Melmoth ou l’Homme errant/XXXIV

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (6p. 5-45).


CHAPITRE XXXIV.



« La mendicité paraissait devoir être désormais la seule ressource de cette malheureuse famille. Elle se décida à en faire l’essai dès le soir même. Le malheureux père ne changea pas de place le reste de la journée. Inès s’efforça de réparer encore les habits de ses enfans, qui étaient en si mauvais état, que chaque point qu’elle faisait, occasionnait une nouvelle déchirure.

« Le grand-père, toujours assis dans son ample bergère, grâce aux soins d’Inès, car son fils était devenu fort indifférent sur son compte, regarda l’ouvrage que tenait sa bru, et s’écria, avec toute la pétulance de la vieillesse : Oui, oui, vous les couvrez de broderies, tandis que mes vêtemens sont en lambeaux !… En lambeaux ! répéta-t-il en soulevant le bras pour montrer les habits que la famille malheureuse avait eu de la peine à lui laisser. Inès s’efforça de l’apaiser en lui montrant son ouvrage et lui prouvant qu’elle se bornait à réparer les anciens vêtemens de ses enfans ; mais elle entendit, avec une horreur inexprimable, son époux irrité des discours du vieillard, assouvir son effroyable indignation dans un langage qu’elle essaya d’étouffer en approchant encore davantage de son beau-père, afin de fixer sur elle et sur son travail son attention égarée. Elle n’eut pas de peine à réussir, et tout alla bien jusqu’à ce qu’il fallût se séparer pour la nouvelle occupation qui devait remplir leur soirée. Ce fut alors qu’un sentiment inconnu agita le cœur des jeunes gens. Julie se rappela l’aventure qui lui était arrivée ; elle songea à l’or, au langage flatteur, aux tendres accens du cavalier. Elle voyait sa famille périr de besoin autour d’elle ; elle sentait ce même besoin dévorer ses entrailles, et en jetant les yeux autour de sa demeure dépouillée, l’or s’offrit encore plus brillant à son souvenir. Un faible espoir, mêlé peut-être d’un mouvement d’orgueil, plus faible encore, troubla donc son cœur. Il est possible qu’il m’aime, se dit-elle, et ne me croie pas indigne de sa main. Puis le désespoir reprenait le dessus. Il faudra que je meure de faim, pensa-t-elle, si je reviens les mains vides, et pourquoi ne rendrais-je pas service à ma famille en mourant ? Je ne survivrai jamais à ma honte, mais elle peut y survivre, car elle n’en saura rien !

« Elle sortit, et prit une direction opposée à celle du reste de la famille.

« La nuit survint ; chacun rentra à son tour. Julie fut la dernière. Son frère et sa sœur avaient obtenu quelques bagatelles. Le vieillard sourit en voyant les provisions, qui après tout étaient à peine suffisantes pour le repas du plus jeune des enfans.

« Et vous, Julie, ne nous avez-vous rien apporté ? lui dirent ses parens. Elle se tenait à part et silencieuse… Son père répéta la question d’une voix forte et courroucée. Elle tressaillit à ce son, et s’avançant précipitamment, elle cacha son visage dans le sein de sa mère.

« Rien, rien, dit-elle d’une voix entrecoupée ; j’ai essayé… Mon cœur faible et méchant a cédé un instant, et à la pensée… Mais non… non ; pas même pour vous sauver de la mort, je n’aurais pu m’y résoudre… Je suis revenue pour mourir auparavant moi-même. Ses parens la comprirent et frémirent. Au milieu de leurs angoisses, ils la bénirent en pleurant. Le repas fut partagé. Julie refusa d’abord d’y prendre part, parce qu’elle n’y avait pas contribué. Sa répugnance fut enfin vaincue par les tendres importunités du reste de la famille.

