dupe des protestations du ministre, finit par lui amener son général, bien que celui-ci eût annoncé l’intention de faire un éclat et de ne pas mettre les pieds chez lui. Ne dites pas que ce sont là des minuties ; il y a des époques où ces événemens de cour pèsent d’un grand poids dans la destinée des peuples. Il n’a tenu qu’à un fil que le maréchal de Saxe, en face de l’Europe coalisée, abandonnât l’armée dont il avait relevé le courage et la fortune. Je n’hésite donc pas à reproduire ici un épisode révélé seulement il y a quelques années, et qui ajoute des traits intéressans à la physionomie de Maurice. C’est M. de Valfons qui parle ; la scène est à Fontainebleau, peu de jours après l’arrivée du vainqueur de Raucoux :


« ….. À minuit, je me mis en faction dans la cour des Fontaines, où donnait l’appartement de Mme de Pompadour, pour guetter la sortie du maréchal, qui ne parut qu’une heure après, seul et sans laquais ni flambeau. Il faisait obscur, et il y avait quelques marches à descendre ; je lui tendis la main pour l’aider. — Qui est là ? — Valfons, monsieur le maréchal. — Quoi ! si tard, dans l’obscurité… Que faites-vous ici ? — J’y veille sur vous, monsieur le maréchal ; c’est l’occupation la plus douce de ma vie. — Eh bien ! donne-moi le bras, j’en profiterai jusqu’à mon appartement.

« En marchant, je lui dis : — On vous a sûrement bien reçu et bien caressé. La tranquillité dont on jouit ici est due à vos travaux et à vos succès. — Oui, mais c’est le pays de la fausseté, et la reconnaissance des services rendus n’y habite pas toujours. J’ai de belles paroles, et M. le prince de Conti est généralissime.

« Nous entrâmes dans son appartement, dont il défendit à Meinac, son valet de chambre, d’ouvrir la porte à personne, et puis, en se promenant avec vivacité, il dit tout haut : « M. d’Argenson m’a joué là un vilain tour. » Alors, pour l’apaiser et disculper le ministre, je lui rendis le compte le plus exact de ma dernière conversation avec lui. « Non, il t’attrape, il est faux ; il me craint, de près surtout, quand il me sent avec Mme de Pompadour, dont il redoute le crédit, mais dans le fond il me hait. — Il ne m’est pas permis de discuter une opinion avec monsieur le maréchal. Cependant que peut-il arriver de plus heureux à un ministre de la guerre que de voir ses veilles et ses travaux couronnés par la valeur, la conduite et les succès du général à qui le roi confie ses armées ? Croyez-moi, monsieur le maréchal ; voyez M. d’Argenson, qui serait déjà chez vous, s’il n’avait pas la goutte… — Non, ce n’est qu’un prétexte ; un ministre en place se croit un dieu. » Et puis, redoublant de vivacité dans sa promenade : « Tu m’aimes, j’ai de la confiance en toi ; tiens ! qu’ils ne cherchent pas à m’humilier et à me chicaner, je ne suis pas né leur sujet, et je leur ferais suer de l’encre, si je suivais le projet que m’inspirent leur injustice et mon mécontentement. — Monsieur le maréchal, je vous le répète, expliquez-vous avec M. d’Argenson. Je vous dois tout, et ma reconnaissance est incapable de vous proposer une fausse démarche. Faut-il vous le dire ? je sors de chez M. d’Argenson, qui donnerait tout au monde pour vous voir chez lui, et qui fera ce que vous voudrez. — Oui, il veut me voir chez lui par vanité. »

« Il me tint encore beaucoup de propos auxquels la vérité et mon attachement pour lui me firent répondre, puis il regarda sa montre. « Quoi ! déjà quatre heures ! — Monsieur le maréchal, vous m’avez gâté par vos confidences et la permission de vous dire ce que je pense ; je ne me retirerai qu’autant que vous me promettrez d’aller chez M. d’Argenson. Si ce n’est pas pour vous, vous devez au moins le ménager en faveur de tant de braves officiers qui ont combattu sous vos yeux et pour votre gloire. — Tu es donc un enragé ? À quelle heure le lever du roi ? — À dix heures. — Eh bien ! j’irai chez d’Argenson à neuf, pourvu qu’il n’y ait personne. Viens me prendre. »

« Quoiqu’il ne fût que quatre heures du matin, je n’hésitai pas à aller chez M. d’Argenson, qui se faisait faire la lecture toute la nuit, parce que sa goutte, très violente, ne lui permettait pas de sommeiller même quelques instans. Il fit sortir son lecteur ; je lui racontai toute ma conversation avec M. le maréchal, élaguant ce qui était trop fort ou inutile à mon objet, et le comblai de joie en lui apprenant qu’il le verrait à neuf heures. « Ne vous étonnez ni de sa bouderie ni de ses reproches. Je l’ai calmé en lui disant comment l’histoire du prince de Conti s’était passée. Il ne désire rien tant que d’avoir les mêmes patentes que M. de Turenne. Vous savez qu’il le mérite par la confiance de l’armée, et que le roi ne peut mieux faire que d’illustrer le général qui lui gagne des batailles : cela augmente le respect et l’obéissance des militaires. Tout tourne au profit de l’état. — Je ne mettrai sûrement point obstacle à cette grâce. »

« … Je me retirai pour le laisser reposer. À huit heures et demie, j’étais chez le maréchal, que je suivis à neuf heures chez M. d’Argenson. J’entrai avec lui dans son cabinet, et, les premiers mots dits, je les laissai seuls. La conversation fut vive et longue ; mais le maréchal voulait obtenir et M. d’Argenson accorder ; ce ne fut qu’un replâtrage, tout finit bien… »


Ce ne fut qu’un replâtrage ! M. de Valfons veut dire que la réconciliation fut bien vite accomplie, chacun d’eux y étant décidé par avance ; mais le spirituel gentilhomme n’avait pas affaire cette fois à une franche nature de soldat comme le comte de Clermont, il servait d’instrument sans le savoir au plus roué des hommes, et nous pouvons prendre au pied de la lettre ces mots qu’il a détournés de leur sens. Ce ne fut qu’un replâtrage en effet ; l’inimitié subsistait au fond. Maurice avait trop souvent dominé le ministre de la guerre pour que celui-ci n’en eût pas conçu un ressentiment implacable, et le ministre était trop fin pour ne pas voir que la lutte de Maurice contre un prince du sang, son peu de déférence pour le roi, ses mille maladresses de cour, finiraient bientôt par le perdre malgré l’amitié de la marquise. Il n’avait qu’à laisser aller le train naturel des choses sans attirer sur lui-même la colère du maréchal. Le comte d’Argenson, en travaillant sous main à détruire le crédit de Mme de Pompadour, avait bien soin de ne jamais rompre avec elle. On peut suivre ces ténébreux manèges dans le journal de son frère aîné, le marquis d’Argenson, qui, connaissant tous les masques, fort impartial d’ailleurs entre les personnages d’un drame qui inquiète et irrite son patriotisme austère, en consigne heure par heure les péripéties.

