Melchior (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 02

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Melchior (illustré, Hetzel 1852)
MelchiorJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 4-6).
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II.


Deux mois de traversée s’écoulèrent sans apporter de notables changements à la position respective de ces trois personnes.

Le peu d’empressement de Melchior étonnait profondément le nabab. Il affligeait douloureusement Jenny, car elle avait beaucoup aimé Melchior avant de le voir ; et depuis qu’elle connaissait sa bravoure et sa franchise elle le regrettait. Elle eût voulu en être aimée. Mais en vain déploya-t-elle toutes les ressources de l’adresse féminine pour lui faire comprendre la vérité, Melchior sembla prendre à tâche de l’empêcher de se rétracter.

Franc et affectueux lorsqu’elle le traitait comme son frère, il devenait sceptique et moqueur dès qu’une pensée d’amour se glissait à l’insu de Jenny dans ses paroles. Cette sorte de résistance, qui intervertissait complètement l’ordre des rôles, enflamma l’intérêt et la curiosité de la jeune fille ; elle lui fit une vie de souffrance, de douleur et d’anxiété. Elle alluma dans son cœur une de ces passions romanesques si pleines d’énergie et de durée, quelque fragiles qu’en soient les éléments.

Elle avait compté d’abord sur les rapprochements forcés de la vie maritime ; elle ignorait que là, plus qu’ailleurs, Melchior pouvait échapper à ses innocentes séductions et se soustraire aux chastes dangers du tête-à-tête.

Cependant le gros temps ayant confiné pendant quinze jours les passagers dans la dunette, et cloué les officiers à la manœuvre, elle espéra encore, se disant que Melchior ne la fuyait pas, qu’il était seulement empêché de la voir, et que le beau temps le ramènerait peut-être auprès d’elle.

Les rayons matineux d’un beau soleil et le splendide aspect des montagnes d’Afrique attirèrent un jour la jeune Indienne sur le pont, avant que l’équipage fût éveillé, et lorsque Melchior achevait sa station de quart le long de la grand’voile.

La rouge clarté du Levant embrasait les flots, que le voisinage des bas-fonds avait fait passer du bleu de cobalt au vert émeraude.

La montagne de la Table avec sa blanche nappe de nuées, les pics du Tigre et les mornes de la côte Nathol se teignaient de reflets d’un rose argenté. Une délicieuse odeur d’herbages venait à plus de quatre lieues en mer parfumer les brises folâtres qui se jouaient dans la plissure des voiles.

Des troupes de pingouins et de damiers bondissaient dans l’écume que soulevait la proue du navire ; et le bel oiseau appelé manche de velours semblait à peine porter sur les flots, moins souples, moins élastiques que lui.

Jenny s’assit sur un banc sans paraître remarquer son cousin.

Il la vit bien passer, mais il ne l’aborda point, pour deux raisons : la première fut un sentiment de discrétion respectueuse ; la seconde fut l’envie d’achever son cigare, dont Jenny n’aimait point la fumée.

Cependant, lorsqu’il vit l’attitude brisée de cette triste jeune fille, un mouvement de bonhomie lui fit jeter le reste de son maryland, et il s’approcha d’elle avec autant de douceur qu’il en put mettre dans sa démarche et dans sa voix.

— À quoi donc pensez-vous, miss Jenny ? lui dit-il en s’asseyant sur le banc auprès d’elle.

— Je me demande où vont ces flots, répondit-elle en lui montrant les remous que fendait la coque du navire : je me demande où va la vie. Peut-être faudrait-il, pour être heureux, courir comme ces vagues et ne s’attacher nulle part. C’est ainsi que vous faites, Melchior ; vous n’aimez que la mer, n’est-il pas vrai ? vous pensez que la terre n’est pas la patrie des âmes fortes.

— Ma foi, je ne sais pas quelle est la destination de l’homme, dit Melchior ; je ne m’en inquiète pas plus que de ce que devient la fumée de ma pipe quand je la jette au vent qui l’emporte ; j’aime la terre, j’aime la mer, j’aime tout ce qui passe à travers ma vie.

« Quand je suis ici, je ne sais rien de plus beau qu’un navire bien gréé, qui a le vent dans toutes ses voiles, et dont la banderole voltige au milieu d’un bataillon de pétrelles.

