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NOTICE

sur

LA VIE DE CHAMFORT.





L’ORIGINE illustre ou obscure des hommes qui ont marqué leur place dans la carrière des lettres & des arts, a toujours été comptée pour peu de chose dans l’histoire de leur vie : aujourd’hui, elle ne doit plus être comptée pour rien. Ce serait avoir tiré peu de fruit de nos victoires sur tant de préjugés ridicules & nuisibles, que d’avoir encore à payer quelque tribut à l’un des plus absurdes & des plus dangereux de tous ; & comme il ne serait d’aucun avantage pour la mémoire de Chamfort, qu’il eût tenu aux familles les plus distinguées, il doit être aussi tout-à-fait indifférent qu’il ait été sans naissance, & même, pour ainsi dire, sans famille.

Mais ce qui ne peut, après sa mort, influer en rien sur sa gloire, dut, pendant sa vie, & sur-tout pendant ses premières années, influer beaucoup sur son bonheur. Rien de plus douloureux pour un jeune homme à qui la Nature a donné de l’élévation & de l’énergie, que de se sentir défavorablement classé dans l’opinion. Il en résulte trop souvent pour lui le malheur de jetter sur la Société un coup-d’œil amer, de prendre de bonne heure en haine ses institutions, & de s’habituer à regarder comme les plus contraires au bonheur & à la morale, celles-là mêmes qui ont été créées pour les garantir.

Ces réflexions pourraient en amener d’autres, & ouvrir un champ assez vaste aux considérations de la Philosophie, sur les rapports de la position de chaque homme avec son esprit & son caractère. Elles sont nées du premier fait qui se présentait dans la vie de Chamfort, & qu’il ne convient ni de dissimuler, ni peut-être de rappeler autrement que par ses réflexions mêmes, quoiqu’il n’en résulte rien que de vraiment honorable pour sa mémoire : en effet, il y a peu mérite à tenir son ame au niveau d’une situation élevée, quoique ce mérite même ne soit pas commun ; mais il y en a sans doute davantage à l’élever au-dessus d’une situation réputée basse : il y en a surtout à se créer une morale pure & transcendante, quand on se trouve, en naissant, placé comme en contradiction avec les notions de la morale la plus vulgaire.

Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort naquit en 1741, dans un village voisin de Clermont en Auvergne. Il ne lui fut permis de connaître & d’aimer que sa mère ; mais il s’en dédommagea en quelque sorte en l’aimant avec une extrême tendresse. Dans les plus fortes agitations de sa jeunesse, quoiqu’il sût de très-bonne heure le secret de sa naissance, il ne s’écarta jamais du respect & de l’amour d’un fils ; il songea toujours aux besoins de sa mère avant de s’occuper des siens ; & dans les situations les plus embarrassantes, il se priva souvent du nécessaire, pour qu’elle n’en manquât pas.

Il fut admis fort jeune, sous le nom de Nicolas, au collège des Grassins en qualité de Boursier. Ses premières années n’y eurent rien de remarquable : ce ne fut qu’en Troisième qu’il commença de se distinguer. En Rhétorique il eut pour professeur M. Le Beau, le jeune, moins célèbre que son frère, mais qui peut-être n’a pas rendu moins de services à l’enseignement de la jeunesse. Les prix de l’Université étaient alors une grande affaire : c’était, dans chacun des collèges, à qui des élèves remporterait le plus de ces prix ; & la même émulation existait entre les collègues. Il y avait cinq premiers prix & cinq seconds pour la classe de Rhétorique. Nicolas en remporta quatre premiers : il ne manqua que celui de vers Latins. Ses maîtres voulaient qu’il les eût tous : son état de Boursier le mettait dans leur dépendance : on le força de doubler sa Rhétorique : & on lui fit entendre qu’il fallait ou renoncer à la Bourse qui était son seul bien, ou obtenir cette fois les cinq premiers prix. Il les obtint ; & déjà doué d’un goût délicat, & d’un esprit supérieur, il disait à ses amis : « Je manquai le prix l’an passé parce que j’avais imité Virgile : je l’ai remporté cette année parce que j’ai imité Buchanan[1], Sarbiewins[2] & les autres modernes. » Il y avait dans sa pièce de vers une description du canon & du ronflement d’une canonnade, qui enleva tous les suffrages, excepté peut-être celui de l’Auteur.

L’indépendance de son caractère, & la fougue précoce de ses passions lui rendait dès-lors très difficile à supporter la vie uniforme & réglée du collège. Sa gaieté piquante, ses réparties spirituelles & malignes mettaient souvent en désarroi la gravité de ses maîtres. M. Le Beau l’aîné, professeur de Grec, l’avait admis au nombre de ses disciples, & ses progrès étaient rapides ; mais sa pétulance & ses bons mots jettèrent un tel désordre dans la classe, que le professeur se crut obligé de l’exclure. Ce petit désagrément ne fit qu’ajouter à son dégoût : il sortit des Grassins avant d’avoir terminé sa philosophie, & partit pour la Normandie avec Letourneur, son camarade d’études & d’espiègleries, celui qui s’est fait connaître depuis par les traductions élégantes d’Young & d’Ossian[3]. Ils allèrent jusqu’à Cherbourg, on ignore dans quel dessein : ils revinrent sans avoir réussi, & tous deux beaucoup plus pauvres qu’avant cette équipée. La maison qu’ils avaient quittée les reprit avec indulgence ; & il faut bien avouer que leur conduite répondit assez mal à cette preuve de bonté.

Cependant au milieu de cette première effervescence d’une jeunesse orageuse, ils apprenaient l’Anglais, l’Italien ; Nicolas faisait des vers ; il corrigeait ceux de quelques-uns de ses camarades qui éprouvaient le même attrait sans avoir le même talent & le même goût ; ceux entr’autres d’un certain Fontaine-Malherbe, jeune homme d’un esprit bizarre, qui se disait descendant du poëte Malherbe, & qui a laissé quelques pièces de vers qui ne sont pas sans énergie & sans verve.

Nicolas était alors abbé : c’était un costume & non pas un état. On le pressait de prendre sérieusement son parti ; il répondit à M. d’Aireaux, Principal des Grassins : « Je ne serai jamais prêtre ; j’aime trop le repos, la philosophie, les femmes, l’honneur, la vraie gloire ; & trop peu les querelles, l’hypocrisie, les honneurs & l’argent. »

Les secours qu’il trouvait dans la bourse de quelques amis riches, ne lui faisaient pas autant de bien que leur société libertine & dissipée lui faisait de tort. Ayant définitivement abandonné ce collège, jetté sans fortune & sans appui dans le monde, il se trouva bientôt réduit à l’état le plus misérable : il ne subsistait que de son travail pour quelques journalistes, & ce qui est plus plaisant, pour quelques prédicateurs. Le premier ouvrage utile qui lui fut confié par des libraires fut le Vocabulaire Français : plusieurs volumes sont entièrement de lui. Il ne cessait point pour cela de cultiver son talent poëtique. Il avait commencé la Jeune Indienne, & l’Épître d’un Père à son Fils. Son caractère luttait contre sa position ; & loin de se laisser abattre, il se nourrissait des espérances les plus heureuses : « Vous me voyez bien pauvre-diable, disait-il un jour à Sélis ; eh bien ! savez-vous ce qui m’arrivera ? J’aurai un prix à l’Académie ; ma comédie réussira ; je me trouverai lancé dans le monde, & accueilli par les Grands que je méprise : ils feront ma fortune sans que je m’en mêle, & je vivrai ensuite en philosophe. »

Ce pressentiment commença bientôt à se vérifier. Le prix qu’obtint à l’Académie son Épître d’un Père à son Fils sur la naissance d’un Petit-Fils, le fit connaître ; & sa figure, qui était alors très-jolie, son esprit brillant, ses reparties ingénieuses, lui procurèrent auprès des femmes un genre de succès qu’il est permis à cet âge de priser au moins autant que les succès académiques. Il avait un autre avantage que quelques hommes se sont bien trouvés pour leur fortune d’allier avec ceux de l’esprit, c’est celui d’une force physique à l’épreuve de toutes les fatigues & de tous les plaisirs. Aussi Madame de Cra…, la première belle dame dont il obtint plus, ou si l’on veut, autre chose que de l’amitié, disait de lui : « Vous ne le croyez qu’un Adonis & c’est un Hercule. »

Cependant il n’oubliait point ses camarades de collège, ni ses anciens professeurs. Dès qu’il eut remporté le prix, il adressa un exemplaire de son Épître à ce même M. Le Beau qui avait été obligé, à cause de ses espiègleries, à le renvoyer de sa classe de Grec. L’exemplaire était accompagné de ce billet : « Chamfort envoie son ouvrage couronné à son ancien & respectable maître, & lui demande pardon au bout de 9 ans pour Nicolas. » M. Le Beau répondit : « J’ai toujours aimé Nicolas ; j’admire Chamfort. » Ils se virent quelques jours après ; & le maître & le disciple s’embrassèrent en pleurant.

Le train de vie que menait Chamfort depuis son entrée dans le monde, a des inconvéniens pour les hommes les plus forts : il en eut de très-fâcheux pour lui : sa santé reçut des échecs dont elle ne se releva jamais. Ses nerfs restèrent affectés ; des humeurs acres se jettèrent sur ses yeux, & firent perdre à son teint les couleurs brillantes, & la fraîcheur de la jeunesse, en même tems qu’une mélancolie profonde fanait & flétrissait en quelque sorte la fleur de son esprit.

Il était lié avec un nommé Waneck, riche Liégeois, qui retournant dans son pays, lui proposa de l’y emmener avec lui. Arrivés à Liège, ils se brouillèrent ; Chamfort, ou seul, ou avec quelqu’autre Liégeoise se rendit à Spa, & ensuite à Cologne, d’où il adressa à l’un de ses amis une fort jolie Épître en vers. De retour à Paris, il reprit le cours de ses travaux & de ses dissipations. Il concourut pour les prix de l’Académie ; mais moins heureusement que la première fois : son Discours philosophique en vers, intitulé : l’Homme de Lettres ; son Ode sur les Volcans furent présentés sans fruit au concours : deux années s’écoulèrent, & rien n’avançait pour sa réputation ni pour sa fortune.

Enfin il donna au théâtre la Jeune Indienne[4] dont le succès fut son premier pas vers l’une & l’autre ; mais le délabrement de sa santé continuait d’y mettre obstacle ; des guérisons apparentes se terminaient toujours par des rechûtes : il se séquestrait alors : il vivait retiré dans sa chambre : sa porte ne s’ouvrait qu’à quelques amis ; il tâcha long-temps de leur cacher sa détresse ; mais vaincu par les langueurs & l’opiniatreté de sa maladie, qui interrompant ses travaux, lui enlevait ses seules ressources, il accepta enfin quelques secours de ceux qu’il estimait le plus.