C’est donc après cette entrevue du maréchal et du ministre de la guerre, s’il faut s’en rapporter aux souvenirs de M. de Valfons, que le comte d’Argenson, voulant apaiser Maurice et faire sa cour à la marquise de Pompadour, obtint pour lui le titre de maréchal-général des camps et des armées du roi. « On envoya prendre chez M. le duc de Bouillon les patentes de M. de Turenne, qui servirent de modèle et qu’on copia mot pour mot[10]. » Le 10 janvier suivant, le roi, étant au château de Choisy, annonça lui-même au comte de Saxe la faveur exceptionnelle qu’il daignait lui faire. « Mon cousin, lui dit-il, vous m’avez aussi bien servi que M. de Turenne avait servi le feu roi, il était juste que je vous donnasse le même grade. Je souhaite que vous l’imitiez en tout. » Étrange préoccupation du catholicisme chez un souverain qui scandalisait chaque jour et catholiques et protestans par les désordres de sa vie ! Cet abaissement de la religion, devenue chose d’étiquette, formalité de cour, est un symptôme de mort pour un culte. Il ne fallait pas moins que la révolution française pour rouvrir les sources de la vie chrétienne. À ces exigences d’un formalisme hypocrite, quelle âme droite ne préférerait le refus loyal et obstiné du soldat ? Le roi ayant répété le lendemain les mêmes paroles en présence de la cour assemblée, Maurice s’inclina en signe de remercîment et prononça simplement ces paroles : « Je souhaite de mourir dans le service de sa majesté comme le maréchal de Turenne. » Nous devons la plupart de ces détails aux dépêches du comte Loss.

Inutile de dire que ces honneurs, diversement appréciés par la cour, étaient confirmés à grand bruit par l’enthousiasme de la ville. Le maréchal de Noailles lui avait écrit à la veille du siège de Namur : « Je veux et entends que vous soyez reçu aux acclamations publiques, et qu’en vous voyant le parterre vous regarde toujours des mêmes yeux, pourvu qu’il ne vous en coûte pas tous les ans d’aussi beaux pendans d’oreilles… » Le parterre répondit au vœu du compagnon d’armes de Maurice. La première fois que Maurice parut à l’Opéra (20 novembre), la prima donna, Mlle Chevalier, chanta une cantate en son honneur au milieu d’applaudissemens sans fin. Les cantates et les Te Deum se renouvelaient ainsi à chaque retour du vainqueur. Notre-Dame et l’Opéra, dans cette société singulière, étaient le double théâtre de ses triomphes, et cette coïncidence n’a pas échappé au joyeux Piron. « Vous êtes sans contredit, lui écrit-il, le maréchal le plus édifiant que nous avons, quoique. Dieu merci, nous en ayons de très pieux. Oui, monseigneur, vous êtes un ange envoyé du ciel pour notre salut temporel et spirituel, vous nous menez au paradis sur votre char de triomphe, car depuis que vous avez l’épée et le bâton à la main, vous nous mettez sans cesse les louanges de Dieu à la bouche ; les Te Deum ne finissent pas ; j’y trouve mille gens que je n’avais jamais vus à nos grand’messes, et que je ne connaissais que par leur assiduité à l’Opéra… »

Un événement grave allait augmenter encore le crédit du comte de Saxe et déconcerter quelque temps les intrigues hostiles. La dauphine était morte le 22 juillet en accouchant d’une fille. Après les premiers mois de deuil, le roi fut pressé de remarier son fils et d’assurer la postérité royale. Le comte Loss, négociateur habile, réussit à intéresser le marquis d’Argenson à une alliance de la maison de France avec la maison de Saxe. L’affaire était difficile à emporter. La cour d’Espagne remuait ciel et terre pour faire agréer à Louis XV l’infante Antonia, sœur de la défunte. Intrigues mondaines, intrigues ecclésiastiques, tout avait pris feu à la fois. D’un côté, les personnes que le marquis d’Argenson appelle les harpies de la cour, harpies de toute espèce, dévotes ou courtisanes, de l’autre l’évêque de Rennes avec ses prédictions menaçantes ; il semblait, à les entendre, que ce fût une trahison de chercher une femme au dauphin en dehors des Bourbons d’Espagne. Le marquis d’Argenson pensait qu’il fallait désirer avant tout une alliance heureuse et féconde ; on devait considérer la femme plus que la princesse, et les avantages naturels plus que les intérêts politiques. « Je puis dire, écrit-il en ses Mémoires, que le roi prit ce louable système, et que ce fut plus en père qu’en roi qu’il examina avec moi les partis qui convenaient à son fils, après avoir écarté celui d’Espagne. » Il y avait à choisir entre plusieurs princesses, les deux filles du duc de Modène, la fille du roi de Danemark, la sœur du roi de Prusse, enfin la princesse Marie-Josèphe de Saxe, fille du roi de Pologne, et la princesse de Savoie, fille du roi de Sardaigne. Les quatre premières ayant été écartées pour divers motifs, restaient seulement la princesse de Savoie et la princesse de Saxe. Les mêmes raisons auxquelles le ministre avait obéi jusque-là déterminèrent le choix qu’il soutint auprès du roi. « La princesse de Saxe promettait plus de santé par celle de ses père et mère. La fécondité est l’apanage de cette famille ; la reine sa mère a eu quantité d’enfans, la reine de Naples accouche tous les neuf mois. Le roi de Pologne est meilleur homme[11], et lui et la reine sa femme ont élevé bourgeoisement leurs enfans : ainsi tout promettait du bonheur dans la maison royale par cette alliance. Il est vrai cependant que le roi de Pologne n’a obtenu la préférence sur le roi de Sardaigne que par les fautes de celui-ci et par la conjoncture des affaires…[12]. » Bref, la princesse Marie-Josèphe de Saxe fut préférée. Elle était, comme on sait, la propre nièce de Maurice, puisque Maurice et le roi de Pologne Auguste III étaient fils du même père. Or, bien que Maurice n’ait joué aucun rôle dans cette négociation et que le ministre des affaires étrangères, attentif seulement au bien de l’état, ne se soit pas même soucié de savoir si cette décision du roi agrandirait ou non la situation personnelle du maréchal, il était impossible qu’il n’en profitât point.

