Melmoth ou l’Homme errant/XXXII

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (5p. 238-267).


CHAPITRE XXXII.



« L’épouse de Walberg, qui était d’un caractère froid et raisonnable, et à qui ses malheurs avaient donné une prévoyance inquiète et jalouse, ne se laissait pas enivrer autant que les autres par la prospérité présente de sa famille. Son esprit était rempli de pensées qu’elle ne pouvait communiquer à son mari, et que parfois elle aurait voulu ne pas s’avouer à elle-même ; mais elle s’ouvrit entièrement au bon prêtre qui venait souvent les voir, et leur apporter de nouvelles marques des bontés de Guzman. Elle lui dit que, quoiqu’elle fût reconnaissante des bienfaits de son frère, qui lui assurait l’aisance et lui promettait l’opulence, elle désirait néanmoins que l’argent que la libéralité de Guzman avait consacré à donner à ses enfans une éducation toute d’agrément, pût au contraire servir, du moins en partie, à leur procurer les moyens de gagner leur vie et de venir au secours de leurs parens. Elle donna à entendre, faiblement à la vérité, que les sentimens favorables de son frère pouvaient changer ; mais elle appuya davantage sur la réflexion que ses enfans étaient étrangers en Espagne et professaient une religion qui y était mal vue ; ce qui, en cas de malheur, leur occasionnerait mille difficultés pour subsister. Elle supplia donc l’ecclésiastique d’user de son influence sur son frère, pour obtenir ce qu’elle désirait, comme si… Elle s’arrêta.

« Le bon et obligeant ecclésiastique l’écouta avec attention, et après avoir satisfait à sa conscience, en la conjurant de renoncer à ses opinions hérétiques, seul moyen de se réconcilier avec Dieu et avec son frère, et en ayant reçu un refus tranquille, mais positif, il procéda à lui offrir le meilleur conseil temporel qu’il lui fût possible. Ce conseil consista à élever ses enfans conformément aux désirs de son frère, et d’y employer tout l’argent qu’il lui fournissait en abondance pour ce but. Il ajouta, en confidence, que Guzman, quoique durant le cours de sa longue vie, il n’eût éprouvé d’autre passion que celle d’amasser de l’argent, avait été tout-à-coup saisi du démon de l’ambition, et ne pouvant le contenter pour lui-même, il voulait que du moins ses héritiers fussent à tous égards semblables, pour les connaissances et le bon ton, aux descendans des premières familles de l’Espagne. L’épouse de Walberg céda à ses avis, avec des larmes qu’elle s’efforça de cacher au prêtre, et dont elle avait effacé jusqu’aux moindres traces avant de se retrouver avec son époux.

« En attendant, les projets de Guzman se réalisaient avec rapidité. Une belle maison fut louée pour Walberg ; ses fils et ses filles étaient vêtus avec magnificence, et quoique l’éducation fût à cette époque très-défectueuse en Espagne, on les instruisit de tout ce qui pouvait les faire aller de pair avec les enfans des hidalgo. Guzman avait sévèrement défendu qu’ils reçussent la moindre instruction dans les occupations ordinaires de la vie. Le père triomphait, la mère était affligée ; mais elle cachait son chagrin, et se consolait par la pensée que les arts d’agrément mêmes que ses enfans apprenaient, pourraient un jour leur être utiles : car Inès était une femme à qui l’expérience du malheur avait appris à regarder toujours l’avenir d’un œil inquiet, et cet œil ne manquait jamais de découvrir, avec une fatale exactitude, la moindre tache qui obscurcissait le soleil du bonheur, dont son existence pleine de vicissitudes avait été si rarement éclairée.

« Les ordres de Guzman furent ponctuellement suivis. Les jeunes gens se plongèrent dans leur nouvelle existence avec toute l’avidité de la jeunesse ; l’heureux père se glorifiait dans la beauté et les progrès de ses enfans. L’inquiète mère soupirait en secret, et les vieux grands parens, dont les infirmités avaient été augmentées par leur voyage en Espagne, et peut-être encore plus par les émotions, qui sont une habitude pour la jeunesse, mais que l’âge n’éprouve que comme des convulsions, restaient dans leurs larges bergères, jouissant d’une douce oisiveté, dormant souvent, et ne s’éveillant que pour sourire à leurs enfans et à eux-mêmes.