« Ce fut à cette occasion que Walberg donna un exemple de ces accès d’humeur soudains et violens, auxquels il s’était depuis peu habitué, et qui tenaient de la démence. Il paraissait voir, avec un sombre mécontentement, que sa femme, ainsi qu’elle le faisait toujours, réservât la plus forte portion pour son père. Dans le premier moment il se borna à le regarder de côté, en marmotant entre ses dents. Il parla ensuite plus haut, mais pas assez pour être entendu du vieillard, qui dévorait son mince repas. Tout-à-coup les souffrances de ses enfans lui inspirèrent une sorte de sauvage ressentiment, et se levant, il s’écria : Mon fils vend son sang à un chirurgien pour nous sauver la vie[1] ! Ma fille tremble au moment de se livrer à la prostitution pour nous procurer un repas ; et que fais-tu pendant ce temps, toi, inutile vieillard ! Lève-toi, lève-toi, et demande l’aumône pour toi-même, ou il faudra que tu meures de faim. À ces mots, sa colère étant parvenue au plus haut point, il leva la main contre le vieillard sans défense. À cette vue horrible, Inès jeta de grands cris, et les enfans, accourant, se placèrent au-devant de leur père. Sa rage en fut augmentée, et il distribua de tous côtés des coups, qui furent supportés sans murmure. Quand l’orage fut apaisé, il s’assit et fondit en larmes.

« Dans ce moment, le vieillard, au grand étonnement de tout le monde excepté de Walberg, le vieillard, dis-je, qui, depuis l’enterrement de sa femme, n’avait fait d’autre chemin que de sa bergère à son lit et de son lit à sa bergère, et cela encore appuyé sur quelqu’un de la famille, se leva tout-à-coup de sa place, comme pour obéir à son fils et marcha d’un pas ferme et assuré vers la porte. Quand il l’eut atteinte, il s’arrêta, regarda en arrière avec un inutile effort de mémoire et sortit lentement. Tel fut l’effroi que toute la famille éprouva à ce dernier regard, qui ressemblait à celui d’un cadavre marchant lui-même vers sa tombe, que personne n’essaya d’arrêter ses pas, et plusieurs momens s’écoulèrent avant qu’Everard se recueillît assez pour le poursuivre.

« En attendant, Inès qui avait renvoyé ses enfans s’était assise à côté de son malheureux époux et s’efforçait de le consoler. Sa voix qui avait une douceur remarquable sembla produire un effet physique sur lui. Il tourna d’abord la tête vers elle, puis s’appuyant sur son épaule, il versa quelques larmes ; enfin, se jetant sur son sein, il pleura sans se retenir. Inès profita de ce moment pour lui faire sentir l’horreur qu’elle éprouvait de la faute qu’il venait de commettre, et le supplia d’implorer la miséricorde divine pour un crime qui, à ses yeux, équivalait presque à un parricide. Walberg lui demanda d’un air égaré ce qu’elle voulait dire. Elle répondit en frémissant : Votre père… votre pauvre vieux père ! Mais Walberg souriant avec une expression de confiance mystérieuse et surnaturelle qui glaça le sang de sa femme, s’approcha de son oreille et lui dit tout bas : Je n’ai plus de père ! il est mort ; il y a long-temps qu’il est mort ! je l’ai enterré le jour que j’ai creusé la tombe de ma mère ! Pauvre vieillard, ajouta-t-il avec un soupir ; c’était bien heureux pour lui… il aurait vécu pour pleurer et peut-être pour mourir de faim. Mais je vais vous dire quelque chose, Inès… n’en répétez rien à personne. Je m’étonnais de ce qui faisait diminuer si vite nos provisions ; je ne savais pas pourquoi ce qui était autrefois assez pour quatre suffisait à peine aujourd’hui pour un. J’ai long-temps guetté et je l’ai enfin découvert… mais c’est un grand secret… un vieux revenant visitait tous les jours la maison. Il prenait la forme d’un vieillard couvert de haillons, avec une longue barbe blanche, il se mettait à table et dévorait tout tandis que les enfans mouraient de faim en le regardant… mais je l’ai frappé, je l’ai maudit, je l’ai chassé au nom du Tout-Puissant, et il est parti. Oh ! comme il était avide ce revenant ! mais il ne nous poursuivra plus, et nous en aurons assez… assez pour demain.

« Inès, accablée d’horreur à cette preuve évidente de démence ne chercha point à l’interrompre. Elle s’efforça seulement de le calmer, en priant intérieurement le ciel de préserver sa propre raison. Walberg observa ses regards, et avec la prompte méfiance naturelle aux esprits à moitié égarés, il ajouta : si vous ne croyez point ce que je viens de vous dire, vous ajouterez sans doute encore moins de foi à l’horrible apparition qui me poursuit depuis quelque temps.

