Melmoth ou l’Homme errant/VII

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (2p. 1-60).


CHAPITRE VII.
HISTOIRE DE L’ESPAGNOL.



Vous savez, Seigneur, que je suis né en Espagne ; mais vous ignorez encore que je descends d’une de ses plus nobles familles, d’une famille dont elle aurait pu s’enorgueillir dans les jours de sa plus grande gloire : en un mot, de la famille de Monçada. Je l’ignorais moi-même pendant les premières années de ma vie ; mais je me rappelle fort bien que pendant ces années il y avait un singulier contraste dans les traitemens que j’éprouvais. D’un côté la tendresse la plus vive, et de l’autre un mystère impénétrable. J’habitais une chétive maison dans un des faubourgs de Madrid, et j’étais confié aux soins d’une vieille femme, dont l’affection paraissait dictée autant par l’intérêt que par l’inclination. Toutes les semaines j’étais visité par un jeune cavalier et par une femme d’une grande beauté. Ils me caressaient, m’appelaient leur enfant chéri, et moi, attiré par les plis gracieux que formaient la capa de mon père et le voile de ma mère, ainsi que par un certain air de supériorité indéfinissable que je leur trouvais, sur toutes les autres personnes dont j’étais entouré, je rendais leurs caresses, et je les suppliais de m’emmener avec eux à la maison. À ces mots ils faisaient un plus riche cadeau à la femme chez qui je demeurais, et dont les soins redoublaient après ce stimulant.

J’observais que leurs visites étaient toujours courtes et qu’ils ne venaient que le soir. Mon enfance fut donc enveloppée des ombres du mystère, et c’est peut-être à cela qu’il faut attribuer la teinte durable et ineffaçable qui a marqué les vues, le caractère et les sentimens de toute ma vie.

Un changement soudain eut lieu. Un jour, on vint me voir, on me couvrit de riches vêtemens, et l’on me conduisit, dans une superbe voiture, dont le mouvement m’étourdit, à un palais dont la façade me parut toucher aux cieux. On me fit passer rapidement par plusieurs appartemens dont la richesse m’éblouit, et par des haies de domestiques qui me saluaient, jusqu’à ce que j’arrivasse à un cabinet où était assis un vieux seigneur. Sa posture tranquille et majestueuse, la silencieuse magnificence dont il était environné, me disposèrent presque à m’agenouiller et à l’adorer, comme ces saints, qu’après avoir traversé une église immense, nous trouvons placés dans quelque niche solitaire richement décorée. Mon père et ma mère étaient tous deux dans le cabinet, et semblaient considérer avec respect ce fantôme âgé, pâle et auguste. Leur respect augmenta le mien, et quand ils me conduisirent à ses pieds, je me crus sur le point d’être offert en holocauste. Il m’embrassa cependant avec un peu de répugnance et encore plus de sévérité. Quand cette cérémonie, pendant la durée de laquelle je tremblais vivement, fut terminée, un domestique m’emmena et me conduisit dans un appartement où je fus traité à tous égards comme le fils d’un grand seigneur. Le soir mes parens vinrent me voir ; ils pleurèrent en m’embrassant, et je crus m’apercevoir que des larmes de douleur se mêlaient à celles de la tendresse. Tout ce qui m’entourait me paraissait si étrange, que ce changement m’étonna peu. J’étais si changé moi-même, que j’aurais regardé comme un phénomène de retrouver les autres dans le même état où je les avais laissés.

Mais les changemens se suivirent avec tant de rapidité, qu’ils produisirent sur moi l’effet de l’ivresse. J’avais douze ans, et les habitudes rétrécies de mon enfance avaient eu sur moi leur effet ordinaire, c’est-à-dire qu’elles avaient exalté mon imagination aux dépens de mes autres facultés. Je m’attendais à une aventure chaque fois que la porte s’ouvrait, ce qui, par parenthèse, n’arrivait que fort rarement, pour m’annoncer l’heure de la prière, celle du repas et celle de la promenade. Le troisième jour après mon entrée au palais de Monçada, ma porte s’ouvrit à une heure inusitée, et cette circonstance me fit trembler de frayeur. Mon père et ma mère entrèrent suivis d’une foule de domestiques et accompagnés d’un jeune homme, que sa taille avantageuse et son air distingué faisaient paraître plus âgé que moi, quoiqu’il fût réellement mon cadet d’un an.

« Alonzo, » me dit mon père, « embrassez votre frère. » Je m’avançai vers lui avec toute la vivacité de ma jeunesse, enchanté d’avoir un nouvel objet d’affection, et prêt à ne mettre aucune borne à mon dévouement pour l’objet aimé ; mais mon frère s’approcha à pas lents, me tendit les bras d’un air composé, appuya pour un moment sa tête sur mon épaule, et en se relevant me regarda avec des yeux perçans, dont le lustre hautain n’offrait pas un seul rayon d’amitié fraternelle. Cet accueil me déconcerta complétement. Cependant nous avions obéi à mon père ; nous nous étions embrassés.

« Que je vous voie joindre les mains, » dit mon père, comme s’il eût désiré jouir de ce spectacle.