Madame Saurin, épouse de l’Auteur de Spartacus, n’avait cessé de lui prodiguer dans sa retraite, tous les soins de l’amitié la plus active. Après sa convalescence, il l’en paya par ses assiduités reconnaissantes. Parmi les liaisons qu’il forma dans sa société, il s’attacha sur-tout à l’abbé de La Roche[5], homme de lettres sans prétention, philosophe sans esprit de parti, ancien & intime ami d’Helvétius qu’il venait de perdre il y avait peu de tems, & qu’il regrette encore.

La Roche savait Chamfort malheureux, & l’espoir de lui être utile lui fit désirer de le connaître. Mylord Huntingdon[6], après la mort d’Helvétius, dont il était aussi l’ami, lui avait offert 40 mille francs, qui devaient être déposés chez un notaire, pour prix du sacrifice de deux années employées à voyager agréablement en Italie, avec deux jeunes Anglais déjà très-bien élevés. Chamfort paraissait à La Roche plus propre que lui-même à remplir les intentions de Mylord. Le léger sacrifice qu’exigeait cet arrangement, n’était rien au prix des avantages qu’il promettait ; mais Chamfort croyant sa santé rétablie, avait oublié tous les maux que lui avait causés l’indigence. À cette gêne passagère d’achever une éducation, il préféra la liberté de ses goûts & de ses études. Laroche ne retira des démarches qu’il avait faites auprès de lui, pour l’engager dans cette bonne affaire, d’autre fruit qu’une tendre & réciproque amitié qui, ni d’une part ni de l’autre, ne s’est jamais démentie un instant.

L’ouvrage dont Chamfort était alors occupé, était l’Éloge de Molière, proposé pour sujet du prix d’éloquence par l’Académie Française : il s’y préparait par une étude approfondie de ce grand maître de l’art : le prix qu’il obtint l’année suivante[7] le paya de ses travaux & de la préférence qu’il leur avait donnée sur des propositions séduisantes. Ils lui procurèrent encore un autre avantage ; il composa, pour ainsi dire sous les yeux de Molière, la jolie comédie du Marchand de Smyrne, qui semble en effet animée de son esprit : elle parut six ans après la Jeune Indienne[8], & ne réussit pas moins dans un autre genre. Le sel comique dont cette pièce est remplie, contrastait avec le style touchant de la première, & prouvait dans son auteur autant de souplesse de talent, que de cet esprit d’observation qui est le vrai cachet du génie comique.

Ce que lui valut cette pièce, le soutint pendant quelque tems ; mais il restait toujours sans fortune, sans autre moyen d’exister que son travail, auquel la faiblesse habituelle de sa santé ne lui permettait pas de se livrer avec autant de suite que l’eût exigé sa position. Il comptait entre ses amis un jeune homme dont le nom, connu depuis dans la littérature, est resté cher à tous les gens de bien : c’était Chabanon. Né dans l’aisance, il avait, on ne sait pourquoi, une pension de 1200 liv. sur le Mercure. À force d’instances, nous dirions presque d’importunités, il vint à bout de la faire agréer à Chamfort. Ceux qui ont su apprécier le caractère de ces deux hommes sentent que l’un

montrait autant de générosité à recevoir cette pension que l’autre à l’offrir.

Ce don de l’amitié lui servit d’abord à faire les frais d’un voyage de Contrexteville pour y prendre les eaux & y achever sa guérison. À son retour, la croyant parfaite, il alla demeurer seul à la campagne, pour se livrer enfin tout entier à des études selon son goût. Molière, La Fontaine & Racine en étaient les principaux objets : il les méditait sans cesse, ou tour-à-tour, ou souvent même tous à-la-fois, les comparant l’un à l’autre, & faisant des observations & des notes sur le génie particulier à chacun d’eux, sur l’art & sur le style.

Il avait déjà payé son tribut académique au premier : l’occasion se présenta d’en payer au second un semblable. L’Académie de Marseille proposa l’Éloge de La Fontaine : elle y était engagée par M. Necker, qui offrait un prix de cent louis : c’était une tournure délicate, imaginée pour obliger un autre homme de lettres, lequel avait d’avance composé cet Éloge, & l’avait lu dans la société de M. Necker : ni cette société, ni l’Auteur ne doutaient de l’heureuse issue de ce concours : il en eut une toute différente. Chamfort, de jour en jour plus épris de La Fontaine, excité d’ailleurs par les circonstances piquantes qui accompagnaient la couronne proposée, entreprit de l’enlever, & y réussit. Les deux ouvrages imprimés eurent, devant le public, le même sort qu’à l’Académie de Marseille : on en porte encore aujourd’hui le même jugement ; & celui de Chamfort est resté, comme un des morceaux les plus précieux que le genre de l’éloge nous ait fournis. En reconnaissant dans celui-ci la supériorité de talent, & sur-tout de vues & de résultats, d’Alembert avouait cependant à l’Auteur qu’il trouvait dans l’autre plus de littérature : « Ce que vous nommez littérature, lui répondit Chamfort, c’est-à-dire, les citations, observations & annotations, tout cela est resté dans mes rognures : je me suis bien gardé de le mettre dans mon discours[9]. »

Pour achever cet Éloge à terme fixe, il avait forcé de travail : il eut encore une rechûte qui l’obligea de partir pour les eaux de Barèges, & de consacrer aux frais d’un voyage dispendieux, tout le fruit de cet heureux ouvrage. Ce fut à ces eaux qu’il fit la connaissance de plusieurs femmes de la Cour, entr’autres de madame de Gramont sœur du duc de Choiseul. Le genre d’esprit de Chamfort, quand il voulait bien n’être qu’homme du monde, était précisément ce qu’il fallait pour y plaire. Il réussit complètement auprès de ces dames : il revint de Barèges par Chanteloup ; & M. de Choiseul, chez qui il passa quelques jours, fut sur son amabilité, sur la finesse & le piquant de son esprit, entièrement de l’avis de sa sœur.

Revenu de ce voyage, il éprouvait de l’adoucissement à ses maux ; mais voyant qu’ils n’étaient point guéris, il renonça pour toujours à des cures ruineuses : il y substitua des bains, des palliatifs doux qui lui devinrent d’un usage habituel & presque journalier. Sa fortune n’était guère en meilleur état que sa santé ; pour subsister & pour payer les soins d’une garde-malade, il n’avait que la pension sur le Mercure & une modique gratification sur la Cassette : il se retira à Sèvres dans un appartement que lui fit meubler madame Helvétius ; ses souffrances, quelques tracasseries littéraires auxquelles il se vit en butte, & le lâche abandon de quelques prétendus amis, avaient aigri la sensibilité de son ame, irrité la fierté de son caractère, & lui avaient fait prendre le parti de se laisser entièrement oublier du public.

Cependant ses amis qui sentaient le besoin qu’il avait de s’arracher à une oisiveté dangereuse & de fixer l’inquiète activité de son esprit par des occupations attachantes, le décidèrent à reprendre sa Tragédie de Mustapha, commencée depuis long-tems, abandonnée & reprise vingt fois dans les alternatives de langueur & de force qu’éprouvait sa santé. Il se remit alors à l’étude de Racine : les observations & les notes qu’il fit sur l’art & le style de ce premier de nos tragiques, formeraient un excellent commentaire. Plusieurs scènes de sa tragédie de Mustapha prouvent avec quelle attention & quel fruit il avait étudié sa manière, & jusqu’où il en aurait peut-être porté l’imitation, s’il n’eût été sans cesse distrait par ses maux, & par des travaux étrangers à ses goûts.

Il s’occupait alors du dictionnaire des Théâtres qui parut en 1776, & dont presque tous les articles de quelque importance sont de lui. Ce fut cette même année que sa Tragédie fut donnée à Fontainebleau ; elle y eut un très-grand succès, dont ses amis profitèrent pour lui obtenir une pension sur les Menus. Le prince de Condé lui accorda, le soir même de la représentation, une place de secrétaire des commandemens qui vaquait dans sa maison. Dorat avait précédemment conseillé à Chamfort de solliciter cette place ; il s’y était refusé sous différens prétextes, dont le plus réel était sa passion pour la liberté. M. d’Angiviller pour qui il avait beaucoup d’amitié, entreprit de le persuader : il y parvint. La négociation était entamée avant le voyage de Fontainebleau ; le succès de Mustapha termina l’affaire : le Prince y mit beaucoup de grâce, & parut offrir ce qu’il accordait. Chamfort crut, comme on ne lui avait dit, que c’était un simple titre sans fonctions : il espéra pouvoir assurer par-là son indépendance, ne plus occuper le public de lui & laisser le champ libre à ses rivaux ; mais à peine installé au Palais Bourbon, il s’apperçut que ce n’était rien moins qu’un bénéfice simple ; qu’il y avait une correspondance très-étendue, & des affaires de détail. Grouvelle, jeune homme de lettres plein d’esprit, de talent & d’activité, se chargea de lui épargner tous ces dégoûts. Il montra dès-lors dans ce travail, qu’on pouvait regarder comme au-dessus de son âge cette capacité qu’il a déployée depuis dans de plus grandes affaires, & dans les premiers emplois[10].

Malgré ce secours, Chamfort sentait de jour en jour davantage le poids des chaînes que lui imposaient les attentions & les égards mêmes du Prince : il se trouvait malheureux de l’idée de ne pouvoir y échapper ; il crut rompre d’abord une partie de ses fers en remettant son brevet d’appointemens, & accorder ce qu’il devait aux instances du Prince en restant dans son Palais ; mais bientôt encore il s’y trouva mal à son aise, & ne cessa de se tourmenter qu’il n’eût tout-à-fait quitté son appartement & brisé tous les liens dont il se sentait garotté.

Il avait mis dans la conduite de cette séparation toute l’adresse dont son esprit était capable, pour qu’elle ne devînt point une rupture. Il était entre les pattes du Lion, il s’agissait d’en sortir sans que le Lion serrât la griffe. Il s’établit entre eux une correspondance dans laquelle tout le soin de Chamfort fut de témoigner au Prince un grand attachement, une tendre reconnaissance de ses bontés, mais une impossibilité physique & morale de lui rester attaché autrement que par ces sentimens mêmes ; & tout le soin du Prince fut de prouver à Chamfort que ce qui pouvait le gêner dans son palais n’existait pas moins dans le monde, qu’on n’était vraiment libre nulle part, qu’il ne l’était pas lui-même, qu’il serait aussi trop malheureux si l’on n’oubliait pas comme lui le rang dans lequel il avait été condamné à naître, qu’en un mot puisque Chamfort l’aimait, puisque tous les arrangemens qu’il avait désirés avaient été pris pour le délivrer de tout travail, de toute gêne, il n’y avait aucune raison qui pût rendre cette séparation nécessaire. Chamfort ne se laissa point prendre à ces amorces ; il tint ferme, & le Prince ne l’en estima pas moins, malgré la tache d’ingratitude dont les courtisans subalternes, & même les gens du monde s’efforçaient de le noircir. Le public blâma hautement Chamfort ; & Chamfort eut une raison de plus de mépriser les jugemens du public.