« Ô mon ami ! dit Inès en reconnaissant dans ces paroles la source d’une frayeur que lui avaient occasionnée certaines circonstances de la conduite de son mari, frayeur auprès de laquelle celle de la famine n’était rien ; je crains de vous avoir trop bien compris. Je puis souffrir les dernières extrémités du besoin et de la famine ; je puis même vous les voir souffrir, mais les mots horribles qui vous sont échappés pendant votre sommeil ! Quand je pense à ces mots, quand je cherche à deviner…

« Vous n’avez besoin de rien deviner, dit Walberg en l’interrompant, je vais tout vous dire. En parlant ainsi sa physionomie cessa d’exprimer l’égarement ; elle devint tout-à-fait calme, son œil se fixa, son ton s’affermit. Toutes les nuits, depuis nos derniers malheurs j’ai erré pour obtenir quelques secours, j’ai demandé à tous les passans ; mais pendant ces dernières nuits, je n’ai jamais manqué de rencontrer l’ennemi du genre humain qui…

« Cessez, ô mon ami, de vous livrer à ces horribles pensées ; elles sont le résultat de l’état triste et troublé de votre esprit.

— « Inès, écoutez-moi. Je vois cette figure aussi distinctement que je vois la vôtre ; j’entends sa voix comme vous entendez à présent la mienne. Le besoin et la misère n’ont pas d’ordinaire pour effet de monter l’imagination. Ils s’attachent trop aux réalités. L’homme qui ne sait où trouver des alimens ne se figure pas qu’un banquet lui est offert, et que le tentateur l’invite à s’y asseoir et à manger à son aise. Non, non, Inès, le malin esprit, ou quelqu’un des agens dévoués, caché sous une forme humaine, m’obsède toutes les nuits, et je ne sais plus comment faire pour résister aux embûches qu’il me tend. »

« Et sous quelle forme paraît-il ? dit Inès, espérant qu’elle détournerait la marche de ses tristes pensées, en feignant de la suivre.

— « Sous la forme d’un homme de moyen âge, d’un extérieur grave et sérieux, et dont l’aspect n’a rien de remarquable, si ce n’est l’éclat de deux yeux brûlans dont le lustre est presque insupportable. Il les fixe quelquefois sur moi, et je me sens comme fasciné. Toutes les nuits il m’obsède, et peu de personnes auraient pu, comme moi, résister à ses séductions. Il m’a offert, et m’a prouvé qu’il dépendait de lui de me donner tout ce que la cupidité humaine pouvait désirer, sous la condition de… Je n’ose le dire : cette condition est si horrible, si impie, que l’on commet un crime presque aussi affreux en l’écoutant qu’en y cédant. »

« Inès, toujours incrédule, poursuivit néanmoins son premier plan, et demanda à son mari quelle était cette condition. Quoiqu’ils fussent seuls, Walberg ne voulut la lui dire qu’à l’oreille, et Inès, dont la raison était fortifiée par un caractère froid et grave, ne put pourtant s’empêcher de se rappeler que, dans sa jeunesse, elle avait entendu dire qu’un être de ce genre parcourait l’Espagne, et jouissait du pouvoir de tenter les hommes réduits aux dernières calamités, par des offres semblables, offres qui jusqu’alors avaient été constamment rejetées. Elle frémit à l’idée que son époux pût avoir été exposé à de pareilles tentations, et elle s’efforça de fortifier son âme et sa conscience par des argumens également convenables à sa position, soit qu’il fût la victime d’une imagination troublée, ou l’objet réel d’une affreuse persécution. Elle tira ces argumens de l’histoire de la religion ; et, lui ayant rappelé les nombreux martyrs qui avaient péri pour cette sainte cause, elle lui demanda s’il ne se sentait pas autant de courage qu’eux.

« Ils périssaient par le fer et le feu, dit Walberg ; mais ils ne mouraient pas de faim : cette mort est plus horrible. Qu’est-ce ceci que je tiens ? ajouta-t-il en prenant, sans savoir ce qu’il faisait, la main de sa femme dans les siennes.

