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Meng Tzeu (Couvreur)/Texte entier

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(attribué à)
Traduction par Séraphin Couvreur.
Imprimerie de la mission catholique (p. 297-654).


ŒUVRES
DE
MENG TZEU
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Les œuvres de Meng tzeu se divisent en deux parties. La première, Cháng Méng 上孟 comprend trois livres kiuén, et la deuxième, quatre. Chaque livre se divise en deux chapitres. 章句 Tchāng kiú signifie chapitre et phrases.



Meng était le nom de famille de Meng tzeu, K’o son nom propre, et Tzeu iu son surnom. Il naquit dans la principauté de Tcheou. Il était de la famille des Meng suenn, qui descendaient de Houan, prince de Lou. Son père s’appelait Ki Koung i ; le nom de famille de sa mère était Tchang. Meng tzeu perdit son père à l’âge de trois ans. Sa mère, femme d’une grande sagesse, s’appliqua à faire son éducation. Elle se donna la peine de changer trois fois d’habitation.

Dans l’Histoire des Femmes Célèbres, Liou Hiang dit: « La mère de Meng K’o habitait près d’un cimetière. Meng tzeu encore enfant allait au milieu des tombes, et imitait par amusement les cérémonies et les lamentations qui s’y faisaient. Sa mère se dit : « Ce n’est pas un endroit convenable pour la demeure de mon fils. » Elle alla demeurer auprès d’un lieu de marché. Son fils imita par jeu les marchands qui criaient et vendaient leurs marchandises. Elle se dit encore : « Ce n’est pas un endroit convenable pour la demeure de mon fils. » Elle changea de nouveau, et alla demeurer auprès d’une école. Son fils imita par jeu les écoliers qui apprenaient à disposer les supports et les vases de bois pour les offrandes, à saluer, à témoigner du respect, à se présenter et à se retirer avec politesse. Elle se dit : « Cet endroit est vraiment convenable pour la demeure de mon fils. » Elle s’y fixa.

« Lorsqu’il commença à étudier, un jour qu’il revenait de l’école, elle lui demanda où en étaient ses études. Voyant qu’il s’abandonnait à la paresse, elle prit un couteau, brisa son métier à tisser, et dit : « Mon fils traite ses études comme je traite mon métier à tisser. » Meng tzeu, plein de crainte, se mit à étudier avec ardeur et sans relâche du matin au soir. »

Dans le Cheu ki, Seu ma Ts’ien dit : « Meng K’o eut pour maîtres les disciples de Tzeu seu. » Il vécut quatre vingt quatre ans (372-288).


LIVRE I. LEANG HOUEI WANG.


CHAPITRE I


1. Meng tzeu alla voir Houei, roi de Leang. Houei, roi de Leang, était Ing, prince de Wei : Il établit sa cour à T’ai leang, (ville qui donnait son nom au pays environnant), et usurpa le titre de roi : Il reçut le nom posthume de Houei, Bienfaisant. Le roi lui dit : « Maître, vous n’avez pas craint de faire un voyage de mille stades pour venir ici. Ne m’enseignerez vous pas un moyen d’augmenter les richesses et la puissance de mon royaume ? »

Meng tzeu répondit : Prince, pourquoi parler de richesses et de puissance ? Parlons de bienfaisance et de justice ; cela suffit. Si le prince dit : « Par quel moyen augmenterai-je les richesses et la puissance de mon royaume ? » les grands préfets diront : « Par quel moyen augmenterons nous les richesses et la puissance de nos maisons ? » les lettrés et les hommes du peuple diront : « Par quel moyen augmenterons nous nos richesses et notre influence particulières ? ». Les grands et les petits se disputeront entre eux les richesses et la puissance ; le royaume sera en péril.

« Dans le domaine qui entretient dix mille chariots de guerre (dans le domaine particulier de l’empereur), celui qui mettra à mort son souverain (l’empereur), ce sera le chef d’une famille qui entretient mille chariots de guerre (un ministre d’État de l’empereur). Dans un fief qui possède mille chariots de guerre, celui qui mettra à mort son prince de tchou heou), ce sera le chef d’une famille qui entretient cent chariots de guerre (un grand préfet). Avoir mille sur dix mille, et cent sur mille, ce n’est pas peu : Cependant, si les richesses et la puissance passent avant la justice, les inférieurs ne seront satisfaits que quand ils auront tout enlevé à leurs supérieurs. Le royaume qui entretient dix mille chariots de guerre est le territoire particulier de l’empereur ; il a mille stades en tous sens, et fournit dix mille chariots pour la guerre. Une famille qui entretient mille chariots, est celle d’un ministre d’État de l’empereur ; son domaine a cent stades en tous sens, et fournit mille chariots pour la guerre. Une principauté qui entretient mille chariots, est celle d’un tchou heou. Une famille qui entretient cent chariots, est celle d’un tai fou dans la principauté d’un tchou heou.

« Jamais un homme bienfaisant n’a abandonné ses parents, ni un homme juste préféré son intérêt à ses devoirs envers son prince. Parlez donc d’humanité et de justice ; cela suffit. Qu’est il besoin de parler de richesses et de puissance ?

2. Meng tzeu étant allé voir Houei, roi de Leang, le trouva au bord d’un bassin, occupé à regarder des oies sauvages de différentes tailles et des cerfs de plusieurs espèces. Le prince lui dit : Un prince sage trouve-t-il aussi du plaisir à ces sortes de choses ? Meng tzeu répondit : Celui qui est déjà sage, y trouve un vrai plaisir ; celui qui n’est pas sage, n’y trouve pas de plaisir réel. Dans le Cheu King, il est dit : « On se mit à mesurer l’emplacement pour élever la Tour des Esprits ; on le mesura, on le dessina. Tout le peuple travailla ; en moins d’un jour (en très peu de temps), la construction fut terminée. Quand on mesura l’emplacement, Wenn wang dit : Ne vous pressez pas. Mais tous ses sujets accoururent comme des fils à leur père. Le prince, dans le Parc des Esprits, regardait les cerfs et les biches se reposant sur l’herbe, les cerfs et les biches luisant de graisse, et les oiseaux d’une blancheur éclatante. Le prince, au bord du Bassin des Esprits, considérait les nombreux poissons prenant leurs ébats. »

« Wenn wang avait fait faire cette tour et ce bassin au prix des fatigues du peuple, et cependant le peuple en était très content. Le peuple appela cette tour la Tour des Esprits, et ce bassin le Bassin des Esprits. Il se réjouissait de ce que Wenn wang avait des cerfs, des poissons et des tortues. Les anciens princes faisaient partager au peuple leurs satisfactions ; aussi goûtaient ils un vrai contentement.

« Dans l’Avis de T’ang, il est dit : Quand donc ce soleil périra-t-il ? (Pourvu que tu périsses), nous périrons volontiers avec toi, (s’il le faut). » Kie disait lui-même : « Je suis dans l’empire comme le soleil dans le ciel. Je ne périrai que quand le soleil périra. » Le peuple, qui détestait sa cruelle tyrannie, prenant ses propres paroles, et le regardant avec indignation, disait : « Quand donc ce soleil périra-t-il ? Pourvu qu’il périsse, nous serons heureux de périr tous avec lui. » (Pourvu que le tyran eût péri), le peuple aurait volontiers péri avec lui. Quand même Kie aurait eu des tours, des étangs, des oiseaux, des quadrupèdes, aurait il pu trouver seul de la satisfaction, quand tout le peuple était mécontent ? »

3. Houei, roi de Leang, dit : « Je donne au gouvernement toute l’application dont je suis capable. Quand la moisson manque dans le Ho nei, j’en transfère les habitants (un peu plus à l’est) dans le Ho toung, et je fais transporter des grains du Ho toung dans le Ho nei. Quand la moisson manque dans le Ho toung, j’emploie encore le même expédient. Je considère l’administration des principautés voisines ; aucun prince ne paraît donner aux affaires autant d’application que moi. Cependant la population des principautés voisines ne diminue pas, celle de la mienne n’augmente pas ; quelle en est la raison ? »

Meng tzeu répondit : « Prince, vous aimez la guerre ; permettez moi d’employer une comparaison tirée de la guerre. Le tambour donne le signal du combat, et la bataille s’engage. Bientôt les soldats de l’une des deux armées jettent leurs cuirasses, et traînant leurs armes derrière eux, fuient, les uns jusqu’à une distance de cent pas, les autres jusqu’à une distance de cinquante : Ces derniers, parce qu’ils n’ont fui que jusqu’à une distance de cinquante pas, se moquent de ceux qui ont fui jusqu’à une distance de cent pas. Ont ils raison de s’en moquer ? » « Ils n’ont pas raison, répondit le roi. Ils n’ont pas fui jusqu’à une distance de cent pas ; mais de fait eux aussi ont fui. »

Meng tzeu reprit : « Prince, si vous admettez cela, n’espérez pas que la population augmente plus dans votre principauté que dans les principautés voisines. (Car, bien que vous négligiez moins votre peuple que les autres princes ne négligent les leurs, vous ne lui donnez pas encore assez de soins). Ne prenez pas sur le temps des travaux des champs (pour les travaux et les autres services publics) ; on récoltera plus de grains qu’on n’en pourra consommer. Qu’il soit défendu de pêcher dans les étangs et les viviers avec des filets à mailles serrées ; on aura plus de poissons et de tortues qu’on n’en pourra manger. Que sur les montagnes et dans les vallées, la cognée et la hache ne touchent pas aux arbres des forêts en dehors de certaines époques ; on aura plus de bois qu’on n’en pourra employer. Si l’on a plus de grains, de poissons et de tortues qu’on n’en peut manger, et plus de bois qu’on n’en peut employer, on nourrira les vivants, on rendra les derniers devoirs aux morts, sans que personne ait la douleur de manquer des choses nécessaires. Que le peuple ait tout ce qu’il faut pour l’entretien des vivants et les obsèques des morts, c’est le fondement indispensable d’un gouvernement vraiment royal.

« Si une famille, dont l’habitation occupe cinq arpents, plante des mûriers (autour de la maison), les hommes de cinquante ans porteront des vêtements de soie. Si l’on observe les temps convenables pour la reproduction et l’élevage des poules, des chiens, des cochons mâles et femelles, les vieillards de soixante-dix ans mangeront de la viande. Si le prince ne prend pas le temps des laboureurs aux époques des travaux des champs, une famille de plusieurs personnes, avec cent arpents de terre, n’aura pas à souffrir de la faim. S’il veille sur l’éducation donnée dans les écoles, principalement en ce qui concerne la piété filiale et le respect dû à l’âge, on ne verra pas dans les chemins les hommes à cheveux gris porter des fardeaux ni sur les épaules ni sur la tête. Un prince aux soins duquel les vieillards de soixante dix ans doivent de porter des vêtements de soie et de manger de la viande, et ceux qui n’ont pas dépassé l’âge mûr, doivent de ne souffrir ni de la faim ni du froid ; Un tel prince obtient infailliblement l’empire.

« Vos chiens et vos pourceaux mangent la nourriture des hommes, à savoir, les grains du tribut ; et vous ne savez pas diminuer vos exactions. Sur les chemins on trouve des hommes morts de faim ; et vous ne savez pas ouvrir vos greniers aux indigents : Les hommes périssent, et vous dites : Ce n’est pas moi qui les fais périr, mais le manque de récolte. N’est-ce pas comme si quelqu’un, après avoir tué un homme en le perçant d’un glaive, disait : Ce n’est pas moi qui l’ai tué, mais mon arme ? Prince, cessez de prétexter le manque de récolte ; on viendra de toutes les contrées de l’empire, (la population de votre principauté augmentera). »

4. Houei, roi de Leang, dit : « Je désirerais vous entendre à loisir développer vos principes sur l’art de gouverner. » Meng tzeu dit : « Y a-t-il une différence entre tuer un homme avec un bâton et le tuer avec une épée ? » « Il n’y en a aucune, dit le prince. » Meng tzeu reprit : « Y a-t-il une différence entre faire périr les hommes par l’épée et les faire périr par une mauvaise administration ? » « Il n’y en a pas, répondit le roi. » Meng tzeu dit : « Vous avez des viandes grasses dans votre cuisine, et des chevaux gras dans vos écuries. Cependant, vos sujets ont l’air de faméliques, et dans les champs on trouve des hommes morts de faim. (Exiger du peuple un tribut très onéreux pour nourrir et engraisser des animaux domestiques), c’est en quelque sorte faire dévorer les hommes par les animaux. Les hommes ont horreur de voir les animaux se dévorer entre eux. Si celui qui est le père du peuple, se permet, par une administration tyrannique, de livrer les hommes en pâture aux animaux, où est son amour paternel envers ses sujets ?

« Confucius dit : « Celui qui le premier a fait des statuettes de bois pour les enterrer avec les morts dans les tombeaux, n’a-t-il pas été privé de descendants, c’est-à-dire n’a-t-il pas mérité de mourir sans postérité ? Parce que cet inventeur avait fait et enterré des statuettes, (qui n’avaient de l’homme que la forme, Confucius le trouvait cruel). Que doit on penser d’un prince qui réduit ses sujets à mourir de faim ? Dans la haute antiquité, on enterrait avec les morts des mannequins de paille, en guise de suivants et de gardes du corps. On les appelait Mânes de paille. Ils avaient à peine la forme d’un homme. Plus tard, ils furent remplacés par des statuettes de bois, qui avaient un visage et des yeux, pouvaient sauter au moyen d’un mécanisme, et pour cette raison s’appelaient ioung.

5. Houei, roi de Leang, dit : « Autrefois, la principauté de Tsin était la plus puissante de tout l’empire, comme vous le savez. Depuis qu’elle m’est échue, à l’est, elle a été battue par Ts’i, et mon fils aîné a perdu la vie. A l’ouest, elle a été forcée de céder à Ts’in sept cents stades de terrain. Au midi, elle a subi les outrages de Tch’ou. Je suis un objet de honte pour mes prédécesseurs. Pour l’honneur des défunts, je désire laver cet affront. Par quel moyen pourrai-je y réussir ? »

Meng tzeu répondit : « Un prince n’aurait-il à gouverner qu’un espace carré ayant cent stades de chaque côté ; (si son administration est bienfaisante), il obtiendra l’empire. Prince, si vous gouvernez votre peuple avec bonté, si vous avez rarement recours aux supplices, si vous diminuez les impôts et les taxes, les laboureurs défonceront le sol profondément, et nettoieront soigneusement la terre des mauvaises herbes. Les jeunes gens, aux jours de repos, apprendront à aimer leurs parents, à respecter ceux qui sont au dessus d’eux par l’âge où la dignité, à se montrer dignes de confiance, à parler avec sincérité. Par suite, dans la famille, ils aideront leurs parents et ceux de leurs frères qui sont plus âgés qu’eux ; hors de la famille, ils aideront ceux qui sont au dessus d’eux. Ils seront tels que vous pourrez leur dire de préparer des bâtons, et les envoyer avec cette seule arme repousser les cuirasses épaisses et les armes bien affilées des soldats de Ts’in et de Tch’ou.

« Les princes de Ts’in et de Tch’ou ne laissent pas à leurs sujets le temps de labourer la terre ni de la débarrasser des mauvaises herbes, pour en tirer les choses nécessaires à l’entretien de leurs parents. Les parents souffrent du froid et de la faim. Les frères, la femme et les enfants se séparent et se dispersent. Ces princes ruinent leurs peuples. Si vous alliez les attaquer, qui combattrait, pour eux contre vous ? On dit communément qu’un prince bienfaisant ne rencontre aucune résistance. Prince, cela est vrai ; n’en doutez pas, je vous prie. »

6. Meng tzeu alla voir Siang, prince de Leang (fils de Houei). En sortant du palais, il dit : « En le considérant de loin, je n’ai pas vu en lui l’air majestueux d’un prince ; en le regardant de près, je n’ai trouvé en lui rien qui m’inspirât le respect. Il m’a demandé brusquement par quel moyen l’empire pourrait recouvrer la tranquillité. Je lui ai répondu : « Il trouvera la tranquillité dans l’unité de gouvernement ». « Qui pourra, dit le prince, lui donner l’unité ? » « Ce sera, lui ai-je répondu, celui qui n’aimera pas à faire périr les hommes. » Le prince dit : « Qui pourra (se soustraire à la tyrannie des princes cruels et) se donner à lui ? »

« Je lui ai répondu : « Tout le monde sans exception se donnera à lui. Prince, ne savez vous pas ce qui a lieu pour les moissons ? Si, au septième ou au huitième mois de l’année, la terre est aride, les moissons se dessèchent. Si le ciel se charge d’épais nuages et qu’il tombe une pluie abondante, les plantes prennent leur essor et grandissent rapidement : Qui pourrait les arrêter dans leur croissance ? A présent, dans tout l’empire, parmi les pasteurs des peuples, il n’en est pas un qui n’aime à faire périr les hommes. S’il s’en trouvait un qui eût des sentiments contraires, tous les habitants de l’empire se tourneraient vers lui, et mettraient en lui leur espoir. Dès lors, les peuples iraient à lui aussi naturellement que l’eau descend dans les vallées. Ils courraient à lui avec l’impétuosité d’un torrent : Qui pourrait les arrêter ? » (Le septième et le huitième mois des Tcheou correspondaient au cinquième et au sixième mois du calendrier des Hia et du calendrier actuel).