« Pendant ce temps l’épouse de Walberg suggérait de temps à autre un avis prudent, que personne ne voulait écouter. Parfois elle conduisait ses enfans du côté de la maison de leur oncle. Elle se promenait en long et en large avec eux dans la rue, et levait de temps en temps son voile, comme pour essayer si son œil ne pourrait pas percer les murs qui cachaient son frère à sa vue ; puis jetant un coup d’œil sur les riches vêtemens de ses enfans, elle soupirait et rentrait tristement chez elle. Cet état d’incertitude ne dura pas long-temps.

« L’ecclésiastique, qui était le confesseur de Guzman, venait souvent les voir. Il avait pour cela deux motifs ; le premier était de distribuer les bienfaits de Guzman, en qualité d’aumônier ; et le second, de faire sa partie d’échecs, jeu auquel il était d’une grande force, et où il trouvait un digne adversaire dans Walberg. Il prenait, du reste, intérêt à sa famille et à son sort. Ce bon prêtre, s’il visitait ainsi des hérétiques, mettait sa conscience à l’abri en jouant aux échecs avec le père, et en priant quand il était seul pour la conversion de la famille.

« Un soir pendant qu’il faisait sa partie, un messager vint l’appeler sur-le-champ chez le seigneur Guzman. L’ecclésiastique laissa sa dame en prise, et s’empressa d’aller parler au messager. La famille de Walberg, émue au dernier point, se levait pour le suivre. Elle s’arrêta à la porte et chacun se remit à sa place avec un mélange d’inquiétude sur le sujet du message, et de honte de la position dans laquelle on aurait pu les trouver. En se retirant, ils entendirent cependant ces mots : Il va rendre le dernier soupir… il vous envoie chercher… il ne faut pas tarder un moment. Le prêtre sortit sans laisser au commissionnaire le temps d’achever.

« La famille rentra chez elle, et quelques heures se passèrent dans un profond silence qui n’était interrompu que par le bruit du balancier de la pendule ou par celui des pas de Walberg qui, de temps à autre, se levait avec promptitude de sa chaise et traversait l’appartement. À ce bruit on se retournait, comme si l’on se fût attendu à voir entrer quelqu’un ; mais les traits silencieux de Walberg répondaient que ce n’était rien. On ne se coucha pas de toute la nuit. Les chandelles s’éteignirent ; personne ne s’en aperçut ; l’aurore parut ; nul n’observa qu’il fît jour. Dieu !… comme il souffre long-temps ! s’écria Walberg involontairement et ces mots quoique dits à demi-voix, firent tressaillir tous les assistans : car c’étaient les premiers accens d’une voix humaine qui, depuis long-temps se fissent entendre à leurs oreilles.

« Dans ce moment on frappa un coup à la porte de la rue, et bientôt après des pas retentirent dans le corridor qui conduisait à l’appartement où la famille était réunie. La porte s’ouvrit et l’ecclésiastique parut. Il s’avança dans la chambre sans parler et sans qu’on lui adressât la parole. Ce silence ne dura cependant qu’un instant. Il s’arrêta tout-à-coup et dit : Tout est fini ! Walberg posa ses deux mains sur son front et s’écria : Dieu soit loué ! Sa femme pleura un moment en songeant que son frère était mort ; mais par amour pour ses enfans, elle chassa ses pensées tristes et demanda des détails. Le prêtre ne put rien dire sinon que Guzman était mort, que le scellé avait été mis sur tous ses effets et que son testament devait être ouvert le lendemain.

« Pendant toute la journée suivante, la famille resta dans cette attente mêlée d’inquiétude qui ne permettait de penser qu’à un seul sujet. Les domestiques préparèrent les repas aux heures ordinaires, mais personne n’y toucha. Vers midi un personnage grave en habit de notaire, fut annoncé, il venait appeler Walberg à être présent à l’ouverture du testament de Guzman.

« Celui-ci se préparait à s’y rendre ; mais sa distraction était si grande qu’il serait sorti sans chapeau et sans manteau si ses enfans ne les lui eussent offerts. Accablé par ses sensations, il s’assit sur une chaise pour essayer de se remettre.