« C’est ma main, mon ami, dit sa tremblante épouse.

— « Votre main ! Non… c’est impossible ! Vos doigts étaient doux et frais… ceux-ci sont brûlans et desséchés… Est-ce bien une main humaine ?

« C’est la mienne, reprit Inès en pleurant.

« Vous êtes donc affamée ? dit Walberg, comme s’il s’était réveillé d’un songe.

« Nous le sommes tous depuis quelque temps, » répondit Inès, trop heureuse de ramener la raison de son époux, même au prix de cet horrible aveu. Nous le sommes tous ; mais c’est moi qui ai le moins souffert. Quand une famille meurt de faim, les enfans pensent à leurs repas, mais la mère ne pense qu’à ses enfans. J’ai vécu aussi sobrement que je l’ai pu… À dire vrai… je n’avais point d’appétit.

« Chut, dit Walberg en l’interrompant ; quel bruit ai-je entendu ?… n’étaient-ce pas les gémissemens d’un mourant ?

— « Non, ce ne sont que les enfans qui se plaignent en dormant.

— « De quoi se plaignent-ils ?

« De la faim, je pense, dit Inès, en cédant involontairement à l’horrible sentiment de sa misère habituelle.

« Et je reste là pour l’écouter, s’écria Walberg en se levant avec précipitation ; je reste là pour être témoin de leur sommeil interrompu par ces rêves de détresse, tandis qu’il suffirait d’un mot pour remplir cette chambre de montagnes d’or, qui ne me coûteraient que…

« Quoi, dit Inès en embrassant ses genoux ; songez à ce que cela vous coûterait. Qu’est-ce qu’un homme peut recevoir en échange de son âme ? Ah ! périssons tous, devant vos yeux, de faim et de besoin, avant que vous scelliez votre perdition par cet horrible…

« Écoutez-moi, femme, dit Walberg en tournant sur elle des yeux presque aussi terribles et aussi brillans que ceux de Melmoth ! écoutez-moi ! mon âme est perdue ! Ceux qui meurent dans les souffrances de la faim ne connaissent pas de Dieu et n’en ont pas besoin. Si je reste ici pour mourir avec mes enfans, je serai aussi sûr de blasphémer contre l’auteur de mon être, que si je le renonçais aux horribles conditions que l’on me propose. Écoutez-moi, Inès, et ne tremblez pas. Si je vois mes enfans mourir de faim, je me livre soudain à un désespoir sans remède, et je me prive de la vie. Si je consens à cette offre effrayante, je puis encore me repentir ; je puis encore me sauver. D’un côté, il y a de l’espoir ; de l’autre, il n’y en a aucun, aucun ! Vos mains m’embrassent, mais elles sont froides. Vous n’êtes plus que l’ombre de vous-même. Indiquez-moi le moyen d’obtenir encore un repas, et je cracherai sur le tentateur, je le repousserai. Mais où en trouver ? Laissez-moi donc aller auprès de lui. Vous prierez pour moi, Inès, n’est-il pas vrai ? Et les enfans ?… Mais ne souffrez pas qu’ils prient pour moi. Dans mon désespoir, j’ai oublié de prier, et maintenant leurs prières seraient un reproche pour moi… Inès !… Inès !… Quoi ! parlé-je à un cadavre ?

« Son erreur n’était pas grande, car sa malheureuse femme était tombée, sans mouvement, à ses pieds.

« Dieu soit béni ! s’écria-t-il ! un mot l’a tuée. Cette mort a été plus douce que celle de la faim. J’aurais agi avec compassion, si je l’eusse étranglée de mes propres mains. Maintenant, c’est le tour de mes enfans, ajouta-t-il, tandis que les pensées les plus horribles se succédaient dans son esprit avec la plus effrayante rapidité. Il croyait entendre le murmure de l’Océan et nager dans une mer de sang. Maintenant, c’est le tour de mes enfans ! Il chercha soudain un instrument de mort. Sa main droite saisit la gauche ; il crut tenir une épée, et dit : Ceci suffira. Ils se débattront ; ils me supplieront ; mais je leur dirai que leur mère est morte à mes pieds ; et que pourront-ils me répondre à cela ?