Libre enfin de toutes entraves, le désir de se rapprocher de quelques amis que l’épreuve qu’il venait de subir ne lui avait rendus que plus chers, lui fit prendre un petit appartement à Auteuil. Dégoûté des Grands, du monde, des succès littéraires, une vie philosophique & indépendante était désormais toute son ambition ; mais une nouvelle épreuve l’attendait. Dans une visite qu’il fit à Boulogne, il rencontra une femme dont l’amabilité peu commune, l’esprit fin & solide, le caractère noble & prononcé le frappèrent. Madame B… n’était plus jeune ; mais une taille avantageuse, de fort beaux yeux, une politesse aisée, une conversation spirituelle lui tenaient lieu de jeunesse, & l’on remarquait en elle plutôt les fruits que les pertes de l’âge. Elle avait été élevée à la cour de la duchesse du Maine : elle y avait connu les principaux personnages qui figuraient alors sur la scène du monde, & sa mémoire fidelle était une sorte de répertoire de l’histoire anecdotique de ce tems. Chamfort lui plut autant qu’elle lui avait plu ; leurs esprits sympathisèrent, & la liaison fut promptement formée. Il céda d’abord à cette nouvelle amie son appartement d’Auteuil, où il l’allait voir tous les jours ; mais bientôt ils conçurent tous deux le projet de s’isoler entièrement du monde, & de vivre uniquement l’un pour l’autre. Ils se retirèrent en effet à Vaudouleur près d’Étampes ; ils y passèrent six mois, & les lettres de Chamfort attestaient à ses amis qu’ils y étaient aussi heureux que le premier jour, lorsqu’une maladie cruelle & subite lui enleva cette femme intéressante. Il revint à Paris, plongé dans la plus profonde douleur.

Ce fut quelque tems après que M. de Choiseul-Gouffier l’emmena en Hollande pour le distraire de sa mélancolie, par la diversité des objets & par l’intérêt que ce pays inspire à tout voyageur philosophe. Le comte de Narbonne était du voyage. Ils se promenaient un jour sur un canal, dans un yacht Hollandais ; quelqu’un racontait à haute voix je ne sais quelle aventure peu honorable dont un gentilhomme Français était le héros. Chamfort, qui avait paru à peine écouter cette histoire, se lève, prend d’une main celle de Choiseul, & de l’autre celle de Narbonne, puis les regardant alternativement tous les deux ; & leur secouant fortement les bras : « Connaissez-vous, » dit-il, « rien de plus plat & de plus bête qu’un gentilhomme Français ? » Les deux amis rirent aux éclats de cette apostrophe ; & nous avons entendu l’un d’eux la raconter en 1791, en dînant avec de prétendus patriotes d’alors, nobles comme lui, mais qui n’avaient pas tous autant que lui le bon esprit de la trouver plaisante.

Depuis sa tragédie de Mustapha, dont le succès moindre à Paris qu’à Fontainebleau, avait eu cependant le double effet des grands succès, l’estime des connaisseurs, l’envie & le déchaînement des rivaux médiocres, Chamfort n’avait rien donné au public ; mais ses titres n’étaient pas douteux, & l’Académie Française ayant perdu M. de Sainte-Palaye, s’honora en le lui donnant pour successeur[11]. Il savait dès-lors que penser de cette société littéraire où l’on avait tant multiplié les admissions de Gens de la Cour & de Gens en place, que sur quarante académiciens il n’y avait que quinze ou seize Gens de Lettres ; mais dans la position où il était alors, si ce n’était ni un grand honneur, ni une grâce d’être de l’Académie, c’était pour ainsi dire un devoir : il en fut donc. Il remplaçait un érudit qui s’était principalement exercé sur nos antiquités, & ce sujet-là ne semblait pas beaucoup prêter à l’éloquence ; mais cet érudit avait écrit sur la chevalerie ; mais c’était un excellent homme, excellent ami, excellent frère, célèbre dans le monde par une sorte de passion, d’amitié fraternelle. La chevalerie & l’amitié, voilà les deux parties du discours de Chamfort, & l’on déciderait difficilement s’il a mis dans l’une plus d’esprit que de sensibilité dans l’autre. La première brille & pour ainsi dire étincelle ; la seconde touche & attendrit : toutes deux ont, avec le charme qui leur est propre, le charme commun d’une philosophie aimable & d’un excellent style. Le tems peut avoir fait perdre de son prix à ce portrait de l’ancienne chevalerie ; mais le tems ne peut qu’en ajouter à ce tableau si touchant de l’amitié de deux frères qui ont réalisé de nos jours la fable des deux jumeaux de la mythologie antique.

Pour peindre si bien l’amitié, Chamfort n’a fait qu’écouter son cœur : autant il était peu occupé de cette tourbe indifférente qui circule, sous le nom d’amis, autour d’un homme de quelque réputation dans le monde ; autant il était affectueux, confiant, officieux pour ses véritables amis. Il en eut un à qui l’on put donner ce titre dans une classe où les amis, rares dans toutes les classes, l’étaient encore beaucoup plus, & pouvaient passer pour des phénomènes. Le comte de Vaudreuil, l’un des hommes les plus aimables de la Cour & qui y était alors dans une haute faveur, le recherchait & l’aimait depuis long-tems : il se fit voir à lui sous des aspects si estimables, & l’entoura de si douces séductions, qu’après une assez longue résistance il lui fit accepter enfin un appartement dans son hôtel.

C’était le rendez-vous des sociétés les plus brillantes & les plus bruyantes, mais ce l’était aussi de quelques douces réunions d’amis des lettres & des arts : les unes étaient pour Chamfort un spectacle, & les autres une jouissance. Depuis que son esprit & ses succès l’avaient lancé dans le grand monde, il n’y était pas resté spectateur oisif, ni, si l’on veut, spectateur bénévole ; les vices qu’on appellait aimables, les ridicules consacrés & passés en usage, avaient fixé ses regards ; & c’était par le plaisir de les peindre qu’il se dédommageait souvent de l’ennui & de la fatigue de les voir. Ses contes, où la licence des mœurs était, comme dans la société, revêtue d’expressions spirituellement décentes, devinrent une galerie de portraits frappans de ressemblance ; & dans ses tableaux malins, piquans & variés, ce peintre habile eut l’art d’amuser sur-tout ses modèles.

Il se trouvait alors plus heureux qu’il ne l’avait été de sa vie ; libre de toute chaîne & de tout devoir, il pouvait toujours choisir entre la solitude qu’on ne se permettait jamais de troubler, le tourbillon du monde où le sage lui-même aime quelquefois à se jetter, & une société choisie, composée de gens faits pour l’apprécier & pour lui plaire, dont il trouvait moins insupportables les défauts & les ridicules, depuis qu’il avait acquis le privilège & qu’il s’était même fait auprès d’eux un mérite de les fronder. Ses matinées se partageaient entre ses études & ses anciens amis, qu’il n’a jamais vus ni cultivés plus assiduement que dans ce tems de faveur où il était comme assailli de tant d’amitiés nouvelles. Il n’était pas homme à prendre le change sur la nature de cet empressement. « J’ai, disait-il, trois sortes d’amis ; mes amis qui m’aiment, mes amis qui ne se soucient pas du tout de moi, & mes amis qui me détestent. »

Une nouvelle amitié, qu’il se garda bien de confondre dans la foule des liaisons communes, ce fut celle d’un homme qui a depuis joué un grand rôle & acquis en bien, & en mal, une grande renommée. Mirabeau chercha & saisit l’occasion de se lier avec lui. Entre ces deux hommes si différens en apparence, il s’établit promptement une véritable intimité : c’est que dans ce qu’ils avaient tous deux de bon & de louable, leurs différences apparentes cachaient des rapports secrets. Le caractère principal de l’un s’alliait avec ce que l’autre avait d’accessoire : la force, l’impétuosité, la sensibilité passionnée dominaient dans Mirabeau ; la finesse d’observation, la délicatesse ingénieuse dans Chamfort : mais rarement un homme à grands mouvemens d’ame, tel que le premier, eut dans l’esprit plus de nuances délicates ; rarement aussi un homme d’un esprit fin & profond, d’un talent pur & fini, tel que le second, eut dans l’ame plus de force & plus de chaleur.

On ne peut écrire le nom de Mirabeau sans que l’esquisse d’un portrait & les premiers traits d’un grand caractère ne viennent comme d’eux-mêmes se placer sous la plume. On ne peut avoir vu ce Météore se lever, se précipiter, comme une comète, à travers le système politique & disparaître tout-à-coup au milieu de la longue surprise & de l’admiration inquiète qu’il a causée, sans être fortement tenté de le peindre : mais il ne s’agit ici de Mirabeau que secondairement ; & je ne dois, pour ainsi dire, laisser appercevoir de son éclat que ce qui rejaillit & reflète sur Chamfort. Quelque jugement que l’impartiale équité doive enfin asseoir sur cet homme extraordinaire, entre les deux sortes d’enthousiasme, dont l’une l’a fait placer au Panthéon Français, et l’autre l’en a fait arracher, on ne peut nier au moins qu’il ne fût un excellent juge des qualités dont la Nature l’avait si heureusement doué lui-même : on ne peut croire ni qu’il s’y trompât, ni qu’il reconnût dans les autres une fausse supériorité. Or, dans sa liaison avec Chamfort, on le vit toujours le regarder comme son supérieur & son maître, même en énergie & en force morale. Cela peut servir à rectifier quelques opinions sur la trempe d’esprit de Chamfort & sur celle de son caractère. Ceux qui le jugent légèrement, & qui n’ont peut-être pas sur Mirabeau des idées plus justement assises, trouveraient dans les lettres de ce dernier des raisons de mieux apprécier l’un & l’autre ; ils y verraient que, pendant plusieurs années, Mirabeau soumit à Chamfort, non-seulement ses ouvrages, mais ses opinions, sa conduite ; & que l’espérance ou la crainte de ce qu’il penserait de lui était devenue pour cette ame fougueuse, mais aimante, une sorte de conscience[12].

