Max Havelaar/IV

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. Nieuwenhuis et Henri Crisafulli.
Dentu (p. 34-58).



IV.


Avant de continuer, je dois vous dire que le jeune Stern est arrivé. C’est un gentil garçon. Il semble vif et capable, mais je crois qu’il est un peu dans les nuages. Marie a treize ans. Son trousseau est bien en ordre. Je l’ai mis au copie de lettres pour s’exercer au style hollandais. Je suis curieux de savoir si nous aurons bientôt des commandes de Ludwig Stern. Marie lui brodera une paire de pantoufles… au jeune Stern, bien entendu. Busselinck & Waterman en sont pour leurs frais. Un commissionnaire comme il faut n’intrigue pas, c’est moi qui le dis.

Le lendemain de la réunion chez les Rosemeyer, qui font dans les sucres, j’appelai Frédéric et lui ordonnai de m’apporter ce paquet de l’Homme-au-Châle. Il faut que vous sachiez, lecteur, que dans ma famille je suis très strict sur la religion et la moralité. Eh bien, la veille, exactement au moment où je venais de peler ma première poire, je lisais sur la figure de l’une des jeunes filles, que dans ces vers il se trouvait quelque chose qui n’était pas de bon aloi. Moi-même je n’avais pas prêté l’oreille à tout ça, mais j’avais vu qu’Elisabeth avait émietté son petit pain, et cela me suffisait. Vous vous apercevrez, lecteur, que vous avez affaire à quelqu’un qui connaît son monde. Je me fis donc remettre par Frédéric cette fameuse pièce de la veille, et je trouvai bientôt le vers qui avait fait émietter le petit pain d’Elizabeth. On y parle d’un enfant à la mamelle, — ça peut encore passer, — mais « à peine sorti du sein » voyez-vous, c’était là une expression que je ne trouvais pas convenable — d’employer, bien entendu — et ma femme non plus. Marie a treize ans. On ne parle pas chez nous de « chou » ou de choses semblables ; mais appeler ainsi les affaires par leur nom, cela ne se doit pas non plus, parce que je tiens essentiellement à la moralité. Je fis promettre à Frédéric, maintenant qu’il savait la pièce « extérieurement » comme dit Stern, de ne plus la réciter jamais — au moins pas avant d’être membre du club Doctrina, où ne viennent pas de jeunes filles — et j’enfermai les vers dans mon pupitre. Mais il me fallait savoir s’il ne se trouvait pas dans ce paquet autre chose pouvant causer du scandale. Je me mis donc à chercher et à feuilleter. Je ne pouvais pas tout lire, car j’y trouvais des fragments en langues qui m’étaient inconnues, et voilà que mes yeux s’arrêtèrent sur un chapitre intitulé : Rapport sur la culture du café dans la résidence de Menado.

Je sautai de joie, car je suis commissionnaire en cafés, — Canal des Lauriers, no. 37 — et Menado est une bonne marque. Ainsi cet Homme-au-Châle, qui faisait des vers si immoraux, avait travaillé dans le café aussi. Maintenant, je regardai le paquet d’un tout autre œil, et j’y trouvai des pièces qui, bien que je ne les comprisse pas toutes, dénotaient réellement une connaissance des affaires. Il y avait des inventaires, des déclarations, des calculs en chiffres, sans ombre de rime, et le tout était exécuté avec tant de soin et d’exactitude, que, franchement, — car j’aime la vérité, — l’idée me vint que cet Homme-au-Châle, si le troisième commis était un jour congédié — ce qui peut arriver puisqu’il devient vieux et infirme — pourrait très-bien le remplacer. Il va sans dire que je prendrais d’avance des informations sur son honnêteté, sa religion et son comme-il-faut, car je n’admets personne dans mon bureau, avant d’être bien renseigné là-dessus. C’est mon principe invariable. Vous l’avez vu dans ma lettre à Ludwig Stern.

Ne voulant pas montrer à Frédéric que j’en venais à m’intéresser au contenu de ce paquet, je le renvoyai. Ça commençait à m’égarer en effet de prendre en mains toutes ces pièces l’une après l’autre, et d’en lire les titres. Il est vrai qu’il y avait beaucoup de vers, mais j’y trouvais aussi beaucoup de choses utiles, et j’étais frappé de la variété des sujets traités. J’avoue, — car j’aime la vérité, — que moi, qui ai toujours fait les cafés, je ne suis pas à même de juger de la valeur de tout, mais, même sans toucher à la critique la seule liste des titres était déjà curieuse. Puisque je vous ai raconté l’histoire du Grec, vous savez que j’ai été un peu latinisé dans ma jeunesse, et quoique je m’abstienne de toute citation dans la correspondance, — ce qui ne serait pas de mise au bureau d’un commissionnaire, — je pensais pourtant en voyant tout cela : un peu de tout, et rien à fond : de omnibus aliquid, de toto nihil ; Ou, la quantité, et non pas la qualité, multa, non multum.