7. Siuen, prince de Ts’i, dit à Meng tzeu : « Pourrais je avoir le bonheur d’entendre de votre bouche le récit des actions de Houan, prince de Ts’i, et de Wenn, prince de Tsin ? » Siuen, roi de Ts’i, dont le nom de famille était Tien et le nom propre P’i kiang, n’était que prince, et avait usurpé le titre de roi.. Houan, prince de Ts’i, et Wenn, prince de Tsin, avaient tous deux soumis à leur autorité les autres princes. Meng tzeu répondit : « Les disciples de Confucius n’ont raconté ni les actions du prince Houan ni celles du prince Wenn ; (Ils ont eu honte de parler des cinq tyrans qui ont usurpé les droits de l’empereur, et se sont arrogé le pouvoir de commander à tous les autres princes). Pour cette raison, leur histoire n’a pas été transmise aux générations suivantes ; et moi, votre serviteur, je ne la connais pas. Mais, si vous voulez absolument que je parle, pourquoi ne vous dirais je pas le moyen de parvenir à gouverner tout l’empire ? »

Le roi dit : « Quelles qualités doit avoir la vertu d’un prince pour qu’il réunisse tout l’empire sous son autorité ? » Meng tzeu répondit : « Il faut qu’il aime et protège le peuple, et il obtiendra l’empire ; personne ne pourra l’en empêcher. » « Un homme tel que moi, dit le prince, est il capable d’aimer et de protéger le peuple ? » « Vous en êtes capable, répondit Meng tzeu. » « Comment savez vous que j’en suis capable, demanda le roi ? » Meng tzeu répondit : « J’ai entendu raconter à (votre ministre) Hou He le fait suivant. Pendant que le roi siégeait au haut (à l’extrémité septentrionale) de la cour ou salle d’audience, des hommes traînant un bœuf à l’aide d’une corde vinrent à passer à l’autre extrémité de la cour ou de la salle. Le roi les ayant vus, dit : Où menez vous ce bœuf ? Ils répondirent : On va l’immoler, pour frotter de son sang les ouvertures d’une cloche. Laissez le aller, dit le roi ; je ne puis supporter de le voir trembler comme un innocent qui serait conduit au supplice. Faudra-t-il donc, répliquèrent-ils, omettre de frotter de sang les ouvertures de la cloche ? » « Conviendrait-il d’omettre cette cérémonie, dit le roi ? Prenez une brebis à la place du bœuf.  » (Meng tzeu ajouta) : « Je ne sais si ce fait est vrai. » « Il est vrai, dit le roi. »

Meng tzeu reprit : « Cette bonté de cœur, (qui se manifeste même à l’égard des animaux), vous suffit pour (gagner tous les cœurs et) vous rendre maître de l’empire. Tout le peuple a cru que vous aviez obéi à un sentiment d’avarice, (en ordonnant d’immoler une brebis à la place d’un bœuf). Moi, je sais bien que vous avez été mû par un sentiment de compassion. » « Vous ne vous trompez pas, dit le roi. Sans doute le soupçon du peuple paraissait fondé ; mais, bien que la principauté de Ts’i soit petite, comment aurais je été assez avare pour refuser de sacrifier un bœuf ? Je n’ai pu supporter de le voir trembler, comme un innocent qu’on traîne au supplice. Voilà pourquoi j’ai ordonné d’immoler une brebis à sa place. »

« Prince, dit Meng tzeu, ne vous étonnez pas que le peuple vous ait taxé d’avarice. Vous avez offert un petit animal au lieu d’un grand. Comment le peuple aurait-il deviné vos véritables sentiments ? Mais, prince, si vous avez eu compassion d’une victime innocente qui allait à l’immolation, pourquoi avez vous mis une différence entre le bœuf et la brebis ? » Le prince sourit, et dit : « Quel sentiment a donc déterminé ma préférence ? Certainement, ce n’a pas été par avarice, et en considération de la valeur du bœuf, que je lui ai substitué une brebis. Néanmoins, le peuple devait penser et dire que c’était par avarice. » « Peu importe le dire du peuple, reprit Meng tzeu ; c’est votre bon cœur qui vous a suggéré cet expédient. Si vous avez eu compassion du bœuf, et non de la brebis, c’est que vous aviez devant les yeux le bœuf, et non la brebis. Le sage, après avoir vu les animaux vivants, ne peut souffrir de les voir mourir ; après avoir entendu les cris de ceux qu’on égorge, il ne peut se résoudre à manger leur chair. Pour cette raison, il place loin de ses appartements la boucherie et la cuisine. »

Le prince tout joyeux dit : « On lit dans le Cheu King  : Un autre a-t-il une pensée ; je parviens à la deviner. Maître, ces paroles du Cheu King peuvent vous être appliquées justement. J’avais fait cette action, (j’avais ordonné d’immoler une brebis au lieu d’un bœuf). Faisant un retour sur moi-même, je cherchais quel sentiment m’avait poussé, et je ne parvenais pas à le découvrir. Vous, Maître, vous l’avez exprimé. En même temps, mon premier sentiment de compassion s’est renouvelé dans mon cœur. Mais quelle relation ce sentiment a-t-il avec l’empire universel ? »

Meng tzeu répondit : « Supposons que quelqu’un vienne vous dire : Je suis assez fort pour soulever un poids de trente mille livres, mais je n’ai pas la force de soulever une plume ; j’ai la vue assez perçante pour voir l’extrémité d’un poil d’automne, mais je n’aperçois pas une voiture chargée de chauffage. Prince, admettriez vous ces affirmations ? » « Non, dit le roi. » (En automne, l’extrémité du poil des animaux est très fine). Meng tzeu reprit : « Comment se fait-il que votre bienfaisance soit assez grande pour s’étendre jusqu’aux oiseaux et aux quadrupèdes, et que vos sujets soient les seuls qui n’en ressentent pas les effets ? Vous êtes comme un homme qui ne soulève pas une plume, parce qu’il n’y applique pas ses forces, qui ne voit pas une voiture chargée de chauffage, parce qu’il n’y applique pas sa vue. Votre peuple ne reçoit pas les soins nécessaires, parce que vous n’exercez pas envers lui votre bienfaisance : Ainsi, prince, si vous ne régnez pas sur tout l’empire, c’est parce que vous n’agissez pas, et non parce que vous ne le pouvez pas. »

« A quels signes, demanda le roi, peut on distinguer le manque d’action ou de volonté du manque de pouvoir ? » Meng tzeu répondit : « Quelqu’un dit qu’il n’est pas capable de traverser la mer du nord avec le mont T’ai chan sous le bras ; voilà une impossibilité véritable. Le même dit qu’il n’a pas la force de casser une branche d’arbre pour son supérieur ; voilà un manque de volonté, et non un manque de pouvoir. Si vous n’étendez pas votre empire sur toute la Chine, ce n’est pas par impuissance, comme s’il s’agissait de prendre sous le bras le mont T’ai chan et de traverser la mer du nord ; c’est par défaut de volonté, comme s’il s’agissait de casser une branche d’arbre.

« Si je respecte les vieillards de ma famille, et que peu à peu je fasse respecter les vieillards des autres familles ; si je donne des soins affectueux aux enfants et aux jeunes gens de ma famille, et que peu à peu je fasse donner les mêmes soins à ceux des autres familles ; je pourrai faire tourner l’univers sur ma main. Il est dit dans le Cheu King : « Wenn wang fut un modèle pour son épouse ; il forma ses frères à son exemple ; enfin il régla toutes les familles et le royaume. » Ces paroles signifient que Wenn wang montra sa bienfaisance, qu’il l’exerça envers sa femme, ses frères et tout le peuple, et ne fit rien de plus.

« Ainsi, il suffit d’étendre sa bienfaisance toujours de plus en plus, pour établir et maintenir le bon ordre dans tout l’empire. Celui qui n’étend pas sa bienfaisance, est incapable de donner les soins nécessaires à sa femme et à ses enfants. Une seule chose mettait les anciens princes au dessus des autres hommes : ils excellaient à étendre, à faire imiter partout leur bienfaisance. Quelle est la raison spéciale pour laquelle votre bonté s’étend jusqu’aux animaux, et votre action n’atteint pas vos sujets ? On connaît le poids d’un objet en le pesant, et sa longueur en le mesurant. Il en est ainsi pour toute chose ; mais il importe surtout de peser les sentiments de notre cœur. Prince, examinez, je vous prie, s’il est juste d’aimer les animaux plus que vos sujets.

« D’un autre côté, vous entreprenez des guerres ; vous mettez en péril la vie des chefs et des soldats, vous vous attirez l’inimitié des princes. Votre cœur y trouve t il la joie ? » « Non, dit le prince. Comment pourrais je y mettre mon plaisir ? Je m’en sers seulement pour arriver au terme de mon grand désir. » « Prince, demanda Meng tzeu, pourrais-je savoir quel est votre grand désir ? » Le roi sourit et garda le silence. Meng tzeu reprit : « Est ce que vous n’auriez pas assez de viandes succulentes ni de mets savoureux pour satisfaire votre palais, assez de vêtements à la fois légers et chauds pour couvrir votre corps ; ou bien, est ce que vous n’auriez pas assez de belles choses pour réjouir vos yeux, assez de concerts de musique pour charmer vos oreilles, assez de familiers et de favoris pour vous servir dans le palais ? Vos nombreux ministres suffisent amplement pour vous procurer ces cinq avantages. Comment auriez vous quelque désir à ce sujet ? » Non, dit le roi, là n’est pas l’objet de mon grand désir.

« S’il en est ainsi, dit Meng tzeu, il est facile de deviner ce que vous désirez tant. Vous désirez étendre les limites de vos États, recevoir à votre cour les hommages des princes de Ts’in et de Tch’ou, gouverner l’empire, et tenir sous vos lois tous les étrangers. Mais par des moyens semblables à ceux que vous employez, poursuivre un but comme le vôtre, c’est monter sur les arbres pour trouver des poissons. »

« Mon erreur est elle si grave, dit le roi ? » « Elle est plus grave encore, répondit Meng tzeu. Si quelqu’un cherchait des poissons sur les arbres, sans doute il n’en trouverait pas, mais il ne s’en suivrait aucun malheur. En poursuivant votre but par les moyens que vous employez, non seulement vous dépensez en pure perte les forces de votre intelligence et toutes vos ressources, mais certainement vous attirerez de grands maux. »

« Voudriez vous me dire quels sont ces maux, demanda le roi ? » Meng tzeu répondit : « Si le prince de Tcheou attaquait celui de Tch’ou, lequel des deux croyez vous devoir être vainqueur ? » « Le prince de Tch’ou serait vainqueur, dit le roi. Ainsi, vous l’admettez, reprit Meng tzeu, une petite principauté ne peut lutter contre une grande, un petit nombre contre un grand nombre, un faible contre un fort. L’empire compte neuf contrées qui ont chacune mille stades en tous sens. Le prince de Ts’i possède une de ces contrées. Ne serait il pas aussi impossible de soumettre les huit autres avec une seule, qu’il le serait au prince de Tcheou de lutter contre celui de Tch’ou ? Entrez donc dans la voie qui seule peut vous conduire au terme de vos désirs.

« Si dans votre administration vous vous appliquez à exercer la bienfaisance, tous les officiers de l’empire voudront avoir des charges dans votre palais ; tous les laboureurs voudront cultiver la terre dans vos campagnes ; tous les marchands, soit ambulants soit à poste fixe, voudront déposer leurs marchandises dans votre marché ; tous les étrangers en voyage voudront passer par vos routes ; tous ceux qui désireront la répression de leurs mauvais princes, voudront aller porter plainte auprès de vous. S’ils sont ainsi disposés, qui pourra les arrêter ? »

Le roi dit : « Mon esprit n’est que ténèbres ; je ne puis marcher dans cette voie. Je vous prie de venir en aide à ma bonne volonté, et de me donner des explications claires. Alors, malgré mon défaut de perspicacité, j’essaierai de suivre votre conseil. »

Meng tzeu dit : « Seul le disciple de la sagesse peut demeurer stable dans la vertu, sans avoir de biens stables. Les hommes ordinaires ne sont pas stables dans la vertu, quand ils n’ont pas de biens stables. S’ils ne sont pas stables dans la vertu, ils se permettent toutes sortes de licences, de désordres, d’injustices et d’excès. Après qu’ils sont tombés dans le crime, les poursuivre et les punir de mort, c’est prendre le peuple dans un filet, (c’est faire que le peuple n’ayant pas de biens stables, ne puisse éviter ni le crime ni le châtiment). Si, un homme bienfaisant était revêtu de la dignité souveraine., le peuple serait il exposé à être comme enveloppé dans un filet ?

« Un prince sage, en distribuant les terres à cultiver, fait en sorte que chacun ait de quoi entretenir ses parents et nourrir sa femme et ses enfants, que dans les années de fertilité il ait toujours des vivres en abondance, et que dans les mauvaises années il ne meure pas de faim. Ensuite il excite ses sujets à cultiver la vertu ; et tous pratiquent la vertu sans difficulté.

« A présent, les terres sont partagées du telle sorte que vos sujets n’ont pas de quoi entretenir leurs parents ni nourrir leurs femmes et leurs enfants, que dans les bonnes années ils sont toujours malheureux, et dans les mauvaises années ils n’échappent pas à la mort : Par suite, ils ne s’appliquent qu’à éviter la mort, et craignent de n’avoir pas le nécessaire pour cela : Comment auraient-ils le temps d’apprendre les lois de l’urbanité et de la justice (dans les écoles) ? Prince, si vous désirez bien gouverner, que ne posez-vous le fondement d’une administration bienfaisante (en procurant des biens stables à vos sujets) ?

« Si une famille dont l’habitation occupe cinq arpents, plante des mûriers (auprès de la maison) ; les hommes de cinquante ans pourront avoir des vêtements de soie. Si à l’égard des poules, des chiens, des cochons mâles et femelles, on observe les temps convenables pour la reproduction et l’élevage de ces animaux, les vieillards de soixante dix ans pourront manger de la viande. Si le prince ne prend pas le temps des laboureurs aux époques des travaux des champs, une famille de huit personnes, avec cent arpents de terre, pourra n’avoir pas à souffrir de la faim.

« S’il veille sur l’enseignement donné dans les écoles, principalement en ce qui concerne les devoirs de la piété filiale et les égards dus à l’âge et à la dignité, les hommes à cheveux gris ne porteront pas de fardeaux par les chemins ni sur les épaules ni sur la tête. Quand les vieillards portent des vêtements de soie et mangent de la viande, et que ceux qui n’ont pas encore blanchi par l’âge, ne souffrent ni de la faim ni du froid, le prince (qui leur a procuré ce bonheur) obtient toujours l’empire sur tous les peuples. »


CHAPITRE II.


1. Tchouang Pao (officier de Siuen, roi de Ts’i) alla voir Meng tzeu et lui dit : « Le roi, dans une audience, m’a parlé de son amour pour la musique : Je n’ai rien trouvé à lui répondre. Dites moi, je vous prie, cet amour de la musique nuit-il au gouvernement ? » Meng tzeu répondit : « Si le roi aime la musique extrêmement (pour lui et pour tous ses sujets), le gouvernement de Ts’i n’est pas loin d’être parfait. »

Un autre jour, Meng tzeu étant devant le roi, lui dit : « Est il vrai que vous ayez parlé à Tchouang de votre amour pour la musique ? » Le visage du roi changea de couleur. « Je ne saurais, dit-il, aimer et cultiver la musique des anciens empereurs ; je n’aime que la musique populaire. » « Si le roi porte l’amour de la musique au plus haut degré, reprit Meng tzeu, le gouvernement de Ts’i n’est pas loin d’être parfait. La musique actuelle a les mêmes effets que l’ancienne. »

« Voudriez vous m’expliquer, demanda le roi, ce que vous venez dire de la puissance de la musique ? » Meng tzeu répondit : « Lequel est le plus agréable, de jouir seul d’un concert de musique, ou de partager ce plaisir avec d’autres ? » « Il est plus agréable de le partager avec d’autres, dit le roi. » « Lequel est le plus agréable, dit Meng tzeu, de prendre ce plaisir avec un petit nombre de personnes, ou de le prendre avec un grand nombre ? » « Il est plus agréable de le prendre avec un grand nombre, répondit le roi. » Meng tzeu reprit : « Veuillez me permettre, dans votre intérêt, de vous exposer mon avis sur la musique. »

« Supposons que le roi ordonne de faire un concert de musique, et que ses sujets, entendant le son des cloches et des tambours, l’harmonie des différentes flûtes, en aient mal à la tête, contractent les sourcils, et se disent les uns aux autres : « Notre roi aime les concerts de musique. (Ne ferait-il pas mieux de penser à nous secourir) ? Pourquoi nous a-t-il réduits à cette extrémité ? Le père et le fils sont privés de se voir ; le frère est séparé du frère, et la femme est séparée des enfants. »

« Supposons encore que le roi se livre au plaisir de la chasse, et que les habitants, entendant le bruit des voitures et des chevaux du roi, et voyant l’éclat brillant des étendards, en aient tous mal à la tête, froncent les sourcils, et se disent entre eux : « Notre roi aime la chasse. (Il ne pense qu’à s’amuser, et ne cherche pas à soulager nos maux). Pourquoi nous a-t-il réduits à cette extrémité ? Le père et le fils sont privés de se voir ; le frère est séparé du frère, et la femme est séparée des enfants. » De telles plaintes proviendraient uniquement de ce que entre le prince et les sujets les joies ne seraient pas communes.

« Au contraire, supposons que le roi ordonne de faire un concert de musique, et que les habitants, entendant le son des cloches et des tambours, l’harmonie des différentes flûtes, manifestent tous la plus grande joie sur leurs visages, et se disent entre eux : « N’est ce pas une marque que par bonheur notre prince est en bonne santé ? S’il était malade, pourrait il assister à un concert ? »

« Supposons encore que le roi se livre au plaisir de la chasse ; et que les habitants, entendant le bruit des voitures et des chevaux, et voyant l’éclat brillant des étendards, manifestent une grande joie sur leurs visages, et se disent entre eux : « N’est ce pas un signe que par bonheur notre roi n’est pas malade ? S’il l’était, comment pourrait il diriger une chasse ? » Cette satisfaction de tout le peuple viendrait uniquement de ce que les joies seraient communes entre le roi et ses sujets. Prince, que les joies soient communes entre vous et vos sujets ; vous commanderez à toute la Chine. »

2. Siuen, roi de Ts’i, demanda s’il était vrai que le parc de Wenn wang eût soixante dix stades de longueur et autant de largeur. « Les mémoires l’affirment, répondit Meng tzeu. » Était il si grand, dit le roi ? « Le peuple le trouvait encore trop petit, répondit Meng tzeu. » Mon parc, dit le roi, a quarante stades en tous sens. Le peuple le trouve encore trop grand. Comment cela ? » Meng tzeu répondit : Le parc de Wenn wang avait soixante dix stades d’étendue en tous sens. Il était ouvert à ceux qui voulaient ramasser du foin ou du chauffage, chasser aux faisans ou aux lièvres. Wenn wang en partageait l’usage avec le peuple. Le peuple trouvait ce parc trop petit. N’avait-il pas raison ? (Les mots tch’ōu, jaô, tchèu, t’ou sont employés ici comme verbes).

