Max Havelaar/I

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. Nieuwenhuis et Henri Crisafulli.
Dentu (p. 1-10).


I.


Je suis commissionnaire en cafés, et je demeure, Canal des Lauriers, n°. 37.

Il n’est pas dans mes habitudes d’écrire des romans ou autres choses de la même farine. J’ai donc longuement réfléchi, avant de me résoudre à commander deux rames de papier de plus qu’à l’ordinaire, et à commencer l’ouvrage que vous avez en mains, cher lecteur.

Cet ouvrage, il vous faudra le lire, que vous soyez commissionnaire en cafés, vous-même, ou n’importe quoi.

Non seulement, je n’ai jamais écrit quoi que ce soit qui ressemble à un roman, mais en ma qualité de commerçant, tout ce qui ressemble à un roman m’est parfaitement insupportable.

Depuis des années, je me demande à quoi servent les romans, et rien ne me stupéfie plus que l’impudence avec laquelle un poëte ou un romancier ose vous faire accroire ce qui n’est jamais arrivé, et, le plus souvent, ce qui ne peut être arrivé.

Si, moi, dans ma branche de commerce, — je suis commissionnaire en cafés et je demeure Canal des Lauriers, n°. 37 — je faisais une déclaration à un commettant, — un commettant, est un négociant qui vend du café, — où il y eut la millième partie des mensonges qui forment le gros des poésies et romans, il s’adresserait immédiatement à Busselinck et Waterman.

Ce sont aussi des commissionnaires en cafés, mais vous n’avez pas besoin de connaître leur adresse.

Donc, je me garde bien d’écrire des romans ou de faire d’autres fausses déclarations. J’ai toujours observé que ceux qui se mêlent de ces affaires-là finissent mal. J’ai quarante trois ans ; il y en a vingt que je fréquente la Bourse, et je peux me présenter quand on demande un expert en ces matières. En ai-je vu tomber des maisons  ! Et, le plus souvent, quand je remontais aux causes de leur chute, je les trouvais dans la mauvaise direction que leurs chefs avaient reçue dans leur jeunesse.

Moi, je dis : de la vérité, et du bon sens, et je m’y tiens.

Naturellement, je fais une exception pour l’Écriture Sainte.

Notre mauvaise éducation commence à la lecture des poésies enfantines de Van Alphen, et cela dès son premier vers sur les marmots, qu’il prétend être tous adorables. Comment, diantre, ce brave homme a-t-il pu adorer ma petite sœur Gertrude, aux yeux chassieux, ou mon frère Gérard qui passait son temps à se fourrer les doigts dans le nez. Il prétend que c’est par tendresse, qu’il a fait ces poésies-là !

Quand j’étais enfant, je me disais souvent : „ah ! mon petit père, que je voudrais te rencontrer ! Et si tu m’avais refusé des billes de marbre, ou un gâteau contenant mon nom en toutes lettres, — je m’appelle Batave, — oh ! je n’aurais pas pris de gants pour t’appeler : „menteur !”

Or, jamais, je n’ai vu Van Alphen. Il était même déjà mort, je crois, lorsqu’il nous racontait en vers que mon père était mon meilleur ami, — moi, je lui préférais le petit Paul Winser, qui demeurait, près de nous, rue des Bataves — et que mon petit chien était la reconnaissance même…. Nous n’avions pas de chiens, chez nous, parcequ’ils sont tous plus malpropres les uns que les autres.

Mensonge, que tout cela !

Et l’éducation des enfants se continue de la même façon. Ainsi, votre petite sœur est venue dans un gros chou, chez la fruitière du coin !

Tous les Hollandais sont braves et généreux !

Les Romains étaient bien heureux que les Bataves leur laissassent une petite place au soleil !

Le bey de Tunis avait des coliques néphrétiques dès qu’il voyait flotter le drapeau hollandais !

Le duc d’Albe était un monstre !

La marée, en 1672, je crois, dura plus longtemps que d’ordinaire, pour défendre et protéger la Hollande !