Je tendis la main à mon frère, et nous restâmes unis pendant quelques instans, durant lesquels mon père et ma mère s’éloignèrent pour nous considérer. J’eus le temps de réfléchir à la comparaison qu’ils devaient faire entre nous ; elle n’était nullement en ma faveur. J’étais grand ; mais mon frère était beaucoup plus grand que moi. Il avait un air de confiance ; j’ose même dire de conquête. L’éclat de son teint ne pouvait être égalé que par celui de ses grands yeux noirs, qu’il détourna de moi sur nos parens, comme pour leur dire : « Choisissez entre nous, et rejetez-moi si vous l’osez. »

Mon père et ma mère s’avancèrent et nous embrassèrent tous deux. Je me pendais à leur cou ; mon frère se soumit à leurs caresses avec une sorte de fierté impérieuse, qui semblait exiger une reconnaissance plus marquée.

Je ne les revis plus. Le soir toute la maison, composée de près de deux cents domestiques, fut au désespoir. Le duc de Monçada, que je n’avais vu qu’une fois, venait de mourir. On enleva partout les tapisseries des murs. Tous les appartemens se remplirent d’ecclésiastiques. Mes surveillans me négligèrent, et j’errai dans les chambres spacieuses. J’arrivai enfin dans une pièce, et je soulevai par hasard un rideau de velours noir, qui m’offrit un spectacle, dont malgré ma jeunesse je fus extrêmement frappé. Mon père et ma mère, tous deux vêtus de noir, étaient assis à côté du lit, où je crus voir mon grand-père endormi, mais son sommeil était très-profond. Mon frère était aussi là ; il avait un habit de deuil qu’il paraissait porter à regret et avec impatience. Je m’élançai en avant ; les domestiques me retirèrent : « Quoi ! » m’écriai-je, « ne m’est-il pas permis d’être ici ? Mon frère y est bien ! » Un ecclésiastique m’entraîna hors de l’appartement. Je me débattis et je demandai qui j’étais avec une arrogance qui convenait plus à mes prétentions qu’à mes espérances.

« Vous êtes le petit-fils du feu duc de Monçada, » me répondit-on.

— « Et pourquoi suis-je traité ainsi ? »

Cette question ne reçut pas de réponse. On me reconduisit à mon appartement et l’on me surveilla pendant les funérailles du duc ; il ne me fut pas permis de suivre le convoi. Je vis le triste et splendide cortége quitter le palais. Je courais d’une fenêtre à l’autre pour contempler la pompe funéraire que je ne pouvais accompagner. Deux jours après on me dit qu’une voiture m’attendait à la porte. J’y montai, et je fus conduit à un couvent de religieux qui étaient connus pour ex-jésuites, quoique personne ne se permît de le dire tout haut. C’était là que devait se faire mon éducation ; et, dès le soir même, je devins un habitant du couvent.

Je m’appliquai à mes études ; mes professeurs furent contens de moi ; mes parens venaient me voir souvent et me donnaient toutes les marques usitées d’affection. Tout allait bien. Mais un jour, comme ils se retiraient, j’entendis un vieux domestique de leur suite observer qu’il était étrange que le fils aîné du duc de Monçada fût élevé dans un couvent, et destiné à la vie monastique, tandis que le cadet vivait dans un palais superbe, entouré de tous les maîtres qui convenaient à son rang. Les mots de vie monastique sonnèrent affreusement à mes oreilles ; ils m’expliquèrent non-seulement l’indulgence que l’on avait pour moi dans le couvent, indulgence tout-à-fait contraire à la sévérité ordinaire de la discipline, mais encore le langage particulier que tenaient avec moi le supérieur, les frères et les pensionnaires. Le premier, que je voyais une fois par semaine, donnait les éloges les plus flatteurs aux progrès que je faisais dans mes études, et j’en rougissais, car je savais que mes progrès ne pouvaient se comparer à ceux de plusieurs autres pensionnaires. Le père supérieur me donnait après cela sa bénédiction, à laquelle il ne manquait jamais d’ajouter ces mots : « Mon fils, Dieu ne permettra pas que son agneau s’écarte du bercail. »

Les frères prenaient toujours en ma présence un air de tranquillité qui disait plus en faveur de leur position que ne l’eût fait l’éloquence la plus exagérée. On me cachait soigneusement les petites querelles et les intrigues du couvent, le conflit amer et habituel des habitudes, des humeurs et des intérêts, et les efforts pour varier l’éternelle monotonie de la vie du cloître. Il m’en parvint néanmoins quelque chose, et malgré ma jeunesse je m’étonnai de ce que des hommes pussent chercher le repos dans une retraite d’où ils ne savaient pas bannir leurs passions.

