Maximes et Réflexions (Goethe, trad. Sklower)/03
Troisième Partie.
Il est beaucoup plus facile de reconnaître l’erreur que de trouver la vérité. La première est à la surface, et chacun peut aisément la saisir ; la seconde est à une profondeur où il n’est pas donné à tout le monde de pénétrer.
Nous ne vivons que par le passé, et le passé nous perd.
Quand nous voulons apprendre quelque chose de grand, nous sommes obligés de faire un retour sur notre misérable nature, et par cela même nous avons appris quelque chose.
La superstition est la poésie de la vie ; c’est pourquoi il n’est pas mal que le poète soit superstitieux.
La vie de l’homme a beau être commune et paraître se contenter des choses les plus vulgaires, elle lui impose toujours secrètement des exigences plus élevées, et le force à trouver les moyens de les satisfaire.
On ne doit jamais souhaiter des liaisons qui ne sont pas convenables ; mais, pour celui qui s’y trouve engagé, elles sont la pierre de touche de son caractère et de sa force d’âme.
Un honnête homme, d’un esprit borné, pénètre souvent les artifices des faiseurs les plus rusés.
Celui qui ne se sent pas capable d’aimer, doit apprendre à flatter. Sans cela, il ne peut réussir.
On ne peut ni se protéger ni se défendre contre la critique ; il faut la braver, et à la fin elle se lasse.
La foule ne peut se passer des hommes de talent ; cependant les hommes supérieurs lui sont toujours à charge.
Celui qui rapporte mes fautes, lors même qu’il serait mon valet, est mon maître.
Si l’on impose à quelqu’un des devoirs, et qu’on ne veuille lui accorder aucun droit, il faut le bien payer.
Ce qu’on appelle l’aspect romantique d’une contrée, est un sentiment paisible du sublime, sous la forme du passé, ou, ce qui est la même chose, de la solitude, de l’absence et de la mort.
Le magnifique chant d’église Veni creator spiritus est un appel au génie. Aussi agit-il puissamment sur les âmes fortes et élevées.
Le beau est une manifestation des lois secrètes de la nature, qui, sans cette révélation, seraient toujours restées inconnues.
Je puis promettre la franchise et non l’impartialité.
L’ingratitude est une espèce de faiblesse. Je n’ai jamais vu d’hommes supérieurs ingrats.
La vraie mesure dans tout ce qui tend à la perfection, sous le rapport du bien et du juste, est très-rare. Un excès de prudence produit ordinairement des retards. La témérité engendre la précipitation.
Les paroles et les images sont des termes corrélatifs qui se cherchent sans cesse, comme nous nous apercevons dans les tropes et les comparaisons. Aussi, tout ce qui, dans la parole et le chant, s’adresse à l’esprit par l’intermédiaire de l’oreille, devrait également frapper les yeux. Et ainsi nous voyons dans la législation et la médecine des peuples enfants, dans la Bible et les anciens alphabets, le mot et l’image se correspondre toujours. Exprimait-on par la parole ce qui ne pouvait se peindre aux yeux ? Peignait-on aux yeux ce qui ne pouvait s’exprimer par la parole ? Tout était dans l’ordre. Mais souvent on commettait une méprise, et on se servait de la parole au lieu de la figure ; de là naquirent ces monstrueux équivoques d’un langage mystique et symbolique.
Une collection d’anecdotes et de maximes est pour l’homme du monde le plus grand trésor, lorsqu’il sait semer les premières avec habileté dans la conversation et se rappeler les dernières à propos.
On dit à l’artiste : Étudiez la nature. Mais ce n’est pas une petite difficulté que de tirer le noble du commun et de donner le caractère de la beauté à ce qui est informe.
Où l’intéret cesse se perd aussi la mémoire.
Le monde est une cloche fêlée, elle fait du bruit mais elle ne sonne pas.
On doit supporter avec beaucoup de bienveillance l’importunité des jeunes dilettantes. Ils deviennent en avançant en âge les vrais admirateurs de l’art et des grands maîtres.
Lorsque les hommes deviennent tout-à-fait méchants, ils n’ont pas de plus grand plaisir que de contempler le mal d’autrui.
Les hommes sensés sont les meilleurs dictionnaires de conversation.
Il y a des hommes qui ne se trompent jamais, parce qu’ils ne se proposent rien de sensé.
