Melmoth ou l’Homme errant/XL

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (6p. 248-274).


CHAPITRE XL.



Une observation singulière et qui cependant repose sur des faits bien avérés, c’est que les femmes qui sont obligées de supporter tous les inconvéniens et toutes les inquiétudes d’une grossesse clandestine, se portent mieux que celles qui jouissent des tendres soins de parens et d’amis attentifs ; et que des couches secrettes et illégitimes sont accompagnées de moins de dangers et de douleurs, que celles autour desquelles veillent et le talent et l’amitié. Isidora l’éprouva. La retraite dans laquelle sa famille vivait, l’humeur de dona Clara à qui le défaut de pénétration ne permettait pas de jamais rien soupçonner d’extraordinaire ; ces circonstances, jointes à la toilette du temps, lui permirent de cacher son état jusqu’au dernier moment. Quand ce moment approcha, on se figurera sans peine les préparatifs mystérieux qui eurent lieu. La nourrice importante, fière du dépôt qui allait lui être remis, la femme de chambre de confiance, le fidèle et discret médecin ; Melmoth procura à Isidora tout l’argent dont elle pourrait avoir besoin, et sa prodigalité l’aurait étonnée, vu l’extrême simplicité de ses manières, si elle avait pu penser à autre chose qu’au moment terrible qui approchait pour elle.

Un soir, quand tout annonçait que l’événement aurait lieu le lendemain, Melmoth qui était venu voir son épouse lui témoigna une tendresse plus vive qu’à l’ordinaire. Il la regardait souvent en silence et avec inquiétude. Il semblait avoir quelque chose à dire qu’il n’avait pas le courage de lui communiquer. Isidora, qui était versée dans ce langage muet, souvent plus expressif que celui de la parole, le pressait de lui dire ce qu’il pensait.

« Votre père revient, » dit enfin Melmoth avec regret. « Il sera certainement ici dans quelques jours ; peut-être même dans quelques heures. »

Isidora l’écouta dans un silence plein d’horreur.

« Mon père ! » s’écria-t-elle ; « je n’ai jamais vu mon père ! Oh ! comment oserais-je maintenant l’aborder !… Mais ma mère ignore-t-elle son retour ?… Pourquoi ne me l’a-t-elle pas annoncé ? »

— « Elle l’ignore encore ; mais elle ne tardera pas à l’apprendre. »

— « Et d’où avez-vous pu savoir une nouvelle qu’elle ignore ? »

Melmoth fit une courte pause ; sa physionomie prit une teinte plus sombre qu’elle ne l’avait fait depuis quelque temps ; il répondit enfin avec hauteur et avec une répugnance marquée : « Ne me faites plus jamais de question semblable. Les avis que je vous donne doivent être plus importans pour vous que les moyens dont je me sers pour les obtenir. Il suffit qu’ils soient vrais. »

« Pardonnez-moi, mon ami, » dit Isidora, « selon toutes les apparences, je ne vous offenserai plus. Ne me pardonnerez-vous donc pas ma dernière faute ? »

Melmoth paraissait trop absorbé dans ses réflexions pour pouvoir répondre même aux larmes de sa femme. Il ajouta après un moment de silence : « Votre futur époux arrive avec votre père… Le père de Montillo est mort… tout est arrangé pour votre mariage… Votre frère qui est allé au-devant d’eux les accompagne… On donnera une fête pour célébrer vos prochaines noces… Vous entendrez peut-être parler à cette fête d’un étrange convive… J’y serai ! »

Isidora restait muette d’horreur. « Une fête ! » s’écria-t-elle, « une fête nuptiale. Mais je suis déjà votre épouse et au moment de devenir mère ! »

Comme elle achevait ces mots, on entendit des pas de chevaux dans l’avenue. Les domestiques se mirent à traverser en tumulte les appartemens pour aller au-devant des nouveaux arrivés. Melmoth disparut sur-le-champ, avec un geste qui ressemblait à une menace, et en moins d’une heure Isidora s’agenouilla devant le père qu’elle n’avait jamais vu ; elle permit à Montillo de lui baiser la main et elle courut embrasser son frère qui, la voyant pâle et consternée, fut sur le point de repousser ses caresses.

