Melmoth ou l’Homme errant/XIII

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (3p. 37-69).


CHAPITRE XIII.



Il me serait impossible de vous peindre l’état où le rejet de mon appel jeta mon esprit, car je n’en conservai aucun souvenir distinct. Toutes les couleurs disparaissent la nuit, et pour le désespoir il n’y a point de jour : la monotonie est son essence et sa malédiction. Je me promenais dans le jardin pendant des heures entières, sans en rapporter d’autres impressions que celle qu’avait faite sur mon oreille le bruit de mes pas ; la pensée, le sentiment, la passion, et ce qui les met en œuvre, la vie et l’avenir, tout était pour moi éteint et englouti.

Je restais le plus long-temps qu’il m’était possible au jardin ; une sorte d’instinct, remplaçant le choix que je n’avais plus l’énergie de faire, me dirigeait de ce côté, afin d’éviter la présence des religieux. Un soir j’y aperçus du changement. La fontaine avait besoin de réparation. La source qui lui fournissait de l’eau était située hors des murs du couvent, et les ouvriers, en poursuivant leurs travaux, avaient trouvé nécessaire de creuser un passage sous le mur du jardin, qui communiquait avec un endroit ouvert dans la ville. Ce passage était bien gardé le jour, pendant que les ouvriers étaient à l’ouvrage, et la nuit il était fermé par une porte construite exprès, et à laquelle on avait mis des chaînes, des barreaux et des verroux. On la laissait pourtant ouverte le jour, et cette image attrayante de la liberté au milieu de l’affreuse certitude d’un emprisonnement éternel, ajoutait un nouvel aiguillon à ma douleur qui commençait à s’user. J’entrai dans le passage, et j’approchai le plus qu’il me fut possible de la porte qui me séparait de la vie. Je m’assis sur une des pierres éparses, et j’appuyai ma tête sur mes mains : je ne sais combien de temps je restai dans cette position ; tout-à-coup, je fus frappé d’un léger bruit, et j’aperçus un papier que quelqu’un faisait passer sous la porte, dans un endroit où une légère inégalité dans le terrain rendait la tentative praticable. Je me baissai pour le saisir ; on le retira, mais l’instant d’après, une voix, dont mon émotion ne me permit pas de distinguer le son, dit tout bas : « Alonzo ! »

« Oui, oui, » répondis-je vivement. On me mit sur-le-champ le papier dans la main, et j’entendis l’inconnu qui se retirait avec promptitude. Je ne perdis pas un moment pour lire le peu de mots que contenait le billet : « Soyez ici demain soir à pareille heure. J’ai beaucoup souffert à cause de vous ; détruisez ceci. »

Ce billet était de l’écriture de mon frère Juan : de cette écriture que je connaissais si bien depuis notre dernière correspondance, de cette écriture dont je n’ai jamais contemplé les traits sans sentir renaître l’espérance dans mon sein. Je m’étonne que pendant ces vingt-quatre heures, mon émotion ne m’ait pas trahi aux yeux du couvent, mais peut-être n’est-ce que l’émotion occasionée par des causes frivoles qui se montre à l’extérieur. J’étais absorbé dans la mienne : il est du moins certain que pendant toute cette journée, mon âme ne cessait de se mouvoir comme le balancier d’une pendule, qui répéterait alternativement ces mots : il y a de l’espoir ! il n’y a pas d’espoir !