Le mariage ayant été célébré à Dresde (février 1747), et la dauphine devant être reçue par le roi et la reine au château de Choisy, le roi voulut que Maurice allât à sa rencontre. Marie-Josèphe, née le 4 novembre 1731, avait à peine quinze ans ; la présence d’un oncle devait la rassurer dans un monde si nouveau pour elle. Le cortège de la dauphine arriva le 7 février à Choisy, et pendant plusieurs jours, à Choisy, à Paris, à Versailles, ce ne furent que fêtes royales et divertissemens populaires. Le 12, la dauphine avait déjà gagné tous les cœurs ; sa bonne grâce, sa simplicité, sa gaîté naïve, avaient triomphé des préventions qui l’attendaient à l’épreuve, et Maurice de Saxe ne s’exprimait pas en courtisan lorsqu’il écrivait au roi de Pologne le récit de ces brillantes journées. La lettre de Maurice (nous la devons aux archives de Dresde) contient des détails curieux pour l’histoire des cérémonies royales sous l’ancien régime. L’annaliste Barbier nous avait appris déjà des choses singulières à propos de la réception de la dauphine à Choisy. « Cette entrevue, dit-il, se fait en plein champ, sur un tapis et un carreau mis sur la terre. » Puis, après avoir mentionné l’entrevue qui eut lieu le mardi 7 février, en plein champ, au-delà de Corbeil, il nous conduit à Versailles, où le mariage fut célébré le 9 au milieu des plus somptueux galas. Ce qu’il ne dit pas, et ce qu’un témoin seul pouvait raconter, ce sont les cérémonies secrètes. Écoutons celui qui fut chargé de rassurer la jeune princesse au moment le plus terrible.


« Je n’aurais pas de peine à dire des vérités agréables à votre majesté sur le compte de Mme la dauphine, et la renommée me servira de garant. Cette princesse a réussi ici on ne peut mieux, elle est adorée de tout le monde, la reine l’aime comme ses propres enfans[13], le roi en est enchanté, et M. le dauphin l’aime avec passion. Elle s’est démêlée de tout ceci avec toute l’adresse imaginable ; je n’ai su que l’admirer. À quinze ans, il n’y a plus d’enfans dans ce monde-ci, à ce qu’on dit, et en vérité elle m’a étonné. Votre majesté ne saurait croire avec quelle noblesse, quelle présence d’esprit Mme la dauphine s’est conduite ; M. le dauphin paraissait un écolier auprès d’elle. Aucune faiblesse ni enfanterie n’a paru dans aucune de ses actions, mais une fermeté noble et tranquille, et certes il y a des momens où il faut toute l’assurance d’une personne formée pour soutenir avec dignité ce rôle. Il y en a un entre autres, qui est celui du lit, où l’on ouvre les rideaux lorsque l’époux et l’épouse ont été mis au lit nuptial, — qui est terrible, car toute la cour est dans la chambre, et le roi me dit, pour rassurer Mme la dauphine, de me tenir auprès d’elle. Elle soutint cela avec une tranquillité qui m’étonnait, M. le dauphin se mit la couverture sur le visage, mais ma princesse ne cessa de me parler avec une liberté d’esprit charmante, ne faisant non plus d’attention à ce peuple de cour que s’il n’y avait eu personne dans la chambre. Je lui dis en l’approchant que le roi m’avait ordonné de m’approcher d’elle pour rassurer sa contenance et que cela ne durerait qu’un petit moment. Elle me dit que je lui ferais plaisir, et je ne la quittai et ne lui souhaitai la bonne nuit que lorsque ses femmes ont refermé les rideaux et que la foule fut sortie. Tout le monde sortit avec une espèce de douleur, car cela avait l’air d’un sacrifice, et elle a trouvé le moyen d’intéresser tout le monde pour elle. Votre majesté rira peut-être de ce que je lui dis là, mais la bénédiction du lit, les prêtres, les bougies, cette pompe brillante, la beauté, la jeunesse de cette princesse, enfin le désir que l’on a qu’elle soit heureuse, toutes ces choses ensemble inspirent plus de pensées que de rires. Il y avait dans la chambre tous les princes et princesses qui composent cette cour, le roi, la reine, plus de cent femmes couvertes de pierreries et d’habits brillans. C’est un coup d’œil unique, et, je le répète, rien n’a plus l’air d’un sacrifice…

« Avant-hier, je fus au souper, où Mme la dauphine ne mangea point. M. le dauphin me dit qu’elle n’avait pas dîné, et hier elle n’a pas mangé de tout le dîner. C’est la grande fatigue qui en est la cause, et j’ai dit au roi que, si on ne lui procurait pas du repos, elle tomberait malade. Effectivement, je ne sais comment elle a pu y résister. J’en suis sur les dents de l’avoir suivie. Il fait une chaleur, partout dans les appartemens, qu’il y a de quoi en mourir, par la grande quantité de monde et de bougies le soir. Avec cela, ses habits ont été d’un poids que je ne sais comme elle a pu les porter. Ce qu’il y a de plus fatigant encore, ce sont toutes les présentations qui ne finissent point, et elle veut retenir tous les noms, ce qui fait un travail d’esprit terrible, sans cesse occupée d’ailleurs de plaire et d’attentions ; cela fait un labeur si considérable que je ne sais pas comme elle y résiste. Le roi me fit prendre l’autre jour sa jupe, qui était sur un canapé, pendant que Mme la dauphine était à sa toilette ; elle pesait bien soixante livres. Il n’y a aucune de nos cuirasses qui en pèse autant. Je ne sais pas comme elle a pu tenir huit ou neuf heures sur ses pieds avec ce poids énorme…[14]. »