« Le malheureux s’assit cependant et réfléchit. S’ils pleurent, que leur dirai-je ? Il y a Julie et Inès qui porte le même nom que sa mère… et le pauvre petit Maurice, qui sourit même quand il a faim, et dont le sourire est pire qu’une malédiction !… Je leur dirai que leur mère est morte, s’écria-t-il en s’avançant d’un pas chancelant vers la chambre de ses enfans : ce sera là ma réponse et leur arrêt.

« En parlant, il heurta du pied le corps inanimé de sa femme, et son âme s’étant concentrée au plus haut degré de la souffrance, il s’écria : « Hommes !… hommes !… que sont vos désirs et vos passions, vos espérances et vos craintes, vos combats et vos victoires ? Regardez-moi ! écoutez-moi ! Renoncez à des besoins et à des désirs factices, et donnez des alimens à ceux qui en demandent. Soyez sages ! que vos enfans vous reprochent tout hormis le défaut de pain ! c’est là le plus cruel de tous les reproches ; celui qu’on sent d’autant plus, qu’il est moins exprimé. Je l’ai souvent senti, mais je ne le sentirai plus ! — En disant ces mots, l’infortuné s’approcha du lit de ses enfans.

« Mon père ! mon père ! s’écria Julie, sont-ce là vos mains ? Laissez-moi vivre, et je ferai tout ce que vous voudrez, tout, excepté…

« Mon père ! mon cher père ! s’écria Inès, épargnez-nous ! Demain nous aurons peut-être de quoi manger !

« Maurice, le plus jeune des enfans, sauta à bas de son lit ; et, embrassant les genoux de son père, il dit : Ô mon cher père ! pardonnez-moi ; je rêvais qu’il y avait un loup dans la chambre, et qu’il nous égorgeait. J’ai crié bien long-temps, mon père, et je commençais à croire que vous ne viendriez pas. Et maintenant… Ô Dieu ! ô Dieu !… Est-ce vous qui êtes le loup ?

« Par bonheur, les mains du père infortuné étaient devenues impuissantes par la convulsion même qui les avait portées à cet acte de désespoir. Les jeunes filles s’étaient évanouies d’horreur, et leur état ressemblait à la mort. L’enfant fut assez rusé pour contrefaire aussi la mort. Il restait dans son lit, étendu et retenant son haleine.

« Quand le malheureux Walberg crut avoir accompli son horrible dessein, il sortit de la chambre. En se retirant, il trébûcha sur le corps inanimé de sa femme. Un gémissement annonça que la malheureuse n’était pas morte.

« Qu’est ceci ? dit Walberg en chancelant dans son délire. Ce cadavre me reproche-t-il mon crime, ou une voix qui survit, me maudit-elle pour avoir laissé mon ouvrage incomplet ?

« Comme il disait ces mots, il plaça son pied sur le corps de sa femme. Dans cet instant on frappa un coup très-fort à la porte de la maison. Les voilà, s’écria-t-il ; son égarement lui offrant déjà les procédures criminelles, suite inévitable du meurtre imaginaire qu’il avait commis. Eh bien !… entrez… frappez encore, ou soulevez le loquet… entrez, vous en êtes les maîtres… me voici autour du cadavre de ma femme et de mes enfans… je les ai assassinés… je le confesse… Vous venez me traîner à la torture… je le sais… mais jamais… non jamais, toutes ces tortures ne me feront autant souffrir que si je les avais vu mourir de faim devant mes yeux. Entrez… entrez… le crime est consommé… le cadavre de ma femme est à mes pieds, et le sang de mes enfans rougit mes mains… Qu’ai-je encore à craindre ?

« Tandis que le malheureux parlait ainsi, il tomba sur sa chaise, et se mit à frotter ses doigts, comme s’il avait voulu en essuyer des traces de sang. Cependant les coups frappés à la porte de la chambre devinrent plus forts ; on leva effectivement le loquet, et trois personnes entrèrent dans la chambre où se trouvait Walberg. Ils s’avancèrent lentement. Deux d’entr’elles paraissaient accablées par l’âge, la troisième par une vive émotion. Walberg ne fit pas attention à elles. Il avait le regard fixe, les mains jointes. Il ne fit aucun mouvement à leur approche.

