Melchior (Sand — illustré, Hetzel 1853)/Chapitre 4

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J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 95-96).

IV.

Cependant le navire, battu par la houle, jeté tour à tour sur chacun de ses flancs fatigués, semblait attendre dans une pénible agonie le moment de sa destruction.

Mais, contre toute espérance, il résista ; le vent tomba un peu, la mer s’aplanit insensiblement.

Vers le matin on put entendre la voix humaine au-dessus du rugissement des vagues ; celle de James Lockrist appelait sa fille avec anxiété ; celle du capitaine criait par l’écoutille de l’habitacle :

— Oh d’en-bas ! ferons-nous un vœu pour vous faire monter, Melchior ?

Les deux amants profitèrent de la confusion qui régnait encore pour se séparer sans être vus.

Jenny alla cacher son visage brûlant dans le sein de son père, et Melchior, en remontant sur le pont, vit avec terreur que le danger était passé, et que chacun remerciait Dieu, la Vierge ou Satan, selon sa prédilection particulière.

Ce jour-là Melchior fut pâle, abattu, distrait ; ses yeux ne rencontraient plus ceux de Jenny, et quand elle se fut décidée à l’interroger sur sa santé, il lui répondit d’un air effaré qu’il était accablé de sommeil.

Jusqu’au soir l’équipage fut trop occupé de réparer les avaries du bâtiment pour s’apercevoir de la préoccupation de Melchior ; mais le soir, à souper, on remarqua qu’il cherchait à s’enivrer sans y parvenir, et qu’après avoir bu beaucoup de rhum, il était plus triste qu’auparavant ; le capitaine, qui l’aimait, remit au lendemain à le réprimander de son absence à la manœuvre la nuit précédente.

La lune n’était pas encore levée lorsque Melchior descendit dans le porte-hauban.

Un instant après Jenny fut à ses côtés ; il lui avait fait un signe en quittant le réfectoire.

— Jenny, lui dit-il en la forçant de s’asseoir sur ses genoux, regrettes-tu de m’avoir rendu heureux ? Rougis-tu d’être ma femme ?

Jenny ne répondit que par des larmes et des caresses.

Melchior lui dit encore :

— Tu crois à une autre vie, n’est-ce pas, ma bien-aimée ?

— J’y crois, surtout depuis que je t’aime, lui répondit-elle.

— L’autre nuit, pendant la tourmente, reprit Melchior, j’ai vu deux flammes s’agiter à la cime des mâts : elles semblaient se chercher, se fuir, s’appeler tour à tour, puis elles se joignirent et disparurent.

« Penses-tu, Jenny, que ce fussent deux âmes ?

En parlant ainsi, Melchior se dressa sur la banquette en tenant toujours Jenny dans ses bras.

Ce mouvement lui fit peur ; elle se cramponna à son vêtement.

— Sois tranquille, lui dit-il, rien ne nous séparera ; tu ne seras jamais à un autre qu’à moi, et je ne perdrai jamais ton amour.

En disant ces mots, il s’élança avec elle dans la mer.

Le cri que poussa Jenny fut entendu du timonnier ; l’alarme fut donnée. On vit Melchior lutter contre la houle encore trop rude qui le rejetait contre la poupe.

Un matelot, habile nageur dont il avait sauvé la vie, le retira de la mer ; mais le corps que Melchior tenait embrassé ne rouvrit pas les yeux, et retourna le lendemain à la mer avec les cérémonies d’usage pour les sépultures nautiques. Melchior ne comprit rien à ce qui se passait autour de lui ; il sourit d’un air stupide en voyant le nabab arracher ses cheveux blancs.

Sa santé se rétablit plus vite qu’on ne l’espérait, et il reprit son service, qu’il remplit avec une admirable ponctualité, jusqu’à son débarquement en France. Seulement, il fut impossible de lui arracher une parole relative à sa vie passée et au terrible événement qui lui avait fait perdre la mémoire.

En arrivant chez sa mère, Melchior trouva parmi des lettres qui l’attendaient un papier qui sembla fixer son attention ; il le regarda longtemps et parut faire d’incroyables efforts pour ressaisir le sens des choses qu’il contenait ; puis, tout d’un coup, il le froissa dans ses mains, poussa un cri terrible et courut à une fenêtre pour s’y précipiter.

On se jeta sur lui, on ramassa le papier ; c’était l’extrait mortuaire de la Térésine.

On le tint garrotté pendant plusieurs jours ; il déchirait les cordes avec ses dents ; il les rompait avec la tension de ses muscles, il couvrait d’imprécations les gardiens qui cherchaient à le préserver de sa propre fureur ; il leur demandait ensuite avec des sanglots une arme pour s’ôter la vie

Cette crise cessa ; la mémoire disparut. Melchior reprit son service à bord d’un bâtiment frété pour Buenos-Ayres.

C’est encore aujourd’hui un excellent officier de marine, ponctuel, vigilant et brave. Seulement, une fois par an, sa mémoire revient ; il s’élance aux sabords, appelle Jenny et veut se noyer.

Les matelots qui l’ont connu à bord de l’Inkle et Yariko assurent qu’il a perdu la raison pour n’avoir jamais su boire, et ils en tirent comme principe d’hygiène la conséquence qui leur plaît le mieux. Ils regardent comme ses instants lucides ceux où il perd le sentiment de son infortune et de ses remords ; mais, au contraire, c’est la raison qui revient avec le désespoir et la fureur.

Alors on est obligé de le garder à fond de cale.

Le reste du temps, il est paisible et raisonne parfaitement sur toutes les choses présentes.

C’est alors qu’il est fou.

GEORGE SAND.