On croirait à peine, si on n’en avait les preuves écrites de sa main, jusqu’à quel point un homme si habituellement pénétré du sentiment de sa supériorité, aimait à reconnaître celle de Chamfort. Son langage est celui d’un disciple idolâtre, & qui, loin de son maître, se sent déchu. « Ô mon cher & digne Chamfort, lui écrivait-il de Londres[13], je sens qu’en vous perdant, je perds une partie de mes forces ; on m’a ravi mes flèches[14]. » En effet, non-seulement il se fortifiait dans la conversation de Chamfort, chez qui il allait passer une heure presque tous les matins, ce qu’il appellait aller frotter la tête la plus électrique qu’il eût jamais connue ; non-seulement il trouvait en lui, pour ses ouvrages, un guide sûr & un censeur aussi bienveillant que sévère ; mais il tirait encore une autre partie des forces de son ami pour accroître aux yeux du public l’opinion de ses propres forces. Chamfort eut beaucoup de part à plusieurs de ses premiers ouvrages ; & dans celui qui lui fit alors le plus d’honneur, c’est-à-dire dans son écrit sur l’ordre de Cincinnatus, les morceaux les plus éloquens sont de Chamfort[15].

Mirabeau revint en France en 1785 et continua de le voir assiduement. De grands événemens se préparaient dès-lors ; & si l’on ne peut douter de l’influence qu’eut Mirabeau sur ces événemens, on doit reconnaître quelle fut celle de Chamfort, qui en avait une si puissante sur le cours de ses pensées & sur les mouvemens de son ame. Chamfort était alors placé dans la position la plus singulière. Lié par l’amitié, par la reconnaissance, par les douceurs de la société la plus aimable avec des personnes à qui l’on imputait le désordre des affaires, & qui hâtaient par leurs dissipations la ruine du Despotisme & leur propre ruine, il l’était en même-tems avec la plupart des hommes qui se préparaient à profiter des folies du Despotisme pour établir la Liberté. Il donnait sans cesse aux premiers des conseils qui n’étaient point entendus ; toute leur confiance en lui s’évanouissait dès qu’il leur prédisait leur perte prochaine ; & tout ce qu’ils pouvaient faire en retour de ces preuves de son amitié, c’était de ne le point haïr.

Cette position difficile aurait pu devenir insoutenable ; mais M. de Vaudreuil quitta son hôtel, pour en habiter un plus magnifique qu’il venait d’acheter, & Chamfort qui l’aimait véritablement, sentant peut-être qu’ils seraient plus sûrs l’un & l’autre de la durée de leur amitié si le même toit ne les réunissait plus, saisit cette occasion d’une séparation nécessaire, & prit un petit appartement aux Arcades du Palais Royal. Ainsi le hasard amenait un ardent ami de la Liberté, auprès du lieu qui allait pour ainsi dire en être le berceau ; il amenait en même tems un philosophe paisible au centre des agitations & du tumulte inséparables de cette Liberté naissante.

La Révolution, dès son origine, l’absorba tout entier. Adieu les rêveries philosophiques, la poësie, les douces études ; il ne tenait plus en place : dès le matin, ou il allait trouver ceux qui agissaient alors le plus sur l’opinion publique, ou il les recevait chez lui. De sa tête active & féconde jaillissaient les idées de liberté, revêtues de formes piquantes. Jamais il ne fut plus habituellement en verve ; jamais il ne dit plus de ces mots qui frappent l’imagination & qui restent dans la mémoire. Malgré son aversion pour le bruit, il se mêlait dans les grouppes ; il écoutait avidement ; il étudiait l’esprit du Peuple & les degrés de son effervescence. Cela va bien, disait-il, aux approches du 14 Juillet, je crois que nous ferons quelque bon coup de tête. Après cette grande & heureuse crise, quelques aristocrates se demandaient devant lui ce que devenait la Bastille : Messieurs, répondit-il, elle ne fait que décroître & embellir. Pendant toute l’année 1789, la révolution fut sa seule pensée, & les triomphes du parti populaire ses seules jouissances. Il fut du nombre des trente-six patriotes qui se rassemblaient tous les jours, & dînaient ensemble tous les Vendredis, jour qui n’étant pas académique avait été choisi en sa faveur. Cette réunion devint, bientôt après, le club de 1789. Quel que fût le but de cette société dans l’intention de ceux qui la formèrent, l’esprit patriotique qui l’avait animée d’abord, ne s’y soutint pas long-tems. Bientôt Chamfort ne la regarda plus que comme un club d’échecs ; il y faisait tous les jours plusieurs parties de ce jeu qu’il aimait beaucoup. Souvent distrait par la conversation, les mots qui lui échappaient choquaient quelques opinions, mais plaisaient à tous les esprits ; & sa partie était presque toujours entourée de gens plus attentifs à ses distractions qu’à son jeu.

Sans doute il n’espérait pas dès-lors que la révolution nous mènerait si promptement à la République ; mais c’était d’opinions & de sentimens républicains que son cœur & son esprit étaient remplis. Dès le mois de Juillet, il faisait prier l’entrepreneur du Mercure, de rendre ce journal un peu plus républicain ; car, ajoutait-il, il n’y a plus que cela qui prenne[16].

Il fut bientôt lui-même à portée de lui imprimer ce caractère de liberté, du moins dans la partie littéraire ; car la partie politique était incurable. Cette révolution qu’il aimait tant, le ruinait. Par les soins & le crédit de ses amis, sa petite fortune s’était élevée à huit ou neuf mille livres de rentes. La plus grande partie était en pensions, & les pensions furent supprimées en 1790. Le lendemain du jour où le décret fut porté, il alla avec Rœderer, voir à la campagne son confrère Marmontel. Ils le trouvèrent, ainsi que sa femme, gémissant pour leurs enfans, de la perte que le décret leur faisait éprouver : Chamfort prit un des enfans sur ses genoux : « Viens, dit-il, mon petit ami, tu vaudras mieux que nous : quelque jour tu pleureras sur ton père, en apprenant qu’il eut la faiblesse de pleurer sur toi, dans l’idée que tu serais moins riche que lui[17]. » Le matin du même jour, il écrivait à Madame Panckoucke[18] : « J’entends crier à mes oreilles tandis que je vous écris : Suppression de toutes les pensions de France ; & je dis : supprime tant que tu voudras : je ne changerai ni de maximes, ni de sentimens. »

Ce fut alors que cette excellente amie l’engagea à travailler pour le Mercure, & qu’elle lui fit offrir par son mari une collaboration utile. Entre les articles qu’il y fournit, on distingua sur-tout les extraits des Mémoires du Maréchal de Richelieu, & de sa Vie privée[19] ; ceux des Mémoires de Duclos & de son Voyage en Italie. Ce sont moins des extraits qu’une suite de réflexions critiques du meilleur ton, du meilleur goût, assaisonnées du sel le plus piquant de la satire, sur l’époque honteuse de notre histoire qu’embrassent ces différens ouvrages ; la vieillesse de Louis XIV, la Régence, & presque tout le règne de Louis XV. L’odieux & le ridicule y sont jettés à pleines mains sur tous les abus monarchiques, sur la Cour, le Clergé, la Noblesse. « Ce qui m’amuse le plus, disait-il, en remplissant cette mission civique, c’est de penser que le Mercure est tiré à 10 ou 12,000 exemplaires, que grâce au Rédacteur de la partie politique, toute l’Aristocratie y souscrit, & qu’en recevant pour son argent les génuflexions de M. Mallet du Pan, elle reçoit aussi mes soufflets. » Ceux qui disent que Chamfort n’a rien écrit pendant la révolution ne se rappellent pas le mérite de ces articles qui étaient des espèces d’ouvrages, & l’influence d’éditions aussi nombreuses, répandues à-la-fois en tant de mains. Ils oublient aussi qu’il commença le recueil important des Tableaux de la Révolution[20] où dans des Discours accompagnés de gravures, les événemens remarquables étaient éloquemment retracés. Ils oublient enfin, ou peut-être ils ignorent, que sa plume fut souvent occupée à ce qu’on peut nommer de bonnes œuvres secrètes ; que plus d’un orateur dans l’Assemblée constituante mit à contribution son talent & son patriotisme[21] ; & que de plus, comme l’a fort bien observé un des défenseurs de sa mémoire[22], quand même il n’aurait rien écrit, on doit mettre en ligne de compte pour les progrès de l’esprit public, une foule de mots saillans qui ont passé mille fois dans toutes les bouches ; que Chamfort imprimait sans cesse dans l’esprit de ses amis ; qu’on le citera long-tems, & que dans plus d’un bon livre on répétera des paroles de lui qui sont l’abrégé ou le germe d’un bon livre.

Comme la plupart des vrais amis de la liberté, il n’eut pour ainsi dire qu’à jouir pendant les deux premières années de la révolution : les intrigues de 1791, le rétablissement d’un roi fugitif & parjure, la coalition des réviseurs, le massacre du Champ-de-Mars, furent les premières douleurs des patriotes ; & il les sentit plus vivement que personne. Sa prévoyance lui montrait dans les maux présens de plus grands maux à venir : Voilà, disait-il, avec une tristesse profonde, une infâme coalition qui nous coûtera le sang de 500,000 Français. Ceux mêmes qui pensaient au fond comme lui prirent ce mot pour une hyperbole : une cruelle expérience leur en fait juger différemment aujourd’hui.

Les Jacobins étaient alors le centre de résistance du parti populaire contre celui de la Cour : ils étaient menacés, on les croyait perdus ; la salle fut bientôt déserte. Chamfort qui n’avait jamais voulu y être admis au tems de leur prospérité, se fit présenter, fut reçu, & sur-le-champ nommé secrétaire. Il en remplit assiduement les fonctions, & continua d’assister aux séances tant qu’elles furent presqu’abandonnés : il cessa d’y aller dès que la foule y revint, plus courageux contre le péril que contre le bavardage & la cohue.

Les pertes successives qu’il avait faites l’avaient mis hors d’état de garder son logement au Palais-Royal ; il en prit un moins cher rue Neuve des Petits-Champs. Quoique l’état habituel de sa santé lui rendit presque nécessaires les services d’un domestique, il lui fallut s’en priver ; & il reprit une bonne gouvernante qui l’avait servi autrefois : il est vrai qu’il trouva dans deux êtres sensibles qui habitaient cette maison, des consolations & des soins que ses maux physiques & les accès de mélancholie qui les accompagnaient presque toujours, lui firent trouver fort doux : il les paya par la confiance & les sentimens d’une amitié véritable, & par cet abandon de l’intimité dans lequel peu d’hommes peut-être ont su répandre autant de charme que lui.