La réunion se passa avec toute la solennité espagnole. Un calme trompeur régnait autour d’Isidora dont les inquiétudes s’étaient dissipées en s’apercevant que le moment qu’elle craignait, était moins proche qu’elle ne l’avait pensé. Elle souffrit avec assez de patience les préparatifs de ses noces. Elle montra du courage aux graves félicitations de son père et de sa mère, aux attentions mêlées d’égoïsme de Montillo, sûr désormais de posséder bientôt son épouse et sa dot ; enfin au consentement forcé de don Fernand qui ne cessait de répéter que sa sœur aurait pu prétendre à un parti plus illustre. Isidora écoutait tout avec sang-froid et se disait : quand ma main et celle de Montillo seraient déjà unies, Melmoth saurait bien m’arracher à lui. La persuasion vague du pouvoir surnaturel dont il était doué remplissait son esprit, et cette idée qui lui avait causé tant d’effroi dans l’origine de son amour, était alors la seule ressource, le seul espoir qui lui restât.

Le cœur du Seigneur Aliaga se dilatait en voyant approcher le moment qui devait mettre le sceau aux projets qu’il avait formés, et sa bourse s’ouvrant avec son cœur, il résolut de donner une fête superbe pour célébrer le mariage de sa fille. Isidora, quand elle entendit parler de cette fête, se rappela la prédiction de Melmoth, et les mots qu’il avait prononcés : J’y serai ! lui inspirèrent pendant quelques temps une horrible confiance ; mais à mesure qu’elle voyait les préparatifs s’avancer, quand elle s’entendit consulter sur les amusemens à offrir et sur la décoration des appartemens, le courage lui manqua et elle répondit par quelques mots incohérens et des regards égarés.

On se décida pour un bal masqué, et Isidora s’étant imaginé que Melmoth en profiterait, attendait avec impatience qu’il lui fît part des moyens qu’il comptait employer pour faciliter sa fuite. Il ne lui dit rien, et ce terrible silence confirmait et ébranlait alternativement la confiance qu’elle mettait en son pouvoir. Dans un moment de désespoir, elle s’écria :

« Retirez-moi, retirez-moi d’ici ! ma vie n’est rien ; mais ma raison est sans cesse menacée. Je ne puis supporter plus long-temps l’horreur de ma position. Pendant toute cette journée, on m’a fait traverser en tous sens des appartemens magnifiquement décorés pour un mariage impossible ! Ô Melmoth ! si vous ne m’aimez plus, ayez du moins pitié de moi. Sauvez-moi ! sauvez votre enfant ! vous m’avez dit que vous pouviez approcher de ces murs, y entrer sans que l’on vous aperçût ; vous vous êtes vanté du nuage dans lequel vous pouviez vous envelopper. Eh bien ! couvrez-moi de ce nuage, et que je me sauve sous ses plis affreux, dût-il être mon linceul. Songez à la nuit terrible de notre union ! Tremblante, je vous ai suivi. Les barrières s’ouvraient à votre voix ; vous parcouriez un sentier inconnu, et cependant je vous ai suivi. Oh ! si vous possédez réellement ce pouvoir mystérieux et inexplicable, que je n’ose croire et dont je ne puis douter ; faites-en usage dans cet affreux danger. Facilitez ma fuite, et quoique je sente que je ne vivrai point pour vous en témoigner ma reconnaissance, songez que je parle au nom d’un être encore sans voix, mais qui un jour vous remerciera pour moi ! »

Pendant qu’elle prononçait ce discours, Melmoth, attentif, gardait un profond silence. À la fin, il lui dit : « Vous abandonnez-vous donc à moi ? »

— « Hélas ! ne l’ai-je pas déjà fait ? »

— « Une question n’est pas une réponse. Voulez-vous, renonçant à tout autre engagement, à toute autre espérance, vous fier à moi seul, pour vous tirer de l’embarras cruel où vous vous trouvez ? »

— « Oui, je le veux. »

— « Voulez-vous me promettre que si je vous rends le service que vous me demandez, si j’emploie pour vous le pouvoir que vous m’attribuez, vous serez à moi ? »

— « À vous ! Ne le suis-je pas déjà ? »

— « Vous vous livrez donc à ma protection ! Vous cherchez volontairement le secours du pouvoir que je puis vous promettre ? Vous voulez que j’emploie ce pouvoir pour vous sauver ?… Parlez !… Est-ce que j’interprète bien vos sentimens ? Je ne puis exercer ce pouvoir que vous invoquez, à moins que vous ne l’exigiez vous-même. J’ai attendu que vous fissiez cette demande. Vous l’avez faite. Plût au ciel qu’elle ne l’eût jamais été ! » L’expression d’une atroce douleur altéra ses traits, comme il disait ces mots. Il ajouta ensuite : « Mais vous pouvez encore vous rétracter. Réfléchissez-y bien ! »

— « Vous ne voulez donc pas me sauver de la honte et du danger ?… Est-ce là la preuve que j’avais lieu d’attendre de votre amour ?… Est-ce là ce pouvoir si vanté ? »

— « Si je vous conjure de réfléchir, si j’hésite moi-même et si je tremble… c’est pour vous donner le temps d’écouter les conseils salutaires de votre bon ange. »

— « Oh ! sauvez-moi, » dit Isidora, en tombant à ses pieds, « et vous serez mon ange tutélaire ! »

Melmoth frémit en entendant ces paroles. Il la souleva, la consola et lui promit d’une voix sombre d’assurer sa fuite ; puis tout-à-coup s’éloignant d’elle, il se mit à parcourir la chambre en prononçant des mots entrecoupés. Tout-à-coup ses regards s’arrêtèrent sur un magnifique costume étalé sur une chaise.