« En arrivant à la frontière de votre principauté, avant de me permettre d’y entrer, j’ai demandé quelles étaient les choses qui étaient le plus sévèrement défendues, dans le pays. On m’a dit que dans l’intérieur se trouvait un parc de quarante stades ; que, si quelqu’un tuait un cerf dans ce parc, il serait condamné à la même peine que s’il avait tué un homme. Cet espace carré de quarante stades est comme une fosse creusée au milieu de vos États pour faire périr vos sujets. Le peuple le trouve trop grand. N’a-t il pas raison ? »

3. Siuen, roi de Ts’i, demanda s’il y avait une règle à suivre dans les relations avec les princes voisins. « Oui, répondit Meng tzeu. Seul un prince humain sait rendre de bons offices à une principauté plus petite que la sienne. C’est ainsi que Tch’eng T’ang rendit service au prince de Ko, et Wenn wang aux Kouenn i, barbares de l’occident. Seul un prince prudent sait rendre obéissance à un plus puissant que lui. C’est ainsi que T’ai wang obéit aux Hiun iu, barbares du nord, et Keou tsien, prince de Iue, obéit au prince de Ou.

« Un prince qui rend service à un plus faible que lui, aime le Ciel ; un prince qui rend obéissance à un plus puissant que lui, respecte le Ciel. Celui qui aime le Ciel, conserve son pouvoir sur tout l’empire ; celui qui respecte le Ciel, conserve son pouvoir sur sa principauté. On lit dans le Cheu King : Je respecterai la Majesté céleste, et par là je conserverai le pouvoir souverain. »

« C’est une doctrine très élevée, dit le roi. (Mais il m’est impossible de la mettre en pratique, et d’user de douceur). J’ai un défaut : j’aime à déployer de la bravoure. » « Prince, répondit Meng tzeu, évitez de vouloir déployer une bravoure sans grandeur. Porter la main à l’épée, lancer un regard plein de colère, et dire : « Celui-là osera t il donc me résister ? » c’est la bravoure d’un homme vulgaire qui s’attaque à un particulier. Prince, que votre courage soit vraiment grand. On lit dans le Cheu King : « Le roi (Wenn wang) enflammé de colère, dispose ses cohortes ; pour arrêter la marche des soldats de Kin, affermir la puissance des Tcheou, et répondre aux désirs de tout l’empire. » Telle a été la bravoure de Wenn wang. Wenn wang a fait éclater sa colère une seule fois, et il a procuré la paix à tout l’empire.

« Dans le Chou King, (Ou wang) dit : « Le Ciel, en donnant l’existence aux hommes ici-bas, leur constitue des princes et des précepteurs, dont il fait les ministres, les aides du Souverain Seigneur, et auxquels il accorde des marques d’honneur particulières dans tout l’empire. Le sort du coupable et celui de l’innocent dépendent de moi seul. Dans l’empire, qui osera former le dessein de se révolter ? » Un homme (le tyran Tcheou, dernier empereur de la dynastie des Chang). troublait l’ordre dans l’empire ; Ou wang crut que c’était une honte de le souffrir. Telle a été la valeur de Ou wang. Ou wang s’est irrité une fois, et il a rendu la tranquillité à tout l’empire. Prince, si vous aussi, donnant une fois libre cours à votre colère, vous pouviez rendre la paix à tous les peuples, les peuples ne craindraient qu’une chose ; Ils craindraient que vous n’eussiez pas le désir de déployer votre bravoure. »

4. Siuen, roi de Ts’i, alla voir Meng tzeu dans le Palais de la Neige, où il lui donnait l’hospitalité. Il lui demanda si le sage goûtait aussi ce plaisir (d’habiter un palais agréable). « Oui, répondit Meng tzeu. Tout sujet qui est privé de ce plaisir (qui n’a pas une habitation commode), blâme son prince. Celui qui, privé de ce plaisir, blâme son prince, commet une faute ; le prince qui ne partage pas ses agréments avec son peuple, est aussi en faute. Si le prince se réjouit des joies du peuple, le peuple se réjouira des joies du prince ; si le prince s’afflige des tristesses du peuple, le peuple s’affligera des tristesses du prince. Un prince qui se réjouit avec tout l’empire et s’afflige avec tout l’empire, commande toujours à tout l’empire.

« Autrefois King, prince de Ts’i, dit à Ien tzeu (l’un de ses officiers) : « Je veux faire un voyage d’agrément aux monts Tchouen fou et Tch’ao ou, suivre le bord de la mer, et aller vers le midi jusqu’à Lang ie. Que dois je faire pour imiter les anciens empereurs dans leurs voyages de plaisir ? » (Les monts Tchouen fou et Tch’ao ou devaient être près du golfe du Tcheu li).

« Ien tzeu répondit : « Oh ! l’excellente question ! Lorsque l’empereur se rendait auprès des princes, on disait qu’il visitait les pays gardés, c’est à dire, les pays que les princes étaient chargés de garder. Lorsque les princes allaient à la cour de l’empereur, on disait qu’ils rendaient compte de leur administration, c’est à dire, de leurs actes administratifs. L’empereur et les princes ne voyageaient jamais que pour des affaires. Au printemps, ils visitaient les laboureurs, (l’empereur dans son domaine particulier, chaque prince dans sa principauté), et ils donnaient des grains à ceux qui n’en avaient pas assez. En automne, ils visitaient les moissonneurs, et distribuaient des vivres à ceux qui en manquaient. Sous les Hia, (dans le domaine particulier de l’empereur), on disait communément : « Si notre empereur ne voyage pas, comment pourrons-nous jouir du bien être ? Si notre empereur ne se donne le plaisir de visiter le pays, qui nous donnera des secours ? » Chaque année les princes faisaient un voyage et une promenade ; c’était leur règle.

« A présent, les usages ont changé. Une escorte nombreuse accompagne le prince, et les vivres sont fournis par le peuple. Les habitants mourant de faim, n’ont plus à manger ; accablés de travaux (pour le service du prince), ils n’ont pas de repos. Le regard tourné de côté, ils murmurent entre eux. Peu à peu le peuple déteste son prince (ou bien, se met à faire le mal). Les grands princes transgressent les ordres de l’empereur, oppriment le peuple, absorbent la boisson et la nourriture comme des gouffres, suivent le courant, vont sans cesse contre le courant, perdent le temps, négligent les affaires, et font le tourment des princes subalternes.

« Descendre avec le courant et ne pas se mettre en peine de retourner en arrière, c’est-à-dire s’abandonner à ses mauvaises inclinations et ne jamais vouloir leur résister, cela s’appelle suivre le courant. Remonter le courant, et ne pas songer à revenir (poursuivre sans cesse l’accomplissement de ses désirs), cela s’appelle aller sans cesse contre le courant. Se livrer à la chasse sans avoir jamais assez de ce plaisir, c’est perdre le temps. S’abandonner à la passion du vin sans éprouver jamais de satiété, c’est ruiner l’administration. Les anciens empereurs ne prenaient pas plaisir à suivre le courant ni à marcher contre le courant ; ils ne se permettaient ni de perdre le temps ni de ruiner l’administration. Prince, c’est à vous de décider quelle conduite vous tiendrez. »

« Le prince King fut très content des avis de Ien tzeu. Il publia un édit dans toute la principauté, quitta la capitale, et fixa sa demeure à la campagne. Dès lors, il fit distribuer des grains à ceux qui n’en avaient pas assez. Il fit appeler le directeur en chef des musiciens, et lui dit : Composez pour moi des chants sur la joie commune du prince et des sujets. » Ces chants sont ceux qu’on appelle Tcheu chao et Kio chao. Il y est dit : « Celui qui empêche son prince de mal faire, quelle faute commet il ? Celui qui empêche son prince de mal faire, aime véritablement son prince. »

5. Siuen, prince de Ts’i, dit à Meng tzeu : « Tout le monde m’engage à détruire le Ming t’ang. Dois je le détruire ou non ? » Ce palais, appelé Ming t’ang, était au pied du Tai chan. Sous les Tcheou, l’empereur y recevait les princes, quand il visitait les principautés de l’est. Sous les Han, on en voyait encore les ruines. Les ministres de Ts’i voulaient détruire ce palais, parce que, l’empereur ne visitant plus les principautés, les princes n’avaient plus besoin d’y demeurer. « C’est, répondit Meng tzeu, le palais des grands empereurs de l’antiquité. Prince, si vous désirez gouverner comme eux, ne le détruisez pas. »

« Voudriez vous me dire, demanda le roi, comment les anciens empereurs gouvernaient le peuple ? » Meng tzeu répondit : « (Wenn wang a été le plus parfait modèle des empereurs, sans en avoir le titre). Lorsque Wenn wang gouvernait K’i (la principauté particulière des Tcheou), les laboureurs donnaient à l’État la neuvième partie des fruits de la terre ; les officiers obtenaient des traitements héréditaires. Les anciens empereurs faisaient instruire les descendants des officiers qui avaient des charges héréditaires. Puis, ils confiaient des emplois à ceux qui étaient capables de les remplir. Aux autres ils n’en donnaient pas ; ils leur conservaient néanmoins leurs traitements. Aux barrières et dans le marché, on visitait les marchandises, mais on n’exigeait pas de droits. Dans les lacs et aux barrages établis dans les rivières, chacun pouvait pêcher librement. Le châtiment d’un coupable ne s’étendait pas à sa femme ni à ses enfants.

« Les hommes âgés qui n’ont pas de femmes et qu’on appelle veufs, les femmes âgées qui n’ont pas de maris et qu’on appelle veuves, les personnes âgées qui n’ont pas d’enfants et qu’on appelle solitaires, les enfants qui n’ont plus de pères et qu’on appelle orphelins ; ces quatre classes de personnes sont les plus dépourvues de ressources, et n’ont pas à qui elles puissent avoir recours. Lorsque Wenn wang établit son gouvernement et étendit son action bienfaisante, ce fut à ces infortunés qu’il donna ses premiers soins : Dans le Cheu King il est dit : « Le sort des riches est encore assez heureux ; mais ceux là sont à plaindre qui sont seuls et sans secours. »

Le roi dit : « Quels bons enseignements vous me donnez ! » « Si vous les trouvez bons, répondit Meng tzeu, pourquoi ne les mettriez vous pas en pratique ? » « J’ai un défaut, dit le roi. J’aime les richesses. » Meng tzeu reprit : Koung Liou (arrière petit fils de Heou tsi) aimait les richesses. On lit dans le Cheu King : (Lorsque Koung Liou demeurait parmi les barbares occidentaux), « Il avait des amas de grains dans les champs, et des greniers remplis auprès des habitations. Il fit mettre des aliments secs dans des enveloppes et dans des sacs. Voulant réunir son peuple dans une autre contrée et rendre ainsi sa famille illustre, il ordonna de prendre les arcs, les flèches, les boucliers, les lan-ces, les haches de guerre, puis se mit en marche » (pour aller fonder une principauté dans le pays de Pin).

« Ainsi quand ceux des sujets de Koung Liou qui voulurent rester au milieu des barbares, eurent des amas de grains en plein air et des greniers auprès des habitations, et que les autres, décidés à partir, eurent des vivres dans des sacs ; alors seulement ces derniers se mirent en marche. Prince, si vous aimez les richesses, (aimez les comme Koung Liou), faites part de vos trésors à votre peuple ; et alors vous sera t il difficile de régner sur tout l’empire ? »

« J’ai un autre défaut, dit le roi, j’aime les femmes. » Meng tzeu répondit : « Anciennement T’ai wang, aimait les femmes : il aimait sa propre femme. On lit dans le Cheu King : L’ancien prince Tan fou (T’ai wang) partit le matin, pressant la course de ses chevaux ; il suivit le bord des rivières de l’ouest (de la Ts’i et de la Tsiu), et alla jusqu’au pied du mont K’i. Puis, avec son épouse issue de la famille des Kiang, il vint choisir un lieu pour sa demeure. » À cette époque, il ne restait à la maison aucune fille qui eut la douleur de n’être pas mariée, au dehors, aucun homme qui n’eut pas de femme. Prince, si vous aimez les femmes, faites en sorte que tous vos sujets aient la même satisfaction que vous (qu’aucun d’eux ne soit privé des joies du mariage) ; et alors, vous sera-t-il difficile de régner sur toute la Chine ? » (T’ai wang changea de lieu pour échapper aux incursions des barbares. Voy. plus loin page 350 ).

6. Meng tzeu dit à Siuen, roi de Ts’i : « Je suppose que l’un de vos sujets, partant pour un voyage dans la principauté de Tch’ou, confie à un ami sa femme et ses enfants, et qu’à son retour, il trouve que son ami a laissé souffrir du froid et de la faim sa femme et ses enfants, que ferait il ? » « Il rompra avec cet ami, répondit le roi. » « Supposons, dit Meng tzeu, que le chef de la justice ne soit pas capable de diriger les juges ; que feriez vous ? » « Je le destituerais, répondit le roi. » « Je suppose, continua Meng tzeu, que tout le royaume soit mal gouverné ; que faudrait-il faire ? » Le roi (pour éviter des questions qui l’auraient fait rougir) regarda à droite et à gauche, et parla d’autre chose.

7. Meng tzeu alla voir Siuen, prince de Ts’i, et lui dit : « On appelle ancien royaume, non pas celui qui a des arbres anciens et très élevés, mais celui ont les ministres se sont succédé de père en fils depuis longtemps. Prince, vous n’avez pas de ministre qui vous soit uni d’affection. Ceux que vous avez choisis hier sont déjà partis aujourd’hui, sans que vous le sachiez. » Le roi dit : « Comment pourrais je reconnaître les hommes qui manquent de talents, afin de ne pas les élever aux charges ? » Meng tzeu répondit : « Un prince doit promouvoir les hommes capables, comme s’il y était en quelque sorte forcé, (comme s’il ne pouvait refuser cet honneur à leurs talents, à leurs mérites). Ne faut il pas qu’il soit très circonspect, lorsqu’il doit faire passer des hommes de basse condition avant d’autres d’une condition élevée, et des étrangers avant ses parents ou ses amis ?

« Quand même la probité et l’habileté d’un homme seraient attestées par tous ceux qui vous entourent, ce n’est pas suffisant. Quand même elles seraient attestées par tous les grands préfets ; ce n’est pas suffisant. Si elles sont attestées par tous les habitants du royaume, examinez ; et si vous reconnaissez que cet homme est vertueux et capable, donnez lui un emploi, Quand l’incapacité d’un homme est attestée par tous ceux qui vous entourent, ne les écoutez pas (ne les croyez pas). Quand elle est attestée par tous les grands préfets, ne les écoutez pas. Quand elle est attestée par tout le peuple, examinez sérieusement ; et si vous reconnaissez que cet homme est incapable, écartez le des charges.

« Si tous ceux qui vous entourent disent que tel homme a mérité la mort, ne les écoutez pas. Si tous les grands préfets le disent, ne les écoutez pas. Si tous les habitants du royaume le disent, faites une enquête ; et si vous reconnaissez que cet homme a mérité la mort, faites-le mourir. Alors on dira que c’est le peuple (et non le prince) qui l’a condamné à mort. Si vous agissez ainsi, vous mériterez le titre de père du peuple.

8. Siuen, roi de Ts’i, demanda s’il était certain que T’ang eût exilé Kie, et que Ou wang eût attaqué. Tcheou ? Les annales le racontent, répondit Meng tzeu . Le roi reprit : Est il permis à un sujet de tuer son prince ? Meng tzeu répondit : Celui qui viole la vertu d’humanité, s’appelle malfaiteur ; celui qui viole la justice, s’appelle scélérat. Un malfaiteur, un scélérat (eût-il le titre de roi) n’est qu’un simple particulier. J’ai entendu dire que Ou wang punit de mort Tcheou (qui devait être traité comme) un simple particulier ; je n’ai pas entendu dire qu’il eût tué son prince. (Kie et Tcheou étaient empereurs ; T’ang et Ou wang n’étaient encore que tchou heou).

9. Meng tzeu, dans une audience, dit à Siuen, roi de Ts’i : Prince, si vous vouliez élever un grand édifice, vous ordonneriez au directeur des travaux de chercher de grands arbres. S’il les trouvait, vous seriez content, parce que vous les jugeriez capables de supporter le poids de la toiture. Si les ouvriers les amincissaient avec la hache, vous seriez indigné, parce que vous ne les jugeriez plus capables de porter le poids de la toiture. (Les hommes vertueux et capables sont comme les poutres et les colonnes de l’État). Dès l’enfance ils ont étudié l’art de se gouverner eux mêmes et les autres. Arrivés à l’âge mûr, ils désirent exercer cet art dans les emplois publics. Si le roi leur disait : « Pour le moment, laissez là ce que vous avez appris (la bienfaisance, la justice et les autres vertus), et suivez moi (à la recherche des richesses et des plaisirs) », que faudrait il penser de cette conduite ? (Ne serait ce pas amoindrir la vertu et l’habileté des hommes sages, comme un ouvrier mal avisé amincirait les poutres et les colonnes d’un grand édifice) ?

« S’il y avait ici une pierre précieuse, valût elle quinze mille livres d’argent, (pour augmenter encore sa valeur) vous chargeriez un lapidaire de la tailler et de la polir, (vous n’oseriez pas faire ce travail vous même). En ce qui concerne le gouvernement, vous dites (aux hommes vertueux et capables) : Laissez là pour le moment ce que vous avez appris et suivez moi. Pourquoi ne faites vous pas comme pour une pierre précieuse, que vous donneriez à tailler et à polir à un lapidaire ? »

10. Les habitants de Ts’i avaient attaqué ceux de Ien et remporté la victoire. Le roi Siuen dit à Meng tzeu : « Les uns me conseillent de ne pas prendre la principauté de Ien ; les autres me disent de m’en emparer. Avec dix mille chariots de guerre attaquer un ennemi qui en a aussi dix mille, et en cinquante jours remporter une victoire complète, c’est ce qui surpasse les forces de l’homme. (Le Ciel m’a donc aidé, et veut que je prenne la principauté de Ien). Si je ne la prends pas, certainement le Ciel enverra des châtiments. Ferai-je bien de m’en emparer ? »

Meng tzeu répondit : « Si les habitants de Ien désirent que vous la preniez, prenez la. Dans l’antiquité, un prince en a donné l’exemple ; ce fut Ou wang, (qui pour se conformer aux désirs du peuple, ravit l’empire à Tcheou). Si les habitants de Ien ne veulent pas que vous la preniez, ne la prenez pas. Dans l’antiquité un prince en donna l’exemple ; ce fut Wenn wang, (qui laissa l’empire à Tcheou, parce que ce tyran ne s’était pas encore aliéné tous les esprits).