Le jour, ce jour éternel se termina à la fin. La soirée arriva ; oh ! comme j’épiais son ombre croissante ! Pendant les prières des vêpres, avec quelle joie je considérais les teintes d’or et de pourpre qui brillaient au travers des carreaux de la grande fenêtre de l’église ! Il était impossible de voir une soirée plus propice : elle était calme et obscure. Le jardin était désert, on n’y voyait pas une figure humaine ; aucun pied ne retentissait dans les allées solitaires. Je hâtai ma marche ; tout-à-coup je crus entendre le bruit d’une personne qui me suivait, je m’arrêtai : ce n’étaient que les palpitations de mon propre cœur que je distinguais dans le profond silence de ce moment fatal. Je posai la main sur ma poitrine, comme une mère qui cherche à pacifier son enfant. Cela ne l’empêcha pourtant pas de s’agiter. J’entrai dans le passage, j’approchai de la porte ; j’entendais toujours résonner dans mon oreille ces mots : Soyez ici demain à pareille heure. Je me baissai et j’aperçus, d’un œil qui semblait dévorer ce qu’il voyait, j’aperçus, dis-je, un morceau de papier sous la porte ; je le saisis et le cachai sous ma robe. Je tremblais à tel point de joie, que je ne savais comment faire pour l’emporter dans ma cellule sans que l’on me devinât. J’y réussis cependant, et quand je lus cet écrit, son contenu justifia bien mon émotion. Une grande partie en était cependant illisible, parce qu’il avait été jeté entre les pierres et sur une terre humide : sur la première page je pus distinguer seulement que mon frère avait été retenu à la campagne, pour ainsi dire en prison, et cela par l’influence du directeur. Un jour, se trouvant à la chasse avec un seul domestique, le désir de la liberté fit naître tout-à-coup en son esprit l’idée d’effrayer cet homme, pour en obtenir ce qu’il désirait ; en conséquence, il lui présenta le canon de son fusil, et le menaça de lui brûler la cervelle, s’il faisait la moindre résistance. Le domestique se laissa donc attacher à un arbre. La page suivante, quoique très-effacée, m’apprit que mon frère était arrivé heureusement à Madrid, où il avait reçu la première nouvelle du mauvais succès de mon appel. L’effet de cette nouvelle sur le tendre, l’ardent, l’impétueux Juan, se concevait facilement au style interrompu et irrégulier dans lequel il s’efforçait de le décrire ; il disait ensuite : « Je suis présentement à Madrid, fermement résolu de n’en pas sortir que je ne vous aie délivré ; cela n’est pas impossible, pourvu que vous ayez du courage. Il n’y a point de porte, pas même celle d’un couvent, qui soit inaccessible à une clef d’or. Mon premier but, celui d’obtenir le moyen de communiquer avec vous, paraissait d’abord aussi impraticable que votre fuite, et cependant j’y suis parvenu : j’ai appris que l’on faisait des réparations dans le jardin, et je me suis posté tous les jours devant la porte, dans l’espoir de vous rencontrer, en vous nommant souvent à voix basse. Ce ne fut que le sixième jour que vous y vîntes. »

Dans une autre partie de sa lettre, il décrivait plus amplement son projet. « De l’argent et du mystère, tels sont les premiers points auxquels nous devons nous attacher ; je ne crains point d’être dénoncé, grâce aux déguisemens que je porte. Je me procurerai moins facilement de l’argent, ma fuite a été si soudaine, que je n’ai pas songé à m’en pourvoir avant de partir de la campagne ; aussi ai-je déjà été obligé de vendre ma montre et mes bagues, pour me procurer de quoi vivre, et pour acheter des costumes. Je trouverais les plus fortes sommes en me nommant, mais cela pourrait offrir du danger. Le bruit de mon séjour à Madrid parviendrait infailliblement aux oreilles de mon père. Il faudra que je m’adresse à un Juif ; une fois que j’aurai de l’argent, je suis presque sûr de vous délivrer : j’ai déjà entendu parler d’un homme qui se trouve dans votre couvent, où il est caché pour des motifs fort extraordinaires. Il serait probablement facile de l’engager à… »

Les passages de la lettre qui suivaient paraissaient avoir été écrits à de longs intervalles. Les premiers mots que je pus lire, montraient quelle était la gaîté naturelle de cet être, le plus ardent, le plus léger et le plus généreux qui eût jamais été créé.

« N’ayez aucune inquiétude pour ce qui me regarde ; il est impossible qu’on me devine. J’ai toujours été connu pour le talent remarquable que je possède pour l’imitation, et ce talent m’est présentement de la plus grande utilité. Quelquefois je parcours les rues sous le costume d’un majo, avec d’énormes moustaches ; d’autres fois je prends l’accent d’un Biscayen, et comme l’époux de dona Rodriguez, je me dis aussi bon gentilhomme que le roi, parce que je viens des montagnes. Mais les déguisemens qui me plaisent le plus, sont ceux d’un mendiant ou d’un bohémien. Le premier me procure un accès dans les couvens, l’autre de l’argent et des nouvelles. Quand les courses et les stratagêmes de la journée sont passés, vous souririez en voyant le grenier et le grabat où l’héritier des Monçada se retire pour prendre du repos. Le sentiment de notre supériorité est quelquefois plus délicieux, quand il est renfermé dans notre propre sein, que quand tout le monde en est témoin. D’ailleurs, il me semble que le mauvais lit, le siége mal affermi, les poutres couvertes de toiles d’araignées, l’huile rance et tous les autres agrémens de ma nouvelle demeure, sont une espèce d’expiation de tous les torts que j’ai eus envers vous, Alonzo. Je m’attriste parfois au milieu de ces privations auxquelles je ne suis pas accoutumé, et cependant je suis soutenu par une sorte d’énergie sauvage et pleine de gaîté, qui fait le fond de mon caractère. Ma position me fait frémir la nuit, quand je rentre chez moi, et quand je place pour la première fois de ma propre main, la lampe sur le misérable foyer ; mais le matin je ris quand je me revêts de bizarres haillons, quand je décolore mon visage, et quand j’accentue mon langage au point que les habitans de la maison, qui me rencontrent sur l’escalier, ne reconnaissent pas leur commensal de la veille. Je change tous les jours de demeure et de costume. Ne craignez rien pour moi, mais venez tous les soirs à la porte du passage, car tous les soirs j’aurai pour vous des nouvelles fraîches. Mon industrie est infatigable, mon zèle ne se tarira pas ; mon cœur et mon âme sont tout de feu pour votre cause. Je déclare de nouveau que je ne quitterai pas ces lieux avant que vous soyez libre. Alonzo, comptez sur moi. ».