« Mais quand je suis là-bas, j’aime à regarder une belle maison dont toutes les fenêtres, dont tous les balcons sont pavoisés de jolies femmes.

« Le ciel est beau sur l’Océan ; il est beau la nuit sur les savanes ; il est beau encore le matin derrière les nuages gris de ma patrie.

« Que sais-je, moi, si l’homme est fait pour voyager ou pour rester ? Dites-moi lequel est plus heureux de l’oiseau ou du poisson ? Je ne suis pas de ceux à qui il faut peser l’air et choisir le biscuit.

« Où je suis, je sais vivre ; où le vent me porte, je m’acclimate et me mets à fleurir, en attendant qu’un vent contraire me pousse à l’autre rive du monde, comme ces algues que vous voyez passer là dans notre sillage, et qui s’en vont achever sur les côtes d’Amérique leur floraison commencée aux grèves de l’Asie.

— Aucun lieu du monde ne vous a donc laissé de regrets ? dit lentement Jenny.

— Aucun, dit Melchior, si ce n’est celui où tous les ans je laisse ma mère. Après elle, et après vous, Jenny, je n’aime personne beaucoup plus qu’un bon cigare. Je n’ai connu aucun homme assez longtemps pour échanger du bonheur avec lui. Notre amitié n’était jamais qu’un jour volé en passant aux dangers de la mer et aux chances de la destinée. Le lendemain devait nous séparer, et c’eût été faiblesse que de nous apprêter des regrets.

— Vous avez raison, dit tristement Jenny, le bonheur est dans l’absence des affections.

— Pour moi, c’est ma règle, reprit Melchior. J’ai vu dans le Zuyderzée de braves bourgeois qui élevaient leurs enfants et qui travaillaient pour leurs petits-enfants. Moi, je suis marin. L’hirondelle niche où elle peut, et la mouette n’a pas de patrie.

— Vous n’avez donc jamais aimé ? dit Jenny avec naïveté.

Puis, rougissant de sa curiosité, elle reprit :

— Pardonnez, mon cousin ; mes questions sont indiscrètes ; mais l’impossibilité où nous sommes de nous marier ne rend-elle pas notre confiance exempte de tout danger ?

Melchior trouva cette sécurité bien naïve ; mais elle ne lui ôta rien de son respect pour Jenny.

— À votre aise, dit-il. Je vous dirai la vérité. J’ai aimé très-souvent, mais à ma manière, et nullement à la vôtre. Une fois, l’on a voulu me faire croire que j’étais épris sérieusement… Mais, que Satan me chavire si je mens ! jamais je ne l’avais été moins.

— Contez-moi cela, dit la pâle jeune fille, qui écoutait avec anxiété toutes les paroles de Melchior.

— Pardon, Jenny, répondit-il ; restons-en là. Il y a des souvenirs déplaisants pour moi dans cette histoire.

— C’est moi qui vous demande pardon, reprit Jenny avec douceur. J’ai peut-être réveillé quelque reproche assoupi dans votre conscience ?

— Non, sur mon honneur, Jenny. J’étais bien jeune alors, et sans expérience. Je fus trompé. C’est une histoire qui n’a que ces trois mots.

— Je voulais dire que c’était un regret, peut-être…

— Pas davantage. Comment aurais-je regretté une méchante et menteuse femme, moi qui ai quitté sans humeur les ananas de Saint-Domingue pour le poisson sec des Esquimaux ? Le monde est grand, la mer est libre, la vie est longue. Il y a de l’air pour tous les hommes, des femmes pour tous les goûts… J’ai sombré ce malheur-là dans ma mémoire, et depuis je me suis fait une morale à moi : c’est de ne jamais aimer une femme plus de quinze jours. Ensuite, je lève l’ancre, et le vent du départ souffle sur mon amour.

— Ainsi, dit Jenny, c’est par ressentiment contre les femmes que vous les vouez toutes au mépris et à l’indifférence ?

— Point, répondit le marin, je ne les juge pas. Je fais mieux, je les aime toutes, sauf pourtant les vieilles et les laides.

Jenny fut saisie d’un sentiment de dégoût, et elle se leva pour s’en aller.