Le club de 89 existait toujours, & quoique l’esprit en fût devenu détestable, comme on continuait d’y jouer aux échecs, Chamfort continuait aussi d’en être. Quelques membres de ce club qui ne pouvaient plus supporter le ton que l’Aristocratie y avait pris, formèrent une autre société moins nombreuse, mais composée de patriotes énergiques, sur lesquels la liberté pouvait compter dans la lutte décisive qu’elle se préparait à soutenir. Ils se nommèrent d’abord émigrés de 89 ; & Chamfort ne manqua pas d’émigrer avec eux. Dans cette société nouvelle, les sentimens étaient unanimes, les conversations franches, les espérances communes ; du moins tout fut ainsi jusqu’après le 10 Août[23]. Alors dans le parti républicain se forma la faction anarchique, qui s’étant érigée en pouvoir lors de la chute du trône, signala son avènement par un forfait horrible, présage & dignes prémices de tant d’autres forfaits. Un hypocrite cauteleux se glissa par degrés à la tête du parti de l’anarchie ; il avait par-tout des espions & des prôneurs. En 1793, il devint une puissance : Chamfort habitué à parler en homme libre, ne put jamais se persuader qu’il fut dangereux pour lui de s’expliquer ou de plaisanter sur tel un homme. Il l’avait vu tout brouiller & tout désorganiser encore à la Mairie : il ne pouvait trouver dans tout cela rien d’imposant ni de redoutable. « Oui, disait-il à un homme qui vantait emphatiquement les vertus & la pureté du Maire de Paris, je suis de votre avis, c’est un ange que votre Pache ; mais à sa place je rendrais mes comptes. »

Ni Marat, ni Robespierre, ni aucun de ces autres misérables qui commençaient alors à peser sur la France ne lui en imposaient davantage : il ne se gênait sur aucun d’eux. Indigné de la prostitution qu’ils avaient faite du doux mot de fraternité, il traduisait cette inscription tracée sur tous nos murs ; Fraternité ou la mort, par celle-ci ; Sois mon frère ou je te tue. Il disait : « La fraternité de ces gens-là est celle de Caïn & d’Abel. » On lui faisait observer qu’il avait répété plusieurs fois ce mot : « Vous avez raison, répondit-il, j’aurais dû dire, pour varier, d’Étéocle & de Polynice. » Pour célébrer l’anniversaire du 21 Janvier[24], la Convention s’étant rendu sur la place de la Révolution, on eut la barbarie d’y faire, à l’instant même, plusieurs exécutions comme pour lui en donner le spectacle. C’était le tems où l’on offrait au peuple, à tous les théâtres, des représentations gratuites. On racontait le soir, devant Chamfort, la scène horrible du matin. « Fort bien ! dit-il d’un ton grave, c’est le gratis de la Convention. » Lorsque par méprise, ou seulement pour le tourmenter, on l’eut arrêté, peu de jours avant le 31 Mai[25], & conduit au comité de sûreté générale, où après l’avoir fait attendre plus de deux heures dans une antichambre, on le relâcha sans l’interroger, ni même le traduire devant ce tripot de conjurés, il racontait au club à tout venant son histoire : il ne tarissait pas sur ce qu’il avait vu & entendu ; sur les allées & les venues du citoyen Marat & du citoyen Robespierre sur leur contenance, leur air, leurs paroles souveraines. Ses sarcasmes étaient autant de crimes, qui étaient notés, dénoncés & dont on se promettait dès-lors de lui faire porter la peine.

Il avait plus d’un titre à la haine de ce parti, à qui il ne fallait ni esprits pénétrans, ni philosophes, ni ames élevées ni fermes ; parce que ce n’est pas de tout cela que se composent des esclaves. De plus il possédait une place, c’était encore un titre de proscription ; & ce qui en était un bien plus fort, il la tenait de Roland. Ce ministre avait jugé à propos de partager en deux la place de Bibliothécaire de la Bibliothèque Nationale ; il avait offert une de ces deux parts à Chamfort & l’autre à Carra[26]. Il était assez surprenant de voir associer dans les mêmes fonctions deux hommes qui avaient entr’eux aussi peu de rapports. Carra, homme d’un caractère assez-doux, quoique écrivain très-virulent, avait servi la liberté à sa manière ; son petit journal des Annales Politiques était une des troupes légères, ou si l’on veut des enfans perdus de la révolution : le ton en était courageux, violent & populaire ; aussi plaisait-il beaucoup au peuple & surtout aux armées : du reste Carra était employé depuis long-tems à la Bibliothèque dans une place secondaire, & Roland crut devoir récompenser ainsi son patriotisme & ses anciens services. Chamfort hésita long-tems avant d’accepter : malgré la gêne de sa position, il eût peut-être refusé, sans les conseils & les instances de ses amis, qui se sont repentis ensuite de l’avoir engagé à se mettre en vue, aux approches du tems où il n’y eut plus pour l’homme de mérite & l’homme de bien, de salut que dans l’obscurité.

Cependant comme ce fut sous le masque du patriotisme & au nom de la liberté qu’à cette époque déplorable on persécuta les patriotes & l’on établit la tyrannie, Chamfort était assez difficile à atteindre. Depuis le commencement de la révolution, il marchait sur la même ligne & en quelque sorte aux premiers rangs de la phalange républicaine. Nul n’avait plus constamment & plus hautement professé sa haine contre les Rois, les Nobles, les Prêtres, contre tous les ennemis de la raison & de la liberté ; nul n’avait supporté avec plus de courage & ses propres pertes, & les crises violentes qui avaient agité le corps politique, & cette espèce de réforme, ou si l’on veut, ce commencement de dégradation sociale, qui rangeant l’esprit parmi les objets de luxe, privait nécessairement l’amour-propre d’une partie de ses jouissances : quoique né bon sensible, il avait même transigé avec des scènes cruelles, parce que à son imagination frappée des dangers de la chose publique on les avait offertes comme nécessaires pour la sauver. Ses bons mots, en passant de bouche en bouche, attestaient ses opinions & ses sentimens populaires. L’homme qui avait proposé pour devise à nos soldats, entrant en pays ennemis : Guerre aux châteaux, paix aux chaumières ; celui qui disait encore en 1792 : « Je ne croirai pas à la révolution tant que je verrai ces carosses & ces cabriolets écraser les passans », ne pouvait pas aisément passer pour un ennemi du peuple. Aucune des opinions de circonstance que le parti oppresseur reprochait au parti opprimé, n’avait été la sienne ; & il avait pour ainsi dire voté aussi ouvertement dans le club & dans la société qu’il l’aurait fait à la tribune. Comment donc le saisir, & sous quel prétexte le frapper ? On en fut d’abord embarrassé ; mais après le massacre des 22 Représentans du Peuple[27], après que les meilleurs Citoyens eurent été sacrifiés, & lorsque la tyrannie érigée par le crime, appuyée sur la terreur publique, ne garda plus de mesures, les calomnies d’un misérable délateur, employé subalterne à la Bibliothèque Nationale[28], suffirent pour jetter dans les fers & Chamfort, & avec lui le vénérable Barthélemy, son neveu Courçay[29], & deux autres employés supérieurs à la même Bibliothèque.

La maison où ils furent conduits[30] était incommode & mal saine. L’auteur du Voyage d’Anarcharsis n’y resta que jusqu’au lendemain, comme si l’on se fût contenté d’avoir insulté dans sa personne, l’érudition, la philosophie, la vertu & la vieillesse. Chamfort & les deux autres en furent aussi retirés quelques jours après ; mais il y avait déjà beaucoup souffert ; ses infirmités habituelles exigeaient des soins, & souvent de la solitude : il n’avait pu ni se soigner, ni être seul un instant. Il conçut dès-lors pour la prison une horreur profonde & jura de mourir plutôt que de s’y laisser reconduire ; il n’en était pas sorti tout-à-fait libre : on lui avait donné un gendarme, & quoiqu’il fût alors d’usage de ruiner par ce moyen ceux qui préféraient ce genre de captivité à la réclusion, l’on avait consenti à partager la surveillance d’un seul garde, entre Chamfort & ses camarades. Ils le payaient & le nourrissaient en commun ; ils avaient la simplicité de le faire manger avec lui ; & dans ces dîners de détenus, Chamfort parlait tout aussi librement qu’il l’eût jamais fait au milieu des sociétés les plus sûres.

Cela dura plus d’un mois ; & pendant ce tems, la tyrannie faisait chaque jour des progrès sanglans ; chaque jour il devenait, pour un honnête homme, plus difficile, mais aussi plus indifférent de vivre. Un jour, à la fin du repas, le gendarme dit cruement & sans préparation aux trois convives, qu’ils eussent à faire leur paquet, & qu’il avait ordre de les ramener, à l’instant même, dans une maison d’arrêt. Chamfort crut que c’était aux Madelonnettes qu’on voulait le réconduire ; & il se souvint de son serment. Sous prétexte de faire ses préparatifs, il se retira dans son cabinet, au bout de la galerie où était sa bibliothèque ; il s’y enferme, charge un pistolet, veut le tirer sur son front, se fracasse le haut du nez & s’enfonce l’œil droit. Étonné de vivre, & résolu de mourir, il saisit un rasoir, essaie de se couper la gorge, y revient à plusieurs fois & se met en lambeaux toutes les chairs : l’impuissance de sa main ne change rien aux résolutions de son ame : il se porte plusieurs coups vers le cœur, & commençant à défaillir, il tâche par un dernier effort de se couper les deux jarrets & de s’ouvrir toutes les veines. Enfin vaincu par la douleur, il pousse un cri & se jette sur un siège, où il reste presque sans vie. Le sang coulait à flots sous la porte. Sa gouvernante entend ce cri, voit ce sang ; elle appelle, on vient, elle frappe à coups redoublés : on enfonce la porte ; le spectacle qui s’offre aux yeux interdit toute question. Chacun s’empresse à étancher le sang avec des mouchoirs, des linges, des bandages. On transporte le mourant sur son lit. Des gens de l’art & des officiers civils sont appellés : tandis que les uns préparent l’appareil nécessaire à tant de blessures, Chamfort d’une voix ferme, dicte aux autres une déclaration ainsi conçue : « Moi, Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort, déclare avoir voulu mourir en homme libre, plutôt que d’être reconduit en esclave dans une maison d’arrêt ; déclare que si par violence on s’obstinait à m’y traîner dans l’état où je suis, il me reste assez de force pour achever ce que j’ai commencé. Je suis un homme libre ; jamais on ne me fera rentrer vivant dans une prison. » Il signa cette déclaration Romaine, & sans daigner s’appercevoir que la pièce voisine du cabinet où était son lit se remplissait de gens envoyés près de lui par la section, il continua de s’expliquer librement sur les motifs de l’action qu’il venait de commettre.