La même dissimulation régnait parmi les pensionnaires. Si je venais les trouver à l’heure de la récréation, ils se livraient aux amusemens qui leur étaient permis avec une sorte de langueur impatiente ; donnant à entendre par-là qu’ils les regardaient comme une interruption fâcheuse aux occupations plus importantes auxquelles ils étaient livrés. Parfois un d’eux approchant de moi, me disait :

« Quel dommage que ces exercices soient nécessaires au soutien de notre fragile nature ! Quel dommage que nous ne puissions consacrer tous nos momens au service de Dieu ! Un autre ajoutait :

« Je ne suis jamais plus heureux que quand je suis dans le chœur ! Quel magnifique éloge notre supérieur a prononcé du défunt frère Joseph ! Quel beau Requiem on a chanté ! Je croyais en l’écoutant voir les cieux ouverts et les anges qui descendaient pour recevoir son âme ! »

J’étais accoutumé à entendre tous les jours de pareils discours et bien d’autres encore : je commençai alors à les comprendre. Ils s’imaginaient sans doute avoir affaire à un jeune homme bien faible ; mais leurs manœuvres ne firent qu’exciter ma pénétration : je me tins sans cesse sur le qui vive.

Quand nous nous rendions tous à l’église, ceux qui se trouvaient près de moi se parlaient à voix basse ; mais leurs chuchotemens étaient en secret destinés à parvenir jusqu’à moi. Je leur entendais dire : « C’est en vain qu’il lutte contre la grâce. Il n’y a jamais eu de vocation plus décidée : Dieu n’a jamais remporté une victoire plus glorieuse. Il a déjà tout l’air d’un enfant du ciel. »

À compter de ce jour je commençai à m’apercevoir de mon danger et à réfléchir aux moyens de l’éviter. Je n’avais pas d’inclination pour la vie monastique ; mais le soir, après les vêpres, rentré dans ma cellule, j’éprouvai quelques doutes si cette répugnance elle-même n’était pas un péché. Le silence et la nuit rendirent l’impression plus profonde, et je restai plusieurs heures sans dormir, priant Dieu de m’éclairer et de me donner la force de ne point m’opposer à sa volonté ; mais le suppliant de me révéler auparavant cette volonté d’une manière incontestable. Enfin, j’ajoutai que si ses vues sur moi n’étaient point celles de la vie religieuse, j’espérais qu’il me soutiendrait dans ma résolution de tout supporter plutôt que de profaner ce saint état par des vœux arrachés et un esprit de répugnance. Pour rendre ma prière plus efficace, je l’offris d’abord au nom de la sainte Vierge, puis en celui du patron de ma famille ; enfin au nom du saint sous la protection duquel j’avais été placé en naissant. Je passai une nuit très-agitée, et j’assistai aux matines sans avoir fermé l’œil. Je sentais cependant que j’avais acquis de la fermeté, ou du moins je le croyais. Hélas ! je ne savais pas ce qui me restait à souffrir.

Je remplis ce jour-là mes exercices avec une assiduité plus qu’ordinaire. J’éprouvais déjà la nécessité de la dissimulation. Nous dinâmes à midi. Bientôt après la voiture de mon père arriva, et l’on me permit d’aller pendant une heure me promener sur les bords du Mançanarès. Je fus surpris de trouver mon père dans la voiture, et, quoiqu’il m’embrassât avec un peu d’embarras, je fus enchanté de le voir.

Mes espérances furent trompées quand j’entendis la phrase mesurée qu’il m’adressa. Je me glaçai soudain pour lui et je pris la résolution d’être aussi prudent à son égard que j’étais obligé de l’être dans les murs de mon couvent. Notre conversation commença ainsi :

« Aimez-vous votre couvent, mon fils ? »

— « Beaucoup. » (Il n’y avait pas une apparence de vérité dans ma réponse ; mais la crainte d’être circonvenu nous apprend toujours la fausseté.)

— « Le supérieur vous aime. »

— « Il paraît m’aimer. »

— « Les frères sont attentifs à vos études ; ils sont capables de les diriger et d’apprécier vos progrès. »

« Ils paraissent l’être. »

— « Et les pensionnaires… ce sont les fils des premières familles d’Espagne… Je les crois contens de leur situation et impatiens de jouir de tous ses avantages. »

— « Cela me paraît ainsi. »

— « Mon cher fils, vous m’avez trois fois répondu à peu près par la même phrase, et je ne puis y attacher aucun sens. »

— « Parce qu’il m’avait semblé que tout cela n’était que de l’apparence. »

— « Comment donc ! vous imagineriez-vous que la dévotion de ces saints hommes, la profonde attention que les élèves donnent à leurs études ne sont… »

— « Mon très-cher père… je ne me mêle pas de ce qui les regarde ; je ne puis parler que de moi… Je ne saurais jamais être un moine… Si c’est là votre but… rejetez-moi… dites à vos laquais de me faire descendre de votre voiture… laissez-moi courir les rues de Madrid en criant du feu et de l’eau[1]… mais ne faites pas de moi un religieux. »