« Vous ferez mieux de n’y pas aller, mon ami, dit sa femme avec douceur.

« Oui, je crois, répondit Walberg, que je suivrai votre avis, et il retomba sur le siége dont il s’était levé à moitié.

« Le notaire allait se retirer, après avoir fait une révérence cérémonieuse, quand Walberg se reprit et dit : Je veux aller, en ajoutant à cette phrase un juron allemand dont le sens guttural fit tressaillir l’homme de loi. Je veux aller, répéta Walberg, et à l’instant même il tomba sur le parquet, épuisé de fatigue, de besoin et d’une foule d’émotions impossibles à décrire.

« Le notaire se retira et quelques heures se passèrent encore à former des conjectures pénibles que la mère exprimait en joignant les mains et en étouffant des soupirs ; le père en détournant les yeux et gardant un profond silence et en étendant souvent vers ses enfans des mains qu’il retirait sur-le-champ comme s’il eût craint de les toucher ; les enfans enfin ne cessaient de peindre les alternatives d’espérance et de crainte qu’ils éprouvaient. Le vieux couple restait immobile ne sachant ce qui se passait.

« Le jour avançait ; les domestiques dont la munificence du défunt ne leur avait pas laissé manquer, annoncèrent que le dîner était servi : Inès qui conservait plus de présence d’esprit que le reste, fit sentir à son mari qu’il était nécessaire de ne pas trahir leur émotion en présence des gens de la maison. Il obéit machinalement et passa dans la salle à manger, oubliant pour la première fois d’offrir le bras à son père infirme. Toute la famille le suivit ; mais quand elle fut assise à table, elle parut ne pas savoir quel motif l’y avait rassemblée. Walberg consumé par cette soif que donne l’inquiétude et que rien ne peut apaiser, ne cessait de demander à boire, et sa femme qui éprouvait l’impossibilité de manger en présence des domestiques étonnés, les renvoya par un signal, mais ne sentit point revenir son appétit par leur départ. Vers la fin de ce triste repas, on vint dire à Walberg que quelqu’un le demandait. Il sortit et revint au bout de quelques minutes ; sa figure ne paraissait point changée. Il se rassit, et sa femme seule remarqua un sourire amer et égaré qui se peignait sur son visage pendant qu’il versait un grand verre de vin ; après l’avoir approché de sa bouche, il s’écria : À la santé des héritiers de Guzman ! Ensuite, au lieu de boire le vin, il lança le verre par terre et se couvrant le visage de la nappe, il s’écria : Pas un ducat ! pas un ducat ! Il a tout laissé à l’Église ! Pas un ducat !

« Le soir l’ecclésiastique vint les voir et les trouva plus tranquilles. La certitude du malheur leur avait donné une espèce de courage. L’inquiétude est le seul mal contre lequel il ne soit pas possible de se défendre. L’honnête courroux et les discours encourageans du prêtre furent un baume pour leurs oreilles et pour leurs cœurs. Il déclara que les moyens les plus infâmes avaient pu seuls, selon lui, changer les intentions du mourant. Il ajouta qu’il était prêt à attester, devant tous les tribunaux de l’Espagne, que peu d’heures avant sa mort il avait encore manifesté hautement le désir de laisser tous ses biens à sa sœur, et qu’il avait fait un testament à cet effet d’une date peu ancienne. Enfin le bon prêtre engagea fortement Walberg à plaider cette affaire, lui promettant sa recommandation auprès des meilleurs avocats de Séville, et tous les secours dont il pourrait avoir besoin, excepté de l’argent qu’il n’était pas en état d’offrir.

« La famille se coucha remplie d’espérance et dormit tranquillement. Une circonstance seule marqua un changement dans leurs sentimens et dans leurs habitudes. Comme ils allaient se retirer, le vieillard, posant doucement sa main sur l’épaule de Walberg, lui dit : Mon fils, ne ferons-nous pas la prière avant de nous coucher ?

« Pas ce soir, mon père, répondit Walberg qui craignait de faire de la peine au bon ecclésiastique en remplissant devant lui les devoirs d’un culte hérétique, et qui sentait d’ailleurs que son émotion était trop vive pour lui permettre d’apporter à ce devoir toute la gravité convenable, pas ce soir ; je suis trop… heureux !