Mais, je pensais de la sorte plutôt par malice, que par conviction, et par le désir de répondre en latin à ce paquet plein de pédantisme et d’érudition, qui se trouvait là, planté devant moi. En m’arrêtant un peu plus longtemps sur une pièce quelconque il me fallait bien reconnaître que l’auteur paraissait être parfaitement à la hauteur de sa tâche, et montrait même une grande solidité dans ses raisonnements.

J’y trouvai en fait d’articles et d’études :


Le Sanscrit, mère des langues germaniques.

La pénalité en cas d’infanticide.

Origine de la noblesse.

La différence entre les idées : Temps infini et Éternité.

Sur le calcul des probabilités.

Le livre de Job. (Il y avait encore quelque chose sur Job ; mais c’était des vers.)

Proteïne dans l’atmosphère.

Politique de la Russie.

Les voyelles.

Les prisons cellulaires.

Les anciennes thèses sur l’horreur du vide : horror vacui.

Abolition désirable des peines contre la calomnie.

Les causes de l’insurrection des Hollandais contre l’Espagne ne se trouvant pas dans l’aspiration à la liberté religieuse ou politique.

Le mouvement perpétuel, perpetuum mobile, la quadrature du cercle, et la racine des nombres sans racine.

Pesanteur de la lumière.

Décroissance de la civilisation depuis la naissance du Christianisme (Hé ! Hé ! ?)

Mythologie de l’Islande.

Sur l’Émile de Rousseau.

La procédure civile en affaires de commerce.

Sirius, centre planétaire.

Les droits d’importation considérés comme impratiques, impudiques, injustes et immoraux. (Jamais ça ne m’était venu à l’oreille.)

Les vers comme langue primitive. (Je n’en crois mot.)

Les termites ou fourmis blanches.

Les établissements scolaires comme contraires à la nature.

La prostitution dans le mariage. (C’est une pièce infâme.)

Questions hydrauliques par rapport à la culture du riz.

Apparence de suprématie de la civilisation occidentale.

Le cadastre, l’enregistrement, et le timbre.

Les livres pour enfants, les fables, et les contes. (Je veux bien lire ça parce qu’il insiste sur la vérité.)

Les intermédiaires commerciaux. (Ça ne me va pas du tout. Je crois qu’il veut abolir les commissionnaires. Je l’ai mis pourtant de côté, parce qu’il s’y trouve des choses dont je puis faire usage pour mon livre.)

Droits de succession, un des meilleurs impôts.

La pudeur comme invention. (Ça je ne comprends pas.)

Sur la multiplication. (Ce titre semble tout simple, mais, il se trouve beaucoup, dans cette pièce, à quoi je n’avais pas songé auparavant.)

D’un certain esprit des Français, comme conséquence de la pauvreté de leur langue. (Cela je l’accepte. Esprit et pauvreté… il doit s’y connaître.)

Rapport entre les romans d’Auguste Lafontaine et la phthisie. (Je lirai ça pour sûr parce qu’il y a dans le grenier des livres de ce Lafontaine. Cependant l’Homme-au-Châle prétend que cette influence ne se manifeste qu’à la deuxième génération. Or, mon grand-père ne lisait pas.)

Puissance des Anglais en dehors de l’Europe.

Jugement de Dieu au moyen-âge et à présent.

L’arithmétique chez les Romains.

Sur le manque de poésie chez les accordeurs de piano.

Le piétisme, la biologie et les tables tournantes.

Les maladies contagieuses.

L’architecture mauresque.

Influence des préjugés, visible dans les maladies dites occasionnées par les courants d’air. (N’ai-je pas dit que la liste était curieuse ?)

L’Unité Allemande.

Les longitudes en mer. (Je pense qu’en mer tout est aussi long que sur terre.)

Devoirs d’un gouvernement relativement aux amusements publics.

Sur la conformité entre les langues Écossaise et Frisonne.

La prosodie.

Sur la beauté des Nimoises et des Arlésiennes, avec une étude sur le système de colonisation des Phéniciens.

Les contrats agricoles à Java.

Sur la force aspirante d’un nouveau modèle de pompe.

Légitimité des dynasties.

Sur la littérature populaire dans les rapsodies javanaises.

Nouvelle méthode de prendre les ris.

La percussion appliquée aux grenades à la main. (Cette pièce date de 1847, ainsi avant Orsini.)

Sur l’idée de l’honneur.

Les livres Apocryphes.

Sur les lois de Solon, de Lycurgue, de Zoroastre, et de Confucius.

L’autorité paternelle.

Shakespeare comme historien.

L’Esclavage en Europe. (Je ne comprends pas ce qu’il veut dire avec cela.)

Moulins hydrauliques à vis.

Sur le droit souverain de faire grâce.

Éléments chimiques de la canelle de Ceylan.

Sur la discipline dans les navires de commerce.

Amodiation de l’opium à Java.

Règlements relatifs à la vente des poisons.

La canalisation de l’Isthme de Suez, et ses conséquences.

Payement des fermages en nature.

Culture du café a Menado. (J’ai déjà nommé cette pièce.)

Sur le partage de l’Empire Romain.

La sentimentalité des Allemands.