Quelques semaines après (31 mars), Maurice retournait à Bruxelles, et, traçant un plan de campagne à ses lieutenans, s’emparait de la Flandre hollandaise. Lowendal, Contades, Montmorin, exécuteurs intelligens des conceptions du chef, achevaient cette conquête dans l’espace d’un mois (15 avril-16 mai). Tout se préparait pour une bataille. Le duc de Cumberland à la tête de l’armée anglaise, le prince de Waldeck et le maréchal Bathiany à la tête des Autrichiens, voulaient prendre leur revanche de Fontenoy et de Raucoux, tandis que Louis XV, plein de confiance dans les dispositions du maréchal, était avide de partager une seconde fois avec lui l’honneur d’une grande victoire. Peut-être des raisons d’état venaient-elles se joindre aux désirs d’une vanité personnelle. On commençait à croire, en dehors même des accusateurs intéressés, que le maréchal n’était pas fâché de prolonger la guerre. Ses belles manœuvres, glorifiées par Frédéric le Grand, étaient trop circonspectes au gré de notre impatience ; le roi dut penser que sa présence l’obligerait à livrer bataille, et qu’un succès décisif mettrait fin à la guerre, La bataille fut livrée le 2 juillet 1747, et ce fut un nouveau triomphe pour Maurice. Le soir même, le roi, annonçant l’heureuse nouvelle au dauphin et le chargeant de la transmettre à la dauphine, écrivait : « Dites-lui que notre général n’a jamais été si grand, mais de le gronder, en le complimentant, de s’être exposé comme un grenadier. » Tel en effet s’était montré Maurice, général consommé, intrépide fantassin. Il avait vu, dès le commencement de l’action, que le village de Lawfeld était la clé du champ de bataille, et qu’une fois maître de ce point il était maître de l’ennemi. Le duc de Cumberland, soit qu’il trouvât le village suffisamment fortifié, soit qu’il n’eût pas compris toute l’importance de la position, n’y avait placé qu’un petit nombre de troupes. Averti subitement, il y porte son armée entière au moment même où les premières brigades lancées par le comte de Saxe venaient de s’emparer du village. Les nôtres plient sous le choc. Une nouvelle colonne s’élance, et c’est vainement qu’elle taille l’ennemi en pièces, elle est repoussée à son tour : Anglais, Hessois, Hanovriens, toute une armée, toute une colonne profonde, pressée derrière Lawfeld, répare sans cesse ses premiers rangs à mesure qu’ils tombent sous nos coups. C’est presque la colonne de Fontenoy, plus terrible seulement, car son front est protégé par une forteresse naturelle. Un chemin creux entre des murailles de terre garnies de haies lui fournit un retranchement formidable. Maurice craint un instant que la fortune ne lui échappe : « Eh bien ! dit-il à M. de Valfons, que penses-tu de ceci ? Nous débutons mal ; les ennemis tiennent bon. — Monsieur le maréchal, vous étiez mourant à Fontenoy, vous les avez battus ; convalescent à Raucoux, ils ont été vaincus ; vous vous portez trop bien aujourd’hui pour ne pas les écraser. » Il les écrasa, mais la mêlée fut terrible. Quelle fournaise que ce village ! quelle pluie de fer et de feu ! Par instans le vacarme s’arrête ; plus de canon, plus de mousqueterie ; nos soldats s’élancent la baïonnette au bout du fusil, et l’on n’entend que le bruit de la charge, le choc des hommes, le cliquetis du fer, les cris sourds de ces milliers de poitrines d’où s’exhale le souille de la guerre. Maurice, l’épée en main, s’élance à la tête du régiment du roi, et prend le village de flanc. On pousse, on frappe, on tue. L’exemple des chefs suffit pour entretenir l’élan du soldat. À quoi bon clairons et tambours ? Les tambours ont mis leurs caisses sur le dos, aimant mieux jouer du sabre. Pas un coup à négliger, pas un instant à perdre. Quand nous tiendrons Lawfeld, l’artillerie, à qui nous frayons le chemin, aura bientôt foudroyé Cumberland. Merveilleux coup d’œil du comte de Saxe, merveilleux effet de cette charge toute française où le soldat et le général ne font qu’un ! « Dans ce moment, dit-il, les ennemis qui soutenaient le combat dans le village, entendant tirer derrière eux, abandonnèrent les haies ; nos troupes, qui les attaquaient par l’autre extrémité, les suivirent, et dans un instant toute la bordure du village fut occupée par notre infanterie avec des cris et un feu épouvantables. La ligne des ennemis en fut ébranlée. Deux brigades de notre artillerie qui m’avaient suivi se mirent à tirer, ce qui augmenta le désordre. Il nous était arrivé sur la gauche deux brigades de cavalerie ; j’en pris deux escadrons et ordonnai au marquis de Bellefonds, qui les commandait, de pousser à toutes jambes dans l’infanterie ennemie, et criai aux cavaliers : « Comme au fourrage, mes enfans ! » Ils le firent… » Ce fourrage au milieu de la colonne qui ravitaillait sans cesse les fortifications naturelles de Lawfeld produisit une énorme trouée, une trouée de deux mille pas, dans les lignes anglaises. « Mes deux escadrons, ajoute Maurice, furent passés par les armes, et il n’en revint presque personne ; mais mon affaire était faite[15]. » Hélas ! à quel prix ? Pendant les cinq heures que dura l’attaque du village (de dix heures du matin à trois heures), que de braves gens, de part et d’autre, avaient reçu la mort pour une guerre sans motif ! Quelle tuerie effroyable et doublement effroyable, puisqu’elle ne changeait rien à la situation politique et n’avançait pas d’une heure la conclusion de la paix ! Dix mille hommes avaient mordu la poussière dans l’armée anglaise ; nous en avions perdu plus de cinq mille, et après que nous eûmes conquis ce champ de mort, les vingt-sept mille Autrichiens du comte Bathiany, contenus par notre aile gauche, s’en retournaient paisiblement à Maëstricht sans avoir ni un soldat ni une cartouche de moins. Une faute bien grave venait d’être commise, et Maurice le reconnut plus tard : il y avait une seconde victoire à remporter sur Bathiany après la déroute de Cumberland. Au lieu de réunir ses troupes victorieuses à celles qui contenaient les Autrichiens et d’écraser un ennemi inférieur en nombre, un ennemi déjà démoralisé par l’échec sanglant de ses frères d’armes, il eut le tort de s’arrêter, de vouloir jouir immédiatement de son triomphe, d’aller chercher à Herderen les complimens du roi, et de laisser ainsi au général de Marie-Thérèse le temps de se retirer en bon ordre. Qui oserait pourtant l’accuser ? C’est pour avoir chargé l’ennemi en soldat que Maurice, vainqueur à Lawfeld, a manqué à son devoir de général ; mais si le général, à l’heure décisive, ne fut devenu le plus fougueux des soldats, aurait-il remporté la victoire ? À la fois ivre et las des émotions de la lutte, il a oublié d’embrasser l’ensemble de la bataille et d’achever ses combinaisons. Un Frédéric, un Napoléon sans doute, n’eussent pas commis cette faute. La victoire de Lawfeld, tout incomplète qu’elle fut, n’en reste pas moins un des glorieux souvenirs de l’infanterie française, une des grandes pages de l’histoire de Maurice.


IV.

Comment le héros de ces beaux jours, après tant de villes prises, tant de batailles gagnées, pouvait-il être l’objet d’accusations si violentes ? Toute cette année 1747, l’année de Lawfeld, nous montre le parti des adversaires de Maurice grossissant de jour en jour et redoublant d’activité furieuse. C’est un siège en règle, la tranchée est ouverte. Maurice est défendu par Mme de Pompadour et les hardis financiers de l’époque, les frères Pâris-Duverney ; il est défendu surtout par ses trois filles, Fontenoy, Raucoux, Lawfeld, et les victorieuses campagnes qui avaient tenu en échec une moitié de l’Europe. L’attaque est dirigée dans l’ombre par le comte d’Argenson, ministre de la guerre, au grand jour par le prince de Conti, la princesse sa mère et tous les ambitieux qui s’attachent à leur fortune. Entre les deux partis est le marquis d’Argenson, témoin désintéressé autant que peut l’être un citoyen toujours dévoué à son pays[16], spectateur attentif, impartial, disant le bien et le mal suivant sa conscience et notant toutes les péripéties de la lutte.