Melchior reprit, sans paraître s’en apercevoir :

— Si j’ose vous dire cela, Jenny, c’est parce que vous n’êtes point une femme pour moi, et que jamais la pensée ne m’est venue…

— Je vais rejoindre mon père, qui doit être éveillé, répondit-elle.

Et Jenny alla s’enfermer dans sa cabine pour y pleurer encore.

Après quelques jours de découragement, elle revint à se dire que Melchior pouvait être capable d’aimer une femme digne de lui ; et elle se demanda humblement si elle était cette femme. Elle ignorait, l’innocente Jenny, quelle immense supériorité la distinguait de toutes celles que Melchior avait pu rencontrer.

Son cœur était si candide, si modeste, qu’il s’accusait sans cesse du peu de succès de ses tentatives. Elle se blasphémait elle-même en reprochant à la nature les formes sveltes et nobles, la beauté toute chaste, tout anglaise, que sa mère lui avait transmises.

Elle maudissait ce coloris septentrional que le soleil de l’Inde et le hâle des brises maritimes ne pouvaient ternir, cette ceinture délicate qu’une Géorgienne eût regardée avec dédain, et jusqu’à ces blanches mains qu’une Indoue eût peintes en rouge. Elle n’avait point habité la contrée où elle devait être belle, et s’imaginait ne pas l’être pour Melchior.

Elle craignait aussi de manquer d’esprit ; elle oubliait que l’habitude de lire et de méditer lui avait ouvert un cercle d’idées plus élevées que celles de cet homme nativement bon et brave, mais auquel il manquait de savoir la raison de ses qualités. Elle le voyait au travers de son ancien enthousiasme pour la chimère de l’avenir, et le plaçait bien haut pour s’épargner un mécompte.

Enfin elle se reprochait comme autant de défauts toutes les qualités que Melchior n’avait pas, ne devinant même pas que l’amour qu’elle éprouvait et celui qu’il n’éprouvait pas, faisaient d’elle une femme complète et de lui un homme incomplet.

Tandis qu’elle souffrait de l’alternative d’espoir et de découragement où la jetait chacun de ces entretiens avec Melchior, tandis qu’incertaine et déchirée elle luttait tantôt contre l’indifférence de son amant, tantôt contre son propre amour, James Lockrist, dont l’intelligence de nabab se refusait à saisir toutes les subtilités de l’amour chez une jeune fille, lui faisait subir une sorte de persécution pour qu’elle eût à se prononcer.

Son rôle à lui devenait de plus en plus difficile dans tous ces mystères de cœur, auxquels il n’entendait rien. Il avait vu d’abord cette intimité avec plaisir, mais lorsqu’au bout de trois mois il voulut en savoir le résultat, il fut étrangement surpris du ton de négligence mélancolique avec lequel Jenny lui répondit :

— Je ne sais pas.

L’équipage était alors en vue des côtes de Guinée.

Après de longues et vaines discussions, le nabab crut comprendre que Melchior était complètement dupe du puéril artifice inventé pour l’éprouver. James Lockrist n’alla point jusqu’à soupçonner que le cœur de son neveu pût être entièrement vide d’amour et d’ambition.

Mais Jenny, voyant son père déterminé à instruire Melchior de ses véritables intentions, prit un parti extrême.

Sa fierté de femme se révolta de penser qu’on offrirait sa main à un homme si peu désireux d’obtenir son cœur. Elle eût mieux aimé la mort qu’un refus de sa part ; car à toute son humiliation venaient se joindre les douleurs d’un amour malheureux.

Préférant le désespoir à la honte d’espérer peut-être en vain, elle déclara formellement à son père qu’elle estimait beaucoup Melchior, mais qu’elle ne l’aimait point assez pour en faire son époux.

Cette étrange conclusion à trois mois d’incertitude chagrina d’abord vivement le nabab ; et puis il se consola en pensant que l’héritière de plusieurs millions ne serait pas longtemps au dépourvu ; il s’applaudit même de n’avoir pas compromis la dignité de son argent en faisant d’inutiles ouvertures à son neveu, et laissa Jenny complètement maîtresse de l’avenir et du présent.