La connaissance de mes rapports avec moi-même et avec le monde extérieur est ce que j’appelle vérité : aussi chacun peut avoir sa vérité à lui, et cependant la vérité est toujours la même.
Celui à qui la nature commence à dévoiler ses secrets éprouve un désir irrésistible de connaître son plus digne interprète, l’art.
Le temps est lui-même un élément.
L’homme ne comprend jamais combien il est anthropomorphique.
Une différence qui n’offre aucun sens à la raison n’est pas une différence.
La transformation d’une consonne dans une autre peut provenir d’un défaut dans l’organe ; le changement des voyelles en diphtongues vient de l’affectation.
On ne peut vivre pour tout le monde, surtout pour ceux avec lesquels on ne voudrait pas vivre.
L’appel à la postérité naît d’un sentiment pur et vif de l’immortalité.
Lorsque j’entends parler des idées libérales, je suis étonné de voir combien les hommes aiment à se repaître de mots vides de sens. Une idée ne peut être libérale ; qu’elle soit puissante, excellente ; que par là elle remplisse sa mission divine d’être utile à l’humanité, à la bonne heure. Encore moins une idée abstraite peut-elle être libérale ; car elle a une tout autre destination. Où donc doit-on chercher ce qu’on appel libéral ? Dans les sentiments ; c’est à dire dans la partie la plus intime de l’âme humaine. Les intentions sont rarement libérales, parce qu’elles émanent immédiatement de la personne, de ses rapports avec la société et de ses besoins. Nous n’en disons pas davantage ; on peut apprécier d’après cela ce qu’on entend tous les jours.
Nous voyons toujours avec nos yeux et notre imagination ; la nature seule sait ce qu’elle veut et ce qu’elle a voulu.
Donnez-moi un point d’appui, disait Archimède. Cherche toi-même le tien, a dit un autre. Moi je dirai : Garde celui que tu as.
L’observateur de la nature cherche les causes les plus générales, et attribue les phénomènes semblables à une cause générale, mais on pense rarement à la cause prochaine.
Il n’arrive jamais à un homme sensé d’avoir une petite folie.
Dans tout objet d’art, grand ou petit, considéré jusque dans les plus petits détails, tout dépend de la conception.
Il y a une poésie sans figures qui n’est qu’une figure.
La perfection est inépuisable.
On ne croit savoir que quand on sait peu ; avec la science augmente le doute.
Ce sont les erreurs de l’homme qui le rendent particulièrement digne d’intéret.
Bonus vir semper tiro.
Arrêté par l’envie et la haine l’observateur ne voit que la surface des choses, même lorsqu’il est doué d’une grande sagacité ; mais si, à cette qualité, se joignent la bienveillance et l’amour, alors il pénètre très-avant dans la connaissance du monde et du cœur humain. Il peut même espérer d’en dévoiler les mystères.
On devrait souhaiter à tout homme sensé une certaine dose de poésie. Ce serait le vrai moyen de lui donner de la dignité et de la grâce, quelle que fût sa position.
Les matériaux de l’art sont à la portée de tous. L’idée n’appartient qu’à l’esprit original, et la forme est un secret presque pour tout le monde.
Les hommes ne sympathisent qu’avec ce qui est plein de vie. La jeunesse se forme dans le commerce de la jeunesse.
De quelque manière que ous considérions le monde il aura toujours deux côtés : l’un lumineux, l’autre ténébreux.
L’erreur se reproduit toujours davantage dans la conduite des hommes. On ne doit donc pas se lasser de répéter la vérité dans ses discours.
À Rome il y a, indépendamment des Romains, tout un peuple de statues ; de même, en dehors du monde réel, il y a un monde imaginaire bien plus puissant que le premier, et au milieu duquel vivent la plupart des hommes.
Les hommes sont comme la mer Rouge : à peine la verge les a-t-elle séparés qu’ils se réunissent.
Les pensées reviennent, les convictions s’enracinent ; les états passent sans laisser de traces.
De tous les peuples ce sont les Grecs qui ont rêvé le plus beau rêve de la vie.
Les traducteurs peuvent être considérés comme des entremetteurs qui nous vantent les attraits d’une belle à moitié voilée ; ils excitent en nous un irrésistible désir de voir l’original.
Nous reconnaissons volontiers la supériorité des anciens, mais non pas celle de la postérité. Il n’y a qu’un père qui n’envie pas à son fils la supériorité du talent.