« Qui l’emportera ? — écrit-il au mois de juillet 1747, quelques jours après la victoire de Lawfeld. — Je pense que la menace de quitter du maréchal de Saxe sera un furieux tonnerre dans l’esprit du roi ; le maréchal de Saxe a des façons de parler naturelles au roi[17] qui emportent bien des choses. Je l’ai vu… » Un mois après, il insérait cette curieuse note en ses tablettes : — « 24 août. On avance beaucoup au projet de perdre le comte de Saxe dans l’esprit du roi. Ainsi le courtisan chemine à son but pour placer à la tête de la grande armée de Brabant M. le prince de Conti. J’ai vu des lettres d’un courtisan qui mande à Paris que les affaires de M. le comte d’Argenson vont bien, le roi commençant à connaître le peu que c’est que le maréchal de Saxe. On s’en prend à lui, et l’on ne veut pas voir que c’est qu’on lui a gâté sa besogne à plaisir en le faisant tomber dans des entreprises qu’il ne voulait pas et qu’il faut cependant exécuter quand elles sont commencées. Son Lowendal, envié de toute l’armée, est absolument décrédité aujourd’hui par les petits-maîtres à talons rouges, et l’effet répond au dessein. » D’Argenson, par un retour à sa situation personnelle, et se rappelant que les courtisans ont aussi fait connaître au roi le peu que c’était que le marquis d’Argenson au point de vue de la capacité politique, ajoute avec amertume : « Je me suis vu aussi bien avec le roi dans mon district que le comte de Saxe l’est depuis trois ans dans son généralat. Sa majesté ne voulait voir que par moi, m’approuvait sur tout et me laissait faire ; tout allait bien, mais la malignité peu à peu a fait son trou. Ainsi le maréchal va-t-il tomber en disgrâce et se retirer cet hiver. » Voilà pour les cabales de cour ; les cabales de l’armée n’étaient pas moins vives, nous le savons par un mémoire fort curieux de Maurice lui-même au sujet du siège de Berg-op-Zoom. « Tout homme sage, dit-il avec un piquant mélange de modestie et de fermeté, doit être alarmé de voir son opinion désapprouvée généralement. Si l’incertitude et la variation est un mal dans les choses de la vie privée, on peut dire que c’est un malheur à la guerre, et quiconque change sa disposition par légèreté ou sur des opinions jette toutes les parties d’une armée dans le désordre et la confusion… Les personnes d’esprit, et surtout les personnes éloquentes, sont très dangereuses dans une armée, parce que leurs opinions font des prosélytes, et si le général n’est un personnage opiniâtre et entêté de son opinion, ce qui est un défaut, elles lui donnent des incertitudes capables de lui faire commettre de grandes fautes ; c’est le cas où je me trouve… Berg-op-Zoom est devenu une affaire au-dessus des forces humaines pour ainsi dire, ou du moins hors de tout exemple ; la politique et notre amour-propre peut-être nous ont échauffés sur cette entreprise au point que nous sommes prêts à y sacrifier l’armée, la gloire de nos armes et celle du roi. Les esprits s’échauffent, on blâme le général de sa lenteur, il ne saurait partir trop tôt pour se précipiter dans un labyrinthe qu’il prévoit ; on parle, on écrit des mémoires, on se communique ses idées, comme si celui qui est chargé de la conduite de cette campagne n’en était pas occupé. enfin on veut le faire marcher, on brigue, on cabale à cet effet[18]… » Cabales de cour, cabales d’armée, d’où vient ce concert subit, cette effrayante unanimité ? Les clameurs de Versailles, nous en connaissons l’origine ; comment se fait-il qu’elles aient un écho dans le camp même d’un capitaine si souvent victorieux ? Je crois le savoir. Maurice n’inspirait plus la même confiance depuis qu’il avait montré, à côté des vertus militaires d’un grand général, l’avidité d’un aventurier. La prise de Berg-op-Zoom par son ami Lowendal avait été une véritable curée, et la France en avait poussé un cri d’horreur. On pouvait encore rejeter l’odieux de cette barbarie sur le soldat, qu’avait exaspéré une résistance opiniâtre ; mais comment justifier les iniquités des chefs, exactions et brigandages ? Le pays était assommé, s’écrie le marquis d’Argenson. Le nom de Verrès, à cette occasion, revient plusieurs fois sous sa plume. Que cette réputation de rapine fût vraie ou fausse, que ces proconsuls pillards eussent trouvé ou non leur Sicile dans les Flandres, il était inévitable que le maréchal de Saxe vît diminuer peu à peu les sympathies publiques. « Nous ne lui envions pas cette fortune, » disait l’honnête Barbier. Ajoutez à cela ces prétentions féodales si singulières en plein XVIIIe siècle. Le titre de maréchal-général des camps et armées du roi, les fonctions de gouverneur des Flandres ne suffisaient pas au vainqueur de Fontenoy ; il voulait exercer sur le pays conquis par ses armes l’autorité dont le prince Eugène avait été revêtu au commencement du siècle. Le prince Eugène avait reçu les pouvoirs d’un vice-roi, pouvoirs militaires et civils, espèce de souveraineté vassale de l’empire d’Allemagne. Maurice, rêvant toujours un trône, voulait une souveraineté comme celle-là. En vain lui répondait-on que rien n’était plus contraire aux lois fondamentales de la France ; ni les ministres, ni ses amis personnels ne réussissaient à lui faire comprendre le scandale de ses prétentions. Le roi et le ministère finirent par céder, tant ils craignaient de sa part un coup de tête qui eût rompu les préliminaires de paix et rejeté la France dans les hasards ; qui sait s’il ne va pas quitter la France avec éclat, vendre son épée à l’Angleterre, à l’Autriche, emmener Lowendal et revenir battre les compagnons de sa gloire ? Ce coup de tête, c’eût été une trahison, et il est triste pour Maurice qu’on l’en ait cru capable. Il est triste aussi que ses meilleurs amis aient pu l’accuser avec vraisemblance de vouloir prolonger la guerre afin de garder plus longtemps les pouvoirs quasi royaux qu’il venait d’arracher à un gouvernement avili. Le soir même de la journée de Lawfeld, le plus cher de ses aides-de-camp, M. de Valfons, celui à qui il disait si bien en lui donnant son propre cheval de bataille : « Prends-le, pas de cérémonie ; aujourd’hui, toi c’est moi, » M. de Valfons, dis-je, crut deviner à un signe, à un geste, que le maréchal ne voulait pas gagner une victoire trop complète, et ce fait le frappa tellement qu’il se crut obligé en conscience d’en révéler quelque chose sans dénoncer son ami. « Pénétré des caresses du maréchal, je ne m’en laissai point enivrer, et toujours préoccupé de ce qu’il n’avait pas voulu gagner totalement la bataille et écraser les ennemis, emporté par un zèle bien pardonnable à un bon citoyen et qui ne compromettait pas mon protecteur, je ne pus m’empêcher de dire à M. de Soubise : « Monsieur, conseillez au roi de faire la paix ; je ne puis vous dire le mot de l’énigme, mais conseillez la paix. »

Ainsi, à l’armée comme à la cour, chez les amis les plus sûrs comme chez les adversaires perfides, une même accusation s’élevait contre Maurice : il voulait faire durer la guerre, il voulait prolonger son commandement souverain, il songeait à son intérêt propre beaucoup plus qu’au bien de l’état. Cherchez le terme le moins dur pour caractériser une telle conduite ; en bon français, ce sera toujours une trahison.