« Ne nous reconnaissez-vous pas ? dit le premier, en soulevant une lanterne qu’il tenait à la main. La lumière tomba sur un groupe digne du pinceau de Rembrandt. Une profonde obscurité régnait dans la chambre, excepté dans le petit nombre d’endroits éclairés par elle : elle montrait d’un côté Walberg assis dans un désespoir morne et immobile, de l’autre le bon prêtre qui avait servi de confesseur à Guzman, et dont les traits pâles et usés par l’âge et les austérités, semblaient lutter contre le sourire de bienveillance qui s’y peignait. Derrière l’ecclésiastique était le vieux père de Walberg, dont l’aspect offrait une apathie complète, qu’interrompaient seulement de légers mouvemens de tête, par lesquels il semblait se demander à lui-même pourquoi il était là, et pourquoi il ne pouvait pas parler. Il était soutenu par Everard, dont les yeux brillaient d’un éclat qui ne se soutint pas. Il tremble, s’avance, puis se retire et se rapproche de son aïeul, comme s’il avait besoin lui-même de l’appui qu’il lui offre. Walberg fut le premier qui rompit le silence.

« Je sais qui vous êtes, dit-il d’une voix sombre, vous venez me saisir… vous avez entendu ma confession, qu’attendez-vous ?… entraînez-moi… je me lèverais pour vous suivre si je le pouvais ; mais je me sens comme attaché à ce siége ; il faudra que vous m’en enleviez vous-mêmes.

« Pendant qu’il parlait ainsi, sa femme, qui jusqu’alors était restée étendue à ses pieds, se leva lentement, mais avec fermeté, et de tout ce qu’elle voyait ou entendait, ne paraissait comprendre que ce que son époux venait de dire ; elle le serra dans ses bras comme si elle avait voulu empêcher qu’on ne l’emmenât, et jeta sur le groupe un regard de menace impuissant et égaré.

« Voilà donc encore un témoin, dit Walberg, qui s’élève d’entre les morts pour déposer contre moi ! Ah ! s’il en est ainsi, il est temps de partir !

« Il s’efforça de se lever, mais Everard s’élançant vers lui, le retint en s’écriant : arrêtez, mon père, arrêtez ; nous vous apportons de bonnes nouvelles, et le bon prêtre est venu vous les annoncer. Écoutez-le, mon père, je ne saurais parler.

« Vous ! quoi vous, Everard ! déposez-vous aussi contre moi ? Je n’ai cependant jamais levé la main sur vous. Quand ceux que j’ai assassinés se taisent, deviendrez-vous mon accusateur ?

« Cependant tout le monde s’était réuni autour de lui, les uns pour le consoler, les autres pour calmer leur propre frayeur ; tous brûlant de lui découvrir les nouvelles dont leur cœur était rempli ; mais craignant que la secousse ne fût trop forte pour sa raison qui déjà paraissait affaiblie. À la fin, l’ecclésiastique la laissa échapper. Sa profession le rendait moins sensible aux peines d’un époux ou d’un père, mais il sentait qu’une bonne nouvelle devait toujours être agréable de quelque part qu’elle vînt et dans quelque moment qu’elle arrivât.

« Nous avons le testament, s’écria-t-il soudain, le vrai testament de Guzman. L’autre n’était, j’en demande pardon à Dieu et aux saints, que l’ouvrage d’un faussaire : le testament est trouvé ; vous et votre famille héritez de toutes ses richesses. Je venais vous l’annoncer, malgré l’heure avancée, quand j’ai rencontré dans mon chemin ce vieillard conduit par votre fils. Comment se fait-il qu’il soit sorti si tard ?

« À ces mots, Walberg frémit. Le prêtre, voyant le peu d’effet que ces paroles avaient fait sur lui, répéta d’une voix aussi élevée qu’il put : Le testament est trouvé !…

« Le testament de mon oncle est trouvé, dit Everard.

« Trouvé ! trouvé ! trouvé ! répéta le vieux grand-père, sans savoir ce qu’il disait, mais imitant ceux qui avaient parlé avant lui, et puis les regardant pour leur demander l’explication de ce qu’il venait lui-même de dire.