Mais malgré toutes ces volontés contradictoires, la fatalité faisait concourir toutes choses à la formation de son œuvre inévitable.

Melchior donnait aveuglément dans une ruse qu’on ne prenait presque plus la peine de lui voiler. Jamais il ne se fût avisé de deviner qu’à lui, pauvre marin sans éducation et sans fortune, on eût songé à offrir la plus riche et la plus jolie héritière des deux presqu’îles.

Ces sortes de perceptions audacieuses ne viennent qu’aux âmes douées d’assez d’amour ou de cupidité pour entreprendre de les réaliser.

Il alla même jusqu’à se persuader que Jenny était triste à cause d’un amour contrarié dans l’Inde par la volonté de son père. Il se défia tant d’elle, qu’il ne songea point à se défier de lui, et il crut que son cœur devait toujours dormir calme à l’abri de sa médiocre destinée.

Comment eût-il prévu l’avenir, lui qui ne se connaissait pas, et qui n’avait jamais été surpris par les passions ?

Alors il se fit une étrange et soudaine révolution dans ce jeune homme ; il continua de nier l’amour pour son propre compte, mais il se prit à croire ce sentiment possible chez les autres ; il se dit qu’une femme comme Jenny était digne de l’inspirer, et il s’estima beaucoup moins qu’il ne l’avait fait jusqu’alors ; car il se convainquit par la comparaison qu’il était beaucoup au-dessous d’elle.

Peut-être que la conscience de la nullité est le premier pas vers un noble essor. Les sots ne l’ont jamais.

L’ignorance peut se passer longtemps de modestie ; mais si elle vient un jour à rougir d’elle-même, elle n’est déjà plus l’ignorance.

Melchior n’eut pas plus tôt placé Jenny à son véritable point de vue par rapport à lui, qu’il devint moins indigne d’elle ; mais les émotions toutes nouvelles qui s’éveillèrent en lui dès lors troublèrent sa conscience pour des motifs dont elle seule avait le secret.

Il résolut d’éviter la présence de sa cousine ; il se croyait très-fort parce qu’il n’avait jamais fait l’expérience de sa force en de semblables combats ; mais c’était une entreprise plus difficile qu’il ne se l’était imaginé. À son insu, le mal avait envahi bien du terrain.

Un jour il fit un effort héroïque : ce fut de se vanter encore à Jenny de son mépris pour ce qu’elle appelait l’amour ; mais au moment où il énonçait ce sentiment, un sentiment si contraire se révélait hautement à son âme, qu’il s’éloigna brusquement, et se livrant à un ordre de réflexions qu’il n’avait jamais faites, il fut épouvanté de sentir en lui deux volontés opposées, deux besoins absolument contraires ; il s’éveilla comme d’un profond sommeil, et se demanda comment il avait vécu vingt-cinq ans sans savoir des choses si positives et si simples.

Bien rarement nous arrivons à la force de l’âge sans avoir abusé de notre première énergie, émoussé nos passions, gaspillé cette sensibilité virginale si précieuse et si fragile. L’éducation développe en nous, dès les jours de l’adolescence, une ardente curiosité et souvent même de faux besoins du cœur.

Dans une littérature dont le but semble être de poétiser le désir et d’aiguiser l’amour, nos imaginations précoces ont puisé, beaucoup trop peut-être, le rêve des grandes affections.

Il en est résulté qu’en demandant à la vie ses joies inconnues, nous n’avons joué sur la scène réelle qu’une parodie amère ; nous n’avons recueilli que honte et douleur là où nous arrivions pleins de sève, guidés en même temps qu’abusés par la tradition des temps poétiques, des amours perdus. Nous avons pitoyablement dépensé nos aveugles richesses ; nous avons donné de notre cœur à pleines mains et à tout le monde. Aussi nous sommes désabusés avant d’atteindre à nos plus belles années. La nature n’a pas encore donné le complément à nos facultés, que l’expérience nous les a éteintes.

Nos anciennes chimères vinssent-elles à se réaliser, notre âme ne pourrait plus les accueillir ; ces fleurs trop frêles se flétriraient en tombant sur un sol amaigri.

Le même jour qui nous fait hommes nous fait vieillards, ou plutôt il n’y a pas d’heure intermédiaire entre l’enfance et la caducité : tel est l’ouvrage de la civilisation.

