Mena’sen/Épilogue

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Dusseault & Proulx, Enr. (p. 122-123).

ÉPILOGUE


1904 !

Deux siècles ont passé ! L’agreste Ktiné est devenu la cité superbe, Sherbrooke, reine des Bois-Francs. Le majestueux Alsiganteka s’appelle la Saint-François.

Ô prodige ! le grain de sénevé est devenu un arbre géant. L’amour a fécondé le rocher aride, telle d’Horeb autrefois jaillit la source claire. Debout sur Mena’sen se dresse un pin altier dont les rameaux, bras tendus vers les rives, esquissent un geste bienveillant.

Il y a, dans cette attitude de pax vobiscum, un cachet de grandeur d’une poésie sublime, d’un symbolisme éloquent. Fantaisie de la nature ! dit le badaud. Blasphème ! Rien n’est fantaisie dans la nature ; aveugle qui nie la lumière, sourd qui méconnaît la musique. Le hasard est un prétexte commode proposé par le vulgaire. La nature, voilà le livre de science, l’évangile de vie. Lisent qui ont des yeux pour lire !

Le pin funéraire a ramifié ses racines jusques au cœur de celle dont le rocher fut le tombeau pour y puiser le suc bienfaisant qui anime et vivifie. L’amour défie le temps et survit à la mort !

Mena’sen a perdu son aspect farouche ; le sacrifice l’a exorcisé. Le mystère qui l’entoure n’est plus d’effroi mais d’apaisement.


En cette soirée de mars 1904, à deux cents ans de distance, je regarde, de ma fenêtre, le rocher au pin solitaire. Les giboulées ont couronné la tête de l’arbre et drapé ses branches de tulle floue. L’heure est au recueillement. L’imagination, docile au sentiment de l’âme, ébauche une maquette sur ce piédestal de Mena’sen.

Est-ce Pitys qui pleure sur le sein de Niobé ? — deux grandes douleurs qui sympathisent. Est-ce Atys qui se complaint à la jalouse Cybèle ? Est-ce plutôt quelque sentinelle mystérieuse qui monte la garde ou bien la patronne sainte qui veille sur la ville endormie ?

Que dis-je, cette apparition nimbée de givre, qui étend sur nous des bras qui bénissent, c’est la vierge victimale de Mena’sen, c’est la pucelle de Guarfil !

La nuit est calme ; tout est silence. Écoutez son langage mystique : « J’ai aimé, j’ai souffert ; ce fut toujours la vie ! Puissiez-vous ne pas souffrir, mais gardez-vous de ne pas aimer ! »

O. M.
Sherbrooke, mars 1904.

Nota. — Sherbrooke, 29 novembre 1913. — (novembre, mois luctueux ! 13, chiffre fatidique !) Un des plus chers souvenirs historiques de notre population a été détruit, dimanche matin (23), alors qu’une bourrasque a renversé de son rocher le vieux pin pittoresque qui dominait, depuis le temps des Abénaquis, notre rivière Saint-François. L’arbre s’est brisé près du pied et une partie a été entraînée par le courant.

Ce vieux pin que l’on disait plusieurs fois centenaire prenait racine dans la crevasse d’un roc énorme sis au milieu de la Saint-François, vis-à-vis notre ville, le « Rocher au pin solitaire », comme on l’appelle.

Des ingénieurs forestiers qui ont examiné la souche affirment que, d’après les zones ligneuses concentriques qu’ils y ont notées, cet arbre devait avoir au moins deux cents ans d’existence.

Ce pin séculaire a vu grandir Sherbrooke, de petite bourgade à la cité industrielle d’aujourd’hui. Chaque année, des milliers de personnes venaient voir notre vieux pin. C’était là une attraction que nous n’aurons plus à faire admirer à nos visiteurs.

C’est pour cela et à cause des légendes qui se rattachent au rocher que la disparition du pin vénérable a contristé notre population comme la perte d’un être familier. (Les journaux).