« Quand avec dix mille chariots de guerre vous avez attaqué cette principauté qui avait aussi dix mille chariots de guerre ; les habitants sont allés au devant de vos soldats, et leur ont offert des vivres et de la boisson ; qu’ont ils voulu ? Ils ont voulu échapper à l’eau et au feu ; c’est à dire, ils se sont donnés à vous, afin d’être délivrés d’un gouvernement tyrannique. Si l’eau devient plus profonde et le feu plus ardent, c’est-à-dire si le roi de Ts’i les opprime encore plus que ne l’ont fait leurs princes, ils se tourneront de nouveau vers un autre souverain. »

11. Les habitants de Ts’i avaient attaqué et pris la principauté de Ien. Les princes voisins délibérèrent pour lui rendre son indépendance. Le roi Siuen dit à Meng tzeu : « Un grand nombre de princes forment des plans pour m’attaquer. » Que dois je faire pour me prémunir contre eux ? Meng tzeu répondit : « J’ai entendu dire qu’un prince, dont la principauté n’avait que soixante-dix stades, parvint à gouverner tout l’empire ; ce fut Tch’eng T’ang. Je n’ai jamais entendu dire qu’un prince, régnant (comme le roi de Ts’i) sur une étendue de mille stades, craignît les autres princes.

« On lit dans le Chou King : T’ang commença ses expéditions par la principauté de Ko. Tout l’empire eut confiance en lui. Lorsqu’il faisait la guerre dans les contrées orientales, les barbares de l’occident se plaignaient, et quand il la faisait dans le midi, les barbares du nord se plaignaient. (Les uns et les autres se plaignaient) en disant : Pourquoi nous laisse-t-il après les autres (pourquoi n’occupe-t-il pas notre pays en premier lieu) ? » Les peuples avaient les regards tournés vers lui, comme en temps de grande sécheresse on observe les nuages et l’arc-en-ciel. (Dans les pays où Tch’eng T’ang portait la guerre, même durant les hostilités), les habitants continuèrent d’aller au marché, les laboureurs ne furent pas inquiétés. Il châtia les princes et consola les peuples. Les peuples éprouvèrent une grande joie, comme lorsque la pluie tombe en temps opportun. Le Chou King dit : « Nous avons attendu notre roi ; notre roi est venu, nous avons retrouvé la vie. »

« Le prince de Ien opprimait ses sujets. Vous avez été l’attaquer. Les habitants, heureux de votre arrivée comme si vous aviez été les sauver du milieu de l’eau ou du feu, ont couru au devant de votre armée avec des corbeilles pleines de vivres et des jarres pleines de boisson. Si vous mettez à mort les vieillards et les hommes faits, si vous jetez dans les fers les enfants et les jeunes gens, si vous détruisez la salle des ancêtres des princes, si vous enlevez les objets précieux, votre conduite ne sera-t elle pas blâmable ?

« Tous les princes de l’empire craignent la puissance de Ts’i. A présent, si vous doublez l’étendue de votre territoire (en gardant la principauté de Ien), et que votre administration ne soit pas bienfaisante, tout l’empire prendra les armes contre vous. Prince, hâtez vous de publier un édit, déclarant que vous renvoyez les vieillards et les enfants de Ien, et lui laissez ses objets précieux. Après délibération en présence du peuple, donnez lui un prince, et retirez-vous. Par ce moyen vous pourrez encore éviter la guerre dont les princes vous menacent. »

12. Une mêlée avait eu lieu entre les habitants de Tcheou et ceux de Lou. Mou (prince de Tcheou) dit à Meng tzeu : « Trente-trois de mes officiers ont péri dans le combat ; aucun soldat n’a exposé sa vie pour les sauver. Si je veux punir de mort ceux qui n’ont pas voulu défendre leurs chefs, ils sont si nombreux que je ne pourrai les faire mourir tous : Si je ne les punis pas, les hommes du peuple, qui haïssent leurs chefs, les verront périr et ne leur porteront pas secours. Quelle conduite convient il de tenir ? »

Meng tzeu répondit : « Dans les temps de calamité, dans les années de disette, plusieurs milliers de personnes âgées ou infirmes sont mortes en se roulant dans les canaux et les fossés ; plusieurs milliers de personnes robustes se sont dispersées dans toutes les directions. Cependant, les greniers et les magasins du prince étaient pleins. Aucun de vos officiers ne vous a averti. Le prince et ses ministres ont été insouciants et sans pitié à l’égard du peuple. Tseng tzeu dit : « Prenez y garde, ce que vous faites à autrui vous sera rendu. » Désormais votre peuple a le moyen de vous rendre, à vous et à vos officiers, ce qu’il a reçu de vous. Prince, n’accusez pas le peuple. Si votre administration devient bienfaisante, le peuple aimera ses supérieurs et mourra pour ses chefs.

13. Wenn, prince de T’eng, dit à Meng tzeu : « La principauté de T’eng est petite, et se trouve entre celle de Ts’i et celle de Tch’ou (qui sont puissantes). (T’eng, à présent T’eng hien dans le Ien tcheou fou, n’avait que cinquante stades d’étendue). Dois je me mettre sous la dépendance de Ts’i ou sous celle de Tch’ou ? » Meng tzeu répondit : « Le projet de sacrifier votre liberté ne peut entrer dans ma pensée. Si vous voulez absolument connaître mon avis, je vous dirai qu’il y a un moyen de conserver votre indépendance. Faites creuser plus profondément les fossés de vos remparts, élever plus haut les murs de vos places fortes, et gardez les avec votre peuple. (En face du danger) bravez la mort, et le peuple ne reculera pas. Voilà un bon expédient. »

14. Wenn, prince de T’eng, dit à Meng tzeu : « Le prince de Ts’i veut élever des fortifications dans la principauté de Sie. Je crains beaucoup. Que dois je faire ? » (Ts’i s’était annexé Sie, pays à présent compris dans le Ien tcheou fou). Meng tzeu répondit : « Autrefois, lorsque T’ai wang habitait la terre de Pin, les barbares du nord faisaient des incursions. T’ai wang alla demeurer au pied du mont K’i. Ce ne fut pas par son choix, mais par nécessité qu’il y transporta sa demeure. (Bien qu’il eût été dépossédé de son premier domaine, sa vertu mérita l’empire à ses descendants).

« Si vous faites le bien, tôt ou tard l’un de vos descendants commandera à tout l’empire. Un prince qui fonde un État ou une dynastie, fait en sorte que ses descendants puissent continuer et développer son œuvre. Son but final sera-t-il atteint ? Le Ciel en décidera. Prince, que pouvez vous faire pour résister au roi de Ts’i ? Appliquez vous à faire le bien ; cela suffira. »

15. Wenn, prince de T’eng, dit à Meng tzeu : « La principauté de T’eng est petite. Quand même elle servirait avec le plus entier dévouement les grandes principautés voisines, elle n’évitera pas leurs injustes agressions. Que dois-je faire pour prévenir ce malheur ? Meng tzeu répondit : « Autrefois, lorsque T’ai wang habitait la terre de Pin, les barbares du nord y faisaient des incursions. Il leur offrit en tribut des fourrures et des soieries ; il eut encore à souffrir de leurs incursions. Il leur donna en tribut des chiens et des chevaux ; il n’arrêta pas leurs incursions. Il leur donna en tribut des perles et des pierres précieuses ; leurs incursions continuèrent encore.

« Alors il réunit les vieillards, et (pour leur inspirer le désir d’aller s’établir avec lui dans un autre pays), il leur parla en ces termes : « J’ai entendu dire qu’un prince sage évite de rendre nuisible à ses sujets ce qui doit lui servir à les nourrir. (La terre de Pin m’a servi à nourrir mes sujets. Elle leur deviendrait fatale, si, pour la défendre, j’allais exposer leur vie dans les combats). Mes chers enfants, pourquoi auriez vous la douleur de perdre votre prince (de me voir tué par les barbares) ? (Pour vous épargner ce chagrin) je vais m’éloigner d’ici. » (Selon d’autres interprètes : Pourquoi craindriez vous de n’avoir plus de prince ? Il vous sera facile d’en trouver un autre pour me remplacer). Il quitta Pin, passa le mont Leang, fonda une ville et demeura au pied du mont K’i. Après son départ, les habitants de Pin dirent : C’est un homme très bienfaisant ; ce serait dommage de perdre un si bon prince. » Ils allèrent en foule se joindre à lui dans sa nouvelle ville, marchant comme une multitude de personnes allant à la foire.

« (T’ai wang fut d’avis que, pour échapper aux ravages des barbares, il fallait changer de lieu. Mais l’avis contraire a aussi ses partisans). Ils prétendent qu’un homme n’est pas libre de disposer du lieu que ses pères ont gardé depuis plusieurs générations ; qu’il doit plutôt mourir que de l’abandonner. De ces deux sentiments, prince, choisissez, je vous prie, celui qui vous plaira le plus. » (La lettre wéi a la même signification que la lettre tchouën, disposer en maître).

16. P’ing, prince de Lou, se préparant à sortir du palais, Tsang Ts’ang, l’un de ses favoris, lui dit : « Les autres jours, avant de sortir, vous n’avez jamais manqué de dire à vos officiers où vous alliez. A présent, votre voiture est déjà attelée, et vos officiers ne savent pas encore où vous allez. J’ose vous prier de me le dire. » « Je vais faire visite à Meng tzeu, répondit le prince. » « Eh quoi ! dit Tsang Ts’ang. Vous vous abaissez au point de prévenir un homme vulgaire ; est ce parce que vous le croyez sage ? Les sages enseignent aux autres les usages et les devoirs qu’il faut observer. Or, les honneurs funèbres que Meng tzeu à rendus à sa mère, ont surpassé ceux qui avaient été rendus précédemment à son père (ce qui ne convient nullement). Prince, n’allez pas le voir. » « Soit, dit le prince. »

Io tcheng tzeu (disciple de Meng tzeu) alla trouver le prince, et lui dit : « Prince, pourquoi n’avez vous pas été voir Meng tzeu ? » Le prince répondit : « On m’a dit que Meng tzeu avait fait à sa mère des funérailles plus pompeuses que celles qu’il avait faites précédemment à son père. C’est pour cette raison que je ne suis pas allé le voir. » Io tcheng tzeu répliqua : « Eh quoi ! Dites vous cela, parce que Meng tzeu, n’étant que simple lettré, a fait les funérailles de son père selon les usages des lettrés, que plus tard, étant devenu grand préfet, il a fait les funérailles de sa mère selon les usages des grands préfets ; qu’il a offert aux mânes de son père trois chaudières de mets, et que plus tard il en a offert cinq aux mânes de sa mère ? » Les officiers inférieurs et les simples lettrés offraient trois sortes de mets : du poisson, de la viande de porc et de la viande séchée. Les grands préfets offraient cinq sortes de mets : du mouton, du porc, du poisson, de la viande séchée et de la viande hachée.

« Non, dit le prince. Je veux parler de la beauté du double cercueil, des vêtements et de la couverture. » Io tcheng tzeu répliqua : « Ce n’est pas une raison suffisante pour dire que les funérailles de la mère de Meng tzeu aient été plus pompeuses que celles de son père. (A la mort de son père, il était pauvre ; à la mort de sa mère, il était riche). Les pauvres n’ensevelissent pas leurs morts avec le même luxe que les riches. »

Io tcheng tzeu alla voir Meng tzeu, et lui dit : « Moi K’o, j’avais parlé de votre sagesse au prince. Le prince se préparait à venir vous voir. Un favori, Tsang Ts’ang l’en a dissuadé ; et le prince n’est pas venu ». Meng tzeu répondit : « Si un homme avance dans sa voie (obtient la faveur du prince ou du peuple), c’est que quelqu’un l’a aidé (l’a recommandé). S’il s’arrête dans sa voie, c’est que quelqu’un lui a fait obstacle. Son progrès ou son arrêt (semble être l’œuvre des hom-mes, et cependant) ne peut être attribué à aucune force humaine. Si je n’ai pas obtenu la faveur du prince de Lou, le Ciel en est la cause. Est ce que le fils et la famille Tsang aurait pu m’empêcher d’avoir les bonnes grâces du prince ? »



LIVRE II. KOUNG SUENN TCHÉOU.


CHAPITRE I


1. Koung suenn Tch’eou (habitant de Ts’i et disciple de Meng tzeu) dit : « Maître, si vous occupiez un poste élevé dans la principauté de Ts’i, pourriez-vous promettre de renouveler les œuvres de Kouan Tchoung et de Ien tzeu ? » Meng tzeu répondit : « Vous êtes vraiment un habitant de Ts’i ; vous ne connaissez que Kouan Tchoung et Ien tzeu. (Kouan Tchoung fut ministre de Houan, prince de Ts’i, pendant plus de quarante ans. Koung suenn, petit-fils ou descendant de prince, est un nom de famille que prenait la branche cadette d’une famille princière).

« Quelqu’un demanda à Tseng si : « Maître, lequel des deux l’emporte sur l’autre ; de vous ou de Tzeu lou ? » Tseng Si, troublé par cette question, répondit : « Tzeu lou était un sage que mon aïeul Tseng tzeu avait en grand honneur. » Le même reprit : « (Vous n’osez pas vous mettre en parallèle avec Tzeu fou), soit ; mais dites moi, je vous prie, lequel des deux l’emporte sur l’autre, de vous ou de Kouan Tchoung ? » Le visage de Tseng Si changea de couleur, et prit un air de mécontentement. « Pourquoi me comparez vous à Kouan Tchoung, répondit il ? Kouan Tchoung a obtenu les bonnes grâces de son prince, et il les a eues d’une manière si particulière ; il a pris part au gouvernement de la principauté, et cela durant si longtemps ; ses œuvres ont eu de l’éclat, mais il les a accomplies d’une manière si méprisable (par la ruse et la violence) ! Pourquoi me comparez-vous avec lui ? » Meng tzeu ajouta : « Tseng Si n’aurait pas voulu imiter Kouan Tchoung ; me souhaitez vous donc de l’imiter ? »

« Kouan Tchoung, dit Koung suenn Tch’eou, a soumis à son prince tous les princes de l’empire ; Ien tzeu a rendu son prince illustre : Après cela, Kouan Tchoung et Ien tzeu ne sont ils donc pas encore dignes d’être imités ? » Meng tzeu répondit : « Faire du prince de Ts’i un empereur parfait me serait aussi facile que de tourner la main. » Koung suenn Tch’eou dit : « Maître, je vous comprends de moins en moins. Wenn wang, avec toute sa vertu et cent ans de vie, n’est pas encore arrivé à répandre ses bienfaits (à établir le bon ordre) dans tout l’empire : Ou wang et Tcheou Koung lui ont succédé ; alors enfin la vertu et le bon ordre ont régné partout. A présent vous dites qu’il est si facile de faire un empereur parfait. Wenn wang n’est donc pas digne de servir de modèle. »

Meng tzeu répondit : « Qui pourrait égaler Wenn wang ? Depuis Tch’eng T’ang jusqu’à Ou ting, l’empire avait eu six ou sept souverains d’une sagesse extraordinaire ou d’une vertu et d’une habileté insignes. Il avait été gouverné depuis longtemps par les In ; un changement de dynastie était difficile. Ou ting avait reçu dans son palais les hommages de tous les princes, et gouverné l’empire avec la même facilité qu’il aurait tourné la main (ou fait tourner un objet dans sa main). Tcheou avait succédé l’empire peu de temps après Ou ting. Les anciennes familles, les traditions, les usages, les coutumes et les bonnes institutions des ancêtres n’avaient pas encore entièrement disparu. De plus, le prince de Wei et son second fils, deux princes du sang impérial Pi kan et le prince de Ki, et Kiao ko, ces hommes remarquables par leur vertu et leur habileté le secondaient et l’aidaient d’un commun accord. Aussi conserva-t-il l’empire longtemps. Il n’y avait pas un pouce de terre qui ne fût à lui, pas un homme qui ne fût son sujet. Au contraire, Wenn wang n’avait qu’une petite principauté de cent stades. Il lui était donc difficile (impossible) de régner sur tout l’empire. (Kiao ko vendait du poisson et du sel. Wenn wang découvrit sa sagesse, le recommanda à la cour des In, et le fit nommer ministre).

« Les habitants de Ts’i ont un adage : La prudence et la perspicacité servent peu, si l’on ne saisit pas l’occasion ; la houe et le sarcloir servent peu, si l’on n’attend pas l’époque favorable. A présent, il est facile d’arriver à gouverner tout l’empire. Quand les dynasties des Hia, des In et des Tcheou étaient le plus florissantes, le territoire propre de l’empereur n’a jamais dépassé mille stades. Or le territoire de Ts’i a cette étendue. Les coqs et les chiens s’entendent et se répondent d’un endroit à l’autre dans toute l’étendue de la principauté. Tant la population de Ts’i est dense et nombreuse ! Son territoire est déjà assez étendu, sans qu’il soit besoin de l’accroître, et sa population assez serrée, sans qu’il soit besoin de l’augmenter. Que l’administration du prince de Ts’i soit bienfaisante, et il régnera sur tout l’empire ; personne ne pourra l’en empêcher.

« De plus, l’empire n’a jamais été si longtemps sans avoir un sage souverain ; jamais les misères et les souffrances du peuple sous un gouvernement tyrannique n’ont été plus grandes que de nos jours. Celui qui a faim n’est pas difficile sur le choix de la nourriture ; ni celui qui a soif, sur le choix de la boisson. (Ainsi le peuple, opprimé depuis longtemps par des princes cruels accepterait sans peine un souverain bienfaisant).