Mensonges !

La Hollande est restée la Hollande, parce que nos ancêtres faisaient bien leurs affaires, et qu’ils avaient la foi véritable. Voilà tout.

Plus tard, on recommence de plus belle.

Ainsi, par exemple, une fille, c’est un ange. Un ange ! L’auteur de cette trouvaille n’a jamais eu de sœurs.

L’amour, c’est la béatitude ! On enlève l’objet aimé, un objet quelconque, et l’on fuit au bout du monde — mais, le monde n’a pas de bouts, et cet amour-là n’est qu’une sottise.

Nul ne dira que je vis mal avec ma femme — c’est une fille de Last et Co, commissionnaires en cafés, — on n’a jamais trouvé rien à redire à notre mariage. Je suis membre souscripteur du jardin zoologique Natura Artis Magistra, (La nature est la maîtresse de l’art,) ma femme a un châle long de deux cents francs, et pourtant, il n’a jamais été question entre nous d’un amour ayant absolument besoin de se loger au bout du monde.

Notre mariage accompli, nous avons fait une petite excursion à La Haye. Là, elle a acheté de la flanelle, et m’en a fait des gilets que je porte encore ; jamais l’amour ne nous a poussés plus loin.

Sottises et mensonges, vous le voyez bien.

Et mon mariage est-il moins heureux que celui des insensés qui se rendent phthisiques ou chauves, par amour ? Mon ménage serait-il mieux règlé, si, jadis, il y a dix-sept ans, j’avais dit en vers, à ma fiancée, que je désirais l’épouser !

Allons donc ! J’aurais pu faire tout cela aussi bien que n’importe qui ; faire des vers est un métier, certes, moins difficile que celui de tourneur en ivoire. S’il n’en était pas ainsi, comment les papillotes à devises seraient-elles si bon marché, — Frédéric écrit papillottes, avec deux t, je ne sais pas pourquoi. — D’autre part, allez demander le prix d’un jeu de billes de billard !

Je n’ai rien contre les vers, en eux-mêmes. Veut-on aligner des mots ? qu’on le fasse, mais qu’on ne dise que la vérité tout comme en prose.

„ Qu’il meure ” rime avec : „ C’est une heure. ” Soit, c’est parfait : si réellement il faut qu’il meure et si c’est une heure qui sonne. Mais, s’il n’est que midi et demi, moi qui n’aligne pas mes mots, je dirai : Qu’il meure, et, Il est midi et demi.

Le rimeur, lui, est obligé par le : meure du premier vers, à nous donner une heure entière, et il faut qu’une heure sonne, pour qu’il meure. Le malheureux est forcé de tricher. Il faut donc que l’heure du supplice ou l’arrêt de mort soit changé. De toutes façons, il ment.

Et ce ne sont pas seulement les vers qui poussent les jeunes gens au mensonge. Entrez au théâtre, et prenez la peine d’écouter les balivernes qu’on vous débite. Le héros de la pièce tombe à l’eau, un homme sur le point de faire faillite l’en retire, le noyé donne la moitié de sa fortune à son sauveteur. C’est faux, archifaux ! Dernièrement, mon chapeau alla tomber dans le Canal des Princes, — Frédéric dit : s’en alla, — je donnai quatre sous au gamin qui me le rapporta, et il me fit toute sorte de remerciements.

J’aurais certainement donné un peu plus, s’il m’avait tiré de l’eau moi-même, mais à coup sûr, je ne lui eusse pas donné la moitié de ma fortune. À ce compte-là, il ne faudrait pas tomber plus de deux fois à l’eau, pour être complètement ruiné.

Le pis de ces représentations théâtrales, c’est que le public s’identifie tellement à l’action et aux personnages, qu’il les applaudit. J’aurais beaucoup donné pour jeter tout le parterre dans une mare ou dans un lac ; au moins je serais arrivé à savoir à quoi m’en tenir sur la sincérité de ses bravos ! — Frédéric dirait : bravi.