L’Edda Scandinave.

Devoir de la France de donner un contre-poids à l’Angleterre dans l’Archipel des Indes. (Écrit en français, je ne sais pas pourquoi ?)

Fabrication du vinaigre.

Sur la vénération pour Schiller et Goethe dans la bourgeoisie allemande.

Droits de l’homme au bonheur.

Droit d’insurrection en cas d’oppression. (Écrit en javanais. Ce n’est que plus tard que j’ai su ce titre-là.)

Responsabilité ministérielle.

Quelques points de procédure criminelle.

Sur le droit d’une nation d’exiger que les impôts soient employés à son profit. (Ceci était de nouveau en javanais.)

Sur l’A double, et l’ETA Grec.

Sur l’existence d’un Dieu impersonnel dans le cœur des humains.

Sur le style.

Constitution pour l’Empire d’Insulinde. (Je n’ai jamais entendu parler de cet Empire-là.)

Sur le manque d’éphelcustie dans nos grammaires.

La pédanterie. (Je crois que cette pièce est écrite en parfaite connaissance de cause.)

Obligation de l’Europe envers les Portugais.

Les voix des forêts.

Combustibilité de l’eau. (Sans doute il veut parler de l’eau forte.)

La mer lactée. (Je n’en ai jamais rien entendu de cette mer. Cela semble quelque chose aux alentours de Banda.)

Devins et prophètes.

L’électricité comme force motrice, sans fil de laiton.

Flux et reflux de la civilisation.

Sur la contagion épidémique de l’État.

Sur les Sociétés de commerce privilégiées. (Là dedans se trouvent, par-ci par-là, des choses dont j’ai besoin pour mon livre.)

L’étymologie comme ressource dans les études ethnologiques.

Les rochers à nids d’oiseau au Sud de Java.

Point où commence le jour. (Ça je ne comprends pas ?)

Les opinions personnelles comme mesure de responsabilité dans le monde moral.

La galanterie.

Versification des Hébreux.

Le siècle des inventions : Century of inventions du marquis de Worcester.

La population non consommante dans l’île Rotti près Timor. (Comme on y doit vivre à bon marché, là.)

L’anthropophagie des Battas, et la chasse aux têtes chez les Alfourous.

Méfiance dans la moralité publique. (Il veut, je crois, abolir les serruriers. Moi, je suis contre ça.)

Le droit, et les droits.

Béranger comme philosophe. (Encore incompréhensible pour moi.)

Antipathie des Malais contre le Javanais.

Sur la non-valeur de l’enseignement dans les soi-disant Universités.

L’esprit peu charitable de nos ancêtres visible dans leurs conceptions de Dieu. (Pièce impie !)

La cohérence des sens. (C’est vrai, dès que j’aperçus l’Homme-au-Châle, je flairai l’essence de roses.)

La racine pointue du cafier. (Ceci je l’ai mis de côté pour mon livre.)

Sentiment, sensibilité, sensiblerie, sentimentalité, et cetera.

De confondre la Mythologie et la Religion.

Le sagouier aux Moluques.

Sur l’avenir du commerce de la Hollande. (Ceci est proprement la pièce qui m’a décidé à écrire mon livre. Il dit qu’il n’y aura pas toujours de si grandes ventes de cafés, et je vis pour mon métier.)

La Genèse. (Pièce infâme !)

Les Sociétés secrètes chez les Chinois.

Le dessin, comme écriture naturelle.

La vérité en poésie. (Oui-dà !)

Impopularité des moulins à décortiquer le riz, à Java.

Rapport entre la poésie et les mathématiques.

Les spectacles chinois.

Prix des cafés de Java. (Ceci je l’ai mis de côté.)

Sur un système monétaire européen.

Irrigation des terrains communaux.

Influence du croisement des races sur l’esprit.

L’équilibre commercial. (Il y parle de l’agio des lettres de change ; je l’ai mis de côté pour mon livre).

La conservation des coutumes en Asie. (Il prétend que Jésus portait un turban).

Les idées de Malthus, quant au nombre de la population en rapport aux moyens de subsistance.

Population primitive de l’Amérique.

Les jetées des ports à Batavia, Samarang et Sourabaya.

L’architecture, comme expression d’idées.

Position des fonctionnaires européens vis-a-vis des régents de Java. (De cela, il se trouve des fragments dans mon livre.)

Habitation des sous-sols à Amsterdam

Puissance de l’erreur.

Inactivité d’un Etre Tout-Puissant en face des lois parfaites de la nature.

Le monopole du sel à Java.

Les vers du Sagoutier. (Qui sont mangés… Bah !)

Les Proverbes, L’Ecclésiaste, le Cantique, et les Pandous des Javanais.

Droit du premier occupant, jus primi occupantis.

Pauvreté de la peinture.

Immoralité de la pêche à la ligne. (Qui en a jamais entendu parler ?)

Crimes des Européens en dehors de l’Europe.

Défenses des animaux plus faibles.

Loi du talion, jus talionis. (Derechef une pièce infâme. Il s’y trouvait un poëme qui m’aurait paru plus qu’infâme, si j’en avais achevé la lecture.)