Mon père parut étourdi de cette apostrophe. Il ne répondit pas un mot, car il ne s’était pas attendu à apprendre d’avance de moi le secret qu’il croyait avoir à me confier. Dans cet instant la voiture fit un détour pour entrer sur le Prado. Un millier d’équipages magnifiques ; des chevaux ornés de plumets et superbement caparaçonnés ; de belles femmes causant avec des cavaliers qui se tenaient un moment sur le marche-pied de la voiture, et puis faisaient le salut d’adieu aux dames de leurs pensées : tel fut le spectacle qui s’offrit à nos yeux. Je vis dans ce moment mon père arranger son riche manteau et le réseau de soie qui nouait ses cheveux, et donner ensuite à son cocher l’ordre muet d’arrêter, afin qu’il pût descendre et se mêler à la foule. Je profitai de cet instant, et, saisissant son manteau, je m’écriai :

« Mon père, ce monde vous paraît donc délicieux… et vous pourriez exiger que j’y renonçasse… moi… qui suis votre fils ! »

— « Mais vous êtes trop jeune pour en jouir, mon fils. »

— « Oh ! s’il en est ainsi, je suis encore plus jeune pour cet autre monde où vous voulez me forcer d’entrer. »

— « Vous forcer ! mon enfant ! mon ami ! »

Il prononça ces derniers mots avec tant de tendresse, qu’involontairement je baisai sa main, tandis que ses lèvres se collaient sur mon front. Ce fut dans ce moment que j’étudiai soigneusement la physionomie et toute la personne de mon père.

Il avait été père avant d’avoir seize ans. Ses traits étaient charmans, et sa figure, la plus gracieuse que j’aie jamais vue. Marié de bonne heure, cette heureuse circonstance l’avait préservé de tous les maux qui suivent les excès de la jeunesse, et lui avait conservé cette fraîcheur de teint, cette élasticité des membres, en un mot, cette grâce que le vice flétrit trop souvent avant qu’elle ait eu le temps de s’épanouir. Il n’avait que vingt-huit ans, et il en paraissait à peine vingt. Il sentait ces avantages, et il jouissait des plaisirs de la jeunesse, comme s’il n’eût pas été père de famille : en même temps il condamnait son fils à la froide et cruelle monotonie d’un cloître. Je m’attachai à cette idée avec l’ardeur d’un homme qui se noie ; mais je trouvai qu’il n’y a point de paille aussi faible que le sentiment mondain des hommes.

Le plaisir est égoïste, et l’égoïsme qui demande du secours à l’égoïsme ressemble à un banqueroutier qui donnerait un autre banqueroutier pour caution. Je m’imaginai cependant que si le goût du plaisir rend un homme personnel dans un sens, il devait le rendre généreux dans un autre. Le voluptueux ne renoncerait pas, à la vérité, à la plus légère satisfaction pour sauver le monde entier ; mais il serait bien aise que le monde entier jouît avec lui, pourvu qu’il ne lui en coûtât rien, parce que sa jouissance en serait augmentée.

Je commençai donc par supplier mon père de permettre que je revisse encore une fois la scène brillante qui s’offrait à nous. Il y consentit, et son cœur, adouci par sa condescendance, et égayé par le spectacle qui l’intéressait plus que moi, car je ne l’observais que pour découvrir l’effet qu’il ferait sur lui, son cœur, dis-je, me devint de plus en plus favorable. J’en profitai ; et, quand nous retournâmes au couvent, je mis en usage tout le pouvoir de mon génie et de ma raison, pour faire à sa tendresse un appel énergique. Je me comparai à l’infortuné Esaü, privé de son droit d’aînesse par un frère cadet, et je m’écriai dans son langage : « N’avez-vous point de bénédiction pour moi ? ô mon père ! bénissez-moi aussi ! »

Mon père fut touché : il me promit de réfléchir à ce que je lui demandais ; mais il me fit entendre qu’il éprouverait quelques difficultés de la part de ma mère, davantage de la part de son directeur, qui, d’après ce que je découvris plus tard, gouvernait toute la famille ; et enfin il me dit très-vaguement qu’il pourrait exister, à l’accomplissement de mes désirs, un obstacle insurmontable et inexplicable. Mon père me permit cependant de lui baiser la main en partant, et je m’aperçus qu’il combattait contre son émotion, en le sentant baigné de mes larmes.

Deux jours après, on vint m’annoncer que le directeur de ma mère m’attendait au parloir. Je pensai que l’intervalle qui s’était écoulé depuis ma conversation avec mon père avait peut-être été employé à une discussion de famille, ou, pour mieux dire, à une conspiration contre moi, et je tâchai de me préparer aux divers combats que j’aurais à soutenir contre mes parens, mes directeurs, mes supérieurs, mes novices et mes pensionnaires, tous résolus de remporter la victoire, sans égard aux moyens qu’ils employeraient pour y parvenir. Je commençai à mesurer le pouvoir des assaillans, afin de me munir des armes nécessaires pour repousser leurs attaques. Mon père était doux, flexible et sans fermeté. Je l’avais adouci en ma faveur, et je sentais que c’était là tout ce que je devais attendre de lui. Quant au directeur, il fallait d’autres armes. En descendant au parloir, je composai mes regards et ma marche, je modulai ma voix, j’arrangeai mes habits. Je lui trouvai un air grave, mais doux : j’espérai quelques remords. Peut-être, dis-je en moi-même, est-ce un message de réconciliation qu’il m’apporte.