« Qu’est-ce que cela signifie ? » s’écria-t-il.

« C’est la robe que je dois porter ce soir à la fête, » répondit Isidora. Mes femmes approchent. Je les entends à la porte. Oh ! que mon cœur battra quand je mettrai ces brillans vêtemens… « Vous ne m’abandonnerez donc pas ! » ajouta-t-elle au comble de l’inquiétude et de l’égarement.

« Ne craignez rien, » dit Melmoth d’un ton grave. « Vous avez imploré mon secours, et il vous sera accordé. Puisse votre cœur être plus tranquille quand vous ôterez cette robe, qu’au moment où vous allez la mettre ! »

L’heure avançait, et la société commençait à arriver. Isidora, élégamment parée, se mêlait dans les groupes, heureuse de la facilité que son masque lui procurait, pour cacher la pâleur de ses traits. Elle ne dansa qu’un instant avec Montillo, et s’excusa ensuite, sous prétexte qu’elle devait assister sa mère à recevoir et à entretenir ses amis.

Après un banquet somptueux, la danse recommença dans le salon, et Isidora s’y rendit avec les autres. Son cœur battait avec violence. Melmoth avait promis de venir à minuit, et elle voyait à la pendule qu’il n’y manquait plus qu’un quart d’heure. Bientôt le moment arrive, l’heure sonne. Isidora dont les yeux étaient restés jusqu’alors fixés sur la pendule, les retira avec un mouvement de désespoir ; tout-à-coup elle sentit que l’on touchait légèrement son bras. Un des masques se baissa vers elle, et lui dit à l’oreille : « Je suis ici ! » En même temps, il lui fit le signal dont elle était convenue avec Melmoth. Isidora n’ayant pas la force de répondre, ne put que répéter le signal.

« Hâtez-vous, » ajouta-t-il ; « tout est préparé pour notre fuite : il n’y a pas un moment à perdre ; je vais vous laisser pour un instant ; mais, dans quelques momens, venez me trouver sous le portique occidental ; les lampes y sont éteintes, et les domestiques ont oublié de les rallumer. Silence et promptitude ! »

Il disparut en parlant, et Isidora ne tarda pas à le suivre. Quoique le portique fût en effet obscur, le reflet de la lumière qui brillait dans les salons lui permit de reconnaître la figure de Melmoth. Il prit, sans rien dire, le bras d’Isidora sous le sien, et la pressa de quitter ce lieu.

« Arrête, scélérat, arrête ! » s’écria don Fernand, qui, suivi de Montillo, s’élança du balcon. « Où entraînes-tu ma sœur ?… Et toi, malheureuse, où veux-tu fuir, et avec qui ? »

Melmoth voulut passer en soutenant d’un bras Isidora, tandis que de l’autre il s’efforçait de repousser don Fernand ; mais celui-ci, ayant tiré l’épée, se plaça directement devant eux, et cria à Montillo de donner l’éveil à la maison, et d’arracher Isidora au ravisseur.

« Éloignez-vous, insensé, éloignez-vous ! » s’écria Melmoth ; « vous courez au trépas !… Je ne cherche point votre mort… Il me suffit d’une victime dans cette famille… Laissez-nous passer, ou vous périssez ! »

« Fanfaron ! prouvez ce que vous dites, » reprit don Fernand lui poussant une botte que Melmoth se contenta de parer froidement avec la main.

— « En garde, lâche ! ou je réussirai mieux ! »

Melmoth tira lentement son épée.

« Jeune homme ! » dit-il d’une voix terrible, si je tourne ce fer contre vous, votre mort est inévitable. Soyez donc plus sage, et laissez-nous passer. »

Don Fernand ne répondit que par une nouvelle botte, qui força enfin Melmoth de se mettre en défense.

Cependant les cris d’Isidora étaient parvenus jusqu’aux danseurs, qui arrivaient en foule dans les jardins. Les domestiques les suivaient avec des flambeaux, et la scène du combat, entourée de cent spectateurs, offrit en un instant la clarté du jour.