Et cela n’était pas encore tout. Je trouvai, sans mentionner les vers, — il y en avait dans toutes les langues, — un grand nombre de manuscrits sans titre, en faisceaux, des romances malaies, des chants de guerre javanais : que n’y avait-il pas ! Je trouvai aussi des lettres, dont plusieurs écrites en une langue que je ne comprenais pas. Quelques-unes lui étaient adressées, d’autres étaient écrites par lui, ou plutôt n’étaient que des copies ; mais il semblait avoir quelque chose en vue avec cela, car tout était signé par d’autres personnes, comme conforme à l’original. Puis, je trouvai des extraits de livre-journal, des annotations et des pensées détachées, dont quelques-unes décousues en effet.

J’avais, comme j’ai dit déjà, mis de côté quelques pièces, parce qu’elles me semblaient pouvoir servir pour mon métier, et je vis pour mon métier ; mais je dois avouer que j’étais embarrassé du reste. Je ne pouvais pas lui renvoyer son paquet, car je ne savais pas où il demeurait. Et, c’était ouvert une bonne fois, je ne pouvais pas nier avoir jeté les yeux dessus ; je ne l’aurais pas fait non plus, parce que j’aime trop la vérité et que j’avais essayé inutilement de le fermer exactement, comme il l’avait été. En outre, je ne pouvais pas dissimuler que je m’étais intéressé à quelques dissertations relatives au café, et que j’en profiterais volontiers. Je lisais chaque jour, par-ci par-là, quelques pages, et je gagnais de plus en plus, — Frédéric dit : d’autant plus mais, moi, non, — la conviction qu’il faut être commissionnaire en cafés pour être renseigné si exactement sur ce qui se passe dans le monde. Je suis certain que les Rosemeyer, qui font les sucres, n’ont jamais eu sous les yeux quelque chose de pareil.

Je craignais maintenant que cet Homme-au-Châle ne réapparût tout-à-coup, ayant encore quelque chose à me dire. Voilà qui me fit regretter d’avoir pris, l’autre soir, cette petite rue de la Chapelle, et je reconnus qu’il ne faut jamais s’écarter du droit chemin. Naturellement, il m’aurait demandé de l’argent, et parlé de son paquet. Peut-être me serais-je décidé à le secourir, et le lendemain ses paperasses seraient devenues ma propriété. Il m’eut été loisible, cela fait, de séparer le blé de l’ivraie ; après avoir trié les parties raisonnables, utiles à mon livre, j’aurais fait du reste un feu de joie, ou je l’aurais jeté au panier, ce que je ne puis pas me permettre aujourd’hui. S’il revenait, je serais forcé actuellement de lui rendre le tout, et le drôle, voyant que je m’intéresse à quelques unes de ses palinodies ne manquerait pas d’en exiger un prix exagéré. Rien ne donne plus de force au vendeur, que la certitude du cas que l’acheteur fait de sa marchandise. Aussi, pareille situation est-elle évitée, autant que possible, par un commerçant qui connaît son métier.

Une autre idée, — déjà énoncée par moi, — démontrera, je l’espère, comment malgré la fréquentation de la Bourse, le cœur peut rester ouvert aux influences philanthropiques. Cette idée, la voici : Bastien, — notre troisième commis, — se fait si vieux et si infirme, que le mois dernier, vingt-cinq jours sur trente, il n’est pas venu au bureau ; et même, quand il vient, il fait mal son ouvrage. Comme honnête homme, je dois à la raison sociale, — Last et Co, depuis la retraite des Meyer, — de faire en sorte que chacun travaille ; une pitié mal entendue ou une sensibilité exagérée ne me permettent pas de jeter l’argent de la maison, par les fenêtres. Je donnerais volontiers à ce Bastien une pièce de cent sous de ma propre poche, plutôt que de continuer à lui payer annuellement les quinze cents francs d’appointements qu’il ne gagne plus. J’ai calculé que cet homme a touché, depuis trente quatre ans, — tant de Last et Co que de Last et Meyer, avant la retraite de ces derniers, — plus de trente deux mille francs. Pour un petit bourgeois, c’est une somme assez rondelette.

Il y en a peu, dans cette classe, qui en possèdent autant. Il n’a donc pas le droit de se plaindre. L’idée de ce calcul m’est venu en lisant l’article de l’Homme-au-châle sur la multiplication. Ce malheureux a une belle écriture, pensai-je ; il a l’air pauvre et n’a pas de montre.. si je lui donnais la place de Bastien !… Oui, mais dans ce cas, je le préviendrai qu’il ait à m’appeler : monsieur. Il le comprendra, lui-même, d’ailleurs. Un employé ne peut pas avoir la prétention d’appeler son patron de son nom de famille. C’est cela. Je le tire d’affaire pour sa vie entière. Il commencera à huit cents, ou à mille francs ; — notre Bastien a travaillé long-temps avant d’arriver à quinze cents francs, — et je fais une bonne action. Décidément, il commencera à six cents francs. Après tout, il n’a jamais été dans le commerce ; ses premières années lui tiendront lieu d’apprentissage. Il ne peut se croire l’égal de ceux qui travaillent depuis long-temps. Je suis sûr qu’il se contenterait de quatre cents francs. Mais je ne répondrai pas de sa conduite… Un homme qui porte un châle ! Et puis, je ne sais pas où il demeure.