« Le testament est trouvé, mon ami, s’écria Inès, à qui cette nouvelle paraissait avoir rendu toute sa raison. N’entendez-vous pas, mon ami ? Nous sommes riches, nous sommes heureux ! Parlez-nous donc, et ne nous jetez pas ce regard égaré. Parlez-nous !

« Une longue pause s’en suivit. À la fin, Walberg, montrant du doigt les personnes qui l’entouraient, dit d’une voix sombre : Quelles sont ces gens ?

« Votre fils, mon ami, et votre père et le bon prêtre. Pourquoi nous regardez-vous d’un air d’incrédulité ?

« Et que sont-ils venus faire ici ? dit Walberg.

« On lui répéta la nouvelle qui venait de lui être apportée ; mais chacun y imprima le sentiment particulier dont il était agité, et leurs discours étaient à peine intelligibles. Enfin, Walberg eut l’air de comprendre vaguement ce qu’on lui disait, et les regardant tour-à-tour, il poussa un profond soupir. Ils cessèrent de parler et l’examinèrent en silence.

« Des richesses !… des richesses !… Elles viennent trop tard !… Regardez… regardez ! s’écria-t-il, en montrant du doigt la chambre de ses enfans.

« Inès, le cœur agité d’un affreux pressentiment, se précipita dans cette chambre, et vit ses filles couchées par terre et mortes, selon toutes les apparences. Le cri qu’elle jeta, en tombant sur elles, amena à son secours son fils et l’ecclésiastique. Walberg et le vieillard restèrent seuls, se regardant avec des yeux tout-à-fait insensibles. Cette apathie de l’âge et la stupéfaction du désespoir formèrent un horrible contraste avec les sensations violentes qui agitaient tout le reste de la famille. Il s’écoula un temps assez considérable avant que les jeunes personnes revinssent de leur évanouissement, et un temps plus long encore avant que leur père pût se persuader qu’il était réellement serré dans les bras de ses enfans vivans.

« Pendant toute cette nuit son épouse et ses enfans eurent à lutter contre son désespoir. À la fin, la mémoire parut lui revenir tout-à-coup. Il versa quelques larmes ; puis se jetant aux pieds de son père, qui était assis dans sa bergère, ses premiers mots furent : Ô mon père ! pardonnez-moi, et il cacha sa tête dans les genoux du vieillard.

« Le bonheur est un puissant réconfortant. Au bout de quelques jours, tout le monde parut calmé. Ils pleuraient encore, mais leurs larmes n’étaient plus douloureuses. Elles ressemblaient à ces ondées d’une belle matinée de printemps qui annoncent une journée chaude et sereine. Les infirmités du père de Walberg décidèrent son fils à ne quitter l’Espagne que quand il l’aurait perdu, ce qui arriva peu de mois après. Il mourut en paix donnant et recevant des bénédictions. Quand on lui eut rendu les derniers devoirs, la famille se mit en route pour l’Allemagne, où elle réside présentement et jouit du sort le plus heureux ; mais Walberg frémit encore aujourd’hui d’horreur, quand il se rappelle les effroyables tentations qu’il eut à souffrir de la part de l’étranger qu’il rencontra dans ses courses nocturnes, et ce souvenir paraît lui être plus pénible encore que celui de sa famille périssant de besoin. »


Don François d’Aliaga avait écouté cette lecture avec la plus vive attention. Quand l’inconnu l’eut finie, il ajouta : « Je possède encore d’autres relations concernant cet être mystérieux. Je les ai recueillies avec peine : car les malheureux, qui sont exposés à ses tentations, regardent leur aventure comme un crime et en cachent scrupuleusement toutes les particularités. Si jamais nous nous revoyons, Seigneur, encore je pourrai vous en raconter quelques-unes, et je vous réponds que vous ne les trouverez pas moins extraordinaires que celles que vous venez d’entendre ; mais il est trop tard ce soir, et vous avez besoin de repos après les fatigues de votre voyage. » Après avoir parlé ainsi, l’inconnu se retira.


  1. Historique. Ce fait est arrivé dans une famille française pendant l’émigration
    (Note de l’auteur)
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