Ma femme qu’on était venu avertir, accourut chez lui toute en larmes[31] : « Ma chère amie, lui dit-il, dès qu’il l’apperçut, vous voyez à quoi sont réduits les patriotes. Je plains votre cher mari ; je vous plains : pour moi, tout est dit, je n’ai à me reprocher que d’avoir trop vécu. » J’arrivai peu de tems après : je n’oublierai jamais ce spectacle. Sa tête & son col étaient enveloppés de linges sanglans ; son oreiller, ses draps étaient aussi tachés de sang : le peu qu’on appercevait de son visage en était encore couvert. Il parlait avec moins de violence, & commençait à sentir sa faiblesse. Je restais debout près de lui, muet de saisissement, d’admiration et de douleur. « Mon ami, me dit-il en me tendant la main : voilà comme on échappe à ces gens-là : ils prétendent que je me suis manqué, mais je sens que la balle est restée dans ma tête ; ils n’iront pas l’y chercher. » Tout ce qu’il disait avait ce caractère d’énergie et de simplicité. Après un moment de silence, il reprit d’un air tout-à-fait calme, et même de ce ton ironique qui lui était assez familier : « Que voulez-vous ? voilà ce que c’est que d’être maladroit de la main ; on ne réussit à rien, pas même à se tuer. » Alors il se mit à me raconter comment il s’était perforé l’œil et le bas du front au lieu de s’enfoncer le crâne ; puis charcuté le col au lieu de se le couper ; et balafré la poitrine sans parvenir à se percer le cœur : « Enfin, ajouta-t-il, je me suis souvenu de Sénèque, et en l’honneur de Sénèque j’ai voulu m’ouvrir les veines ; mais il était riche, lui ; il avait tout à souhait, un bain bien chaud, enfin toutes ses aises ; moi je suis un pauvre diable, je n’ai rien de tout cela : je me suis fait un mal horrible, & me voilà encore ; mais j’ai la balle dans la tête, c’est-là le principal. Un peu plus tôt, un peu plus tard, voilà tout. »

En ce moment le gendarme qui avait conduit ses camarades d’infortune, entra dans la pièce voisine ; Chamfort reconnut sa voix, & me pria de l’appeller : « Eh bien, lui dit-il, où les avez-vous menés ? — Au Luxembourg, Citoyen — Au Luxembourg ! Ah ! ah ! je croyais qu’il fallait retourner aux Madelonnettes, que j’ai en horreur : si j’avais su que ce fût au Luxembourg… je ne me serais peut-être pas tué… ; mais au reste j’ai toujours eu raison de faire ce que j’ai fait. »

Cependant les officiers de la section, le juge de paix & les commissaires avaient fini leurs opérations, & voulaient placer près du malade quatre sans-culottes qu’il fallait payer. Chamfort leur dit qu’il ne méritait pas tant d’honneur, que deux seraient assez pour ses besoins & beaucoup trop pour sa fortune. Alors entra dans la chambre, au milieu de tout ce monde, un homme bizarre, qui passe pour être fort savant en Grec, mais pour ignorer beaucoup d’autres choses ; & pour qui, après la mort funeste de Carra & la démission de Chamfort[32], on avait rétabli la place unique de Bibliothécaire[33]. Il avait appris cet accident, & venait s’assurer du fait : mais, dit-il, M. de Chamfort n’a donc pas lu mon discours contre le suicide ! C’est un ouvrage qui a eu beaucoup de succès. J’y prouve primo, secundo. Le voilà qui fait, sans qu’on l’en prie, tout l’extrait de son discours, personne ne lui répondant un mot : il partit sans s’informer de l’état du malade, sans témoigner pour lui le moindre intérêt. Les personnes qui étaient là se retirèrent. Chamfort s’était assoupi. Je sortis en le recommandant aux soins des deux gardes qu’on lui avait laissés & tâchant de donner à sa gouvernante, qui avait presque perdu la tête, une espérance que je n’avais pas.

On n’en eut aucune pendant plusieurs jours : il souffrait beaucoup de ses plaies, mais sans se plaindre, & soutenait toujours qu’il n’en reviendrait pas. Les gardes qui se tenaient sans cesse auprès de lui ne l’empêchaient pas de parler librement. Un de ses amis lui reprochait avec tendresse d’avoir tenté de se donner la mort. « Je pouvais me tuer en sûreté, répondit-il : je ne risquais pas du moins d’être jetté à la voierie du Panthéon. » C’est ainsi qu’il l’appellait depuis l’apothéose de Marat[34]. Il demandait les nouvelles, se faisait lire les journaux du soir ; s’expliquait sans ménagement sur les événemens & sur les séances : & concluait assez ordinairement de ce qu’il venait d’entendre, qu’il avait fort bien fait de se tuer.

Mais la crise de la suppuration étant passée, le chirurgien qui le traitait, répondit de sa vie. En effet, les progrès de la guérison furent très-rapides : quoique son œil blessé fût le moins mauvais des deux, & qu’il l’eût presque entièrement perdu, il commença bientôt à pouvoir lire & même à faire des vers. Il s’amusait à traduire des épigrammes de l’Anthologie[35]. Au bout d’une vingtaine de jours, il fut en état de se lever & même de sortir. Il avait obtenu qu’on lui retirât un de ses gardes ; il parut un soir chez moi avec l’autre : prévenus le matin de sa visite, nous avions réuni quelques amis. Permettez, dit-il en entrant, que je vous présente mon sans-culotte, qui est beaucoup moins sans-culotte que moi. C’était effectivement un grand homme assez bien vêtu, & de fort bonne mine, ayant l’air de quelque ancien valet-de-chambre de grand seigneur ; mais n’importe, il était un des sans-culottes de la section Lepeletier[36], c’est à-dire un de ceux que les chefs de la tyrannie populaire enrôlaient sous ce titre dans chaque section, pour aller chez ce qu’ils appellaient les riches, s’établir à ne rien faire que se chauffer, manger, dormir & recevoir cent sous par jour ; corruption d’un nouveau genre exercée sur la classe active du peuple, par des gens qui lui promettant sans cesse les biens de la classe oisive, commençaient par lui en donner les vices.

Les hommes qui haïssaient le plus Chamfort, les amis les plus forcenés du régime dont il s’était si ouvertement déclaré l’ennemi, n’auraient pu le voir sans en être touchés, l’œil couvert d’une bande noire, presque totalement privé de la vue, les jambes encore affaiblies & douloureuses, proscrit par ceux qui se disaient les amis du peuple, & portant sur toute sa personne des traces de l’effort courageux mais inutile qu’il avait fait pour leur échapper. Son ton était simple, sans jactance & sans amertume. Les tendres soins qu’il avait reçus de l’amitié semblaient avoir adouci l’idée du besoin qu’il en avait eu. Quelqu’un lui exprimait le plaisir de le voir revenir à la vie : « Ce n’est point à la vie, répondit-il, que je suis revenu ; c’est à mes amis. » Ce qui se passait alors tous les jours n’autorisait que trop cette distinction aussi juste que touchante. Il en était profondément affecté : il disait au sensible Colchen[37] qui le félicitait d’être échappé à ses propres coups : « Ah, mon ami ! les horreurs que je vois me donnent à tout moment l’envie de me recommencer. »

Il n’avait qu’à se louer de l’honnête homme qu’on avait placé près de lui : « Ils ont voulu, disait-il, me donner un garde, & c’est un guide qu’ils m’ont donné. » Mais enfin c’était pour lui une charge très-onéreuse ; il obtint enfin d’en être délivré.

Ses forces commençaient à peine à revenir qu’il s’occupa de quitter son logement à la Bibliothèque. Il en était vivement pressé par son successeur, qui ayant déjà plus d’appartemens qu’il n’en eût fallu à deux hommes de lettres, convoitait encore celui-là. Chamfort obligé par la perte presque totale de ses moyens d’existence & par les frais considérables de sa détention & de son traitement, à regarder de très-près à sa dépense, prit un petit entresol, composé d’une seule pièce, rue de Chabanais, où il s’établit avec ce qui lui restait de ses livres, seul, sans domestique, & simplement servi par une femme de ménage. Il reprit peu-à-peu quelques-unes de ses habitudes : la plus douce était d’aller voir presque chaque jour le très-petit nombre d’amis qui lui avaient témoigné un intérêt constant dans son malheur. Il prit la ferme résolution de renoncer à ce qu’on appelle la société, & de se concentrer dans ce petit cercle. Il fit avec quelques-uns d’eux des projets de travaux littéraires ; & ce fut presque uniquement pour l’occuper d’une manière utile, que fut conçu le plan du journal intitulé : la Décade Philosophique[38].

Il éprouvait dans sa santé une révolution heureuse ; il lui était resté jusqu’alors de fortes traces de ses anciennes infirmités. Une humeur dartreuse se jettait tantôt sur ses yeux, tantôt sur ses oreilles : il ressentait souvent des crispations d’estomac & des douleurs de vessie qui venaient de la même cause ; & son teint était habituellement celui d’un malade. Les plaies cruelles & nombreuses qu’il s’était faites, furent pour cette humeur une sorte de cautère violent : tandis qu’il en resta encore d’ouvertes, il se porta mieux & se sentit plus fort de jour en jour ; son teint devint net & presque coloré ; il prit même une apparence d’embonpoint. « Je me trouve, disait-il, plus vivace que jamais : c’est bien dommage que je ne me soucie plus de vivre. » Mais en fermant ses dernières plaies, on devait lui ouvrir un cautère : on négligea cette précaution ; & il ne tarda pas à s’en ressentir. Il perdit tout-à-coup l’appétit, le sommeil, l’activité ; bientôt l’humeur se porta, comme il arrive toujours, vers la partie la plus faible : il éprouva des douleurs de vessie si violentes que dès le premier jour il fut hors d’état de marcher. Le lendemain l’inflammation & la douleur augmentèrent prodigieusement. Ses amis effrayés appellèrent l’habile chirurgien Dessault, qui malheureusement ne connaissant point assez son tempérament, se trompa sur la nature du mal : il le traita par des topiques & des cataplasmes émolliens. Le gonflement & les souffrances allaient toujours croissant : on se détermina enfin à une opération qui, faite plutôt, l’eût peut-être sauvé. L’humeur sortit en abondance, & le malade se sentit soulagé ; mais elle remonta dans la nuit : il eut un évanouissement très-long : le lendemain matin, une seconde crise plus longue que la première épuisa ses forces, & il expira le 24 Germinal de l’an ii de la République[39], non pas sur un grabat, comme le dit alors durement un journaliste[40] ; mais dans le très-modeste azile où ses malheurs l’avaient relégué ; du reste ne manquant d’aucun des objets ni des soins que son état exigeait, & entouré jusqu’à la fin de quelques fidèles amis.

La tyrannie dont il mourait victime était alors si puissante & la terreur si générale, que ce fut un acte de courage que de l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure. Un très-petit nombre d’hommes fut jugé digne d’y être invité : la plûpart s’y rendirent, & malgré l’usage plus barbare que philosophique qui privait les funérailles de tout appareil, cette triste cérémonie ne fut ni sans honneur ni sans larmes.