Deux jours après, le jeune Stern et Frédéric assistaient à une vente de livres, à l’hôtel des Armes de Berne. J’avais interdit à Frédéric d’acheter quoi que ce fût, mais Stern, qui reçoit beaucoup d’argent de poche, rapporta quelques chiffons. C’est son affaire. Voilà que Frédéric prétendit avoir vu l’Homme-au-châle qui semblait être préposé à la vente. Il avait retiré les livres des armoires, et les avait placés sur la table longue, devant le crieur. Toujours, au dire de Frédéric, il était très pâle, et un monsieur, qui avait l’air d’un surveillant, l’aurait réprimandé pour avoir laissé tomber deux années de l’Aglaja, ce que je trouve aussi fort maladroit, l’Aglaja étant une collection charmante à l’usage des dames. Marie l’a de moitié avec les Rosemeyer qui font les sucres. Elle brode au crochet, d’après cela, je veux dire d’après l’Aglaja. Dans cette petite altercation, Frédéric entendit que notre homme gagnait trente sous par jour.  » Pensez-vous que j’aie l’intention de vous jeter trente sous par jour, en pure perte ! » avait crié ce monsieur. Je calculai que trente sous par jour, — si les dimanches et fêtes avaient été payés, il aurait parlé d’une somme annuelle ou mensuelle, — font quatre cent cinquante francs par an. Je me décide vite. Quand on est dans les affaires depuis si longtemps on sait tout de suite quel est le parti à prendre. Le lendemain matin j’étais chez Tiredon. C’est le nom du libraire chargé de la dite vente. Je demandai l’homme qui avait laissé tomber l’Aglaja. — « Nous l’avons mis à la porte, » me répondit Tiredon : « il était paresseux, maladif et pédant. » — J’achetai une boîte de pains à cacheter, et je pris la résolution de patienter encore un peu avec notre Bastien. Après tout je ne pouvais me décider à mettre un vieillard à la porte, sans autre forme de procès. Sévère mais juste, est ma ligne de conduite. Néanmoins, je ne néglige jamais de me renseigner sur ce qui peut être utile aux affaires, et dans ce but, je demandai à Tiredon l’adresse de l’Homme-au-châle. Il me la donna et j’en pris note.

Je songeais toujours à mon livre, mais en toute vérité, j’avouerai que je ne savais trop comment m’y prendre. À coup sûr, les matériaux trouvés dans le paquet de l’Homme-au-châle avaient une certaine importance pour les commissionnaires en cafés. Restait la question de savoir comment faire pour coordonner ces matériaux. Tout commissionnaire connaît l’importance d’une bonne distribution.

Mais… écrire, en dehors de la correspondance avec mes commettants, c’est sortir de ma sphère ; et pourtant je sentais bien qu’il me faudrait écrire. L’avenir du métier est peut-être en jeu. Les renseignements contenus dans les papiers de l’Homme-au-châle ne sont pas de telle nature que Last et C°. soient autorisés à en garder le profit pour eux tout seuls. S’il en était ainsi, je ne me donnerais pas la peine de faire imprimer un livre qui viendrait sous les yeux de Busselinck et Waterman. Celui qui travaille pour son concurrent, n’est qu’un sot. Tel est mon principe invariable. Non ; je m’apercevais qu’un danger de nature à ruiner tout le marché des cafés était imminent, un danger qui ne pouvait être surmonté que par les forces réunies de tous les commissionnaires, si toutefois ces forces étaient suffisantes. À mon compte, les raffinadeurs, Fréderic dit : raffineurs, mais moi j’écris : rafinadeurs comme les Rosemeyer qui font les sucres. Je sais bien qu’on dit : un coquin raffiné et non : un coquin raffinadé, mais c’est tout simplement que l’on désire s’en débarrasser le plus vite possible. Donc, les raffinadeurs et les marchands d’indigo devraient se liguer avec nous.

Tout en écrivant, je réfléchis, et il me semble que les armateurs sont également intéressés à la question… les armateurs et toute la marine au long cours. Oui, j’en suis sûr et certain ! Tous y sont intéressés ! Et les voiliers, et le ministre des finances, et les bureaux de bienfaisance, et les autres ministres, et les pâtissiers, et les marchands de nouveautés, et les femmes, et les constructeurs de navires, et les négociants en gros, et les vendeurs au détail, et les concierges, et les jardiniers… et les…

Et —, c’est singulier comme les idées vous viennent en écrivant, — mon livre regarde aussi les meuniers, et les pasteurs, et ceux qui vendent la revalescière Du Barry, et les distillateurs d’eau-de-vie, et les tuiliers, et les personnes qui vivent de la dette publique, et les fabricants de pompes, et les cordiers, et les tisserands, et les bouchers, et les commis des commissionnaires, et les actionnaires de la société hollandaise de commerce, et en fin de compte, à bien regarder, tous les autres aussi… Le Roi, y compris…

Oui… lui… le Roi, surtout !