« Confucius dit : « L’influence d’un bon gouvernement est plus rapide qu’un courrier impérial, soit à pied soit à cheval. » A notre époque, si un prince qui a dix mille chariots de guerre, gouvernait ses sujets avec bonté, les peuples l’accueilleraient avec la même joie qu’un homme, qui serait suspendu la tête en bas, accueillerait son sauveur. Aussi, avec un travail moitié moindre que celui des anciens, on obtiendrait un effet deux fois plus grand ; cela, uniquement parce que le moment est favorable. »

2. Koung suenn Tch’eou dit : « Maître, si vous étiez élevé à la dignité de ministre dans la principauté de Ts’i, et qu’il vous fût permis d’appliquer vos principes, il ne serait pas étonnant que par vos soins le prince de Ts’i soumît tous les princes à son autorité, ou même gouvernât parfaitement tout l’empire. Si vous étiez appelé à faire de si grandes choses, éprouveriez vous quelque émotion, (quelque crainte, quelque perplexité) ? » « Non, répondit Meng tzeu ; dès l’âge de quarante ans, je n’avais plus aucune émotion. » « S’il en est ainsi, reprit Koung suenn Tch’eou, vous surpassez de beaucoup Meng Penn. » « Ce n’est pas difficile, répondit Meng tzeu. Kao tzeu était exempt d’émotions avant moi (avant l’âge de quarante ans). » (Meng Penn en voyage ne craignait ni les tigres ni les loups ni les crocodiles ni les dragons. Il était si fort qu’il pouvait arracher les cornes à un bœuf).

« Cette impassibilité de l’âme est elle soumise à des règles, demanda Koung suenn Tch’eou ? » « Oui, répondit Meng tzeu. Voici comment Pe koung Iou entendait la force d’âme. Il n’aurait pas fait un mouvement, ni cligné l’œil (pour éviter un coup). S’il avait reçu de quelqu’un le moindre tort, la moindre injure, il en aurait été outré, comme s’il avait été battu de verges dans la place publique. Il n’aurait rien supporté, ni de la part d’un villageois en large vêtement de laine, ni de la part d’un prince possesseur de dix mille chariots de guerre. A ses yeux, tuer un prince possesseur de dix mille chariots de guerre, c’eût été la même chose que de tuer un villageois vêtu d’une grossière étoffe de laine. Il ne craignait pas les princes. Entendait-il une parole dite contre lui ; aussitôt il la rendait.

« Meng Cheu che faisait connaître en quoi consistait sa force d’âme, lorsqu’il disait : « Je considère du même œil la victoire et la défaite. Calculer les forces de l’ennemi avant de marcher contre lui, n’engager la bataille qu’avec la certitude de la victoire, c’est craindre une armée nombreuse (c’est manquer de bravoure). Moi Che, comment pourrais-je avoir l’assurance de la victoire ? Je puis n’avoir pas peur ; et voilà tout.

« Meng Cheu che ressemblait à Tseng tzeu, et Pe koung Iou à Tzeu hia. Je ne sais lequel des deux l’emportait sur l’autre en bravoure. Mais Meng Cheu che donnait son application au point important. (Ché était le nom propre de Meng Cheu che. Chēu est comme une particule additionnelle. La famille de Pe koung Iou descendait d’un prince de Wei). Iou s’appliquait surtout à l’emporter sur les autres, et Che, à veiller sur lui-même, à bannir toute crainte. Tzeu hia mettait toute sa confiance en Confucius ; Tseng tzeu se demandait compte de tout à lui-même. Bien que Iou et Che fussent inférieurs pour la vertu à Tseng tzeu et à Tzeu hia, ils cultivaient davantage la partie sensible de l’âme.

« Un jour Tseng tzeu dit à Tzeu siang (son disciple) : « Aimez vous à cultiver la force d’âme ? J’ai entendu mon maître Confucius parler de la vraie force d’âme. Il disait : « Si, m’examinant moi-même, je trouve que j’ai tort, quand même mon adversaire serait un villageois couvert d’un large vêtement de laine, comment ne craindrais je pas ? Si, m’examinant moi-même, je trouve que j’ai raison, mes adversaires fussent-ils mille ou même dix mille, je marcherais contre eux. Meng Cheu che cultivait la partie sensible de son âme. Tseng tzeu faisait mieux ; il observait l’essentiel (il obéissait à la droite raison). (K’ì, la partie inférieure de l’âme, la sensibilité, le siège des appétits et de toutes les passions. Sīn ou Tchéu, la partie supérieure de l’âme, l’intelligence et la volonté).

« Maître, dit Koung suenn Tch’eou, permettez moi de vous demander des explications sur votre impassibilité et sur celle de Kao tzeu. » Meng tzeu répondit : « Kao tzeu dit : « Ce qui fait défaut dans vos paroles, ne le cherchez pas dans votre esprit » c’est-à-dire ce qu’en parlant vous n’exprimez pas clairement, ne cherchez pas à le mieux comprendre par la réflexion, de peur que le doute et le trouble n’envahissent vôtre esprit ; ce que vous ne trouvez pas dans votre esprit (ce que votre intelligence ne comprend pas), ne le demandez pas à la sensibilité. Il est louable de ne pas demander à la sensibilité ce qui ne se trouve pas dans l’esprit ; mais il ne l’est pas, de ne pas chercher dans l’esprit ce qui fait défaut dans les paroles. L’esprit doit commander à la sensibilité ; la sensibilité est répandue dans tout le corps. L’esprit est la partie supérieure de l’âme, la sensibilité est la partie inférieure. Aussi je dis que l’homme doit veiller avec soin sur son esprit (sur ses facultés intellectuelles et morales) et ne pas léser sa sensibilité. » (Tchou Hi dit : L’esprit est le maître et doit commander ; la sensibilité qui, répandue dans tout le corps, donne lieu aux impressions, aux passions, est une servante qui doit obéir à l’esprit et lui venir en aide).

Koung suenn Tch’eou reprit : Après avoir dit que l’esprit est la partie supérieure de l’âme, et la sensibilité, la partie inférieure, vous avez ajouté qu’il faut veiller avec soin sur l’esprit, et ne pas léser la sensibilité. Comment cela ? Meng tzeu répondit : « Lorsque l’esprit s’applique tout entier à une chose ; il excite la sensibilité. Lorsque celle ci est tout entière à une chose, elle trouble l’esprit. Ainsi, lorsqu’un homme trébuche ou court ; la sensibilité est excitée, et à son tour elle agite et trouble l’esprit. »

« Maître, dit Koung suenn Tch’eou, permettez moi de vous demander en quoi vous surpassez Kao tzeu. » Meng tzeu répondit : « Moi, je comprends les paroles (que j’entends dire) ; j’entretiens (je cultive et règle) parfaitement la sensibilité qui est largement répandue en moi. » « Permettez moi de vous demander, dit Koung suenn Tch’eou, ce que vous appelez sensibilité largement répandue. » « Il est difficile de l’expliquer, répondit Meng tzeu. Son action est très puissante, et s’étend fort loin. Si elle est cultivée comme le demande sa nature, si elle n’est pas lésée, elle étend son action partout sous le ciel. Elle prête secours à la justice et à la raison. Sans elle le corps serait languissant.

«  Il faut qu’elle soit cultivée par des actes de vertu très fréquents ; ce n’est pas une aide que la vertu puisse enlacer et saisir comme une proie pour un acte isolé. Elle est sans force, lorsqu’un homme, en faisant une action, (sent qu’il agit mal et) n’est pas content de lui-même. Aussi, je dis que Kao tzeu n’a pas connu la vertu, lui qui prétend qu’elle ne réside pas dans l’âme.

« (Celui qui désire cultiver et régler sa sensibilité), doit faire des actes de vertu, et ne pas prétendre arriver au terme de ses désirs dans un temps déterminé. Qu’il ne néglige jamais la pratique de la vertu, et ne tente pas de hâter son œuvre (par des moyens peu sages). Qu’il n’imite pas certain villageois de Soung. Cet homme, voyant avec peine que sa moisson ne grandissait pas, tira les tiges avec la main (pour les allonger). De retour chez lui, ce nigaud dit aux personnes de sa maison : « Aujourd’hui je suis très fatigué ; j’ai aidé la moisson à grandir. » Ses fils coururent voir son travail. Les tiges étaient déjà desséchées. Dans le monde il est peu d’hommes qui ne travaillent pas à faire grandir la moisson par des moyens insensés. Ceux qui s’imaginent que la sensibilité (les passions, les affections de l’âme) sont inutiles, et qui les négligent, ressemblent au laboureur qui laisse les mauvaises herbes croître dans sa moisson. Ceux qui emploient des moyens violents pour en développer plus vite l’énergie, font comme cet insensé qui arracha sa moisson. Leurs efforts ne sont pas seulement inutiles ; ils sont nuisibles. »

(Koung suenn Tch’eou dit) : « Qu’appelez vous comprendre les paroles ? » Meng tzeu répondit : « Si quelqu’un émet une proposition inexacte, je vois en quoi il est aveuglé (par ses mauvaises inclinations). Si quelqu’un ne met aucun frein à sa langue, je vois dans quels excès il se précipite. Si quelqu’un dit une parole qui porte au mal, je vois en quoi il s’écarte de la voie de la vertu. Si quelqu’un dit des paroles évasives, je vois ce qui l’embarrasse et l’arrête. Les défauts qui se trahissent dans les paroles d’un homme, ont leur source dans son cœur. Ils nuisent à son plan d’administration. Lorsqu’ils se manifestent dans son plan d’administration, ils nuisent à ses affaires. S’il surgissait encore un grand sage, certainement il approuverait ce que je viens de dire. »

Koung suenn Tch’eou dit : « Tsai Ngo et Tzeu koung étaient habiles à discourir et à disserter ; Jen Gniou, Min tzeu et Ien Iuen parlaient bien des vertus qu’ils pratiquaient eux mêmes. Confucius réunissait en lui ces deux talents, et cependant il disait : « Je ne sais ni discourir ni formuler des préceptes. » Cela étant, maître, (vous qui comprenez les paroles, cultivez et réglez la partie inférieure de votre âme), n’êtes vous pas un sage de premier ordre ? »

« Oh ! que dites-vous là, répondit Meng tzeu ! Autrefois Tzeu koung dit à Confucius : « Maître, êtes-vous un sage de premier ordre ? » Confucius répondit : « Un sage de premier ordre ! Je ne mérite pas ce titre. J’étudie la sagesse sans jamais éprouver de satiété ; j’enseigne sans jamais me lasser (je n’ai pas d’autre mérite). ». Tzeu koung répliqua : « Celui qui ne se lasse pas d’étudier la sagesse, la connaît parfaitement ; celui qui ne se fatigue pas d’enseigner, a la vertu d’humanité. Maître, puisque vous possédez la vertu d’humanité et la connaissance de la sagesse, vous êtes un sage de premier ordre. » Confucius lui-même n’acceptait pas le titre de sage de premier ordre. (Vous avez prétendu que ce titre me convenait) ; qu’avez vous donc dit là ! »

(Koung suenn Tch’eou reprit) : « J’ai entendu dire que Tzeu hia, Tzeu iou et Tzeu tchang avaient chacun une des vertus du Sage (de Confucius) ; que Jen Gniou, Min tzeu et Ien Iuen les avaient toutes, mais à un moindre degré (que Confucius). Permettez-moi de vous demander laquelle de ces deux classes de sages est la vôtre. » « Je laisse cette question de côté pour le moment, répondit Meng tzeu. »

« Que faut-il penser de Pe i et de I in, demanda Koung suenn Tch’eou ? » « Ils ont suivi des voies différentes de la mienne, répondit Meng tzeu. Pei ne voulait pas servir un prince autre que le sien (un prince qui ne lui parût légitime et vertueux), ni gouverner un peuple qui ne fût le sien (qui ne lui parût vertueux). Quand le gouvernement était bien réglé, il acceptait une charge ; si l’ordre était troublé, il se retirait. I in disait : « Le prince que je servirai, quel qu’il soit, ne sera t il pas mon prince ? le peuple que je gouvernerai, quel qu’il soit, ne sera-t-il pas mon peuple ? » Il acceptait les charges, même dans les temps de trouble. Pour Confucius, quand le temps était venu d’accepter une charge, il l’acceptait ; quand le temps était venu de la quitter, il la quittait ; s’il convenait de l’exercer longtemps, il l’exerçait longtemps ; s’il convenait de la quitter tôt, il la quittait tôt. Tous trois sont de grands sages de l’antiquité. Moi, je ne suis pas encore parvenu à marcher sur leurs traces. Mais mon désir est d’imiter Confucius. »

Koung suenn Tch’eou dit : « Pe i et I in doivent ils donc être placés au même rang que Confucius ? » « Non, répondit Meng tzeu ; depuis le commencement du monde, jamais homme n’a égalé Confucius. » Ces trois sages (dit Koung suenn Tch’eou) ont-ils quelque ressemblance entre eux ? » « Oui, répondit Meng tzeu. Chacun d’eux, s’il avait eu une petite principauté de cent stades à gouverner, aurait été capable de faire venir tous les princes à sa cour et de commander à tout l’empire. Aucun d’eux n’aurait voulu acheter l’empire au prix d’une injustice, au prix du sang d’un innocent. En cela, ils étaient semblables entre eux. »

« Permettez moi, dit Koung suenn Tch’eou, de vous demander en quoi ils différaient entre eux. » Meng tzeu répondit : « Tsai Ngo, Tzeu koung, Iou Jo connaissaient assez les hommes pour savoir apprécier notre grand sage (Confucius) ; et ils ne se seraient jamais avilis au point de donner de fausses louanges à quelqu’un par affection pour lui. Tsai Ngo disait : « A mon jugement, notre maître surpasse de beaucoup Iao et Chouenn. »

« Tzeu koung disait : « (Tous les souverains qui ont existé, sont connus). Par leurs rites on connaît leur administration ; par leurs chants on connaît leurs vertus. Si nous mettons dans la balance les vertus et les défauts des princes qui ont régné depuis cent générations, aucun d’eux n’échappera à notre appréciation. Depuis que l’homme existe sur la terre, personne n’a égalé Confucius. »

« Iou Jo disait : « Les hommes sont-ils les seuls êtres (qui soient tous de la même espèce) ? Au point de vue du genre, la licorne, se confond avec les autres quadrupèdes, le phénix avec les autres oiseaux, le T’ai chan avec les monticules et les fourmilières, les fleuves et les mers avec les ruisseaux qui coulent dans les chemins. Les grands sages sont aussi de la même espèce que les autres hommes. Depuis qu’il existe des hommes dans le monde, personne ne s’est élevé au dessus des autres et n’a dépassé la foule des mortels autant que Confucius. »

3. Meng tzeu dit : « Un prince qui emploie la force et fait semblant de travailler au bien du peuple, est un dominateur (qui soumet tous les autres princes par la force des armes). Pour faire la loi à tous les princes, il faut posséder une grande principauté. Un prince qui n’emploie d’autre influence que celle de sa vertu et fait du bien au peuple, est un empereur véritable. Pour devenir empereur, une grande principauté n’est pas nécessaire. Celle de Tch’eng T’ang avait soixante dix stades, et celle de Wenn wang, cent stades.

« Les peuples ne se soumettent pas de cœur à celui qui les soumet par la force ; ils se soumettent, parce qu’ils n’ont pas la force de lui résister. Les peuples se soumettent de cœur et avec joie à celui qui les soumet par l’influence de sa vertu, comme les soixante-dix disciples se soumirent à la conduite de Confucius. On lit dans le Cheu King : « A l’orient, à l’occident, au midi, au septentrion, nulle part personne n’avait la pensée de refuser sa soumission. » Ces paroles confirment ce que j’ai dit. »

4. Meng tzeu dit : « La bienfaisance appelle la gloire, et l’inhumanité attire le déshonneur. A présent, les princes craignent le déshonneur, et cependant ils sont inhumains. C’est comme si un homme craignait l’humidité et demeurait dans un lieu bas. Pour éviter le déshonneur, le meilleur moyen est d’estimer la vertu et d’honorer les lettrés vertueux ; de donner les dignités aux sages et les autres charges aux hommes capables ; de profiter des temps où l’on est en paix avec les étrangers, pour réviser et perfectionner les ordonnances administratives et les lois pénales. Une principauté ainsi gouvernée serait respectée même des États les plus puissants.

« Dans le Cheu King, le poète fait dire à un oiseau : J’ai profité du temps où le ciel n’avait encore ni nuages ni pluie, pour arracher cette écorce de racine de mûrier, et lier solidement la fenêtre et la porte de mon nid. A présent, quelqu’un de ces hommes qui se meuvent au dessous de moi osera-t-il m’outrager ? Confucius dit : « Celui qui a composé ce chant, ne connaissait-il pas l’art de gouverner ? Si un prince fait régner le bon ordre, qui osera s’attaquer à lui ? »

« A présent, lorsque l’État jouit de la paix et du repos, les princes profitent de ce temps pour courir après les amusements, demeurer dans l’oisiveté (sans nul souci des affaires), et outrager leurs peuples. Cette conduite leur attire de grands malheurs. Il n’arrive à l’homme rien d’heureux ou de malheureux que lui-même ne l’ait attiré. On lit dans le Cheu King : « Souvenez-vous et parlez toujours d’obéir aux ordres du Ciel ; vous obtiendrez toutes sortes de biens. » (Dans le Chou king), T’ai kia dit : « L’homme peut encore échapper aux maux que le Ciel lui envoie ; mais si lui-même en suscite, c’en est fait de lui. » Ces passages du Cheu King et du Chou King confirment ce que j’ai dit. »

5. Meng tzeu dit : « Si un prince accorde les honneurs aux sages, confie les charges aux hommes capables, et confère les dignités aux hommes les plus remarquables par leurs talents, tous les lettrés de l’empire s’en réjouiront, et désireront avoir un emploi à sa cour. Si, dans le marché public, il exige le loyer des boutiques, et n’impose pas de droits sur les marchandises, ou s’il se contente d’établir des règlements, et n’exige pas même le loyer des boutiques ; tous les marchands de l’empire s’en réjouiront, et désireront déposer leurs marchandises dans son marché. (Autour du marché étaient les boutiques des marchands).