Somme toute, moi, qui fais passer la vérité avant quoi que ce soit, j’avertis un chacun que je ne paierai pas une prime de sauvetage aussi exorbitante. Que celui qui ne voudra pas me repêcher à moins me laisse tranquille, ne me sauve pas. Néanmoins, les dimanches et fêtes, je donnerai plus que dans la semaine, parce que, ces jours là, je porte ma chaîne de cannetille, et mon habit, numéro un.

Oui, le théâtre corrompt plus de monde que les romans. C’est tout un étalage. Oripeaux, fausses dentelles, papiers dorés, frappés à l’emporte-pièce, clinquant et verroterie, tout cela vous attire, vous enivre ! Je ne parle, bien entendu, que des enfants et des personnes qui ne sont pas dans les affaires.

Ce monde de la rampe ment et vous trompe, même, quand il veut représenter la pauvreté.

Une fille, dont le père s’est ruiné, travaille pour soutenir sa famille. Très bien. La voilà assise, cousant, tricotant, ou brodant. Mais comptez-moi les points qu’elle fait, pendant la durée d’un acte entier. Elle bavarde, elle soupire, elle va à la fenêtre, mais elle n’avance pas son ouvrage. Vous m’avouerez que la famille qui peut vivre de son travail n’a pas de grands besoins. Cette fille est naturellement l’héroïne de la pièce. Elle a jeté deux ou trois séducteurs en bas de son escalier. Elle s’écrie, à tous moments : „Ô ma mère ! ma mère !” Et elle représente la vertu.

Qu’est-ce-qu’une vertu à laquelle il faut un an pour tricoter une paire de bas ?

Tout cela ne donne-t-il pas une fausse idée de la vertu et du travail pour vivre ?

Mensonges ! mensonges !

Tout-à-coup revient son premier amant, qui, jadis, était employé dans les bureaux de son père. Aujourd’hui, cet amant est millionnaire. Ils se marient. Voyons ! Est-ce possible ? Un millionnaire ne se marie pas avec la fille d’un failli. Et si, par exception, selon vous, cela peut se faire sur les planches, je n’en suis pas moins en droit de soutenir qu’on trompe le public, et qu’on lui fait prendre l’exception pour la règle ; oui, on mine sa moralité, en lui donnant l’habitude d’applaudir sur la scène, ce qui, dans la vie est réputé ridicule, stupide, fou par un tas d’honnêtes gens, commissionnaires et négociants.

Quand je me mariai, moi, nous étions treize employés au bureau de mon beau-père Last et Co, et Dieu sait si nous avions à faire !

Autres mensonges scéniques : quand le héros s’en va sauver la patrie, de son pas de théâtre, pourquoi la porte du fond s’ouvre-t-elle toujours toute seule ?

Puis… comment un personnage qui parle en vers, peut-il savoir juste ce que l’autre va lui répondre, et lui préparer sa rime ? Par exemple, quand le général dit à la princesse :

„Madame, il est trop tard, les portes sont fermées.”

Comment peut-il deviner qu’elle s’écriera :

„Mes braves défenseurs, dégainez vos épées.”

Écoutez ! si, en apprenant que les portes sont fermées, la princesse répondait qu’elle en attendra l’ouverture, ou qu’elle reviendra plus tard, que deviendraient la rime et la mesure.

N’est-ce donc pas une bien mauvaise plaisanterie que de représenter le général regardant la princesse dans le blanc des yeux, pour savoir ce qu’elle veut faire après la fermeture des portes.

D’ailleurs, garantissez moi donc que la princesse n’aura pas envie d’aller se coucher, au lieu de dégainer quoi que ce soit.

Et la récompense de la vertu !

Oh ! Oh ! Oh !

Il y a dix-sept ans que je suis commissionnaire en cafés — Canal des Lauriers, no 37 — et j’ai vu bien des choses. Eh bien ! Je n’ai jamais vu personne plus maltraité sur cette terre que la vérité, la trop patiente vérité.