Mon livre doit paraitre. Rien ne l’en empêchera. Qu’il passe sous les yeux de Busselinck et Waterman. Cela m’est égal. Je n’ai rien à leur envier ; mais ce sont des escrocs et des intrigants, c’est moi qui vous, le dis ! Je l’ai prouvé aujourd’hui même au jeune Stern, en l’introduisant dans le jardin zoologique Artis. Il peut le mander à son père, sans nul inconvénient.

Il y a deux jours encore, ce livre me causait bien du tracas ; aujourd’hui Frédéric vient de me tirer d’affaire. Je ne le lui ai pas avoué, trouvant maladroit de laisser croire à quelqu’un qu’on lui a une obligation quelconque, — tel est mon principe, — mais c’est la vérité. Il prétend que Stern est un garçon tellement intelligent, et qu’il fait des progrès si rapides dans notre langue, qu’il a traduit en hollandais des vers allemands de l’Homme-au-châle. Vous le voyez, dans ma maison, c’est le monde renversé. Le Hollandais avait écrit en allemand, et l’Allemand traduisait en hollandais. Si chacun s’en tenait à sa propre langue, il n’y aurait pas tant de travail dépensé inutilement. Une idée me vint. Si je faisais écrire mon livre par ce Stern. Quand j’aurai quelque chose à y ajouter, de temps en temps, j’écrirai un chapitre de ma main. Frédéric peut s’y mettre aussi. Il a une petite liste de mots qui s’écrivent par deux e. Marie mettra le tout au net. En même temps, pour le lecteur, c’est une garantie de moralité ; vous comprenez bien qu’un commissionnaire comme il faut ne mettra rien, entre les mains de sa fille, qui ne convienne aux mœurs, et ne soit la bienséance même. Allons ! J’ai parlé de mon projet aux deux jeunes gens qui acceptent. Seulement, Stern, qui est légèrement lettré, — comme beaucoup d’Allemands, — voudrait avoir voix au chapitre, pour le plan et l’exécution du livre. Cela ne me va pas beaucoup, mais la vente du printemps étant prochaine, et les commandes de Ludwig Stern n’étant pas encore arrivées, je ne veux pas le contrarier. Il prétend que, se sentant enflammé par l’amour du vrai et du beau, aucun pouvoir au monde ne l’empêchera d’entonner des chants en harmonie avec son sentiment, et qu’il aimerait mille fois mieux se taire, que de voir jeter ses pensées dans le moule de la banalité. — Frédéric écrit : bannalité, mais ce n’est pas mon avis. Le mot est assez long avec un n. —

De la part de Stern je trouvais cela purement insensé, mais, mon métier avant tout, et le vieux étant une bonne maison, nous arrêtâmes :

1°. Qu’il me livrerait, chaque semaine, deux ou trois chapitres pour mon livre.

2°. Que je ne changerais rien à sa rédaction.

3°. Que Frédéric corrigerait les fautes d’orthographe.

4°. Que, de temps à autre, j’aurais le droit d’écrire un chapitre, pour donner au livre un aspect solide.

5°. Que le titre serait : Des ventes de cafés de la société hollandaise de commerce.

6°. Que Marie recopierait le tout, au net, pour l’impression ; mais que les jours où le linge reviendrait de la lessive on ne lui pousserait pas l’épée dans les reins.

7°. Que chaque semaine, les chapitres achevés seraient lus à la réunion.

8°. Que toute immoralité serait bannie.

9°. Que mon nom ne figurerait pas sur la couverture, vu ma profession de commissionnaire.

10°. Que Stern serait autorisé à publier une traduction de mon livre en français, en allemand, et en anglais, puisqu’il prétend qu’à l’étranger on comprend mieux ces sortes d’ouvrages que chez nous.

11°. Que j’enverrais à l’Homme-au-châle une rame de papier, une grosse de plumes, et un cruchon d’encre. Stern insistait fortement là-dessus.

Je consentis à tout, tant j’étais pressé, pour mon livre. Le lendemain, Stern s’attelait à son premier chapitre, et voilà, lecteur, comment il se fait que je puis répondre victorieusement aux gens qui demandent, de quel droit, un commissionnaire en cafés, — Last et C°., Canal des Lauriers, n°. 37 — se permet d’écrire un livre, ressemblant à un roman.