Qu’y a-t-il de vrai dans cette clameur ? Nous avons étudié la cause pièces en main, et nous n’hésitons pas à prononcer notre verdict : militairement, Maurice de Saxe est irréprochable ; moralement, il avait commis bien des fautes, et ce sont ces fautes qui ont donné prise aux calomnies, c’est l’avidité sans frein de l’aventurier qui a compromis un instant l’honneur du capitaine. On l’accuse de ne pas avoir frappé des coups décisifs ; excepté le jour de Lawfeld, où il se reposa trop vite peut-être après une lutte effroyable, ses manœuvres ont toujours été aussi hardies que prudentes, et s’il préparait lentement la victoire, la victoire du moins ne lui fit jamais défaut. Il s’est justifié lui-même avec un accent de sincérité qui nous touche, lorsque, tourmenté par les intrigues du camp et de la cour au sujet des opérations qui suivirent la victoire de Lawfeld, il supplie qu’on veuille bien ne pas le troubler. « Si la guerre tient de l’inspiration, s’écrie-t-il, il ne faut pas troubler le devin. » Ce devin d’ailleurs n’a-t-il pas été absous par ses pairs ? et n’est-ce pas Frédéric le Grand qui lui écrivait à propos de ses solides manœuvres, où le prince de Conti ne voyait qu’une circonspection intéressée : « Dans le premier bouillon de la jeunesse, on sacrifie tout aux actions brillantes et aux choses singulières qui ont de l’éclat ? À vingt ans, Boileau estimait Voiture ; à trente ans, il lui préférait Homère. Dans les premières années que je pris le commandement de mes troupes, j’étais pour les pointes ; mais tant d’événemens que j’ai vus arriver, auxquels même j’ai eu part, m’en ont détaché. Ce sont ces pointes qui m’ont fait manquer la campagne de 1744. C’est pour avoir mal assuré la position de leurs armées que les Français et les Espagnols ont été réduits à abandonner l’Italie. J’ai suivi pas à pas votre campagne de Flandre, et je crois que la critique la plus sévère ne peut y trouver prise… On fera toujours de Fabius un Annibal, mais je ne crois pas qu’un Annibal soit capable de suivre la conduite d’un Fabius. Je vous félicite de tout mon cœur… » Il est permis de s’en fier à ce témoignage ; si Maurice de Saxe a commis des fautes de stratégie après les campagnes que Frédéric le Grand glorifiait en pareils termes, ces fautes tenaient à l’emploi inopportun d’un système excellent ; l’intention du chef est à l’abri de tout reproche.

Mais on affirme qu’il a extorqué de l’argent aux vaincus, on l’accuse de s’être jeté sur les Flandres comme sur une proie ! Le marquis d’Argenson va même jusqu’à écrire ces mots dans son Journal : « Des gens qui reviennent de Flandre m’ont conté une partie des friponneries exercées par le comte de Saxe et le maréchal de Lowendal dans cette conquête. Cartouche n’en aurait pas fait davantage ni plus impudemment… Sous M. de Louvois, les conquêtes furent fort ménagées ; cette fois-ci on a cru devoir tout abandonner au pillage le plus affreux. » Ce pillage était général, répondra-t-on peut-être : les accusateurs de Maurice avaient fait bien pis encore, les ministres donnaient l’exemple ; la cour, cette cour nécessiteuse, cette cour de poussière, comme d’Argenson l’appelle, ne vivait que d’aumônes ou de rapines, et on ne dévorait pas seulement l’ennemi, mais la France, l’état, le trésor de tous, le trésor des pauvres ! — L’excuse est-elle bien digne de celui qui a eu l’honneur de tenir le drapeau de Fontenoy ? Plus on est grand, plus grande est la faute, et plus terrible aussi éclate le châtiment. Le châtiment de Maurice de Saxe, nous venons de le voir, ce fut d’être soupçonné de trahison, et de rencontrer partout ce soupçon calomnieux[19], au moment même où il achevait ses combinaisons décisives, à l’heure où il allait conquérir la paix dans Maëstricht !

Grande leçon, qui retentit sans cesse, quoique sans cesse oubliée Il y a une force morale qui régit les choses humaines, et ce n’est pas impunément qu’on la brave. Dans l’ivresse du triomphe, on traite de peccadille ce qui offense la loi universelle ; l’homme qui a rendu des services extraordinaires n’a-t-il pas droit à des dispenses ? Est-ce pour lui que sont faites les prescriptions communes ? On rassure ainsi sa conscience, on se grise de sophismes, on dédaigne le jugement de l’opinion publique, et bientôt arrive le jour inévitable où vous êtes soupçonné, accusé, condamné sur les choses mêmes qui devaient vous assurer la reconnaissance du peuple et immortaliser votre nom !

Maurice, qui était venu passer une partie de l’hiver à Paris et à Chambord, repartit le 18 mars 1748 pour Bruxelles, où il allait exercer ses nouvelles fonctions de commandant-général des provinces conquises avec toutes les prérogatives des princes du sang. Il n’avait qu’une pensée, s’emparer de Maëstricht, dominer la Hollande et imposer à la coalition cette paix obstinément refusée depuis trois ans. La tranchée fut ouverte le 15 avril ; le 7 mai, la place se rendit[20]. Pendant ce temps-là, les préliminaires de la paix avaient été ouverts le 30 avril entre la France d’une part, de l’autre l’Angleterre et la Hollande. L’Autriche ne prit part aux négociations que le 23 mai. Maurice avait eu raison de dire : La paix est dans Maëstricht. On sait que la pacification définitive fut signée seulement le 18 octobre 1748 au congrès d’Aix-la-Chapelle ; on sait aussi combien les conditions de ce traité excitèrent en France un mécontentement unanime. Louis XV, voulant traiter non en marchand, mais en roi, avait ordonné à son plénipotentiaire de restituer toutes ses conquêtes. Quels que fussent alors le dépérissement du pays, la ruine de nos finances, la misère et la dépopulation des provinces, l’opinion publique eût préféré la continuation de la guerre à un résultat si honteux[21]. Les grands mots ne masquent point les petites choses ; ce n’était pas agir en roi que de rechercher la paix avec cette impatience pusillanime et de s’humilier pour l’obtenir. Maurice de Saxe, sans se piquer de rien entendre à la politique, était donc parfaitement d’accord avec le sentiment national quand il écrivait le 15 mai 1748 au comte de Maurepas :