« Si, aux barrières, il fait surveiller les étrangers, et n’exige pas de droits, tous les voyageurs de l’empire s’en réjouiront, et voudront passer par les routes de ses États. S’il n’exige des laboureurs aucun tribut, mais seulement leur travail (pour la culture du champ commun), tous les laboureurs de l’empire s’en réjouiront, et désireront cultiver des champs dans son territoire. S’il exempte les marchands établis sur le marché de payer le tribut de cent arpents de terre (amende imposée aux hommes oisifs), et le tribut en toile (ou en argent) imposé dans le village (amende imposée à ceux qui ne cultivent pas de mûriers auprès de leur habitation) ; tous les habitants de l’empire s’en réjouiront, et voudront devenir ses sujets. (Les marchands établis sur le marché devaient être exempts de ces amendes. Leur vie n’était pas oisive ; et ils n’avaient pas d’habitation où ils pussent cultiver des mûriers).

« Si un prince pouvait vraiment se résoudre à faire ces cinq choses, les peuples des principautés voisines tourneraient les regards vers lui, comme vers leur père et leur sauveur. (Personne ne pourrait déterminer les peuples voisins à l’attaquer. Car) depuis que le monde existe, quiconque a tenté de pousser les enfants à attaquer leurs parents, a toujours échoué dans son entreprise. Ce prince n’aurait aucun adversaire sous le ciel. Celui qui n’a aucun adversaire sous le ciel, est le ministre du Ciel (pour châtier les princes et soumettre les peuples). Qu’un tel prince n’arrive pas à établir l’ordre dans tout l’empire et à régner sur tous les peuples, c’est ce qui ne s’est jamais vu. »

6. Meng tzeu dit : « Tous les hommes ont un cœur compatissant. Les anciens empereurs avaient un cœur compatissant, et par suite leur gouvernement était plein de commisération. Parce qu’ils suivaient l’impulsion d’un cœur compatissant, et que leur administration était très compatissante, ils auraient pu faire tourner l’empire sur la main.

« Voici un exemple qui prouve ce que j’avance, à savoir, que tous les hommes ont un cœur compatissant. Supposons qu’un groupe d’hommes aperçoive soudain un enfant qui va tomber dans un puits. Ils éprouveront tous un sentiment de crainte et de compassion. S’ils manifestent cette crainte et cette compassion, ce n’est pas pour se concilier l’amitié des parents de l’enfant, ni pour s’attirer des éloges de la part de leurs compatriotes et de leurs amis, ni pour ne pas se faire une réputation d’hommes sans cœur.

« Cet exemple nous montre que celui-là ne serait pas homme dont le cœur ne connaîtrait pas la compassion, ou n’aurait pas honte de ses fautes et horreur des fautes d’autrui, ou ne saurait rien refuser pour soi et rien céder à autrui, ou ne mettrait aucune différence entre le bien et le mal.

« La compassion est le principe de la bienfaisance ; la honte et l’horreur du mal sont le principe de la justice ; la volonté de refuser pour soi et de céder à autrui est le principe de l’urbanité ; l’inclination à approuver le bien et à réprouver le mal, est le principe de la sagesse. Tout homme a naturellement ces quatre principes, comme il a quatre membres. Celui qui, doué de ces quatre principes, prétend ne pouvoir les développer pleinement, se nuit gravement à lui-même (parce qu’il renonce à se perfectionner lui-même). Celui qui dit que son prince ne peut les développer en soi, nuit gravement à son prince (parce qu’il le porte à négliger la pratique de la vertu).

« Si nous savions développer pleinement ces quatre principes qui sont en chacun de nous, ils seraient comme un feu qui commence à brûler, comme une source qui commence à jaillir (et continue toujours). Celui qui saurait les développer pleinement, pourrait gouverner l’empire. Celui qui ne les développe pas, n’est pas même capable de remplir ses devoirs envers ses parents. »

7. Meng tzeu dit : « Est ce que l’ouvrier qui fait des flèches, est (naturellement) plus inhumain que celui qui fabrique des cuirasses ? (Il le devient par son métier). Celui qui fait des flèches, craint toujours qu’elles ne blessent pas les hommes. Celui qui fabrique des cuirasses, craint toujours qu’elles ne protègent pas assez les hommes. Il en est de même de la magicienne et du menuisier. La magicienne prie pour les hommes ; leur conservation fait son profit. Le menuisier fait des cercueils ; la mort des hommes lui est profitable. Le choix de la profession est donc important.

« Confucius dit : « Ce qui recommande surtout un voisinage, c’est la probité. Celui-là serait il sage, qui, choisissant un lieu pour sa demeure, ne voudrait pas avoir des voisins honnêtes ? » La vertu d’humanité est un don du Ciel qui constitue la noblesse et doit être la demeure paisible de l’homme : Ne pas la cultiver quand personne ne peut nous en empêcher, c’est manquer de sagesse.

« Celui qui n’a ni humanité, ni sagesse, ni urbanité, ni justice, est semblable à un esclave, (qui est considéré, non comme un homme, mais comme une chose). Si celui qui est ainsi descendu au rang des esclaves, a honte de son avilissement, il est comme le fabricant d’arcs ou de flèches qui rougirait de son métier. S’il a honte d’être semblable à un esclave, qu’il cultive la vertu d’humanité.

« Celui qui cultive la vertu d’humanité, imite l’archer. L’archer commence par composer son maintien, puis il décoche sa flèche. S’il n’atteint pas le but, il n’en attribue pas la faute à ceux qui l’ont emporté sur lui, mais il en cherche la cause en lui-même. »

8. Meng tzeu dit : «Tzeu Iou aimait qu’on l’avertît de ses fautes. Iu saluait quiconque lui donnait un bon conseil. Le grand Chouenn faisait encore mieux : il considérait la vertu comme un fonds commun qu’il faisait valoir d’accord avec les autres hommes. Il renonçait à son propre sentiment pour suivre celui des autres. Il aimait à prendre exemple sur les autres pour faire le bien. Depuis le temps où il était laboureur, potier, pêcheur, jusqu’à celui où il fut empereur, toujours il a pris modèle sur les autres.

« En prenant modèle sur les autres pour faire le bien, on les encourage à pratiquer la vertu. Un prince sage ne peut rien faire de plus grand que d’encourager les autres à faire le bien. »

9. Meng tzeu dit : « Pe i ne servait pas un prince autre que celui qu’il jugeait devoir servir ; il ne faisait pas société avec un homme qu’il ne jugeait pas digne de sa société. Il ne paraissait pas à la cour d’un mauvais prince, et ne parlait pas à un homme vicieux. Vivre à la cour d’un mauvais prince ou parler à un méchant homme lui semblait aussi horrible que de s’asseoir en habits de cour au milieu de la fange ou du charbon.

« A juger d’après cela, son aversion pour le mal était telle que, s’il se fût trouvé avec des villageois, et que le chapeau de l’un d’eux n’eût pas été droit, il aurait cru devoir s’éloigner en détournant les yeux. Lorsqu’un prince lui écrivait une lettre d’invitation, même dans les termes les plus polis, il ne la recevait pas. Il ne la recevait pas, parce qu’il croyait inconvenant d’approcher les princes.

« Houei de Liou hia n’avait pas honte de servir un prince vicieux. Il ne dédaignait pas de remplir un petit emploi. Quand il était en charge, il ne cachait pas sa vertu ; sa sagesse (par complaisance pour un monde corrompu) ; il suivait toujours la voie droite. Destitué et laissé dans la vie privée, il ne s’indignait contre personne. Réduit à la plus extrême indigence, il n’éprouvait pas de tristesse. Il disait : « Vous et moi, nous sommes deux hommes distincts l’un de l’autre.. Fussiez-vous à mon côté les épaules nues ou même tout le corps nu, est ce que vous pourriez me souiller ? » Il demeurait ainsi joyeux et content dans la compagnie des hommes les plus grossiers ; mais lui-même ne se permettait rien de répréhensible. Si quelqu’un le retenait en le tirant avec la main, il ne s’en allait pas. Quand on le retenait, il restait ; parce qu’il croyait inconvenant de s’en aller. »

Meng tzeu dit : « Pe i avait des principes trop stricts ; Houei de Liou hia ne gardait pas assez sa dignité. Le sage ne prend pour modèle ni un homme trop strict ni un homme qui ne garde pas assez sa dignité. »


CHAPITRE II


1. Meng tzeu dit : « Pour défendre un État, les temps favorables valent moins que les avantages du lieu ; et les avantages du lieu valent moins que la concorde entre les citoyens. Voici une petite place forte dont les remparts ont trois stades d’étendue ; les murs extérieurs, sept stades. Les ennemis l’assiègent, l’attaquent, et ne peuvent s’en emparer. Puisqu’ils l’ont assiégée et attaquée, c’est qu’il ont choisi un temps favorable. S’ils ne l’ont pu prendre, c’est que les temps heureux valent moins que les avantages du lieu.

« Au contraire, voici une place forte dont les remparts sont hauts et les fossés profonds, dont les défenseurs ont des épées bien affilées, des cuirasses épaisses, et de grandes provisions de grains. Les habitants l’abandonnent et s’enfuient. C’est que les avantages du lieu valent moins que la concorde entre les citoyens.

« Aussi dit on communément : « Ce ne sont pas les frontières bien tracées et bien fortifiées qui enferment et retiennent le peuple, ni les montagnes et les fleuves qui défendent la contrée, ni les épées et les cuirasses qui inspirent le respect à tout l’empire. » Celui qui suit la voie de la vertu, trouve beaucoup d’aides ; celui qui s’en écarte, en a peu. Lorsqu’un prince perd chaque jour des partisans, ses parents eux mêmes finissent par l’abandonner. Au contraire, s’il en acquiert chaque jour, tout l’empire finit par se donner à lui. Si le peuple, avec celui à qui tout l’empire obéit, attaque celui qui est abandonné même de ses parents, le prince sage n’a pas besoin de livrer bataille (pour chasser le tyran), ou s’il livre bataille, il remporte toujours la victoire. »

2. Comme Meng tzeu était sur le point d’aller à la cour saluer le roi de Ts’i, un envoyé vint lui dire de la part du roi : « Je voulais aller vous voir ; mais le froid m’a causé une indisposition ; il ne serait pas prudent de m’exposer au souffle de l’air. Demain matin, je donnerai audience. Je ne sais si vous pourrez me faire la faveur de venir me voir. » Meng tzeu répondit : « Malheureusement, moi aussi, je suis malade ; je ne puis aller à la cour. » Meng tzeu, dans la principauté de Ts’i, était un étranger, un maître venu pour enseigner ; il n’était pas en charge, et n’avait pas à remplir les devoirs d’un emploi public. Un prince ne doit pas se permettre d’appeler à sa cour un étranger, un sage. (S’il désire le consulter, il doit aller lui-même le voir). Meng tzeu pouvait aller de lui-même à la cour ; mais il ne convenait pas qu’il y allât sur l’invitation du prince de Ts’i. De fait, il voulait y aller, Le prince, qui ne le savait pas, invita Meng tzeu sous prétexte de maladie. Meng tzeu s’excusa aussi sous le même prétexte.

Le lendemain, Meng tzeu allant pleurer auprès d’un mort dans la maison de Toung kouo, Koung suenn tch’eou lui dit : « Hier, vous vous êtes excusé pour cause de maladie. Aujourd’hui si vous allez pleurer auprès d’un mort, votre conduite ne sera t elle pas blâmée ? » « La maladie d’hier, répondit Meng tzeu, est guérie aujourd’hui. Pourquoi n’irais je pas pleurer auprès du mort ? »

(Pendant l’absence de Meng tzeu), le roi envoya un messager pour s’informer de sa santé, et un médecin pour le soigner. Meng Tchoung tzeu, (parent et disciple de Meng tzeu, usant d’artifice), répondit à l’envoyé : « Hier, quand l’ordre du roi est arrivé, mon maître était indisposé ; il n’a pu se rendre au palais. A présent il va un peu mieux ; il s’est hâté de partir pour aller à la cour. Peut-être y est-il déjà. » Meng Tchoung tzeu envoya des hommes arrêter Meng tzeu en chemin, et lui dire : « Je vous en prie, avant de revenir à la maison, allez au palais. » (Ts’ài sīn tchēu iōu, expression modeste qui signifie légère maladie).

Meng tzeu, (qui voulait absolument faire connaître an roi le vrai motif pour lequel il n’était pas allé à la cour), ne trouva d’autre moyen que d’aller passer la nuit chez le grand préfet King Tch’eou (afin que celui-ci en parlât au roi). King Tch’eou lui dit : « Les relations entre le père et le fils, entre le prince et le sujet sont les principales relations sociales. Entre le père et le fils, c’est la bienveillance qui doit dominer ; entre le prince et le sujet, c’est le respect. J’ai vu ce que le roi a fait pour vous honorer ; je n’ai pas encore vu que vous ayez rien fait pour témoigner votre respect au roi. »

« Oh ! que dites vous là ? répondit Meng tzeu. Parmi les habitants de Ts’i, aucun ne rappelle au roi l’obligation de pratiquer la bienfaisance et la justice. Est ce parce qu’ils ne connaissent pas le prix de ces deux vertus ? C’est qu’ils se disent en eux mêmes : « Le roi est il disposé à nous entendre parler de bienfaisance et de justice ? (Nos avis seraient inutiles). » Penser et agir ainsi, c’est la plus grande irrévérence possible. Moi, je ne me permettrais pas d’exposer au roi autre chose que les principes de Iao et de Chouenn. Ainsi, parmi les habitants de Ts’i, il n’en est pas un qui ait pour le prince autant de respect que moi. »

« Non, reprit King Tch’eou, je ne veux pas parler des entretiens avec le roi. Mais, le Mémorial des Devoirs dit  : « Quand votre père vous appelle, hâtez-vous de répondre oui ; si le prince vous mande à la cour, n’attendez pas que votre voiture soit attelée. » Vous vous prépariez certainement à aller saluer le roi. Vous avez reçu son invitation ; par suite, vous n’y êtes pas allé. Votre conduite paraît en désaccord avec ce précepte du Livre des Devoir. »

« Comment pouvez vous interpréter ainsi ma conduite ? répliqua Meng tzeu. Tseng tzeu disait : « Les rois de Tsin et de Tch’ou surpassent en richesse tous les autres princes. Ils possèdent des richesses ; moi, je possède la vertu ; ils possèdent des dignités ; moi, je possède la justice ; pourquoi ne serais je pas content de ce que j’ai ? » Si cette réflexion n’était pas juste, Tseng tzeu l’aurait il exprimée ? Elle est peut être fondée sur une raison que voici.

« Il y a trois choses qui partout sont considérées comme respectables ; ce sont la dignité, l’âge et la vertu. Ce qui obtient le plus de respect à la cour, c’est la dignité ; dans les villages et les bourgs, c’est l’âge ; en ceux qui travaillent à réformer les mœurs et dirigent le peuple, c’est la vertu. Celui qui (comme le roi de Ts’i) n’a qu’un seul titre au respect des hommes, à savoir, sa dignité, a-t-il le droit de mépriser celui qui (comme moi) a deux titres à son respect (l’âge et la vertu) ?

« Les anciens princes, qui devaient faire de grandes choses (régler et gouverner tout l’empire), avaient des ministres qu’ils ne se permettaient pas d'appeler. Lorsqu’ils désiraient les consulter, ils allaient eux mêmes les trouver. Un prince qui n’aurait pas ainsi honoré la vertu et aimé la sagesse, aurait été indigne de rien faire avec eux. Tch’eng T’ang commença par se faire le disciple de I in, puis il le créa ministre. Aussi n’eut il aucune peine à régler et à gouverner l’empire. Houan, prince de Ts’i, étudia d’abord à l’école de Kouan Tchoung, puis il en fit son ministre. Aussi n’eut il aucune peine à soumettre les autres princes.

« A présent, dans l’empire, plusieurs principautés sont égales en étendue et en puissance. Parmi les princes, aucun ne parvient à s’élever au dessus des autres, uniquement parce qu’ils aiment à prendre pour ministres des hommes qui acceptent leurs enseignements, et non ceux qui pourraient les enseigner. T’ang ne se permit pas d’appeler I in à sa cour, ni le prince Houan, Kouan Tchoung. Si Kouan Tchoung ne pouvait pas être invité au palais ; à plus forte raison, un sage qui (comme moi) ne voudrait pas imiter Kouan Tchoung (aider un prince à opprimer tous les autres). »

3. Tch’enn Tchenn (disciple de Meng tzeu) dit : « Dans la principauté de Ts’i, le roi de Ts’i vous a offert deux mille onces d’un or très pur ; vous les avez refusées. Ensuite, dans la principauté de Soung, le prince de Soung vous a offert mille quatre cents onces d’or ; vous les avez acceptées. Dans la principauté de Sie, le prince de Sie vous a offert mille onces d’or ; vous les avez acceptées. Si précédemment vous avez bien fait de refuser, plus tard vous avez mal fait d’accepter ; ou, si plus tard vous avez bien fait d’accepter, précédemment vous aviez mal fait de refuser. Maître, certainement vous avez eu tort dans l’un ou l’autre cas. »

Meng tzeu répondit : « J’ai bien agi dans les trois cas. Quand j’étais dans la principauté de Soung, je me préparais à faire un long voyage. On offre toujours des présents à ceux qui partent pour un voyage. Le prince me dit : « Je vous offre des présents pour votre voyage. » Comment aurais je refusé ? Quand j’étais dans la principauté de Sie, j’avais l’intention de me prémunir contre une attaque (et de me faire escorter par des hommes armés). Le prince me dit : « J’ai entendu dire que vous vous prémunissez. » Et il m’offrit un présent pour payer mon escorte. Comment aurais je refusé ?