Mais à peine Stern avait-il commencé son travail, qu’il se heurtait à des obstacles insurmontables. Outre la difficulté d’assortir, et de coordonner un si grand nombre de matériaux, les manuscrits contenaient, à tous bouts de champs, des mots et des expressions que Stern ne comprenait pas. Vous dire que je ne les comprenais pas davantage, est inutile. Le plus souvent, c’était du javanais ou du malais. Il y avait aussi, par-ci par-là, des abréviations, difficiles à déchiffrer. Je m’aperçus que nous avions besoin de l’Homme-au-châle, et trouvant mauvais qu’un jeune homme s’engageât dans des relations dangereuses, je ne voulus y envoyer ni Stern, ni Frédéric. Je pris quelques bonbons, restes de la dernière réunion, — je pense toujours à tout, — et je me rendis à son logis. Ce n’était pas brillant, mais l’égalité est une chimère tant pour les hommes que pour leurs domiciles. C’est l’Homme-au-châle lui-même qui a dit cela dans son discours sur le droit au bonheur. Du reste, je n’aime pas les gens qui broient constamment du noir.

C’était une chambre, donnant sur le derrière, rue longue-transversale-de-Leyde. Le sous-sol était occupé par un brocanteur, qui vendait de tout, tasses, soucoupes, meubles, vieux livres, verreries, portraits de van Speyk, et le reste. Je craignais fort de casser n’importe quoi ; en semblable occurrence, les marchands demandent toujours le double du prix du bibelot cassé. Une petite fille, assise sur le pas de la porte, habillait sa poupée. Je lui demandai si monsieur l’Homme-au-châle demeurait là. Elle se sauva, sa mère parut.

— Oui, monsieur, c’est ici qu’il demeure. Montez l’escalier, après le premier palier ; faites en autant pour les deux autres étages, et vous y serez. Guillemette, va vite dire qu’il y a un monsieur. Qui faut-il qu’elle annonce, monsieur ?

Je répondis que j’étais monsieur Duchaume, commissionnaire en cafés, du Canal des Lauriers, mais que je m’annoncerais bien tout seul. Je montai donc aussi haut, qu’on me l’avait conseillé ; au troisième palier j’entendis une voix enfantine qui chantait : » Papa vient tout à l’heure… Papa qu’est bien gentil !… » Je frappai. Une femme ou une dame m’ouvrit la porte. Femme ou dame ? Je ne savais pas au juste à quoi m’en tenir. Elle était très pâle ; ses traits portaient l’empreinte de la fatigue et me rappelaient ceux de ma femme à la fin d’une forte lessive. Elle était vêtue d’un peignoir blanc, ou d’une camisole sans ceinture, à votre choix, lui descendant jusqu’aux genoux, et fermée par devant au moyen d’une petite épingle noire. Sous ce vêtement, au lieu d’un jupon convenable, elle portait un morceau de toile foncée, à fleurs, qui paraissait l’envelopper plusieurs fois, et serrer assez étroitement ses genoux et ses hanches. Pas un pli, ni largeur, ni ampleur, comme il en existe d’ordinaire chez les femmes. Je fus heureux de n’avoir pas pensé à envoyer Frédéric, à ma place, cette mise me paraissant d’une indécence rare. La singularité de son costume était encore augmentée par l’aisance de ses manières. Elle se trouvait fort à son aise, ne semblant pas le moins du monde se douter qu’elle ne ressemblait en rien aux autres femmes. Aussi je pus m’apercevoir que ma visite ne l’embarrassait nullement. Elle ne cacha rien sous la table, ne changea pas une chaise de place… en un mot, elle ne fit rien de ce qu’on a l’habitude de faire, quand on reçoit la visite d’un étranger de distinction.

Ses cheveux, comme ceux d’une chinoise, étaient relevés et attachés derrière la tête, à l’aide d’une tresse. Plus tard j’ai appris que son vêtement était de mode indoue, et s’appelait simarre, ou robe de chambre, dans ce pays-là ; de toutes façons, c’est, bien laid.

— Êtes-vous la femme de l’Homme-au-châle ? lui demandai-je.

— À qui ai-je l’honneur de parler ? me répondit-elle, et cela sur un ton qui me fit sentir qu’elle s’attendait à me voir mettre plus de civilité dans ma question.

Moi, je n’aime pas les cérémonies. En face d’un commettant, c’est autre chose, et je suis depuis trop longtemps dans les affaires, pour ne pas savoir vivre ; mais, franchement, à un troisième étage je ne trouvais pas si nécessaire de faire tant de frais. Je dis donc très sèchement que j’étais monsieur Duchaume, commissionnaire, Canal des Lauriers, n°. 37, et que je désirais parler à son mari.

Elle m’indiqua une mauvaise chaise de paille, et prit sur ses genoux une fillette, qui jouait à terre. Le petit garçon, que j’avais entendu chanter, me regardait fixement, me toisant des pieds à la tête. Lui, non plus, il ne paraissait pas gêné. C’était un enfant de six ans environ, habillé aussi d’une étrange façon. Son large pantalon lui descendait à peine à la moitié du genou, laissant ses petites jambes nues jusqu’à la cheville. Joli costume… et convenable surtout.

— Tu viens pour parler à papa ? me cria-t-il tout-à-coup.

Je compris sur-le-champ que l’éducation de ce garçonnet laissait beaucoup à désirer. Autrement, il aurait crié : venez-vous ? Mais, embarrassé de ma fausse situation, je consentis à y mettre du mien, et je répondis :

— Oui, mon petit homme, je viens pour parler à ton papa. Penses-tu qu’il va bientôt rentrer ?