Je vous épargnerai, Monsieur, le détail de ce que j’éprouvai à la lecture de cette lettre. Ô mon Dieu, pardonnez-moi l’humilité avec laquelle je baisai ces caractères. J’aurais pu adorer la main qui les avait tracés. Je voyais un être si jeune, si généreux, si dévoué, sacrifier tous les agrémens que le rang, la jeunesse et le plaisir peuvent offrir ; endossant les déguisemens les plus vils, supportant les privations les plus déplorables, surtout pour un enfant fier et voluptueux comme lui, cachant ses souffrances sous une gaîté affectée et sous une magnanimité réelle, et faisant tout cela pour moi ! Oh mon Dieu ! quels furent mes sentimens !

Le lendemain au soir je retournai à la porte ; mais je ne vis pas de papier. J’attendis jusqu’à ce que l’obscurité fût si profonde que je ne l’eusse pu distinguer quand même il y en aurait eu. Le jour suivant je fus plus heureux. La même voix déguisée me dit tout bas : Alonzo ! et me sembla plus douce qu’aucune musique que j’eusse jamais entendue. Ce nouveau billet n’était que de quelques lignes : aussi je n’eus pas de peine à l’avaler aussitôt que je l’eus parcouru. Voici ce que j’y lus :

« J’ai trouvé à la fin un Juif qui consent à m’avancer une somme considérable. Il prétend qu’il ne me connaît pas ; mais je suis convaincu que mon nom ne lui est pas étranger. Du reste il ne me trahira pas : car l’intérêt usuraire qu’il me fait payer et ses pratiques illégales m’assurent de sa discrétion. Sous peu de jours je posséderai les moyens de vous délivrer, et j’ai été assez heureux pour découvrir comment ces moyens devront être employés. »

Le billet ne contenait que cela. Pendant quatre jours consécutifs, les travaux des ouvriers excitèrent une si vive curiosité dans le couvent, où il était facile d’en faire naître, que je n’osai rester dans le passage de peur de causer des soupçons. Pendant tout ce temps, je souffris non-seulement l’inquiétude d’une espérance suspendue, mais encore la crainte que le moyen de communication entre mon frère et moi ne fût entièrement rompu : car je savais que les ouvriers n’avaient plus que peu de jours à travailler. Je donnai cet avis à mon frère par la même voie que je recevais les siens. Puis je me reprochai de l’avoir pressé. Je réfléchis à la difficulté qu’il devait éprouver à rester caché, à faire des affaires avec des Juifs, à gagner les domestiques du couvent. Je songeai à tout ce qu’il avait entrepris et à tout ce qu’il avait souffert. Je craignais ensuite que toutes ces démarches ne fussent inutiles. Je ne voudrais pas recommencer ces quatre journées pour le plus beau trône de la terre. Le soir du cinquième jour je trouvai sous la porte un billet contenant ce qui suit :

« Tout est arrangé ! Je me suis assuré du Juif à des conditions bien dignes de lui. Il affecte d’ignorer mon véritable rang et les biens immenses que je dois posséder un jour ; mais il en est fort bien instruit et n’ose pas me trahir pour sa propre sûreté. Il sait qu’il suffirait d’un mot de moi pour le livrer à l’Inquisition. Il y a du reste dans votre couvent un misérable sur le compte duquel j’ai entendu raconter les bruits les plus épouvantables. Il a, dit-on, coupé le cou à son père pendant qu’il soupait, afin de se procurer une légère somme d’argent pour payer une dette contractée au jeu. C’est un Portugais. Après avoir fui la justice humaine dans sa patrie, il a voulu échapper aussi à celle de Dieu. En conséquence il a feint le repentir le plus complet et il est entré dans votre couvent où il est présentement frère-lai. Mais je sais de bonne part que son repentir n’est qu’un manteau dont il couvre le cœur le plus pervers. Il a espéré qu’il empêcherait par là que le gouvernement espagnol ne le livrât aux tribunaux de son pays. C’est sur les crimes de ce misérable que je fonde toutes mes espérances. Il n’hésitera point si l’on peut parvenir à le tenter. Il entreprendra de vous délivrer pour de l’argent, comme pour de l’argent il entreprendrait de vous étrangler dans votre cellule. Il envie à Judas les trente pièces d’argent pour lesquelles le Sauveur du monde fut vendu. Il vendrait son âme pour la moitié de ce prix. C’est là l’instrument avec lequel il faudra que je travaille. Il est horrible, mais nécessaire. J’ai lu que des plantes et des reptiles les plus venimeux on retirait les remèdes les plus efficaces. Je ferai de même. J’exprimerai le jus, et j’écraserai la plante sous mes pieds.