« Séparez-les ! séparez-les ! sauvez-les ! » s’écriait Isidora aux pieds de son père et de sa mère, qui, ainsi que le reste de la société, contemplaient ce spectacle dans un étonnement rempli d’horreur.

« Sauvez mon frère ! sauvez mon époux ! » continua Isidora.

Dans cet instant, la vérité toute entière s’offrit à l’esprit de dona Clara, qui, après avoir jeté un regard d’intelligence au père Jozé, tomba sans connaissance sur le gazon.

Le combat fut aussi court qu’inégal. En moins d’un instant, Melmoth passa deux fois son épée au travers du corps de don Fernand, qui expira aux pieds de sa sœur. Un silence affreux régna pendant quelques instans, et fut suivi du cri : « Saisissez le meurtrier ! » La foule aussitôt entoura Melmoth. Il n’essaya point de se défendre ; mais, s’étant éloigné de quelques pas, il remit son épée dans le fourreau, et écarta les assistans par le seul mouvement de son bras. La force intérieure, au-dessus de toute force physique qu’il déploya dans ce moment, semblait clouer tous les spectateurs à leurs places.

La lumière des lustres, que quelques domestiques tremblans élevaient pour le regarder, tombant en plein sur sa figure, quelques voix, saisies d’horreur, s’écrièrent : « Melmoth, l’homme errant ! »

— « C’est moi !… oui, c’est moi !… Qui maintenant osera s’opposer à mon passage ? Qui voudra se rendre le compagnon de ma fuite ? Je ne cherche point à présent à vous faire de mal ; mais je ne veux point être retenu. Pourquoi cet insensé n’a-t-il pas cédé à ma voix plutôt qu’à mon épée ?… Une seule corde sensible pouvait vibrer dans mon cœur ; cette corde est maintenant rompue pour toujours ! Je ne tenterai plus de femmes ! L’ouragan qui ébranle les montagnes et renverse les cités, doit-il descendre pour éparpiller les feuilles d’une rose ? »

Comme il parlait, ses regards tombèrent sur Isidora, qui était couchée, sans mouvement, à ses pieds et à côté de don Fernand. Il se baissa vers elle ; il sentit qu’elle respirait encore ; et, s’approchant de son oreille, il lui dit, d’une voix assez basse pour qu’aucun autre ne pût l’entendre : « Isidora ! voulez-vous fuir avec moi ? Voici le moment. Tous les bras sont paralysés ; tous les esprits sont glacés ! Isidora, levez-vous et fuyons ! Voici l’heure de votre sûreté ! »

Isidora, qui reconnut sa voix, leva pour un moment la tête, fixa d’abord les yeux sur lui, puis jeta un regard douloureux sur le corps ensanglanté de son frère et retomba sur ce corps. Melmoth se releva précipitamment ; les convives firent un mouvement hostile ; il les regarda fixement ; ils restèrent tous pétrifiés. Les domestiques tremblans levaient les torches, comme pour éclairer sa route. Il traversa le groupe sans être inquiété, et ne s’arrêta que quand il arriva près de don Francisco d’Aliaga, qui muet d’horreur, contemplait son fils et sa fille.

« Malheureux vieillard ! » s’écria-t-il en regardant le père infortuné, qui leva les yeux pour voir quel était celui qui lui adressait la parole, et qui reconnut quoiqu’avec peine l’étranger, son terrible compagnon de voyage ; « Malheureux vieillard !… vous fûtes averti !… mais vous négligeâtes l’avis… Je vous conjurais de sauver votre fille… je savais mieux qu’un autre le danger qu’elle courait… vous aimâtes mieux sauver votre or ; maintenant, comparez ce qui vous reste avec ce que vous avez perdu ! Je me suis placé entre moi-même et elle… j’ai averti… j’ai menacé… Ce n’était pas à moi à descendre à la prière. Malheureux vieillard ! voyez quel a été le résultat de votre imprévoyance ! »

Après avoir parlé, Melmoth se retourna lentement pour partir. Des exécrations involontaires le poursuivirent, et le prêtre élevant la voix avec indignation, s’écria : « Partez, être maudit, et ne nous troublez pas. Partez, maudit, et pour maudire ! »

« Je pars vainqueur et pour vaincre, » répondit Melmoth avec un triomphe sauvage et féroce.

Il disait vrai. Nul n’osa le toucher. La marque était sur son front. Ceux qui savaient la distinguer, savaient aussi que tout effort humain eût été inutile ; ceux à qui elle restait cachée n’en éprouvaient pas moins une horreur qui les rendait immobiles. Il quitta le jardin, et à l’instant il s’éleva un cri général : « Il faut l’abandonner à la vengeance de Dieu ! »