Reconnaître son infériorité en général n’est pas un grand mérite ; mais, dans une ligne descendante, mettre au-dessus de nous ce qui est au-dessous…
Notre principale habileté consiste à sacrifier notre existence pour exister.
Tout ce que nous faisons est une fatigue ; heureux celui qui ne se fatigue pas.
L’espérance est la seconde âme du malheureux.
Il y a aussi dans l’homme la volonté de servir ; c’est pour cela que la chevalerie chez les Français s’appelait servage.
Au théâtre, la jouissance de l’ouïe et de la vue absorbent la réflexion.
L’expérience a un champ illimité ; la théorie ne peut se perfectionner et s’étendre dans la même proportion : à la première, l’univers est ouvert en tout sens : la seconde reste enfermée dans les limites des facultés humaines. Aussi toutes les opinions se reproduisent-elles nécessairement, et, chose singulière, malgré les progrès de l’expérience, une théorie étroite peut reprendre faveur.
C’est toujours le même monde que nous contemplons, que nous étudions ; ce sont toujours les mêmes hommes qui vivent dans le vrai ou dans le faux ; plus souvent dans le dernier que dans le premier.
La vérité répugne à notre nature ; il n’en est pas de même de l’erreur, par une raison toute simple. La vérité exige que nous reconnaissions les limites de nos facultés. L’erreur, au contraire, nous flatte en nous persuadant que notre esprit n’a pas de bornes.
Depuis bientôt vingt ans, les Allemands s’occupent d’idées transcendantes ; quand ils s’en apercevront, ils se trouveront bien extraordinaires.
De tout temps ce sont les individus qui ont travaillé au progrès de la science, et ce n’est pas au siècle qu’il faut l’attribuer. C’est le siècle qui a fait périr Socrate par le poison ; c’est le siècle qui a brûlé Jean Huss. Les siècles sont toujours restés les mêmes.
La vraie symbolique consiste à représenter le général sous une forme particulière, et celle-ci non comme un rêve ou une ombre, mais comme une révélation vivante et actuelle de l’absolu.
La supériorité est souvent prise pour de l’égoïsme.
Aussitôt que cessent les bonnes œuvres vient la sentimentalité chez les protestants.
Tout ce qui est spinosisme dans la production poétique, devient machiavélisme dans la réflexion.
Il faut payer cher ses erreurs, et encore est-on bien heureux si on le peut.
Nihil rerum mortalium tam instabile ac fluxum est quam potentia non sua vi nixa.
Il y a deux sortes de faux artistes, les dilettantes et les spéculateurs. Les premiers font de l’art pour leur plaisir, les seconds par intéret.
Je suis naturellement sociable ; aussi dans plusieurs entreprises littéraires, j’ai trouvé des collaborateurs, et je me suis fait moi-même collaborateur ; j’ai eu ainsi le bonheur de me voir vivre en eux, et eux en moi.
Toute ma vie intérieure se révèle comme une méthode vivante d’invention, qui, reconnaissant une règle inconnue, s’efforce de la trouver ou de l’introduire dans le monde extérieur.
Il y a une réflexion enthousiaste qui est du plus haut prix, pourvu qu’on ne se laisse pas entraîner par elle.
L’erreur est à la vérité ce que le sommeil est à la veille. J’ai remarqué qu’on revient de l’erreur à la vérité comme délassé par le sommeil.
Chacun souffre alors qu’il ne travaille pas pour lui-même. On travaille pour les autres afin de jouir avec eux.
Nous apprenons seulement des livres que nous ne pouvons juger. L’auteur d’un livre que nous pouvons juger devrait apprendre de nous.
Aussi la Bible est un livre qui exercera une éternelle influence ; car tant que le monde existera, on ne verra personne oser élever la voix et dire : Je la conçois dans ses parties. Quant à nous, nous dirons modestement : Dans son ensemble ce livre est vénérable, et dans ses détails applicable.
La pensée mystique est un développement transcendant de l’intelligence qui se sépare d’une partie du monde réel et croit le laisser loin derrière elle. Plus est grand et important l’objet auquel on renonce, plus sont riches les productions mystiques.
La poésie orientale mystique a ce grand avantage que l’adepte, en renonçant à la richesse du monde, l’a toujours à sa disposition. Il se trouve ainsi toujours au milieu de l’abondance à laquelle il renonce, et nage dans les voluptés dont il voudrait s’affranchir.