« Alonzo, ne tremblez point à ces mots. Ne souffrez point que vos habitudes prennent le dessus sur votre caractère. Confiez votre délivrance à moi et aux instrumens avec lesquels je suis forcé de travailler, et ne doutez point que la main qui trace ces lignes ne serre bientôt celle d’un frère heureux et libre. »

Je lus et relus plusieurs fois dans ma solitude ces lignes, et plus je les relisais, plus je sentais s’élever dans mon âme des doutes et des inquiétudes. Ma confiance diminuait à mesure et dans la même proportion que celle de mon frère semblait augmenter. Il y avait un contraste effrayant entre sa position indépendante et libre de toute crainte, et la solitude, la timidité et le danger de la mienne. Quoique je ne cessasse de brûler du désir et de l’espoir de me sauver par son courage et son adresse, je craignais cependant de confier mon sort à un jeune homme si impétueux : à un jeune homme qui avait quitté en secret la maison paternelle, qui vivait à Madrid de ruse et d’imposture, et qui avait engagé dans son entreprise un misérable, l’opprobre de la nature. Sur quel fondement reposait donc l’espoir de ma délivrance ? D’un côté sur la tendre énergie d’un être étourdi, entreprenant et sans soutien, et de l’autre sur la coopération d’un démon qui commencerait peut-être par s’emparer de la récompense promise et qui mettrait ensuite, en nous trahissant, le sceau à notre malheur mutuel et irréparable.

Livré à ces réflexions et souffrant des doutes les plus horribles, je délibérais, je priais, je versais d’abondantes larmes. J’écrivis enfin quelques mots à Juan pour lui faire connaître avec franchise mes doutes et mes craintes. J’exprimais d’abord les difficultés qui me paraissaient devoir s’opposer à ma fuite. Je disais : « Peut-on croire qu’un homme que tout Madrid, que toute l’Espagne poursuivra, pourra réellement parvenir à s’échapper ? La fuite d’un religieux est une chose par elle-même déjà presque impossible. Et comment pourrait-il ensuite rester caché ? Les cloches de tous les couvens de l’Espagne sonneraient d’elles-mêmes pour donner l’alarme sur sa désertion. Les pouvoirs civils, militaires et ecclésiastiques seraient tous sur le qui vive. Chassé, poursuivi, au désespoir, j’errerais de ville en ville sans trouver nulle part de retraite. Il me faudrait braver le courroux de l’Église, la vengeance des lois, la haine de la société, les soupçons du peuple au milieu duquel je serais obligé de me glisser, en évitant et en maudissant sa pénétration. Songez à tout cela et à la croix enflammée de l’Inquisition brillant dans le lointain pour couronner le reste. Ô Juan ! que ne pouvez-vous savoir les terreurs dans lesquelles j’ai vécu, dans lesquelles j’aimerais mieux mourir que de les éprouver de nouveau, dût ma délivrance en être la suite ! »

Je continuai long-temps sur le même ton ; je répétai l’observation du peu de chance qu’il y avait qu’un religieux espagnol pût quitter son couvent, et je terminais par demander à mon frère, quand même tout réussirait au gré de nos désirs, quand je parviendrais à sortir de ma prison, quand l’Inquisition ne me découvrirait pas ou fermerait les yeux sur ma fuite, ce que je deviendrais et comment je gagnerais ma vie. Je n’étais bon à rien ; je ne connaissais aucune profession.