« Je ne suis qu’un bavard en fait de politique, et si la partie militaire m’oblige quelquefois d’en parler, je ne vous donne pas mes opinions pour bien bonnes. Ce que je crois savoir et vous assurer est que les ennemis, en quelque nombre qu’ils viennent, ne peuvent plus pénétrer en ce pays-ci, et qu’il me fâche de le rendre, car c’est en vérité un bon morceau, et nous nous en repentirons dès que nous aurons oublié notre mal présent. Je n’entends rien à la finance et ne connais pas nos moyens ; ce que je sais est que l’argent en Angleterre n’était à la fin de la grande guerre qu’à 4 pour 100, et qu’il était ces jours passés à 14 et à 15 pour 100, de quoi il n’y a point d’exemple. Et comme le crédit est la seule chose qui soutient les Anglais et les Hollandais, je conclus qu’ils sont à bas et qu’ils n’en peuvent plus. Ce n’est pas comme chez nous ; nous avons une force intrinsèque, et, quoique l’argent nous manque, nous allons encore longtemps, et je crois que ce n’est pas faire un mauvais marché que de se mettre mal à son aise pour acquérir une province comme celle-ci, qui vous donne des ports magnifiques, des millions d’hommes, une barrière impénétrable et de petite garde. Telles sont mes pensées ; au demeurant, je ne connais rien à votre diable de politique. Je vois, je sais que le roi de Prusse a pris la Silésie et qu’il l’a gardée, et je voudrais que nous puissions faire de même. Au bout du compte, il n’est pas si fort que nous, il est beaucoup plus mal posté, on peut le prendre par les pieds et par la tête, et il a de furieux voisins qui ne l’aiment assurément pas plus que nous. Nous n’avons rien de tout cela, et il me paraît difficile ou plutôt impossible que l’on nous fasse rendre ce que nous tenons.

« Voilà, monsieur, ce que je pense. Vous ne laissez pas que de me tranquilliser beaucoup, et si les fanfreluches des négociations commencent une fois à se mêler, nous en avons pour dix ans sans tirer un coup de fusil. C’est votre affaire ; la mienne est de prendre et de garder, et je vous réponds de m’en acquitter en conscience. Je vous promets aussi de combattre jusqu’au trépas pour des vérités que je ne comprends pas. C’est à vous de prêcher et de bien établir les principes, les détailler, les prouver ; que les hérésies soient confondues, et qu’on écrive de part et d’autre plus de volumes là-dessus qu’il n’y en avait dans la bibliothèque d’Alexandrie et que n’en ont écrit tous les pères de l’église ; je vous promets d’attendre tranquillement sur le Demer, jusqu’à ce que la vérité soit triomphante. Les ennemis ne s’enrichiront pas pendant ce temps-là, s’ils restent armés, et cette position leur coûtera plus qu’à nous. S’ils désarment, nous désarmerons aussi et songerons à l’épargne. Battez-vous donc bien, monsieur ; que Dieu donne de la force à votre plume. Je vous proteste que je n’ai nulle envie d’interrompre vos occupations ; mais jusqu’à ce que tout cela soit évident, ne rendons rien ou ne rendons guère. »


Nous retrouvons ici le soldat de Prague, le général de Fontenoy, le conquérant des Flandres, le vainqueur de Raucoux, de Lawfeld, le manœuvrier infatigable devant lequel tant de places fortes avaient arboré le drapeau blanc. Ce langage répond aux accusations de ses calomniateurs et le justifie devant l’histoire. Quelles que soient les fantaisies qui aient pu traverser son cerveau, il était bien des nôtres quand il sentait si vivement la honte du traité qui suffisait à Louis XV. Je sais bien qu’un sentiment personnel se mêlait à sa patriotique douleur ; il se disait déjà ce qu’il exprimera plus tard avec un sourire amer : « Allons, la paix est faite, il faut nous résigner à l’oubli. Nous ressemblons aux manteaux, nous autres ; on ne songe à nous que les jours de pluie. » Oui, Maurice de Saxe se voyait inutile désormais, il se voyait oublié à Chambord, à ce Chambord où il ne lui restera plus qu’un simulacre de souveraineté, après que d’étranges projets auront excité inutilement son besoin d’action et d’aventures. Qu’importe ? La lettre est belle, elle est française, et nous pouvons l’inscrire encore, comme un bulletin de victoire, à la dernière page de ses campagnes.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez la Revue du 1er mai, du 1er juin, du 1er juillet et du 1er août.
  2. « Cette sagacité alerte qui découvre le ridicule, qui le saisit, qui exprime légèrement sa critique, est le génie et la supériorité du temps. » Journal et Mémoires du marquis d’Argenson, publiés par M. Rathery, t. V, p. 86 ; Paris 1863.
  3. Les courtisans étaient d’accord pour attribuer au roi, au roi tout seul, les conquêtes des mois de juin, juillet et août 1743 ; Voltaire lui-même ne tient pas un autre langage dans son Précis du siècle de Louis XV. L’opinion publique considérait les choses sous un jour bien différent. L’annaliste Barbier, interprète fidèle du tiers-état, c’est-à-dire de la bourgeoisie et de l’armée, voit partout la main du comte de Saxe. Projets et dispositions, tout lui appartient. La prise de Gand, d’Oudenarde, d’Ostende, de Nieuport, ce n’est pas seulement l’œuvre des lieutenans inspirés par lui, c’est la sienne. À chaque victoire, à chaque surprise. Barbier s’écrie : « Un nouveau coup du comte de Saxe ! » Il est bon de noter cette confiance de l’opinion, qui expliquera la fière attitude de Maurice en face des cabales princières, des intrigues ministérielles, et qui obligera le roi lui-même, si souvent froissé par la rudesse du maréchal, à plier devant lui.
  4. La dernière édition des Mémoires du duc de Saint-Simon (Hachette, 1864) contient une réclamation très digne de M. le marquis de Saumery, très dignement acceptée par M. le marquis de Saint-Simon. Il y a là un bel exemple. Dégagée des passions de l’époque, la postérité des combattans accomplit simplement son devoir de dignité courtoise. C’est dans les tomes deuxième et quatrième de l’édition en treize volumes que se trouvent, parmi les notes, les deux réclamations de M. le marquis de Saumery.
  5. « Il accuse M. le duc de Cumberland, M. le prince de Waldeck, M. de Kaunitz, M. de Koenigseg-Erbs, enfin presque tous ceux qui ont commandé ou eu part au gouvernement, d’avoir successivement fabriqué cette gazette. J’ai remis cette affaire à M. de Séchelles, qui aura l’honneur de prendre vos ordres. C’est une chose honteuse à des gens de ce rang-là de se mêler de déguiser la vérité pour soutenir la réputation de leurs armes par des mensonges ; c’est pourtant une des plus fortes branches de leur politique, avec laquelle ils abusent toute l’Europe, et ils méritent bien qu’on leur en fasse la honte. » Lettre du maréchal de Saxe au comte d’Argenson, Bruxelles, 27 février 1746.
  6. Souvenirs du marquis de Valfons, publiés par son petit-neveu le marquis de Valfons, 1 vol. Paris 1860.
  7. Journal et Mémoires du marquis d’Argenson, édition Rathery, t. IV, p. 176.
  8. Mémoires de Favart, Paris 1808, tome Ier, page XXV.
  9. Souvenirs du marquis de Valfons, p. 199. Voyez aussi ces plaintes de Maurice dans les Mémoires du duc de Luynes, t. VIII, p. 26.
  10. Souvenirs du marquis de Valfons, p. 204.
  11. L’auteur veut dire : « meilleur homme que le roi de Sardaigne. »
  12. Journal et mémoires du marquis d’Argenson, t. V, p. 65.
  13. Il y avait là un sujet d’inquiétude pour le roi de Pologne, comme il y avait eu pour le roi de France un motif d’hésitation au moment de faire son choix. On craignait que la reine ne fît pas un bon accueil à une princesse de Saxe : Marie-Josèphe était la fille du souverain qui avait enlevé le trône de Pologne au père de Marie Leczinska.
  14. La protégée de Maurice, la princesse à qui M. d’Argenson ne demandait guère autre chose que de donner des héritiers au trône de France, a été la mère des trois souverains avec qui s’est écroulée par trois fois la dynastie des Bourbons de la branche aînée (1792, 1815, 1830) ; Louis XVI, Louis XVIII, Charles X, sont les fils de Marie-Josèphe. Un an et demi après ce mariage du dauphin et de Marie-Josèphe naissait une fille du maréchal, Aurore de Saxe, qui devait être la grand’mère du plus illustre romancier de nos jours. Nous raconterons plus tard ces aventures. Bornons-nous à noter aujourd’hui le singulier rapprochement qui s’offre de lui-même à la pensée. Puisque Louis XVI, par les liens du sang, est le petit-neveu de Maurice de Saxe, l’auteur du Marquis de Villemer est la petite-cousine de Louis XVI, de Louis XVIII et de Charles X.
  15. Lettre de Maurice de Saxe au roi de Prusse Frédéric II, citée tout entière par le baron d’Espagnac, t. II, p. 286-297.
  16. Il venait d’être remplacé au département des affaires étrangères par le marquis de Pulsieux (février 1747). Le mariage du dauphin avec Marie-Josèphe de Saxe est le dernier acte important de son ministère.
  17. Le marquis d’Argenson, qui a parfois des expressions si vives, écrit souvent à la diable, comme Chateaubriand le dirait de Saint-Simon ; on a besoin d’expliquer son texte pour prévenir les contre-sens. Il veut dire ici : « Le maréchal de Saxe, en s’adressant au roi, a des façons de parler naturelles qui emportent bien des choses. »
  18. Mémoire de M. le maréchal de Saxe, dans les Lettres et Mémoires, t. IV, Paris 1794, p. 159.
  19. Maurice avait pourtant des défenseurs. Un certain Mauger, garde du corps et versificateur, fit représenter au Théâtre-Français, le 10 janvier 1748, une tragédie intitulée Coriolan, qui fut interdite après cinq représentations, parce qu’on y avait vu toute sorte d’allusions à la lutte du maréchal de Saxe et de la cour. Or ces allusions étaient favorables à Maurice. Cette tragédie, qui ressemble à toutes les rapsodies du genre, contient au quatrième acte une délibération politique où se manifeste la pensée de l’auteur. Tullus, chef des Volsques, interroge ses lieutenans, Junius, Icilius, Céson, sur les soupçons que lui inspire la conduite de Coriolan. « Peut-on se fier à l’étranger ? Ne trahit-i ! pas notre cause ? » Junius et Icilius tiennent Coriolan pour un traître, et veulent le perdre dans l’esprit du chef. Céson le défend avec véhémence :