Un homme d’esprit a dit : La nouvelle mystique est la dialectique du cœur ; elle frappe et séduit les esprits, parce qu’elle exprime des choses auxquelles l’homme ne peut arriver par la voie ordinaire du raisonnement, de l’intelligence et de la religion. Celui qui se croit assez de courage et de force pour l’étudier, sans se laisser étourdir, peut se précipiter dans cet antre de Trophonius, toutefois à ses risques et périls.
Les Allemands devraient rester pendant trente ans sans prononcer le mot sentiment. Alors on verrait renaître peu-à-peu le sentiment ; maintenant il est synonyme d’indulgence pour les faiblesse des autres et pour les siennes propres.
Certains caractères érigent leur faiblesse en loi. Des hommes qui connaissent bien le monde ont dit : L’habileté accompagnée de la peur est invincible. Les hommes faibles ont souvent des idées révolutionnaires. Ils pensent qu’ils se trouveraient mieux s’ils n’étaient pas gouvernés, sans songer qu’ils sont incapables de gouverner ni eux-mêmes ni les autres.
La lutte des anciennes et des nouvelles idées, de l’esprit de stabilité ou de conservation et de l’esprit d’innovation est perpétuelle. L’ordre finit par engendrer la routine. Pour détruire celle-ci, on veut renverser le premier. Plus tard il arrive un moment où l’on sent la nécessité de rétablir l’ordre. Écoles classique et romantique, privilèges des corporations, liberté du commerce, maintien et morcellement de la propriété, c’est toujours la même lutte qui en engendre une autre. La plus grande habileté du souverain consiste à rendre cette lutte moins acharnée et à balancer l’un par l’autre les deux principes opposés, sans en détruire aucun. Mais un pareil résultat n’est pas accordé à l’homme et ne parait pas dans les vues de la divinité.
Quel est le meilleur système d’éducation ? Réponse : celui des Hydriotes. Insulaires et marins ils prennent leurs enfants dans leur navire et les habituent ainsi au service de la mer. Ceux-ci, lorsqu’ils se distinguent, ont part aux bénéfices ; ils prennent par là intérêt au commerce, aux échanges, au butin et deviennent d’excellents matelots, d’habiles commerçants et des pirates intrépides. De cette foule peuvent sortir des héros qui de leur main attacheront le brandon destructeur au vaisseau amiral de la flotte ennemie.
Tout ce qui est parfait nous fait sortir des limites de notre intelligence, parce que nous ne nous sentons pas encore arrivés à cette hauteur. Ce n’est que quand une idée est entrée dans le cercle de notre développement intellectuel, et que nous l’avons appropriée aux forces de notre esprit et de notre âme, que nous en apercevons la valeur.
Il n’est pas étonnant que la médiocrité nous plaise plus ou moins ; car elle nous laisse en repos ; elle nous donne le même sentiment agréable que si nous nous trouvions avec nos égaux.
Ne cherchez pas à corriger un esprit commun, il restera toujours le même.
Il y a tant d’hommes d’un vrai mérite dispersés dans ce monde, et qui vivent dans la même époque ! Mais malheureusement ils ne se connaissent pas.
Quel est le meilleur gouvernement ? Celui qui nous apprend à nous gouverner nous-mêmes.
Il peut arriver quelquefois que des malheurs publiés et domestiques viennent frapper l’homme à coups redoublés d’une manière terrible ; seulement, l’impassible destin, en frappant les épis, ne touche que la paille. Les grains ne s’en ressentent pas et sautent sur l’aire çà et là, sans se soucier s’ils doivent aller au moulin ou au champ.
Les meilleures pièces de Shakespeare manquent dans quelques endroits de facilité. Elles sont en quelque sorte plus qu’elles ne devraient être ; et, par cela même, elles révèlent le grand poète.
La plus grande probabilité de voir nos vœux accomplis laisse encore un doute ; c’est pourquoi, quand nos espérances se réalisent, nous sommes toujours surpris.
Nous sommes obligés de prêter aux arts de toutes les époques ; mais nous restons toujours débiteurs de l’art grec.
Vis superba formæ, belle expression de Johannes secundus.
La sentimentalité des Anglais est humoristique et tendre ; celle des Français est commune et pleure facilement ; celle des Allemands est naïve et naturelle.
L’absurde, représenté sous une forme élégante, excite à-la-fois la répugnance et l’admiration.