« L’ecclésiastique remplit ponctuellement sa promesse. Les premiers avocats de Séville se chargèrent de la cause de Walberg ; l’ecclésiastique les instruisit de tout ce qui s’était passé à sa connaissance entre Guzman et sa famille. Les espérances de Walberg augmentaient de jour en jour. Au moment de la mort de Guzman, sa sœur avait chez elle une somme d’argent assez considérable ; mais cette somme ne tarda pas à être dépensée ainsi que les épargnes d’Inès, qu’elle sacrifia volontiers au bien général, dans la confiance surtout du gain de leur procès. Quand tout fut consommé, il resta encore quelques ressources : les meubles furent vendus, comme il arrive d’ordinaire, pour le quart de leur valeur, les domestiques furent renvoyés, et Inès, établie dans une humble habitation des faubourgs, reprit sans regret avec ses filles, les travaux domestiques auxquels elles s’étaient livrées en Allemagne. Parmi tous ces changemens les grands parens n’en éprouvèrent d’autre que le changement du lieu, dont ils parurent du reste s’apercevoir à peine. Les attentions assidues qu’Inès avait pour eux étaient plutôt augmentées que diminuées par la circonstance qui la forçait de les servir elle-même. Elle faisait, ainsi que ses enfans, les repas les plus modestes, afin d’être en état de leur offrir toutes les délicatesses qui pouvaient flatter le goût de la vieillesse et le leur en particulier.

« Cependant les plaidoieries avaient commencé, et pendant deux jours les avocats de Walberg parurent assurés du succès. Le troisième jour les adversaires reprirent leur avantage. Walberg revint chez lui accablé de tristesse. Sa femme s’en aperçut et n’affecta pas une insouciance qui aurait aigri le sentiment de son malheur ; mais elle s’occupa tranquillement et comme à son ordinaire des soins de son ménage, en faisant seulement attention à ne pas trop s’éloigner de sa présence. Quand on se sépara pour la nuit, le vieux Walberg, par une singulière coïncidence, rappela de nouveau à son fils qu’il oubliait la prière. Pas ce soir, dit le fils avec impatience ; pas ce soir ; je suis trop… malheureux ! — Ainsi, reprit le vieillard levant les mains au ciel, et parlant avec une énergie qu’il n’avait pas montrée depuis plusieurs années ; ainsi, ô mon Dieu ! la prospérité et le malheur nous fournissent également des excuses pour vous négliger !

« Quand Walberg vit son père s’éloigner de la chambre, il appuya sa tête sur le sein de sa femme et versa quelques larmes. Inès dit en elle-même : ce sacrifice que Dieu demande est un esprit pénétré de douleur ; vous ne rejetez pas, ô mon Dieu ! un cœur contrit et humilié.

« La cause avait été poussée avec une vigueur et une promptitude sans exemple dans les tribunaux de l’Espagne. Le quatrième jour avait été fixé pour la dernière réplique et pour la prononciation du jugement. Le jour parut ; Walberg se leva dès l’aurore, et se promena pendant quelques heures devant les portes du palais de justice. Quand elles s’ouvrirent, il y entra, et s’assit machinalement sur un banc dans la salle qui était vide, et cela avec un regard qui marquait autant d’attention et le même intérêt que si la cour avait été assemblée et la cause sur le point d’être décidée. Après un silence de quelques momens, il soupira, tressaillit et paraissant se réveiller d’un songe, il quitta sa place, et se promena dans les passages déserts jusqu’à ce que l’audience fût près de commencer.

« Elle s’ouvrit de bonne heure, et les avocats des deux côtés déployèrent tous leurs talens. Walberg ne quitta pas un instant sa place jusqu’à ce que tout fût terminé. Il est inutile d’entrer dans de grands détails ; on pourra calculer sans peine la chance que pouvait avoir en Espagne un hérétique quand ses intérêts se trouvaient opposés à ceux de l’Église.