Après les détails où l’on est entré dans cette Notice, il serait inutile de s’étendre sur le genre d’esprit & sur le caractère de Chamfort. Sous le premier rapport, le seul défaut que l’on pût reprendre en lui, était un peu d’affectation ; encore était-ce plutôt dans son langage que dans son style. Le bonhomme Auger[41] lui dit un jour : « Vous m’avez donné votre adresse avec tant d’esprit que je n’ai jamais pu la trouver. » Deux choses sont à remarquer dans ce mot : Auger le dit de bonne-foi, sans y entendre malice ; & c’est Chamfort qui l’a raconté.

Quant au caractère & aux qualités de l’ame, diverses raisons ont pu le faire mal apprécier pendant sa vie. D’abord en général, un esprit supérieur, un caractère qui sort de l’ordre commun, exige d’autres appréciateurs que ces hommes frivoles dont la vue courte apperçoit à peine les qualités médiocres de ceux qui les environnent & leur ressemblent ; les esprits étendus, profonds & philosophiques sont au-dessus de leur portée : ils les dédaignent ou les persécutent. Ensuite Chamfort eut une jeunesse très-orageuse : sa pauvreté, ses passions, son goût exclusif pour les lettres, qui l’éloignait de toute occupation lucrative, donnèrent à son entrée dans le monde un aspect qui put blesser des hommes austères : & ceux qui l’ont suivi de moins près depuis cette ancienne époque, peuvent en avoir conservé de fâcheuses impressions. La vivacité de son esprit, celle de ses réparties, une certaine causticité naturelle qui est, plus souvent qu’on ne pense, compagne d’un bon cœur, mais qui en fait presque toujours suspecter la bonté ; une invincible aversion pour la sottise confiante & l’impossibilité absolue de déguiser ce sentiment, inspiraient à beaucoup de gens une sorte de crainte qu’il prenait trop peu de soin de dissiper, & qui pour l’ordinaire se change facilement en haine. Enfin dans ses dernières années, la chaleur avec laquelle il embrassa la cause d’une révolution qui heurtait tant de vieilles idées & blessait tant d’intérêts, lui fit de tous les ennemis de cette révolution, des ennemis personnels. Leur absurde & imprudente résistance aux premiers efforts de la liberté, leur obstination à rejetter les réformes & les innovations les plus nécessaires comme les plus justes, & à vouloir arrêter le mouvement le plus irrésistible, lui avait fait changer en indignation, le mépris bien prononcé qu’il eut toujours pour certains préjugés & pour certaines castes : dans l’expression de sa colère, il perdit souvent toute mesure ; il adopta des anathêmes populaires ; & en les répétant, il les revêtit d’énergie & d’originalité : il avait pris, ainsi que beaucoup d’autres hommes d’un esprit cultivé, dans les réunions politiques & dans les clubs, l’habitude de parler haut, de soutenir son opinion à outrance, & de mettre la violence de la dispute à la place de la délicatesse d’une discussion pleine d’égards. Mais ces exagérations bruyantes étaient loin de partir de son ame ; & son humanité eut aussi des emportemens, lorsqu’il vit que nos tyrans mettaient en action ce qu’il leur avait pardonné de vociférer & d’écrire. Il s’éleva contre leurs excès long-tems avant de croire qu’il pût jamais en être victime, comme il avait déclamé contre les censeurs des réformes long-tems après qu’elles l’eussent atteint lui-même. On a fort bien saisi le caractère de ses déclamations désintéressées, lorsqu’on a dit de lui qu’il poursuivit avec passion, jusques sur lui-même, tous les abus de l’ancien régime ; qu’il se déchaîna contre les pensions, jusqu’à ce qu’il n’eut plus de pensions ; contre l’Académie, dont les jettons étaient devenus sa seule ressource, jusqu’à ce qu’il n’y eut plus d’Académie ; contre toutes les idolâtries, toutes les servilités, toutes les courtoisies, jusqu’à ce qu’il n’existât plus un homme qui osât se montrer empressé à lui plaire ; contre l’opulence excessive, jusqu’à ce qu’il ne lui restât plus un ami assez riche pour le mener en voiture ou lui donner à diner ; qu’enfin il se déchaîna contre la frivolité, le bel esprit, la littérature même, jusqu’à ce que toutes les liaisons, occupées uniquement des intérêts publics fussent devenues indifférentes à ses écrits, à ses comédies, à sa conversation[42]. On a aussi défini avec justesse son apparente misanthropie : c’était la même que celle de J. J. Rousseau. « Il haïssait les hommes, mais parce qu’ils ne s’aimaient point ; & le secret de son caractère est tout entier dans ce mot qu’il répétait souvent : Tout homme qui à quarante ans n’est pas misanthrope, n’a jamais aimé les hommes[43]. »

Les événemens de sa vie prouvent que la trempe de son ame était naturellement forte, & qu’habitué de bonne heure à lutter avec l’adversité, il ne s’en laissa jamais abattre. La philosophie renforça tellement en lui la nature, qu’après avoir pendant quelques années joui des douceurs de l’aisance, il sut, déjà sur son déclin, envisager avec courage & sérénité, une position presque aussi malheureuse que celle où il avait passé sa jeunesse. De là cette probité sévère, cette fierté qui ne savait composer avec rien de petit ni de servile ; cet amour de l’indépendance qui repoussait toute chaîne, fut-elle d’or. Son plus grand malheur peut-être, s’il n’en trouva pas le dédommagement dans la philosophie & dans la vérité, fut d’être trop tôt & trop complètement détrompé de toute illusion. Celle de l’amitié, si c’en est une, était la seule qu’il eût conservée. Il est impossible de rendre davantage à ses amis, d’en être plus occupé, d’avoir avec eux plus d’abandon, d’épanchement & de confiance. Si l’un d’eux était malade, quelquefois malade lui-même, en dépit du tems, de la saison, des distances, il allait tous les jours passer quelques momens auprès de lui : on l’a vu pendant la longue maladie qui conduisit l’honnête Bret[44] au tombeau, ne pas laisser passer un jour sans aller distraire de ses maux ce bon vieillard, par les charmes d’une conversation aimable. Lorsqu’il pouvait rendre service, c’était avec un empressement, une discrétion, une délicatesse, qui faisaient de ce service, quelque léger qu’il fût, un bienfait, un plaisir de la reconnaissance, un besoin même de l’amitié.

Pour ne citer que des hommes qui ont un nom dans les sciences & dans les lettres, il eut pour amis Thomas, Chabanon, Condorcet, Sieyès, Ducis, Laroche, Cabanis, Sélis, Bitaubé : après de pareils noms, qui ne se trouverait heureux de l’avoir aimé ? Qui ne trouverait aussi doux qu’honorable de l’avoir été de lui.
G.
  1. George Buchanan (1506-1582), historien, humaniste, poète latinisant et dramaturge écossais. Pendant son exil en France à cause des persécutions contre les Protestants, il fut le professeur de Montaigne en latin au collège de Guyenne à Bordeaux. Cf. Montaigne, Michel Eyquem de. Essais, i, 26, p. 173, éd. Pléiade, 1962. (Note wiki)
  2. Maciej Kazimierz Sarbiewski (1595-1640), prêtre jésuite et poète polonais de langue latine, connu dans toute l’Europe de l’époque. (Note wiki)
  3. Ossian est un légendaire barde gaélique dont les poèmes épiques furent admirés à travers l’Europe préromantique (parmi les lecteurs enthousiastes Napoléon et Goethe). Le poète écossais James Macpherson (1736-1796) fit sa renommée en publiant, entre 1760 et 1765, la « traduction anglaise » de ces poèmes gaéliques originaux qu’il prétendit avoir découvert. La supercherie littéraire fut établie définitivement à la fin du xixe siècle. (Note wiki)
  4. En 1764.
  5. Martin Lefebvre de La Roche (1738-1806), ancien bénédictin sécularisé par un bref de Rome. (Note wiki)
  6. Francis Hastings, 10e comte de Huntingdon (1728-1789), conseiller privé, premier gentilhomme de la chambre du Roi. (Note wiki)
  7. 1769. Ce n’était pas la première fois qu’il concourait pour un prix d’éloquence. Quelques années auparavant, l’Académie d’Amiens, avait proposé ce sujet assez hétéroclitement énoncé : Combien les lettres sont utiles ? Le prix n’était que de 300 livres ; mais ni un peu d’argent ni un peu de gloire n’étaient alors à négliger pour lui. Il envoya donc à cette académie un discours fait avec soin : il en prévint Delille & Sélis, qui étaient tous deux professeurs au collège d’Amiens ; il les pria d’avoir l’œil sur la manière dont se passeraient les choses, & de lui être utiles s’ils pouvaient. L’académie avait pour secrétaire un homme à grandes prétentions & à petits talens, nommé Baron, qui s’était avisé, aussi lui, de concourir : chargé de lire les ouvrages présentés, il lut très-mal & très-rapidement celui de Chamfort, qui fut rejetté tout d’une voix ; très-bien & très-oratoirement le sien, qui parut une merveille & fut couronné d’emblée. Le manuscrit de ce discours existait encore il y a peu d’années dans les cartons de Chamfort ; mais à sa mort, il n’y était plus.
  8. En 1770.
  9. Ce qu’il appellait ses rognures joint à des observations, nouvelles, que de nouvelles méditations sur ce poëte inimitable lui inspirèrent, compose un commentaire presque complet, qui est heureusement tombé entre les mains d’un littérateur estimable (le citoyen Gail, professeur de Grec au collège de France) & qu’il ne tardera point à faire paraître, terminé par le citoyen Sélis.
  10. Après avoir été Secrétaire du Conseil exécutif, il a été envoyé auprès de la Cour de Dannemarck, où il sert utilement la République depuis plus de deux ans.
  11. Chamfort est reçu le 19 juillet 1781 au fauteuil de Jean-Baptiste de La Curne de Sainte-Palaye (1697-1781). Son discours de réception est disponible sur le site de l’Académie française. (Note wiki)
  12. Ces lettres qui se sont trouvées dans les papiers de Chamfort, paraîtront incessamment ; entr’autres preuves de la haute opinion que Mirabeau avait de Chamfort, & de l’empire que Chamfort exerçait sur lui, on y lira le passage suivant, que malgré son étendue, je n’ai pu me refuser à mettre ici.