Notre conversation fut longue, et je découvris dès-lors dans le directeur cette profonde politique qui n’a rendu les Jésuites que trop fameux. Il commença par me parler d’un ton d’ironie de ma vanité, qui me faisait croire que je savais mieux que mes parens ce qui me convenait ; puis il me dit qu’il existait un motif profond et secret qui forçait mes parens à exiger de moi ce sacrifice. Quand je lui demandai l’explication de ce mystère, il s’enveloppa d’un mystère plus profond encore. L’honneur d’une des premières maisons de l’Espagne, la paix d’une famille entière, la délicatesse d’un père, la réputation d’une mère, les intérêts de la religion, le salut éternel d’un individu, tout cela, me dit-il, dépendait de moi. Il me supplia de ne pas les exposer, et alla même jusqu’à tomber à mes genoux. À cette vue, je me sentis humilié pour lui : elle détruisit tout l’effet de son discours. Je lui répondis avec fermeté que je n’embrasserais jamais la vie religieuse. La colère fit place alors aux supplications, et il sortit une seconde fois de son caractère, mais dans un sens opposé. Cette fois-ci il ne me laissa pas le temps de répondre ; et, rentrant tout de suite en lui-même, il se reprocha sa vivacité, et, reprenant le ton mielleux avec lequel il avait commencé, il me demanda pardon, et me proposa de prier Dieu ensemble, afin qu’il daignât m’éclairer. Je tombai à genoux dans l’intention de faire une prière mentale ; mais je fus bientôt entraîné par la ferveur de son langage. L’éloquence et l’énergie de ses discours m’emportèrent avec lui, et je me sentis forcé de prier dans un sens tout différent de celui que dictaient les vœux les plus ardens de mon cœur. Il avait réservé ce trait pour le dernier, et il avait bien fait. Jamais je n’avais rien entendu qui ressemblât autant à de l’inspiration. En écoutant involontairement des effusions qui ne semblaient pas provenir de la bouche d’un mortel, je commençai à douter de mes propres motifs et à scruter mon cœur. J’avais dédaigné ses menaces, j’avais défié sa colère ; mais il priait, et je fondais en larmes.

J’étais enfin dans la situation d’esprit où il avait voulu m’amener. En me quittant, il m’engagea à réitérer mes prières pour que Dieu m’éclairât, tandis que de son côté il allait s’adresser au ciel pour qu’il daignât toucher le cœur de mes parens et leur révéler quelque moyen de m’épargner le crime et le parjure d’une vocation forcée, sans se laisser entraîner eux-mêmes dans un crime, s’il se pouvait, plus grand et plus épouvantable encore. Il me quitta pour retourner auprès de mes parens et pour les pousser par son influence aux mesures les plus rigoureuses contre moi. Ses motifs pour une telle conduite étaient déjà suffisamment graves avant qu’il m’eût parlé. Leur force se trouva décuplée après son départ. Excité d’abord par sa conscience seule, maintenant son amour-propre s’y trouvait engagé, et je n’eus que trop lieu de découvrir l’importance qu’il y mettait.

Quoi qu’il en soit, je passai les jours qui suivirent sa visite dans un état d’irritation impossible à décrire. J’avais quelque chose à espérer, ce qui vaut souvent mieux que de jouir d’un bonheur actuel. La coupe de l’espérance invite à boire, celle de la jouissance trompe ou étanche la soif. Je faisais seul de longues promenades dans le jardin du couvent. J’inventais des conversations imaginaires. Les pensionnaires me regardaient, et conformément à leurs instructions, ils se disaient entre eux : « Il médite sur sa vocation. Il supplie que la grâce vienne l’illuminer. Ne le troublons pas. »

Je ne jugeai pas convenable de les détromper et je continuai à me livrer à mes rêveries. Je m’imaginais être dans le palais de mon père. Je le voyais délibérant avec ma mère et le directeur. Je parlais pour chacun d’eux ; je sentais pour tous. Je me peignais l’éloquence passionnée du directeur, ses vives représentations sur ma répugnance à prendre l’habit, sa déclaration que de nouvelles importunités seraient désormais aussi impies qu’inutiles. Je voyais renaître l’impression que je me flattais d’avoir déjà faite sur mon père. Je voyais ma mère céder. Je voyais le murmure du consentement, d’abord douteux, puis décidé et suivi de félicitations. Je voyais approcher la voiture. J’entendais la porte du couvent s’ouvrir. Liberté ! liberté ! J’étais dans leurs bras : non, j’étais à leurs pieds. Que ceux qui me trouvent ridicule se demandent si ce n’est pas à l’imagination qu’ils ont dû les seules véritables jouissances qu’ils aient éprouvées dans leur vie. Dans ces drames que je composais ainsi impromptu, je sentais cependant que les personnages ne parlaient pas avec tout l’intérêt que j’aurais désiré, et les discours que je mettais dans leur bouche auraient été prononcés avec dix mille fois plus d’âme par moi-même.