La vertu récompensée !… Donc, de la vertu vous faites une marchandise. Dans le monde, il n’en est pas ainsi ; et laissez-moi trouver bon qu’il n’en soit pas ainsi. Le beau mérite, si la vertu était sûre de trouver sa récompense. À quoi bon cette supercherie et ce manque de vérité, aussi sots que malhonnêtes !

Tenez : il y a Lucas, notre garçon de magasin, qui travaillait déjà chez le père de Last et Co, — dans ce temps-là, la raison sociale était Last et Meyer, mais les Meyer se sont retirés, — Lucas était pourtant bien un garçon vertueux. Jamais il ne manquait un grain au magasin ; il allait à l’église, et ne buvait pas. Quand mon beau-père était à sa campagne, à Driebergen, Lucas gardait la maison, la caisse, et tout le reste. Un jour, il toucha trente-six francs de trop à la Banque, et il les rapporta. Aujourd’hui, il est vieux, goutteux, et il ne peut plus servir. Il ne gagne plus rien, car il se fait beaucoup d’affaires chez nous, et il nous faut des jeunes gens. Eh bien ! ce Lucas, je le considère comme très vertueux ; quelle est sa récompense ? Un prince vient-il lui farcir ses poches de diamants ? Une fée lui beurre-t-elle ses tartines ? Non ! Parbleu ! Il est pauvre, et il reste pauvre. Pourquoi ? Parcequ’il faut que cela soit ainsi. Je ne puis l’aider, moi, — nous avons bien assez de payer tous les jeunes employés qui s’occupent de nos nombreuses affaires, — mais si je le pouvais, si Lucas était à même, dans ses vieux jours, de mener une vie facile, où serait son mérite ? Alors tous les garçons de magasin et tous les autres hommes deviendraient des gens vertueux ! Est-ce pratique et croyez-vous que ce soit dans les intentions de Dieu ? Non, puisqu’il n’y aurait plus de récompense particulière, réservée aux honnêtes gens, après leur mort.

Sur la scène on prend cela, à rebours, et l’on ment.

Je suis vertueux aussi, et, du diable, si je demande une récompense pour cela ? Quand mes affaires marchent, — et elles marchent, − quand ma femme et mes enfants se portent bien, de manière que je n’aie affaire ni au médecin ni au pharmacien ; quand bon an mal an, je puis mettre quelques économies de côté, pour le jour où Frédéric viendra me remplacer, et où je me retirerai à ma campagne de Driebergen,… eh bien !… quand il en est ainsi, je suis content. C’est la conséquence naturelle des circonstances et de mon travail ; mais je n’exige rien pour ma vertu.

Et je suis vertueux, quand même. La preuve en est dans mon amour pour la vérité. Après mon attachement à la foi, cet amour là est mon inclination principale.

Je désirerais que vous fussiez convaincu de tout ce que j’avance, lecteur, parce que là se trouve la raison de ce livre.

Une autre passion dominante, chez moi, c’est l’amour de ma profession. Comme vous le savez, lecteur, je suis commissionnaire en cafés, Canal des Lauriers, no 37, eh bien ! c’est à mon respect inaltérable pour la vérité, et à mon zèle pour les affaires que vous devez les pages suivantes.

Je vous raconterai comment cela s’est fait.

Obligé de prendre congé de vous, pour le moment, — c’est l’heure de la Bourse, — je vous invite à mon second chapitre.

Au revoir, donc.

Voici ma carte. Mettez la dans votre poche, vous prie. Cela ne peut pas vous gêner, et, qui sait, cela peut vous être utile. Le C° que vous y voyez, c’est moi, depuis que les Meyer ont quitté la partie. Le vieux Last, c’est mon beau-père.

Laissez-moi donc terminer ce chapitre en vous recommandant notre adresse :

LAST & Co.

Commissionnaires en cafés,

Canal des Lauriers, 37