« Quand j’étais dans la principauté de Ts’i, je n’avais pas de dépense à faire. Offrir des présents à un homme qui n’a pas de dépense à faire, c’est l’acheter. Se pourrait il qu’un homme sage se laissât prendre par des présents ? »

4. Meng tzeu étant allé à P’ing lou (dans la principauté de Ts’i), dit au grand préfet (K’oung Kin sin) qui gouvernait cette ville : « Si l’un de vos petits officiers qui commandent cinq hommes, abandonnait ses soldats trois fois en un jour, le puniriez vous de mort ? » K’oung Kin sir répondit : « Je n’attendrais pas qu’il eût abandonné ses hommes trois fois. » « Mais vous, dit Meng tzeu, vous avez abandonné ceux qui vous sont confiés, et cela bien des fois. Dans les années de calamité, dans les années de disette, des milliers de personnes âgées ou faibles se roulent et meurent dans les canaux et les fosses ; des milliers d’hommes robustes se dispersent et s’en vont aux quatre extrémités de l’empire. » « C’est un mal auquel je ne puis remédier dit K’oung Kin sin. (Le roi seul a le droit de faire distribuer aux indigents les grains des greniers publics). »

« Supposons, dit Meng tzeu, qu’un homme soit chargé de nourrir les bœufs ou les brebis d’un autre ; il cherchera des pâturages et du foin. S’il n’en trouve pas, reconduira-t-il les bœufs ou les brebis à leur propriétaire, ou bien les regarderait-il mourir ? » (Meng tzeu veut lui faire entendre que, s’il n’est pas libre de donner à ses sujets les soins nécessaires, il doit résigner sa charge et se retirer). Koung Kin sin répondit : « En cela je suis coupable. »

Un autre jour, Meng tzeu se présentant devant le roi, lui dit : « Je connais cinq des officiers chargés par vous de gouverner les préfectures où les anciens princes ont des temples. K’oung Kin sin est le seul qui reconnaisse ses fautes. » Puis il rapporta au roi son entretien avec Kin sin. Le roi dit : « (Que tant d’hommes périssent dénués de secours), c’est ma faute. » (Tôu, ville où se trouve la salle des ancêtres d’un prince).

5. Meng tzeu dit à Tch’eu wa (grand préfet de Ts’i) : « Vous avez refusé la préfecture de Ling k’iou, et demandé la charge de préposé des tribunaux, afin de pouvoir, en vertu de cette charge, donner des avis au roi ; et il me semble que vous avez eu raison. Depuis plusieurs mois que vous avez cet emploi, est ce que vous n’avez pas encore pu avertir le roi ? » Tch’eu wa donna des avis au roi ; le roi ne les ayant pas suivis, il se démit de sa charge. Les habitants de Ts’i dirent : « Le parti que Meng tzeu a conseillé à Tch’eu wa est bon ; mais nous ne savons que penser du parti qu’il adopte pour lui-même. » (Ling k’iou était sans doute près de la frontière de Ts’i, loin de la capitale).

Ces discours furent rapportés à Meng tzeu par Koung fou tzeu (son disciple). Meng tzeu répondit : « J’ai entendu dire que celui qui est chargé d’un emploi doit se retirer, s’il ne peut le remplir ; que celui qui est chargé d’avertir un prince doit se retirer, s’il ne peut faire agréer ses avis. Moi, je ne suis chargé ni de remplir un emploi, ni d’avertir le prince. Pourquoi ne serais je pas tout à fait libre d’aller à la cour ou de me retirer ? »

6. Lorsque Meng tzeu était ministre d’État du roi de Ts’i, le roi l’envoya à la cour du prince de T’eng pleurer un mort (ou présenter ses condoléances), et lui adjoignit le grand préfet de la ville de Ko, Wang Houan (auquel il donna le titre de ministre pour cette mission). Chaque jour, matin et soir, Wang Houan faisait visite à Meng tzeu. Sur la route de T’eng, depuis le départ jusqu’au retour à Ts’i, Meng tzeu ne lui dit pas un mot de l’objet de leur mission.

Koung suenn Tch’eou dit : « La dignité de ministre de Ts’i (dont Wang Houan est revêtu) n’est pas une petite dignité ; la route de Ts’i à T’eng n’est pas courte. Depuis le départ jusqu’au retour, vous ne lui avec pas dit un mot de l’objet de votre mission ; pourquoi cela ? » Meng tzeu répondit : « D’autres avaient préparé cette affaire (et Wang Houan était l’un d’eux). Que me restait il à dire ? » Ko, ancienne ville située à l’ouest de I chouei Mien. Wang Houan, favori du roi, avait le titre de ministre pour cette mission ; il est appelé pour cette raison ministre de Ts’i. Meng tzeu avec ce vil personnage garda sa dignité, sans lui témoigner d’aversion.

7. Meng tzeu alla de la principauté de Ts’i à celle de Lou pour l’enterrement de sa mère. A son retour dans la principauté de Ts’i, (avant d’arriver à la capitale) il s’arrêta dans la ville de Ing. Son disciple Tch’oung Iu (qui l’accompagnait dans ce voyage), lui dit : « Ces jours passés, ne sachant pas combien j’étais inhabile, vous m’avez chargé de donner des ordres au menuisier (de commander les cercueils de votre mère). La chose pressait ; je n’ai pas osé vous adresser de questions. A présent, je me permettrai de vous en adresser une. Le bois (des cercueils) m’a paru trop beau. »

Meng tzeu répondit : « Dans la haute antiquité, les mesures des deux cercueils n’étaient pas déterminées. Plus tard (quand Tcheou koung fixa les usages), il fut décidé que le cercueil intérieur aurait sept pouces d’épaisseur (environ 14 centimètres), et le cercueil extérieur également. Depuis l’empereur jusqu’aux hommes du peuple, tout le monde suivit cet usage, non seulement parce que c’était beau, mais parce que le cœur y trouvait sa satisfaction. Si l’empereur ne l’avait pas autorisé, le cœur n’aurait pas été satisfait. Quand la fortune ne le permettait pas, le cœur n’était pas satisfait. Comme ils en avaient l’autorisation, les anciens suivaient tous cet usage, quand ils n’étaient pas trop pauvres. Pourquoi moi seul aurais je fait autrement ?

« De plus, ne pas laisser la terre toucher le corps d’un père ou d’une mère, n’est ce pas aussi une grande joie au cœur d’un bon fils ? J’ai entendu dire que le sage sacrifierait pour ses parents tous les biens de l’univers. » (Passer de la vie à la mort, cela s’appelle houá subir une transformation).

8. Chenn T’oung (ministre du roi de Ts’i) demanda à Meng tzeu, en son propre nom, (mais peut être sur un ordre secret de son prince), s’il était permis d’attaquer et de châtier le prince de Ien (nommé Tzeu tcheu). Meng tzeu répondit : « Cela est permis. Car, Tzeu k’ouai (qui était prince de Ien) ne pouvait (sans l’autorisation de l’empereur) donner la principauté de Ien, et Tzeu tcheu ne pouvait accepter. Supposons qu’un officier vous soit particulièrement cher. Pouvez vous lui donner votre dignité et votre traitement, de votre chef et sans en référer au roi ? Cet officier peut il les accepter de lui-même sans l’autorisation du roi ? Tzeu k’ouai et Tzeu tcheu ont ils fait autre chose ? »

Les habitants de Ts’i attaquèrent le prince de Ien. On demanda à Meng tzeu s’il était vrai qu’il eût engagé le roi de Ts’i à attaquer le prince de Ien. « Non, répondit il. Chenn T’oung m’a demandé s’il était permis d’attaquer le prince de Ien. Je lui ai répondu affirmativement. Aussitôt les troupes de Ts’i ont attaqué le prince de Ien. Si Chenn T’oung m’avait demandé qui avait le droit d’attaquer le prince de Ien, j’aurais répondu que c’était le ministre du Ciel (l’empereur. Cf. page 374 ).

« Supposons qu’un homme ait commis un meurtre, et qu’on me demande s’il est permis de le mettre à mort ; je répondrai affirmativement. Si l’on me demande qui a le droit de le punir de mort, je répondrai que c’est le grand juge. Pour ce qui est d’attaquer le prince de Ien en imitant sa conduite, c’est-à-dire sans l’autorisation de l’empereur, comme lui-même a accepté la dignité de prince, sans cette autorisation ; comment aurais-je pu le conseiller ? »

9. Les habitants de Ien (choisirent pour roi le prince P’ing, fils et héritier présomptif de leur ancien roi), et se révoltèrent (contre le roi de Ts’i qui s’était emparé de leur pays). Le roi de Ts’i dit : « Je suis honteux de n’avoir pas suivi le conseil de Meng tzeu. » Tch’enn Kia, grand préfet de Ts’i, lui dit : « Prince, ne soyez pas en peine. Lequel des deux est le plus humain et le plus prudent, de vous ou de Tcheou koung ? » « Oh ! que dites vous là ! répondit le roi. (Puis je être mis en parallèle avec Tcheou koung ?) »

Tch’enn Kia reprit : « Tcheou koung, chargea Kouan chou (son frère aîné) de veiller sur la principauté laissée (par Ou wang) aux descendants des In ; et Kouan Chou, avec le prince de In, se révolta (contre l’empereur Tch’eng wang, successeur de Ou wang). Si Tcheou koung prévoyait la révolte de Kouan chou, il a été cruel en lui confiant cette charge, (parce qu’il a donné occasion au crime et au châtiment de Kouan chou). Si Tcheou koung n’a pas prévu la révolte de Kouan chou, en lui confiant cette charge, il a manqué de prudence, (de perspicacité, de prévoyance). Les vertus d’humanité et de prudence n’ont pas toujours été très parfaites en Tcheou koung ; à plus forte raison ne peuvent-elles pas l’être en vous. Permettez moi, je vous prie, d’aller voir Meng tzeu et de vous tirer d’embarras. » (Les In tiraient leur nom de la petite principauté de In, qui appartenait à leur famille avant leur avènement à l’empire).

Tch’enn Kia alla trouver Meng tzeu, et lui dit : « Que faut il penser de Tcheou koung ? » « C’était un grand sage de l’antiquité, répondit Meng tzeu. » « Est il vrai, demanda Tch’enn Kia, qu’il ait chargé Kouan chou de veiller sur la principauté du descendant des In, et que Kouan chou se soit révolté avec ce prince ? » « C’est vrai ; répondit Meng tzeu. » « Tcheou koung, en lui confiant cette charge, dit Tch’enn Kia, savait-il qu’il se révolterait ? » « Il ne le savait pas, répondit Meng tzeu . » « Un grand sage, dit Tch’enn Kia, est-il aussi sujet à l’erreur ? » Meng tzeu répondit  : « Tcheou koung était le frère puîné le Kouan tchoung. Son erreur ne s’explique-t-elle pas facilement ? »

« Quand les sages de l’antiquité tombaient dans une erreur, ils la corrigeaient aussitôt ; quand les princes actuels sont dans l’erreur, ils y persévèrent. Les erreurs des anciens sages étaient comme les éclipses du soleil et de la lune. Tout le monde les voyait. Quand ils les corrigeaient, tous les regards se tournaient vers eux (avec joie et confiance). Les princes actuels se contentent ils de persévérer dans leurs erreurs ? Ils vont plus loin ; ils les soutiennent et les défendent. » (Tch’enn Kia, au lieu d’engager son prince à se corriger, ne cherchait qu’à s’excuser).

10. Meng tzeu se démit de sa charge de ministre, pour retourner dans son pays. Le roi de Ts’i alla le voir et lui dit : « Autrefois (avant votre arrivée dans mes États), je désirais vous voir, et je ne pouvais l’obtenir. Enfin j’ai eu le bonheur de me trouver auprès de vous ; tous les officiers de ma cour en ont éprouvé une grande joie. A présent, vous me quittez, pour retourner dans votre pays. Je ne sais si plus tard j’aurai le bonheur de vous revoir. » Meng tzeu répondit : « Je n’oserais vous prier de me permettre de revenir ; certainement je le désire. »

Un autre jour, le roi dit à Cheu tzeu (l’un de ses officiers) : « Je désire donner à Meng tzeu une maison au centre de mes États, et dix mille tchoung de grain chaque année pour l’entretien de ses disciples, afin que les grands préfets et tous les habitants aient un maître qu’ils honorent et imitent. Pourquoi ne le lui proposeriez vous pas de ma part ? »

Cheu tzeu eut recours à Tch’enn tzeu (ou Tch’enn Tchenn, disciple de Meng tzeu), pour lui en parler. Tch’enn tzeu rapporta à Meng tzeu les paroles de Cheu tzeu. Meng tzeu dit : « Cheu tzeu sait-il qu’il ne convient pas de chercher à me retenir ? Suppose-t-on que je sois avide de richesses ? Renoncer aux cent mille tchoung de grain (que je pourrais recevoir chaque année en qualité de ministre), et accepter dix mille tchoung, serait ce être avide de richesses ?

« Ki suenn disait : « Tzeu chou I était un homme étonnant. Lorsque le prince le privait de sa charge, il se retirait ; (mais, afin que sa famille continuât à s’enrichir), il faisait nommer ministre d’État l’un de ses enfants ou de ses frères. Quel est l’homme qui ne désire pas les richesses et les honneurs ? Mais Tzeu chou I avait de particulier qu’il s’était fait comme un loung touan pour accaparer les richesses et les honneurs. »

« Les anciens établissaient des marchés, afin que chacun pût, en échange de ce qu’il avait, se procurer ce qui lui manquait. Des chefs y présidaient. Un homme méprisable voulut absolument avoir un endroit élevé et s’y plaça, pour regarder à droite et à gauche et accaparer tout le profit des transactions. On le considéra comme un homme vil, et on l’obligea à payer des droits : c’est à cette occasion que s’est introduit l’usage des taxes sur les marchandises. (Si j’acceptais les offres du roi de Ts’i, je me rendrais semblable à Tzeu chou I et à ce vil marchand). »

11. Meng tzeu, ayant quitté la capitale de Ts’i, aller passer la nuit à Tcheou (d’autres disent Houe, ville située au sud-ouest de la capitale). Quelqu’un, dans l’intérêt du roi, voulut le retenir. Il alla le trouver ; oubliant les règles de l’urbanité), il s’assit (sans y être invité), et lui adressa la parole. Meng tzeu ne répondit pas, s’appuya contre un escabeau et se coucha (comme pour dormir). Le visiteur mécontent (se leva et) lui dit : « Moi votre disciple, je n’ai osé vous adresser la parole qu’après avoir gardé l’abstinence cette nuit (par respect pour vous). Vous, vous vous couchez et ne m’écoutez pas. Permettez moi de vous dire que je n’oserai plus vous faire visite. »

« Asseyez vous, répondit Meng tzeu ; je vous parlerai clairement. Autrefois, si Mou, prince de Lou, n’avait pas eu quelqu’un auprès de Tzeu seu (pour honorer ce grand sage), il n’aurait pu retenir Tzeu seu. Sie Liou (lettré de Ts’i) et Chenn Siang (fils de Tzeu tchang) se seraient retirés, s’ils n’avaient pas eu toujours un homme auprès du prince Mou (pour lui recommander les sages). Vous avez inventé un expédient à mon sujet (vous êtes venu en votre propre nom m’inviter à rester) ; mais cette invitation privée est moins honorable que les soins du prince Mou à l’égard de Tzeu seu. Lequel de nous deux repousse l’autre ? Est ce vous (en ne me traitant pas avec honneur), ou bien, est ce moi (en refusant de vous répondre) ? »

12. Après que Meng tzeu eût quitté la capitale de Ts’i, In Cheu dit : « Si Meng tzeu (avant de venir dans notre pays) ne savait pas que notre roi n’était pas capable de devenir un second Tch’eng T’ang, un second Ou wang, il a manqué de perspicacité. S’il le savait, il est venu chercher les faveurs du roi. Il a fait un voyage de mille stades pour le voir ; comme il n’a pas obtenu ses bonnes grâces, il est parti. Il n’a quitté la ville de Tcheou qu’après y avoir passé trois jours. Pourquoi cette hésitation et ce retard ? Cette conduite ne me plaît pas. »

Ces paroles furent rapportées à Meng tzeu par Kao tzeu (son disciple) : Meng tzeu répondit : « Comment In Cheu connaît il mes sentiments ? J’ai fait un voyage de mille stades pour voir le roi, (dans l’espoir qu’il se servirait de moi, et établirait un ordre parfait dans ses États) ; voilà ce que je désirais. N’ayant pas trouvé le roi disposé à suivre mes conseils, je suis parti ; était ce donc là ce que je désirais ? Je ne pouvais pas ne pas m’en aller. Je suis resté trois jours à Tcheou, avant d’en sortir. Je croyais que mon départ était encore trop précipité. J’espérais que le roi changerait de sentiments ; et, s’il en avait changé, il m’aurait certainement rappelé. (On ignore quel changement Meng tzeu aurait désiré dans les sentiments du roi).

« J’ai quitté Tcheou, et le roi ne m’a pas rappelé. Dès lors, ma détermination de retourner dans mon pays a été plus ferme que jamais. Malgré cela est ce que j’abandonne le roi pour toujours ? Il est encore capable de faire le bien. Si plus tard il se sert de moi, les habitants de seront ils les seuls à jouir de la paix ? Tous les peuples de l’empire seront heureux. Le roi changera peut être de sentiments ; je l’espère tous les jours.

« Voudrais je ressembler à ces hommes d’un esprit étroit, qui, ne pouvant faire agréer leurs avis à leur prince, s’irritent, laissent paraître leur déplaisir sur leur visage, s’enfuient, et ne se reposent le soir qu’après avoir couru sans relâche tout le jour ? In Cheu, ayant eu connaissance de cette réponse de Meng tzeu, dit : « Vraiment je suis un homme d’un esprit étroit. »

13. Meng tzeu ayant quitté la capitale de Ts’i, en chemin, son disciple Tch’oung Iu lui dit : « Maître, vous ne paraissez pas content. Jadis j’ai appris de votre bouche que le sage ne se plaint jamais des dispositions du Ciel et n’accuse jamais les hommes. » Meng tzeu répondit : « Les temps ne sont plus les mêmes. Sans doute, je ne me permets pas de me plaindre du Ciel ; mais puis-je ne pas m’affliger des châtiments qu’il envoie ? Je ne me permets pas d’accuser les hommes ; mais puis-je ne pas avoir compassion de leur malheureux sort ?