    « Vous êtes la preuve vivante qu’il n’est pas vrai qu’il faille plier ou briser ; qu’on peut atteindre à la plus haute considération sans un respect superstitieux pour le monde & ses lois ; qu’on peut arriver à l’indépendance philosophique & pratique sans avoir jamais abaissé ou comprimé la fierté d’un grand sentiment ou d’une pensée heureuse ; qu’on peut prendre sa place en dépit des hommes & des choses, sans autres ménagemens que ceux dus par l’espèce humaine à l’espèce humaine, par la tolérance de la vertu aux préjugés des faibles ; & que si le sentier qu’il faut prendre pour arriver au but est le plus escarpé, il est aussi, de beaucoup le plus court. Grâces vous soient rendues, mon ami, pour avoir pensé que j’étais digne de vous entendre ; il est certain que la rapidité des progrès de notre amitié, qui n’a jamais été même stationnaire, n’a pas dû vous donner mauvaise idée de mon ame, & qu’elle m’a mis bien avec moi-même. Ce n’est pas sans doute que je me sois élevé à une philosophie pratique aussi haute : J’ai quitté trop tard mes langes & mon berceau. Les conventions humaines m’ont trop long-tems garotté ; & lorsque les liens ont été un peu desserrés, (car pour brisés ils ne le furent jamais) je me suis trouvé encore tellement chamarré des livrées de l’opinion que les êtres environnans se sont également opposés à ce que je fusse l’homme de la Nature au moment où j’aurais conçu qu’on peut rester tel au milieu même de la société. D’ailleurs j’avais été trop passionné ; j’avais donné trop de gages à la fortune ; & ce n’est pas au milieu des orages qu’on peut

    suivre une route déterminée. Mais si j’eusse eu le bonheur de vous connaître il y a dix ans, combien ma marche eût été plus ferme ! Combien de précipices & de ravines j’aurais évités ! Combien le peu que je valais se fut développé ! & que de défauts acquis j’aurais contracté de moins !… Tel que je suis, mon ami, je ne suis point indigne de quelque estime, puisque je sais, non pas vous aimer, car c’est chose trop facile pour être méritoire, mais vous apprécier ; & qu’à votre avis je suis un des hommes qui vous ait le mieux deviné.

    « J’ai beaucoup gagné dans votre commerce : j’y gagnerai davantage. Il est peu de jours, & sur-tout il n’est point de circonstance un peu sérieuse où je ne me surprenne à dire : Chamfort froncerait le sourcil, ne faisons pas, n’écrivons pas cela ; ou Chamfort sera content ; & alors la jouissance est double & centuple. Ce n’est pas à vous qu’il faut dire combien est douce, consolante, encourageante, une amitié qui, devenue pensée habituelle à ce point, fait voir dans la censure une loi irréfragable & dans l’approbation un trésor sans prix : tel vous êtes pour moi. Je ne vous offrirai jamais un échange digne de vous ; (si vous ne vouliez commercer qu’avec vos semblables, vous seriez bien solitaire !) mais tout ce que l’abandon d’une confiance profonde, d’un dévouement complet, d’une ame ardente, sensible & qui n’est pas sans noblesse peut avoir d’attachant pour un homme qui sait bien le prix des talens & des pensées, mais qui sait leur préférer un sentiment, la seule chose incalculable à la raison, même lorsqu’elle est échauffée d’un bon cœur, vous le trouverez en moi ; & si j’ai eu le malheur de vous connaître si tard, ce sera du moins pour toujours que nous nous serons aimés. »

  13. En 1764.
  14. « Ne vous y trompez pas, lui écrivait-il encore, c’est mon esprit qui acquiert ici ; mon ame est veuve philosophiquement parlant, & ma pensée avorte, faute d’un ami qui l’entende ou qui l’éveille. Je combine une foule de rapports nouveaux ; & certainement il résultera de ces rapprochemens, & de ces combinaisons de bonnes choses, sur-tout quand je les aurai mûris auprès de vous, dans la serre chaude de votre amitié & de vos talens. Mais aujourd’hui je ne dispose point, je ne fais qu’amasser ; je n’ai jamais si bien senti combien vous étiez nécessaire pour m’encourager & me guider….. Un grand ouvrage de morale & de philosophie, je ne l’entreprendrai jamais qu’auprès de vous, qui êtes la trempe de mon ame & de mon esprit. »
  15. Ce fait est fort connu de ceux qui sont au courant des productions littéraires de ce tems-là. Ceux qui n’y sont pas en trouveront des preuves évidentes, dans les lettres de Mirabeau qui sont près de paraître. Il est inutile d’en multiplier ici les citations. Ce fut à Londres que Mirabeau fit imprimer ses Cincinnati, avec la traduction d’un pamphlet du docteur Price sur la révolution d’Amérique & des réflexions sur ce dernier ouvrage, qui sont en grande partie de Target. Voyez les mêmes lettres.
  16. Journal de Paris, an 3 de la République, No. 178.
  17. Ibidem.
  18. Il était attaché à cette femme aimable par une amitié déjà très-ancienne : c’est chez elle, à Boulogne, qu’il avait connu Madame B….. ; c’est à elle que sont adressées plusieurs de ses lettres, & notamment une, écrite après l’acte de violence qu’il venait d’exercer sur lui-même.
  19. Mémoires apocryphes. (Note wiki)
  20. In-folio, belle édition de Didot. Chamfort en donna 13 livraisons contenant chacun deux tableaux : l’ouvrage a été continué jusqu’à la 25e. livraison par l’auteur de cette Notice.
  21. Si Mirabeau eût vécu jusqu’au tems où les académies furent détruites, s’il eût prononcé à la tribune le discours que Chamfort avait fait pour lui & qui se trouva dans les papiers de Mirabeau après sa mort, on n’en aurait peut-être jamais connu le véritable auteur ; & il eut passé pour l’un des chefs-d’œuvre de cet orateur célèbre.
  22. V. Journal de Paris, No. 178.
  23. Le 10 août 1792, les insurgés de la Commune de Paris prennent le palais des Tuileries, et le roi Louis XVI est déposé par l’Assemblée législative. Commence alors la première Terreur, qui culminera avec les Massacres de Septembre. (Note wiki)
  24. À l’issue de son procès, Louis XVI est condamné à mort et guillotiné le 21 janvier 1793 en place de la Révolution (l’actuelle place de la Concorde à Paris). L’exécution du roi annonce la radicalisation de la Révolution et une nouvelle période de Terreur jusqu’à la chute de Robespierre. (Note wiki)
  25. Les 31 mai et 2 juin 1793 les sans-culottes de la Commune de Paris assiègent la Convention, contrainte de voter l’expulsion des principaux députés Girondins, qui sont arrêtés. Les Montagnards prennent le pouvoir, sous la surveillance des sans-culottes. (Note wiki)
  26. Jean-Louis Carra (1742-1793) est nommé à la tête de la Bibliothèque Nationale, avec Chamfort, le 19 août 1792 grâce à ses amis Girondins. Élu député de la Convention, il est guillotiné avec vingt autres députés Girondins le 31 octobre 1793. (Note wiki)
  27. Les vingt-deux leaders Girondins arrêtés sont condamnés à mort par le Tribunal révolutionnaire de Paris à l’issue d’un procès bâclé (24-30 oct. 1793), et guillotinés (31 oct.) — sauf un qui se suicide — pour satisfaire aux exigences des sans-culottes. (Note wiki)
  28. Il se nommait Tobiesen Duby.
  29. À la mort de son oncle (1795), le neveu lui succèdera au département des Monnaies, Médailles et Antiques, avant de devenir le premier président du Conservatoire de la Bibliothèque Nationale. (Note wiki)
  30. Les Madelonnettes.
  31. J’aurais voulu éviter ici le style direct & ne parler ni de ma femme ni de moi ; mais la fidélité du récit en eut souffert : il m’eut fallu altérer quelques paroles de Chamfort ; & il est de mon devoir de n’y rien changer ; tout ce que je puis faire c’est de contenir des sentimens qui feraient perdre à cette Notice le ton qu’elle doit avoir.
  32. À son retour des Madelonnettes, Chamfort fut appaiser ses persécuteurs en donnant sa dismission. Sa place fut offerte à l’honnête Ducis qui la refusa, quoique pauvre, parce qu’il trouvait avec raison indigne d’un homme de lettres de l’accepter en de telles circonstances.
  33. Il s’agit de Jean-Baptiste Lefebvre de Villebrune (1732-1809), nommé Bibliothécaire (nov. 1793) après un court intérim de Jean-Baptiste Coeuilhe (1731-1801). Il est notamment l’auteur du Manuel d’Épictète : en grec, avec une traduction française ; précédée d’un discours contre la morale de Zénon d’Élée, & contre le suicide (1783). (Note wiki)
  34. Assassiné par Charlotte Corday 13 juillet 1793, Jean-Paul Marat (1743-1793) est transféré au Panthéon avec tous les honneurs le 21 septembre 1794. Gloire éphémère : il en sera expulsé (comme Mirabeau avant lui) par décret du 8 février 1795 après la chute de Robespierre (juil. 1794) et la fin de la Terreur. (Note wiki)
  35. J’en ai entendu plusieurs, dont le tour était fort heureux. Il n’y en avait aucune dans ce que j’ai retrouvé de ses papiers.
  36. La section Lepeletier était une des sections révolutionnaires de Paris. D’abord appelée « section de la Bibliothèque » parce que la Bibliothèque Nationale (l’ex-Bibliothèque Royale) était sur son territoire, elle fut la seule section à ne pas voter la déchéance du Roi après la prise des Tuileries (10 août 1792). (Note wiki)
  37. Alors l’un des premiers commis, & depuis Commissaire des Relations extérieures. Il honora son caractère par des assiduités courageuses auprès de Chamfort : elles étaient d’autant plus méritoires qu’il le connaissait peu avant cette époque. Il accourut pour ainsi dire au signal du malheur & du danger. Chamfort, que la présence réelle & continue de l’espionnage ne pouvait rendre circonspect, lui disait un jour devant ses gardes : « Je suis habitué depuis long-tems aux bontés des Relations extérieures. C’est depuis ce pauvre Lebrun qui avait pour moi beaucoup d’amitié, & qui en avait inspiré à tout ce qui l’approchait. » Et Lebrun était alors en fuite, & poursuivi comme un conspirateur.
  38. Ce journal, qui parut peu de tems après, a traversé tous les orages de ces tems de barbarie. C’était, au milieu d’une inondation générale, le rameau de la colombe. Son succès est désormais assuré : il ne peut qu’augmenter à mesure qu’on reviendra aux sciences, aux lettres, à la philosophie, au vrai patriotisme, à la saine morale.
  39. 13 avril 1794. (Note wiki)
  40. Le Républicain.
  41. Traducteur de Démosthène, d’Eschine, de Cicéron, &c.
  42. Journal de Paris, No. 178.
  43. Journal de Paris, No. 178.
  44. Homme de lettres estimable, auteur de quelques pièces de théâtre, & d’un commentaire sur Molière.