« La famille avait passé toute cette journée dans la chambre la plus retirée de son humble demeure. Everard avait voulu accompagner son père ; mais sa mère l’avait retenu. Les sœurs laissaient tomber involontairement de temps à autre leur ouvrage, et l’auraient tout-à-fait oublié, si leur mère ne les avait fait souvenir de le reprendre. Elles le reprenaient en effet, mais elles y faisaient des erreurs si étranges, qu’Inès, riant à travers ses larmes, finit par le leur ôter, et leur donna une occupation active dans le ménage.

« Cependant la soirée avançait. Par momens, toute la famille se levait et courait à la fenêtre pour voir si leur chef ne revenait pas. La mère ne s’y opposait plus. Oisive et silencieuse elle-même, elle restait tranquille, et sa tranquillité contrastait avec la turbulente impatience de ses enfans. Voilà mon père, s’écrièrent-ils tous à la fois, en voyant une personne traverser la rue. Ce n’est pas mon père, reprirent-ils en voyant cette même personne se retirer de nouveau. Elle avança encore, puis s’éloigna une seconde fois. Ils entendirent à la fin frapper un coup à la porte. Inès courut ouvrir elle-même. On passe rapidement devant elle comme une ombre. Elle suit, saisie de terreur, et revenant dans la salle, elle voit son époux à genoux au milieu de ses enfans qui s’efforçaient en vain de le relever, pendant qu’il ne cessait de répéter : Non, laissez-moi m’abaisser ; je vous ai ruinés tous ! La cause est perdue, et je vous ai réduits tous à la misère !

« Levez-vous, levez-vous, père chéri, s’écrièrent les enfans en l’entourant ; rien n’est perdu puisque vous êtes sauvé.

« Levez-vous, mon ami, dit Inès en prenant son mari par le bras ; quittez cette posture humiliante et contre nature. Aidez-moi, mes enfans ! mon père, ma mère ; ne voulez-vous pas m’aider ?

« Pendant qu’elle parlait, les faibles vieillards s’étaient levés et avaient joint leurs efforts impuissans aux siens. Ce spectacle fit plus d’effet que tout le reste sur Walberg. Il céda ; on le plaça sur une chaise autour de laquelle se réunirent sa femme et ses enfans, tandis que les vieux parens retournaient à leur place, et semblaient avoir déjà perdu le souvenir de la scène qui leur avait donné pour un moment une force miraculeuse.

« L’excès même de leur malheur était peut-être un bonheur pour eux, en ce qu’il ne leur permettait pas de se livrer pendant long-temps à leur douleur. La voix de la nécessité se fit entendre et leur cria qu’il fallait dès-lors songer au lendemain. Combien d’argent vous reste-t-il ? furent les premiers mots que Walberg adressa à sa femme ; et quand elle lui eut nommé à l’oreille la faible somme que les frais du procès leur avaient laissée, il jeta un cri d’horreur et se débarrassant de ses bras, il se leva et traversa la chambre comme s’il avait voulu en sortir pour se trouver seul. Dans ce moment il aperçut le plus jeune de ses enfans, jouant avec les habits de son grand-père : on le lui avait souvent défendu, mais il y revenait toujours. Walberg court à lui, le frappe avec violence, puis tout-à-coup, le prenant dans ses bras, il lui dit de sourire le plus long-temps qu’il pourrait.

« Il leur restait assez pour la dépense d’une semaine. Cette circonstance fut pour eux une source de consolation. Après qu’Inès eut pris soin de ramener les parens de son époux dans la chambre, elle se réunit au reste de leur famille, et ils passèrent toute la nuit à former des projets pour l’avenir. Dans le cours de leur longue et triste conférence, l’espoir se ranima par degrés dans leurs cœurs et ils se fixèrent sur un projet qui devait leur procurer des moyens d’existence. Walberg devait s’offrir pour donner des leçons de musique, Inès et sa fille devaient travailler en broderie, et Everard qui possédait des talens remarquables, tant pour le dessin que pour la musique, devait tâcher de se rendre utile dans ces deux arts. Ils comptaient beaucoup sur la protection du bon prêtre pour réussir.

« Nous ne mourrons pas de faim, dirent les enfans pleins d’espoir.

« Je me flatte que non, répondit Walberg en soupirant.

« Sa femme qui connaissait l’Espagne garda le silence. »