Maximes et Réflexions (Goethe, trad. Sklower)/04

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Traduction par S[igismond]. Sklower.
Brockhaus et Avenarius, libraires-éditeurs (p. 87-94).

Quatrième Partie.


Mme  Roland sur l’échafaud demanda qu’il lui fût permis d’écrire les pensées remarquables qui s’étaient présentées à son esprit dans le fatal trajet. Il est à regretter que sa demande ne lui ait pas été accordée ; car, à ce moment suprême de la vie, des esprits fermes, qui conservent leur sang-froid, ont souvent des pensées extraordinaires ; ce sont comme des anges qui descendent éclatants de lumière sur les sommets du passé.


On dit souvent qu’il faut éviter dans la vie une activité trop multipliée (Πολυπραγμοσυνη) et surtout, à mesure que l’on avance en âge, ne pas se créer de nouvelles occupations. mais on a beau se donner des conseils à soi-même et aux autres, vieillir c’est entrer dans une nouvelle sphère d’activité ; tous les rapports changent, et l’on doit, ou cesser complètement d’agir, ou, de bon gré et en connaissance de cause, accepter le nouveau rôle qui nous est donné.


Je n’ose rien dire de l’absolu dans le sens spéculatif ; mais je puis affirmer que celui qui le reconnait dans ses manifestations et l’a toujours présent à l’esprit, en retire un grand avantage.


Vivre dans l’idéal, c’est traiter l’impossible comme s’il était possible. La même analogie se fait remarquer pour le caractère. mais si l’idée et le caractère se rencontrent, alors naissent des événements tels que le monde ne revient pas de sa surprise penant des siècles.


Napoléon, qui vivait toujours dans l’idéal, n’en avait cepenant pas conscience ; il niait l’idéal, et lui refusait toute réalité, tandis qu’il en poursuivait avec ardeur la réalisation. Mais sa raison si lucide et incorruptible ne pouvait supporter perpétuellement cette contradiction intérieure, et ses paroles sont de la plus haute importance, lorsque dans les occasions où il y est pour ainsi dire forcé, il s’exprime sur ce sujet de la manière la plus originale et la plus intéressante.


Il considère l’idée comme un être de raison qui n’a, il est vrai, aucune réalité ; mais qui, lorsqu’il s’évanouit, laisse après lui un residuum (caput mortuum) à qui nous ne pouvons refuser entièrement la réalité. Si cette opinion nous parait passablement choquante et matérialiste, il s’exprime tout autrement lorsqu’il s’entretient avec ses amis. Il parle alors avec conviction et confiance des suites inévitables de sa vie et de ses actions. Il avoue volontiers que la vie engendre la vie, qu’une idée féconde exerce son influence sur toutes les époques. Il se plait à reconnaître qu’il a donné une impulsion nouvelle, une nouvelle direction à la marche du monde.


C’est une chose vraiment digne d’être remarquée que les hommes dont le trait caractéristique était une tendance très-exclusive vers l’idéal, éprouvaient une aversion extrême pour le fantastique. Tel était Hamann, qui ne pouvait supporter qu’on lui parlât des choses d’un autre monde. Il s’exprime là-dessus quelque part, dans un paragraphe qu’il changea quatorze fois.


La littérature est le fragment des fragments. La plus petite partie de ce qui a été fait et dit, a été écrit, et de ce qui a été écrit la plus faible partie est restée.


Et cependant quoique la littérature soit incomplète, on y trouve mille répétitions ; ce qui montre combien sont bornés l’esprit et la destinée de l’homme.


Cette question : La prééminence appartient-elle à l’historien ou au poète ? ne doit pas même être soulevée ; ils ne rivalisent pas plus entre eux que l’athlète à la course et l’athlète au pugilat. Chacun a droit à sa couronne.


Il en est des livres comme de nos nouvelles connaissances. Au premier moment nous sommes très-satisfaits, lorsque nous trouvons en eux des sentiments qui sont conformes aux nôtres, lorsque l’auteur sympathise avec quelque point essentiel de notre existence ; mais lorsque nous faisons plus ample connaissance apparaissent toutes les différences. Et dans ce cas une conduite sage consiste principalement, non pas à se retirer aussitôt, comme il arrive dans la jeunesse, mais au contraire à s’attacher fortement aux principes sur lesquels on s’accorde, à s’expliquer complètement sur les différences, sans pour cela renoncer à ses opinions.


La plus grande difficulté dans les observations psychologiques vient de ce qu’on doit toujours considérer parallèlement l’intérieur et l’extérieur, ou plutôt les combiner ensemble. C’est un mouvement continuel de systole et diastole, l’inspiration et la respiration de l’être vivant. Si l’on ne peut encore se prononcer sur ce point, il mérite un examen attentif.


Mes rapports avec Schiller avaient pour principes notre direction bien déterminée vers le même but, la communauté de nos travaux et la différence des moyens par lesquels nous tâchions d’atteindre à ce but.

Au sujet d’une différence délicate qui s’offrit à nous dans un de nos entretiens et qui me rappelle un passage d’une de ses lettres, je fis les observations suivantes : « Il y a une grande différence pour le poète à chercher le particulier en vue du général et à voir le général dans le particulier. Du premier point de vue nait l’allégorie où l’objet particulier est considéré seulement comme exemple, comme image de l’idée générale. Le second est à proprement parler le caractère propre de la poésie ; elle exprime une idée particulière sans penser à l’idée générale, ou sans l’indiquer. Celui qui saisit vivement cet objet particulier possède en même temps l’idée générale sans le savoir, ou il le sait seulement plus tard.


L’amitié ne peut s’engendrer que d’une manière pratique et c’est par là seulement qu’elle devient durable. Une inclination, l’amour même, tout cela ne produit pas l’amitié. La vraie amitié, l’amitié qui agit et se révèle par des effets, consiste en ce que nous suivions la même voie dans la vie ; que mon ami favorise mes desseins et moi les siens, que nous marchions ensemble sans nous détourner, quelle que soit d’ailleurs notre manière de penser et de vivre.