Mais le jeune Lockrist, élevé loin du monde et des arts, pétri dès l’enfance pour une vie dure et frugale, n’avait jamais bu à ces sources empoisonnées. Il était dans la société comme une pièce de monnaie toute neuve dans la circulation, alors que le frottement n’a point encore usé son empreinte.

S’il n’avait eu que peu d’idées jusque-là, du moins n’en avait-il jamais eu de fausses ; il ne possédait ni le savoir, ni l’erreur, qui tient de si près au savoir. L’amour, réduit dans ses perceptions au plaisir d’un jour, n’avait pas brûlé son sang, fatigué son cerveau, amorti sa force intellectuelle.

Ce hardi marin, si rude d’écorce, si prosaïque de langage et de manières, ce brut métal coulé dans un moule vulgaire renfermait pourtant des trésors d’amour et de poésie qui n’attendaient qu’un rayon de lumière pour éclore.

Combien de semblables hommes n’avons-nous pas rencontrés ! Combien semblaient inféconds, qui ont produit de grandes choses ! Combien promettaient de hautes destinées, qui sont demeurés stériles ! Si celui-là ne fût né près d’un trône, il n’eût été propre qu’aux dernières fonctions de la société ; si cet autre eût appris à lire, il eût été Cromwell.

Aussi quand le véritable amour envahit le cœur de Melchior, ce fut une irruption si large et si violente qu’il emporta en un instant le passé comme un rêve. Il trouva des aliments intacts qu’il dévora comme un incendie, et chez ce marin grossier, ignorant et libertin, il se développa certes plus intense et plus dramatique que dans le cerveau d’un poëte dandy de nos salons.

Le progrès fut si effrayant et si rapide, que Melchior n’eut pas le temps de se reconnaître. Tout ce qui avait rempli son existence passée s’effaça comme un nuage à l’horizon. Le vin, le jeu, le tabac, les seuls plaisirs du marin, lui inspirèrent du dégoût ; la flamme du punch ne l’égaya plus ; les propos grossiers choquèrent son oreille.

Dans les chants de l’orgie, il apparaissait sombre et irrité, craignant toujours qu’on ne troublât le repos de Jenny, et quand ses compagnons, devinant à demi son mal, osèrent le railler, ils rencontrèrent la menace sur ses lèvres et la vengeance dans son regard. Le premier qui eût prononcé alors le nom de Jenny fût tombé sous le couteau que Melchior pressait dans sa main tremblante.

Il n’y a pas à bord de secret longtemps gardé ; Jenny entendit bientôt faire la remarque du changement qui s’opérait dans le caractère de son cousin.

La femme du monde la plus simple ne manque jamais de perspicacité lorsqu’il s’agit du principal, du seul intérêt de sa vie. Melchior croyait encore son secret caché bien avant dans son cœur, que Jenny l’avait découvert.

Alors le bonheur embellit Jenny de tout l’éclat du triomphe ; la naïve enfant ne sentit pas plus tôt sa puissance, qu’elle en usa en reine de quinze ans ; elle devint folâtre, maligne, coquette avec candeur, cruelle avec tendresse. Ce fut le dernier coup.

Melchior ne chercha plus à lutter contre son propre cœur ; il accepta les maux et les biens de cette existence nouvelle, et ne voulut résister qu’autant qu’il le fallait pour n’être pas coupable.

Mais si cette résistance eût été difficile dans une circonstance ordinaire de la vie, elle devenait pour ainsi dire surhumaine là où était Melchior.

Jeté au milieu de l’immense Océan, dans une petite société d’exception, où la nécessité est dieu, le navigateur ne saurait plier sa conviction aux mêmes volontés qui régissent les continents.

La mer est une contrée de refuge ; elle a ses immuables franchises, ses droits d’asile, ses solennels pardons. Là meurt l’empire des lois, si le faible parvient à devenir fort ; là, l’esclavage peut se rire du joug brisé et demander aux éléments protection contre les hommes.

Pour celui qui, comme Melchior, ne peut plus établir son bonheur dans la société, c’est une redoutable tentation que six mois arrachés sur les flots à l’inflexibilité des lois humaines.