Aussitôt que j’eus achevé cette lettre, une impulsion, dont il m’est impossible de rendre compte, fit que je la déchirai en mille morceaux, et les brûlai soigneusement l’un après l’autre à ma lampe. Je retournai ensuite veiller à la porte du passage, qui était pour moi la porte de l’espérance. En passant dans le corridor, je rencontrai un homme d’un aspect repoussant. Je me rangeai contre le mur, car j’avais pris pour règle de conduite de n’avoir avec les frères d’autres communications que celles que la discipline exigeait. Néanmoins, en passant devant moi, il toucha ma robe et me lança un regard significatif. Je compris sur-le-champ que c’était là la personne dont Juan m’avait parlé dans sa lettre. Quelques instants après, étant descendu au jardin, je trouvai un billet qui confirma mes conjectures. Il contenait ces mots :

« Je me suis procuré l’argent ; je me suis assuré de notre agent. C’est un démon incarné, mais son courage et son intrépidité ne peuvent être révoqués en doute. Promenez-vous dans le cloître demain soir. Quelqu’un touchera votre robe ; saisissez son poignet gauche, ce sera le signal. S’il hésite, dites-lui à l’oreille : Juan ! Il répondra Alonzo. C’est là votre homme. Suivez ses conseils. Il vous fera connaître toutes les démarches que j’ai faites. »

À la lecture de ce billet, il me semblait être devenu une machine montée pour remplir certaines fonctions auxquelles sa coopération est inévitable. L’active vigueur des mouvemens de Juan me donnait malgré moi l’impulsion, et n’ayant pas le temps de délibérer, je n’avais par conséquent pas celui de faire un choix. Quand une volonté étrangère et puissante agit de cette manière sur nous, quand un autre entreprend de presser, de sentir et d’agir pour nous, c’est avec plaisir que nous lui abandonnons notre responsabilité physique et même morale. Nous disons avec la lâcheté de l’égoïsme : Soit ! vous avez décidé pour moi ; sans réfléchir que le tribunal de Dieu n’admet point de caution. Je me promenai dès le lendemain soir dans le cloître. J’arrangeai mes vêtemens ; je composai mes regards ; on m’aurait cru plongé dans la plus profonde méditation. Je l’étais en effet ; mais je ne songeais pas aux sujets dont on me croyait occupé. Tandis que je marchais quelqu’un toucha ma robe. Je tressaillis, et, à ma grande consternation, je vis un des frères qui me demanda pardon de ce que la manche de sa tunique avait touché la mienne. Deux minutes après un autre religieux me toucha. Je sentis la différence. Il y avait une force intelligente et communicative dans ce mouvement. Ce dernier saisit ma robe comme quelqu’un qui ne craint point d’être connu, et qui n’a pas d’excuses à faire. Comment se fait-il que dans la vie le crime nous saisisse d’une main ferme et sans crainte, tandis que la conscience la plus pure tremble en glissant sur le bord de notre habit ? Je serrai son poignet d’une main mal assurée, et lui dis à l’oreille : Juan ! Il répondit : Alonzo ! et ne s’arrêta pas un moment. Il me resta pour lors quelques instans pour réfléchir à la singularité de ma destinée, qui se trouvait confiée à la fois à deux êtres dont l’un était l’honneur du genre humain et l’autre sa honte. J’éprouvais une antipathie incroyable pour toute communication avec un monstre qui avait essayé de laver son parricide dans une dévotion simulée. Je ne craignais pas moins les passions de Juan et sa précipitation. Enfin je fus convaincu que j’étais soumis à une puissance qui m’inspirait un invincible effroi, et qu’il fallait, pour me délivrer, obéir à tout ce que cette puissance exigerait de moi.

La soirée d’après, je commençai ma promenade. Je n’oserais affirmer que mon pas fût aussi ferme ; mais je puis attester qu’il avait une régularité artificielle bien plus parfaite que la veille. La même personne toucha de nouveau ma robe, et nomma à voix basse Juan. Après cela, je ne pouvais plus hésiter. Je dis en passant : « Je suis en votre pouvoir. » Une voix rauque me répondit : « Non, je suis dans le vôtre. » Je murmurai : « Soit. Je vous entends : nous nous appartenons. » — « Oui. Nous ne pouvons parler ici ; mais une occasion favorable s’offre à nous. Demain est la veille de la Pentecôte. Les membres de la communauté vont deux à deux à l’autel passer une heure en prière, et cette cérémonie continue toute la nuit. L’aversion que vous avez inspirée à tous les frères est si vive, qu’ils ont unanimement refusé de faire la prière avec vous. Vous serez donc seul. Votre heure est de deux à trois. Je viendrai vous trouver ; nous pourrons causer sans qu’on nous interrompe ou qu’on nous soupçonne. »

À ces mots, il me quitta. Tout se passa comme il me l’avait prédit. Les moines se rendirent deux à deux à la prière. Quand mon tour fut venu, on me réveilla, et je descendis seul à l’église.