On a dit de la bonne société : sa conversation est instructive ; son silence est encore une leçon.
Il n’y a rien de terrible comme de voir agir l’ignorance.
On doit se tenir à distance de la beauté et de l’esprit, si l’on ne veut pas devenir leur esclave.
Le mysticisme est la scholastique du cœur, la dialectique du sentiment.
On ménage les vieillards comme on ménage les enfants.
Le vieillard perd un des plus grands droits de l’humanité : celui d’être jugé par ses pairs.
Il m’est arrivé dans les sciences ce qui arriverait à un homme qui, s’étant levé de grand matin, attendrait avec impatience que l’aurore et le jour vinssent dissiper les ténèbres ; et qui, lorsque le soleil aurait paru, se trouverait aveuglé par l’éclat de ses rayons.
On dispute beaucoup et on diputera encore long-temps sur les avantages et les inconvénients de la propagation de la Bible. Il m’est évident qu’elle sera nuisible comme elle l’a été jusqu’à présent, si l’on en fait un usage dogmatique et fantastique ; elle sera utile comme enseignement qui s’adresse à l’esprit et au cœur.
Les forces primitives de la nature qui se développent de toute éternité ou dans le temps, agissent incessamment ; mais leur action est-elle utile ou nuisible ? C’est une question accidentelle.
L’idée est éternelle et unique. Nous avons tort de parler ici au pluriel ; toutes les choses que nous connaissons, et dont nous pouvons parler ne sont que les manifestations de l’idée. Nos conceptions n’ont un sens et ne peuvent s’exprimer qu’autant qu’elles sont une forme de l’idée absolue.
Dans les traités d’esthétique on a tort de dire l’idée du beau. Par là on restreint le domaine du beau qui, cependant, ne doit pas être conçu sous une forme déterminée. On peut avoir une notion abstraite du beau, et celle-ci peut être communiquée.
La manifestation de l’idée, sous la forme du beau, est aussi fugitive que celle du sublime, de ce qu’on appelle le spirituel, l’agréable, le comique. C’est pour cela qu’il est si difficile de parler de ces sortes de sujets.
Si l’on veut traiter la théorie du beau d’une manière didactique, on doit passer sous silence tout ce qui s’adresse au sentiment ; ou n’en parler qu’au moment où on touche au point culminant, et où l’esprit des auditeurs est préparé. Mais comme cette condition ne peut être bien remplie, la plus haute prétention de celui qui enseigne dans une chaire publique, devrait être de présenter à l’esprit de ses auditeurs les idées dans un si grand nombre d’images vivantes, qu’ils fussent capables de saisir tout ce qui est bon, beau, grand et vrai, et de l’accueilllir avec un vif intéret, sans s’en apercevoir et s’en rendre compte. L’idée fondamentale dont tout le reste n’est que le développement, s’insinue ainsi dans leur âme, et y prend une forme vivante.
Quand on considère les hommes d’un esprit cultivé, on trouve qu’ils ne sont capables de comprendre le principe de toutes choses que dans une seule, ou du moins dans un petit nombre de ses manifestations, et cela suffit. Le talent est développé dans la pratique, et il n’est pas besoin de prendre connaissance des théories particulières. Le musicien peut, sans préjudice, ignorer le sculpteur, et réciproquement.
Dans l’art, on doit tout ramener au point de vue pratique, et par conséquent faire en sorte que les diverses manifestations de l’idée du beau que l’artiste est appelé à réaliser, conservent, malgré leur affinité, leur indépendance réciproque, et ne se contrarient pas mutuellement. La peinture, la sculpture et la mimique ont entre elles des rapports indestructibles. Cependant, l’artiste attaché à un de ces arts doit bien se garder de recevoir des autres une atteinte funeste. Le sculpteur peut se laisser séduire par le peintre, celui-ci par l’acteur mimique, et tous trois brouiller tellement les genres, qu’aucun d’eux ne conserve son originalité.
La danse mimique devrait, à proprement parler, servir de base à tous les arts figuratifs. Si le charme qu’elle exerce sur les sens est très-vif, il est momentané et fugitif. Aussi cet art, pour produire ce charme, doit-il pousser ses moyens à l’extrême. C’est là ce qui effraie heureusement les autres artistes. Cependant, avec de la prudence et de la circonspection, ils trouveraient ici beaucoup à prendre.