— Je ne sais pas. Il est sorti, et il cherche de l’argent pour m’acheter une boîte à couleurs, — Frédéric dit : aux couleurs ; mais je ne suis pas de son avis. —

— Assez, mon enfant ! fit la femme. Joue un peu avec tes images, ou avec ta boîte de joujoux chinois.

— Mais tu sais bien qu’hier, ce monsieur a tout emporté.

Il tutoyait aussi sa mère, le petit misérable ; et il paraît que la veille un „ monsieur ” était venu et avait tout emporté !… charmante visite !… La femme ne paraissait pas très gaie non plus ; elle essuya ses yeux à la dérobée, en penchant la petite fille vers son petit frère.

— Tiens ! dit-elle, joue un peu avec Nonni. Un drôle de nom ! Enfin, l’enfant se mit à jouer avec sa sœur.

— Dites-moi, la dame, fis-je, est-ce que vous attendez votre mari, dans peu ?

— Je ne puis vous l’assurer, me répliqua-t-elle.

Voilà que le petit garçon, qui jouait à la nacelle avec sa petite sœur, la laissant de côté, me dit immédiatement :

— Monsieur, pourquoi appelles-tu maman, la dame, et non pas : madame ?

— Comment donc, petit homme, répondis-je, comment faut-il que je dise ?

— Mais, comme tout le monde. La dame, c’est la femme d’en bas, qui vend des plats.

Ah ! par exemple ! moi, je suis commissionnaire en cafés, — Last et C°, Canal des Lauriers, n°. 37, — nous sommes treize au bureau, et quatorze, en comptant Stern, qui ne reçoit pas d’appointements. Eh bien ! on dit : la dame, à ma femme. Me fallait il donc donner de la madame, à cette personne-là ! Cela ne se pouvait pas. Que chacun se tienne à sa place. Dans une maison, où, la veille, les huissiers avaient tout enlevé ! ma façon de dire : la dame était donc convenable, et je m’y tins.

Je demandai pourquoi l’Homme-au-châle ne s’était pas présenté chez moi pour reprendre son paquet. Elle me parut savoir ce dont il s’agissait, me répondant qu’ils étaient allés en voyage, et qu’à Bruxelles il venait de travailler pour l’Indépendance ; mais elle ajouta qu’il avait été obligé de partir, ses articles ayant causé l’interdiction de cette feuille, à la frontière française. Ils étaient donc de retour à Amsterdam depuis plusieurs jours, puisque l’Homme-au-Châle y devait avoir un emploi…

— Chez Tiredon, sans doute ? demandai-je.

— Oui, c’était bien cela… mais ça a mal tourné ! ajouta-t-elle.

J’en savais plus qu’elle à ce sujet. Il avait laissé tomber l’Aglaja, et en outre, il était paresseux, maladif et pédant ! Tout cela, réuni, venait de le faire congédier.

Elle reprit :

— Il viendra vous voir, un de ces jours, assurément !… et qui sait ? peut-être, est-il justement allé chez vous, pour prendre une réponse à la demande qu’il vous a adressée.

Je répondis que l’Homme-au-châle pouvait venir quand il voudrait, mais que je le priais de ne pas sonner, la sonnette dérangeant la servante.

— En attendant un peu, ajoutai-je, quelqu’un finira par sortir, et la porte s’ouvrira pour lui.

Sur ce, je me retirai, remportant mes bonbons, car, franchement, l’endroit me déplaisait. Je ne me sentais pas à mon aise. Un commissionnaire en cafés n’est pourtant pas un homme de peine, et je prétends avoir l’air comme il faut. J’avais mon pardessus en fourrures, et cette femme s’est assise tranquillement, et s’est mise à causer avec ses enfants, tout comme si je n’avais pas été là. Avec ça, elle avait les yeux rouges, et je ne puis pas souffrir les gens qui pleurent.

Puis, il faisait un froid de chien, chez elle. On y était mal à l’aise, — probablement à cause de la saisie du mobilier, — et je n’aime pas une pièce où l’on n’est pas à son aise.

En retournant chez moi, je me décidai complètement à patienter au sujet de Bastien ; après tout, je ne sais pas mettre les gens à la porte.

Maintenant, nous allons passer à la première semaine de Stern. Il va sans dire, qu’il s’y trouve bien des choses qui ne me plaisent pas ; mais je dois obéir à l’article deux. D’ailleurs les Rosemeyer sont dans le ravissement. Je crois qu’ils encensent Stern parce qu’il a un oncle à Hambourg, qui fait les sucres.

L’Homme-au-châle était venu en effet. Il avait vu Stern et lui avait expliqué quelques détails difficiles à comprendre… je veux dire… difficiles à comprendre, pour Stern.

À présent, je prie le lecteur d’avaler le plus patiemment possible les chapitres suivants, m’engageant, pour le dédommager, à lui donner plus tard quelque chose de mon crû, à moi, Batave Duchaume, commissionnaire en cafés, raison sociale : Last et C°., Canal des Lauriers, n°. 37.