Le sixième jour, j’entendis une voiture et mon cœur battit avec violence. J’étais convaincu que je reconnaissais le bruit des roues. Avant que l’on m’eût appelé, j’étais déjà dans le vestibule. Je sentais qu’il était impossible que je me trompasse, et en effet je ne me trompais pas. J’arrivai au palais de mon père dans un véritable délire. On m’introduisit dans une chambre où je trouvai mon père, ma mère et le directeur, tous assis dans le plus profond silence et immobiles comme des statues. Je m’approchai ; je leur baisai la main et puis je m’éloignai sans pouvoir respirer. Mon père fut le premier qui rompit le silence ; mais il parla de l’air d’un homme qui répétait un rôle qu’on lui avait dicté. Le ton de sa voix contredisait tous les mots qu’il était censé prononcer.

« Mon fils, » me dit-il, « je vous ai envoyé chercher non pas pour combattre encore votre faiblesse et votre opiniâtreté, mais pour vous annoncer ce que j’ai résolu. La volonté du ciel et celle de vos parens vous ont consacré au service de Dieu, et votre résistance ne peut que nous rendre tous malheureux, sans ébranler cette résolution. »

Dans ce moment le besoin de prendre haleine me força d’ouvrir la bouche ; mon père s’imaginant que j’allais répondre, quoique je fusse incapable de prononcer un mot, se hâta de m’en empêcher.

« Mon fils, toute opposition est inutile ; toute discussion serait sans fruit. Votre sort est fixé. En vous débattant, vous pourrez le rendre misérable ; mais vous ne le changerez point. Conformez-vous, mon enfant, à la volonté du ciel et de vos parens. Ce révérend personnage vous expliquera mieux que moi la nécessité de votre obéissance. »

Mon père évidemment fatigué d’une tâche qu’il avait entreprise à regret, se levait pour se retirer, quand le directeur lui dit :

« Arrêtez, Seigneur, et avant de partir assurez votre fils que j’ai rempli la promesse que je lui ai faite, et que depuis ma dernière entrevue avec lui je n’ai négligé aucun argument pour porter Madame la duchesse à prendre la décision la plus conforme à ses meilleurs intérêts. »

L’ambiguité de cette expression ne m’échappa pas et rassemblant mes forces, je dis à mon tour :

« Révérend père, je suis fils, et je n’ai besoin de personne pour intercéder auprès de mes propres parens. Je suis devant leurs yeux, et si leur cœur ne parle pas pour moi, votre médiation sera tout-à-fait inutile. Je vous avais seulement prié de leur faire connaître mon invincible répugnance. »

À ces mots, ils m’interrompirent tous en répétant mes dernières paroles.

« Répugnance ! invincible ! Est-ce pour cela que nous vous avons admis en notre présence ? N’avons-nous supporté si long-temps votre opiniâtreté que pour que vous aggraviez encore votre faute ? »

— « Oui, mon père, oui, sans doute. Si l’on ne me permet point de parler, pourquoi m’a-t-on amené ici ? »

— « Parce que nous espérions être témoins de votre soumission. »

— « Permettez-moi d’en donner des preuves à genoux. »

Je m’agenouillai en effet, espérant que cette humble posture adoucirait l’effet des paroles que je ne pouvais m’empêcher de prononcer. Je baisai la main de mon père. Il ne la retira pas et je la sentis trembler. Je baisai le bas de la robe de ma mère. D’une main elle voulut la retirer, tandis que de l’autre elle se cachait le visage, et je vis des larmes s’échapper sous ses doigts. Je me mis aussi à genoux devant le directeur ; mais il m’arracha sa robe et leva les yeux au ciel, comme pour le prendre à témoin de l’horreur que je lui faisais. Je sentis alors que je n’avais d’espoir que du côté de mes parens. Je me retournai vers eux, mais ils m’évitèrent et parurent désirer que le directeur se chargeât du reste. Il s’approcha de moi et dit :

« Mon fils, vous avez prononcé que votre répugnance pour la vie de Dieu était invincible ; mais ne peut-il pas y avoir des choses plus invincibles encore pour votre courage ? Supposez les malédictions de ce Dieu, confirmées par celles de vos parens, et aggravées par les foudres de l’Église, dont vous avez rejeté les avances. »

— « Mon père, ce sont là de terribles paroles, mais j’ai besoin maintenant de faits. »

— « Insensé ! je ne vous comprends pas. Vous comprenez-vous vous-même ? »

« Oh ! oui, oui, » lui dis-je ; et, toujours à genoux, je me tournai encore vers mon père et je m’écriai :

« Ô mon cher père ! la vie… la vie humaine est-elle tout entière fermée pour moi ? »

« Elle l’est, » dit le directeur répondant pour mon père.