    Quelle injuste fureur vous arme contre lui
    Et veut priver l’état de son plus ferme appui ?
    De quoi l’accuse-t-on, soigneur ? quel est son crime’ ?
    D’avoir si justement mérité votre estime,
    D’avoir discipliné d’indociles soldats,
    Instruit nos généraux, augmenté nos états ?…
    Oui, quoique votre haine attende qu’il périsse.
    Au fond de votre cœur vous lui rendez justice.
    Et lorsqu’à l’accabler vous mettez tous vos soins,
    Vous seriez son ami si vous l’estimiez moins.
    En vain vous soutenez, condamnant sa conduite.
    Que sous un autre chef Rome eût été détruite…
    Ne vaut-il donc pas mieux, sans rien mettre au hasard,
    Assurer sa victoire et vaincre un peu plus tard ?
    Avouons tout, hélas ! sa vertu nous irrite :
    Nous voyons à regret un si rare mérite ;
    On veut perdre un héros qu’on ne peut effacer.
    Et son seul crime enfin est de nous surpasser.


    Le marquis d’Argenson écrit dans son journal à propos de ce singulier incident : « On vient de faire cesser les représentations de la tragédie nouvelle de Coriolan, qui n’était pas bonne, et dont on faisait des applications au maréchal de Saxe. On y voit un étranger dont tout le monde se défie et qui se défie de la nation qu’il sert, un roi fort stupide qui augmente son pouvoir à mesure qu’il a sujet de se défier de lui. » Ce n’est pas tout à fait cela ; Coriolan ou Maurice de Saxe n’excite pas la défiance de tous ; il a d’impétueux défenseurs, et l’auteur de la pièce au premier rang. D’Argenson n’avait pas vu sans doute cette plate tragédie, et il en parle sur ouï-dire. Peut-être aussi les vers que nous venons de citer avaient-ils donné lieu à des manifestations tumultueuses en sens contraires. Dans ce Paris déjà si vif, si passionné, c’était une occasion naturelle d’applaudir ou de siffler les personnages du drame public, le roi, les ministres, le comte de Saxe, le prince de Conti, selon les nouvelles du jour et les émotions du moment.

  20. Il faut rappeler ici, pour être juste, que la première idée de cette campagne, dont l’exécution été si bien louée par Voltaire, appartient au vieux maréchal de Noailles, à celui que Maurice appelait toujours mon cher maître. Les documens relatifs à ce sujet ont été publiés par l’abbé Millot dans ses Mémoires politiques et militaires pour servir à l’histoire de Louis XIV et de Louis XV, composés sur les pièces originales recueillies par Adrien-Maurice, duc de Noailles, maréchal de France et ministre d’état. Paris 1777. 6 vol. Voyez t. VI, p. 242-252.
  21. « Le Français désirait la paix, et ses misères devaient allumer ce désir ;… mais le Français aime la gloire et l’honneur, de sorte qu’après les premiers momens de joie de la paix conclue, tout le public est tombé dans la consternation de la médiocrité des conditions. Tandis qu’à Londres et dans les principales villes des royaumes britanniques on fait des réjouissances éclatantes et tumultueuses, à Paris et dans les provinces on s’en est consterné. « Quoi ! dit-on, nous rendons toutes nos conquêtes ! » — Journal et mémoires du marquis d’Argenson, t. V, p. 277, Paris 1863.