— « N’y a-t-il pour moi aucun secours ? »

— « Aucun. »

— « Point de profession ? »

— « Une profession ! misérable ! »

— « Permettez que j’embrasse la plus vile de toutes, pourvu que je ne sois pas un moine. »

— « Il est aussi corrompu que faible. »

— « Ô mon père ! mon père ! ne souffrez pas que cet homme réponde pour vous. Donnez-moi une épée ; dites-moi d’aller chercher la mort dans les armées de l’Espagne. La mort est tout ce que je demande ; je la préfère à la vie à laquelle vous voulez me condamner. »

« C’est impossible, » dit mon père, en revenant d’un air sombre de la fenêtre contre laquelle il s’était appuyé, « l’honneur d’une famille illustre, la dignité d’un grand d’Espagne… »

— « Ô mon père ! que cela vous paraîtra peu de chose, quand vous m’aurez vu mourir d’une mort prématurée, et que vous-même vous vous consumerez de douleur sur ma tombe. »

Mon père frémissait. « Seigneur, » dit le directeur, « je vous supplie de vous retirer. Cette scène est trop forte pour vous. »

« Vous me quittez ! » m’écriai-je en le voyant partir.

« Oui, oui, » répéta le directeur, « ils vous quittent chargé de la malédiction de votre père… »

« Oh non, » dit mon père à voix basse ; mais le directeur lui prit la main et la serra avec force.

« … De votre mère… »

J’entendais couler les larmes de ma mère.

« … Et de Dieu ! »

En disant ces mots d’un ton théâtral, il entraîna mes parens hors de la chambre, et je restai seul. Dans mon désespoir je m’écriai : « Oh ! si mon frère était ici pour intercéder en ma faveur ! » En prononçant ces paroles je tombai ; ma tête heurta contre une table de marbre, et je glissai par terre couvert de sang.

Les domestiques me trouvèrent dans cette situation. Ils jetèrent des cris ; on vint à mon secours. On crut d’abord que j’avais voulu attenter à ma vie. Heureusement le chirurgien que l’on appela était un homme aussi savant qu’humain. Après avoir coupé mes cheveux ensanglantés et avoir examiné la plaie, il déclara qu’elle était peu considérable. Ma mère sans doute pensa comme lui, car au bout de trois jours elle me fit appeler dans son appartement. J’obéis. Un bandeau noir, une vive douleur dans la tête, et une pâleur peu naturelle étaient les seules marques que je conservasse de mon accident. Le directeur avait persuadé à ma mère que le moment était favorable pour faire sur moi une impression décisive.

Jamais je n’oublierai mon entrevue avec ma mère. Elle était seule quand j’entrai, et avait le dos tourné contre la porte. Je m’agenouillai et lui baisai la main. Ma pâleur et ma soumission parurent la toucher ; mais après avoir combattu son émotion, elle la vainquit et me dit d’un ton froid et préparé :

« Pourquoi ces marques extérieures de respect quand votre cœur les désavoue ? »

— « Madame, ma conscience ne me reproche point de dissimulation. »

« Votre conscience ! comment se fait-il donc que vous soyez ici ? Comment n’avez-vous pas depuis long-temps épargné à votre père la honte d’adresser des prières à son propre enfant ? La honte, plus humiliante encore, de les lui adresser en vain ? Comment n’avez-vous pas épargné au père directeur le scandale de voir l’autorité de l’Église violée dans la personne de son ministre, et les remontrances du devoir aussi peu efficaces que la voix de la nature ? Et moi !… Oh ! pourquoi ne m’avez-vous pas épargné ce moment de douleur et de honte ? »

En prononçant ces mots elle fondit en larmes, et ses pleurs pénétrèrent jusqu’au fond de mon âme.

« Madame, » lui dis-je, « qu’ai-je fait pour mériter des reproches si cruels ? Ma répugnance pour la vie monastique n’est pas un crime. »

— « Elle est un crime en vous. »

— « Mais, de grâce, ma chère mère, si l’on faisait la même proposition à mon frère, son refus serait-il aussi un crime ? »

Je dis cela presque sans savoir ce que je disais, et seulement par manière de comparaison. Je n’y entendais pas malice, et je ne voulais accuser ma mère que d’une injuste partialité. Elle me détrompa, en ajoutant, d’une voix qui me glaça le sang : « Il y a une grande différence entre vous. »

— « Je le sais, Madame, il est votre favori. »

— « Non : j’en prends le ciel à témoin ; non. »

Ma mère, qui avait paru jusque-là si sévère, si décisive, si impénétrable, prononça ces paroles avec une sincérité qui me toucha. Il semblait qu’elle en appelât au ciel des préventions de son enfant.

« Mais, Madame, lui répondis-je, cette différence est inexplicable. »

— « Et voudriez-vous que ce fût moi qui l’expliquât ? »

— « Vous ou tout autre, Madame ? »

— « Moi ! » répéta-t-elle sans m’écouter. Puis baisant un crucifix qu’elle portait au cou, elle ajouta : « Mon Dieu ! le châtiment est juste, je m’y soumets, quoiqu’il me soit infligé par mon propre enfant. Vous êtes illégitime, » ajouta-t-elle en se tournant tout-à-coup vers moi ; « vous êtes illégitime, et votre frère ne l’est pas ; votre entrée dans la maison de votre père est non-seulement une honte pour elle, mais encore un avertissement éternel de ce crime qu’il aggrave sans l’absoudre. »

Je restai muet.

« Ô mon enfant, » continua-t-elle, « prenez pitié de votre mère. Cette confession que son propre fils lui a extorquée, ne suffit-elle pas pour sa faute ? »

— « Continuez, Madame ; maintenant je puis tout supporter. »

— « Il faut bien que vous le supportiez, puisque c’est vous qui m’avez forcée à cet aveu. Je suis d’un rang très-inférieur à celui de votre père. Vous fûtes notre premier enfant. Il m’aima, et pardonnant ma faiblesse, dans laquelle il trouvait une preuve de mon amour, il m’épousa, et votre frère est notre enfant légitime. Votre père, soigneux de ma réputation, convint avec moi que notre mariage ayant été secret, et son époque étant incertaine, vous passeriez pour légitime comme lui. Pendant bien des années, votre grand-père, irrité de notre union, refusa de nous voir, et nous vécûmes dans la retraite. Hélas ! que n’y ai-je terminé mes jours ! Peu de temps avant sa mort, il s’adoucit, et nous envoya chercher. Ce n’était pas le moment de lui faire connaître l’erreur où il était, et vous lui fûtes en conséquence présenté comme l’enfant de son fils, comme l’héritier de ses honneurs. Mais à compter de ce jour, je n’eus pas un instant de repos. Le mensonge que j’avais osé prononcer devant Dieu et le monde à un père mourant, l’injustice que je commettais envers votre frère, la violation des devoirs naturels et des droits légitimes, tout se réunit pour exciter des remords qui me reprochaient non-seulement ma première faute et mon parjure, mais même un sacrilége. »

— « Un sacrilége ! »

— « Oui ! chaque instant que vous tardez à prendre l’habit religieux, est un vol que vous faites à Dieu. Avant que vous fûtes au monde, je vous consacrai à lui, comme la seule expiation possible de mon crime. Pendant que je vous portais encore dans mon sein, j’osai implorer son pardon, sous la condition que vous intercéderiez pour moi, en qualité de ministre de la religion. Avant que vous fussiez en état de parler, je me fiais à vos prières. Je me proposai de confier le soin de ma pénitence à un être qui, en devenant l’enfant de Dieu, expierait la faute que j’avais commise en faisant de lui l’enfant du péché. Dans mon imagination, je me prosternais déjà devant votre confessionnal ; je vous entendais prononcer mon absolution par l’autorité de l’Église et par l’ordre du ciel. Je vous voyais au chevet de mon lit de mort, pressant la croix contre mes lèvres glacées, et montrant du doigt le ciel, où par mon vœu je vous avais assuré une place. Vous voyez que dès avant votre naissance, je m’efforçais déjà de vous élever au ciel ; et pour toute récompense, vous voulez nous entraîner l’un et l’autre dans l’abîme de la perdition. Ô mon fils, si nos prières et notre intercession peuvent être de quelque secours aux âmes de nos amis, ne fermez point l’oreille à une mère vivante qui vous conjure de ne pas mettre le sceau à sa condamnation éternelle. »

J’étais hors d’état de répondre. Ma mère le vit et redoubla d’efforts.

« Mon fils, si je croyais qu’en me jetant à vos genoux je pourrais vaincre votre opiniâtreté, vous m’y verriez à l’instant même. »

— « Cessez, Madame : un pareil spectacle devrait me tuer. »

— « Et cependant vous ne voulez point céder !… La douleur que me cause cet aveu, les intérêts de mon salut et du vôtre, le soin de ma vie ne vous touchent pas ! »

Elle s’aperçut que ces paroles me faisaient trembler, et elle répéta les dernières.

« Oui, le soin de ma vie. Je ne survivrai pas au jour où votre inflexibilité m’aura exposée à l’infamie ; si vous avez de la fermeté, j’en ai aussi. Et je n’en crains pas les suites : car Dieu vengera sur votre âme et non sur la mienne, le crime auquel un enfant ingrat m’aura portée… Et pourtant vous ne voulez point céder… Eh bien ! j’y consens, l’abaissement de mon corps n’est rien auprès de cet abaissement de l’âme auquel vous m’avez déjà poussée. Je suis aux pieds de mon enfant, et je lui demande la vie et le salut. »

Ma mère s’agenouilla devant moi en disant ces mots. Je voulus la relever. Elle me repoussa, et s’écria d’une voix affaiblie par son désespoir : « Et vous ne voulez pas céder ! »

— « Je n’ai pas dit cela ! »

— « Et qu’avez-vous donc dit ?… Ne me relevez pas ; ne m’approchez pas, avant de m’avoir répondu. »

— « J’ai dit que j’y réfléchirais. »

— « Réfléchir ! il faut vous décider. »

— « Eh bien donc, je suis décidé. »

— « À quoi ? »

— « À faire de moi tout ce que vous voudrez. »

À peine eus-je prononcé ces mots, que ma mère tomba sans connaissance à mes pieds. Quand je m’efforçai de la soulever, dans le doute si elle vivait encore, je sentis que je ne me serais jamais pardonné, si un refus de ma part l’avait réduite à cet état.


  1. Du feu pour les cigarres et de l’eau pour boire : cri que l’on entend souvent à Madrid.