« Tous les cinq cents ans paraît un homme qui obtient l’empire et gouverne avec une parfaite sagesse. Dans cet intervalle de temps, de grands sages acquièrent un nom dans le monde. Depuis l’avènement des Tcheou, il s’est écoulé plus de sept cents ans. D’après ce calcul, le terme ordinaire est déjà passé. A en juger d’après l’état présent de la société (qui appelle une réforme), on voit qu’une restauration serait possible. Mais peut-être le Ciel ne veut il pas encore le rétablissement de la paix et de l’ordre dans l’empire. S’il le voulait, quel serait à notre époque le grand sage qui préparerait la restauration, si ce n’était moi ? Pourquoi donc ne serais je pas content ? »

14. Meng tzeu, après avoir quitté la capitale de Ts’i, s’arrêta à Mou. Koung suenn Tch’eou lui dit : « Exercer une charge et ne pas accepter de traitement, était ce l’usage des anciens ? » « Non, répondit Meng tzeu. J’eus ma première entrevue avec le roi de Ts’i dans la terre de Tch’oung. En me retirant d’auprès de lui, j’avais déjà le projet de m’en aller. Je n’ai pas voulu changer cette détermination. (J’ai accepté et exercé la charge de ministre ; mais) je n’ai jamais accepté de traitement, (afin d’être plus libre de m’en aller). Ensuite le roi donna ordre de mettre des troupes en campagne (ou bien, j’ai été nommé grand précepteur) ; je n’ai pu me démettre de ma charge. Je suis resté longtemps dans la principauté de Ts’i, mais contre mon gré. (Hiou était dans le T’eng hien, qui dépend de Ien tcheou fou. Tch’oung, qu’il ne faut pas confondre avec l’ancienne principauté de ce nom, était dans la principauté de Ts’i).


LIVRE III. T’ENG WENN KOUNG.


CHAPITRE I


1. Wenn, prince de T’eng, n’étant encore qu’héritier présomptif, et allant à Tch’ou, traversa la principauté de Soung, et visita Meng tzeu. Meng tzeu lui parla de la bonté de la nature humaine, et ne manqua pas de citer Iao et Chouenn. La nature (l’ensemble des dons naturels) est un principe que l’homme reçoit du Ciel avec l’existence. Elle est entièrement bonne. Jamais homme n’a été naturellement mauvais. En cela, personne ne diffère tant soit peu de sages empereurs Iao et Chouenn. Mais la plupart des hommes s’abandonnent à leurs passions, et perdent leur bon naturel. Iao et Chouenn, au contraire, n’ont jamais laissé ternir leurs bonnes qualités par les passions, et ont toujours suivi la loi naturelle.

Tch’eng tzeu dit : « La nature est le principe LI. Le principe qui donne naissance à tous les êtres, n’a rien de mauvais. Y eût il jamais homme qui fût mauvais ; avant qu’il s’élevât dans son cœur aucun sentiment de joie, de colère, de tristesse ou de plaisir ? Lorsque ces sentiments naissent dans le cœur, mais sont tempérés et ne s’écartent pas du juste milieu, l’homme reste toujours bon. Mais, s’ils dépassent les limites de la modération, l’homme devient mauvais. Ainsi, toutes les fois qu’il fut question de bon et de mauvais, il faut se rappeler que celui qui est mauvais, a d’abord été bon.

Le prince, en revenant de Tch’ou, alla de nouveau voir Meng tzeu. Meng tzeu lui dit : « Prince, auriez vous des doutes sur les explications que je vous ai données ? La voie de la vertu est la même pour tous. Tch’eng Kien dit à King, prince de Ts’i : « Ces grands sages si renommés étaient hommes comme moi. Pourquoi craindrais je de ne pouvoir les égaler ? » Ien Iuen disait : « Je suis homme comme Chouenn était homme. Quiconque s’applique (comme lui) à bien agir, lui est semblable. »

« Koung ming I (disciple de Tzeu tchang) disait : « Wenn wang est mon modèle (je puis et je veux l’imiter, disait Tcheou koung). Tcheou koung pourrait il m’induire en erreur ? » (Koung ming était de la ville de Ou tch’eng dans la principauté de Lou. Koung ming était son nom de famille ; I, son nom propre). La principauté de T’eng, si ses limites étaient régulières, aurait environ cinquante stades en tous sens. (Tsiāng signifie chóu kī approximativement) . Malgré son peu d’étendue, elle peut devenir un État bien réglé. (Mais il faut que le prince déploie toute son énergie ; car) il est dit dans le Chou King : « Si le remède n’est pas d’une violence telle qu’il trouble la vue du malade, il ne guérira pas la maladie. »

2. Ting, prince de T’eng, étant mort, (le prince Wenn) son fils et son successeur, dit à Jen Iou (son maître) : « Autrefois, dans la principauté de Soung, Meng tzeu m’a donné des enseignements que je n’ai jamais oubliés. Maintenant, par malheur, j’ai une grande chose à accomplir, (il faut rendre les derniers devoirs à mon père). J’ai l’intention de vous envoyer consulter Meng tzeu, avant de rien entreprendre. »

Jen Iou alla à Tcheou consulter Meng tzeu. Meng tzeu dit : « Oh ! n’est il pas louable d’interroger sur ce sujet ! C’est surtout lorsqu’il s’agit de rendre les derniers devoirs à ses parents, qu’un fils doit se dépenser tout entier. Tseng tzeu disait : « Tant que vos parents sont en vie, rendez leur obéissance suivant les règles ; après leur mort, enterrez les selon les règles, et faites leur des offrandes selon les règles ; alors on pourra dire que vous avez pratiqué la piété filiale. » Je n’ai pas étudié les usages des princes (d’une manière particulière). Mais j’ai entendu dire que, sous les trois dynasties, depuis l’empereur jusqu’aux hommes du peuple, tout le monde avait adopté le deuil de trois ans, la bouillie de riz, la tunique de grosse toile à bord inférieur ourlé (pour le deuil d’une mère, et à bord inférieur non ourlé pour le deuil d’un père). »

Jen Iou rendit compte au prince Wenn de l’exécution de son ordre. Le prince décida qu’il garderait le deuil durant trois ans. Ses oncles, ses cousins et tous les officiers s’opposèrent à cette décision, et dirent : « Parmi les derniers princes de la principauté de Lou, qui est sœur de la nôtre, aucun n’a gardé le deuil durant trois ans. Nos derniers princes ne l’ont pas gardé non plus. Il ne convient pas que vous reveniez à cet ancien usage. Il est dit dans les Annales : Pour les cérémonies funèbres et les offrandes, imitez vos pères. C’est comme si l’on disait : Ces cérémonies nous sont venues par tradition (il ne nous est pas permis de les changer). »

Le prince dit à Jen Iou : « Jusqu’à présent je ne me suis pas appliqué à l’étude. Mon plaisir était de courir à cheval, de m’exercer à manier l’épée. Mes oncles, mes cousins, les officiers de la cour n’ont pas confiance en mes décisions. Je crains de ne pas remplir parfaitement mon devoir dans cette affaire importante. Consultez pour moi Meng tzeu. » Jen lou alla de nouveau à Tcheou demander conseil à Meng tzeu .

« S’il en est ainsi, répondit Meng tzeu, le prince ne doit rien attendre que de lui-même. Confucius dit : « A la mort d’un souverain, le gouvernement était laissé au premier ministre. Le prince héritier se. nourrissait de riz cuit à l’eau ; son visage devenait tout livide. Il allait occuper son siège et se lamentait (auprès du corps de son père). Alors tous les officiers partageaient sa douleur, et suivaient son exemple. Quand les supérieurs ont une chose à cœur, les inférieurs ne tardent pas à l’aimer. La vertu du prince est comme le vent, et celle du peuple est comme l’herbe. Quand le vent souffle sur l’herbe, elle s’incline nécessairement. » Le soin des obsèques dépend du prince héritier. »

Jen Iou rendit compte de son message au prince héritier. Le prince dit : « C’est vrai ; ce soin dépend de moi. » Pendant cinq mois, il demeura dans une petite cabane, et ne donna aucun ordre, aucun avis. Ses officiers et ses parents louèrent à bon droit sa connaissance des usages. Au temps de l’enterrement, tous les habitants de la principauté de T’eng allèrent admirer ce spectacle. Ils virent le prince, le visage tout décharné, pleurer et se lamenter avec douleur. Les princes voisins, qui allèrent pleurer auprès du défunt, furent très satisfaits de la piété filiale du prince. Dans le Li Ki , au chapitre des Funérailles, il est dit : « A la mort d’un prince ; l’héritier du trône, les grands préfets, les fils du défunt et tous les officiers s’abstiennent des repas ordinaires pendant trois jours. L’héritier du trône, les grands préfets et tous les fils du prince prennent de la bouillie claire ; et les officiers, du riz ou du millet, avec de l’eau pour boisson. Un fils, à la mort de son père ou de sa mère, demeure dans une petite cabane inclinée, qui n’est pas crépie. Il couche sur la paille, la tête appuyée sur une motte de terre. Il ne parle que des choses concernant le deuil. » Le commentateur du Li Ki ajoute : « En dehors de la porte centrale, au pied du mur oriental, on dresse une cabane avec des pieux inclinés. »

3. Wenn, prince de T’eng, interrogea Meng tzeu sur l’art de gouverner. Meng tzeu dit : « La grande affaire du peuple (l’agriculture) réclame les premiers soins. On lit dans le Cheu King : « Pendant le jour, allons recueillir de la paille (pour couvrir les bâtiments) ; la nuit, faisons des cordes. Hâtons nous le monter sur les toits (pour les réparer) ; bientôt nous sèmerons les grains. »

« Ordinairement quand le peuple a des biens stables, il est constant dans la vertu ; s’il n’a pas de biens stables, sa vertu n’est pas stable. Si sa vertu n’est pas stable, il tombe dans la licence, quitte la voie du devoir, commet le mal, ne connaît plus de frein ; il n’est rien qu’il ne se permette. Le punir ensuite, s’il commet des crimes, c’est en quelque sorte prendre le peuple dans un filet. Un prince humain se permettrait il de tendre des pièges à ses sujets ?

« Un prince sage est poli et économe ; il traité ses inférieurs avec urbanité, et impose à son peuple des taxes modérées. Iang Hou disait : Celui qui travaille à devenir riche, n’est pas bienfaisant ; celui qui pratique la bienfaisance, ne devient pas riche.

« Sous la dynastie des Hia, chaque père de famille avait cinquante arpents de terre, et donnait en tribu annuel une quantité fixe de produits (à savoir, ce que l’on récoltait ordinairement dans cinq arpents de terre, quand l’année n’était ni très bonne ni très mauvaise). Sous les In, chaque chef de famille avait soixante dix arpents, et aidait de son travail à cultiver le champ commun. Les Tcheou ont décidé que chaque famille aurait cent arpents, que le travail se ferait en commun, et que le partage serait égal. (Dans le territoire propre de l’empereur, dix familles associées cultivaient ensemble mille meou ; en dehors de ce territoire, huit familles cultivaient ensemble neuf cents meou. Elles donnaient la dixième partie des produits à l’État, et se partageaient le reste entre elles également). En réalité, l’impôt a toujours été la dixième partie des produits. (Tch’é c’est avoir en commun ; tchou c’est prêter son concours).

« Loung tzeu dit : « Pour le partage des terres et la perception de l’impôt, le mode le plus doux est celui qui oblige les laboureurs à fournir leur travail pour la culture du champ commun ; le mode le plus dur est celui qui les oblige à payer une redevance fixe et la même chaque année. Pour fixer le montant de cette redevance annuelle et invariable, on calcule la moyenne des récoltes de plusieurs années (les unes bonnes, les autres mauvaises). Dans les bonnes années, quand les grains sont si abondants qu’on ne les ménage nullement, exiger beaucoup ne serait pas cruauté ; néanmoins le prince n’exige pas plus que les autres années. Dans les mauvaises années, quand la récolte ne vaut même pas le fumier employé, le prince exige absolument toute la redevance (et c’est cruauté). Si celui qui est le père du peuple, réduit son peuple à le détester, à travailler toute l’année avec grande fatigue, à manquer des choses nécessaires pour l’entretien des parents, et même à emprunter, moyennant intérêt, pour payer l’impôt ; s’il réduit les vieillards et les enfants à se rouler et à périr dans les canaux et les fossés ; où est son affection paternelle envers son peuple ? »

« Les traitements héréditaires (accordés aux descendants des officiers qui ont bien mérité), existent dans la principauté de T’eng. (Mais, pour les payer, le prince accable le peuple d’impôts. Il suffirait d’exiger de chacun une part de son travail). On lit dans le Cheu King : « Que la pluie tombe d’abord sur notre champ commun ; puis sur nos champs particuliers. » Les champs communs n’ont existé que quand le peuple donnait à l’État seulement son travail. Ce passage du Cheu King nous montre que ce mode de contribution était aussi en usage autrefois sous les Tcheou.

« (Après avoir réglé le partage des terres), il faut, pour instruire le peuple, établir des écoles, qu’on appelle siâng, siú, hiô, hiaó : siâng, parce qu’on y enseigne le respect et les soins dus aux vieillards ; hiaó, parce qu’on y enseigne la pratique de la vertu ; siú, parce qu’on y apprécie les talents de chacun d’après son habileté à tirer de l’arc. Les écoles (des bourgs et des villages) s’appelaient hiaó sous les Hia, et siú sous les In ; elles s’appellent siâng sous les Tcheou. (A la capitale), ces trois dynasties ont eu des écoles appelées hiô. Les écoles ont toutes pour but de faire bien connaître les devoirs mutuels des hommes. Lorsque, par le soin des supérieurs, ces devoirs sont bien connus, les hommes du peuple s’aiment entre eux.

« (Prince, réglez le partage des terres, établissez des écoles ; et) s’il surgit un prince destiné à rétablir l’ordre dans tout l’empire, il viendra prendre exemple sur vous ; vous deviendrez ainsi le maître et le modèle d’un grand empereur. Il est dit dans le Cheu King : « La famille des Tcheou possède une principauté ancienne ; elle vient de recevoir du Ciel un mandat nouveau (qui lui confère l’empire). » Le poète parle ici de Wenn wang. Prince, efforcez vous de faire ce que je vous conseille ; et vous obtiendrez un mandat nouveau (pour vous ou pour l’un de vos descendants). »

Wenn, prince de T’eng, envoya Pi Tchen interroger Meng tzeu sur la division des terres en carrés représentant la forme de la lettre tsìng. Meng tzeu lui dit : « Votre prince veut rendre son administration bienfaisante. C’est vous qu’il a choisi pour venir demander des avis ; vous devez le seconder de tout votre pouvoir. Une administration bienfaisante doit commencer par tracer les limites des terres. Si les limites des champs ne sont pas bien tracées, les carrés ne sont pas égaux ; les grains destinés à l’entretien des officiers ne sont pas exigés ni distribués avec justice. Pour cette raison, les princes cruels et les officiers rapaces négligent de déterminer les limites des champs (afin de pouvoir exiger beaucoup). Quand les limites sont bien tracées, il est facile d’assigner à chaque particulier son champ et à chaque officier son traitement.

« La principauté de T’eng, malgré son peu d’étendue, aura toujours des lettrés et des campagnards. Si les hommes de lettres faisaient défaut, il n’y aurait personne pour gouverner les campagnards. Si les travailleurs de la campagne faisaient défaut, il n’y aurait personne pour fournir aux hommes de lettres les choses nécessaires.

« Dans les campagnes (loin de la capitale), exigez la neuvième partie des produits, en faisant cultiver un champ commun par huit familles. Près de la capitale, que chacun vous offre lui-même la dixième partie de ses récoltes. Tous les officiers, depuis les ministres d’État jusqu’aux derniers, doivent avoir un champ sacré (dont les produits servent à faire des offrandes aux esprits). Le champ sacré doit être de cinquante arpents.

« Chaque surnuméraire doit avoir vingt-cinq arpents. On appelait surnuméraire celui qui n’avait pas encore atteint l’âge viril. Tch’eng tzeu dit : « Un laboureur avait avec lui son père, sa mère, sa femme et ses enfants ; sa famille comptait ordinairement de cinq à huit personnes. On lui donnait cent meou. Si un frère puîné vivait avec lui, il était comme surnuméraire. A seize ans, il avait vingt-cinq meou pour sa part. Quand il arrivait à l’âge viril et qu’il était marié, on lui donnait cent meou. »

« Nul ne sera enterré, nul n’ira demeurer hors de son village. Ceux qui dans un village cultiveront le même tsìng, seront toujours ensemble, partout où ils iront. Ils partageront entre eux le soin de la défense et des veilles. Dans les maladies ils se prêteront un mutuel secours. Ainsi tous les habitants s’aimeront et vivront en bonne intelligence.

« Un stade carré formera un tsìng de neuf cents arpents. Au milieu sera le champ commun. Huit familles posséderont en propre chacune cent arpents. Elles cultiveront ensemble le champ commun, et ne se permettront de faire leurs travaux particuliers que quand les travaux communs seront terminés. (Elles cultiveront le champ commun, dont les produits seront pour les officiers, avant de cultiver les champs particuliers), il y aura ainsi une différence entre les travailleurs de la campagne (et les hommes de lettres). Tel est le résumé des dispositions à prendre. Ce sera au prince et à vous de les modifier et de les accommoder aux circonstances.

4. Un faux sage, nommé Hiu Hing, qui se vantait de suivre la doctrine de Chenn noung, alla de la principauté de Tch’ou à celle de T’eng. En arrivant à la porte du palais, il fit dire au prince Wenn : « Des habitants d’un pays lointain ont appris que l’administration du prince était très bienfaisante. Ils désirent obtenir de lui une habitation et devenir ses sujets. » Le prince lui assigna un endroit pour sa demeure. Ses disciples, qui étaient plusieurs dizaines, portaient tous des vêtements de laine. Ils faisaient des souliers de chanvre et des nattes pour gagner leur vie.

Tch’enn Siang, disciple de Tch’enn Leang, et son frère Sin, prenant sur leurs épaules leurs charrues et leurs socs, allèrent de Soung à T’eng, et dirent : « Nous avons appris que le prince gouverne à la manière des grands sages de l’antiquité ; qu’il est lui-même un grand sage. Nous désirons être les sujets de ce grand sage. »

Tch’enn Siang alla voir Hiu Hing, et fut charmé de son genre de vie. Il laissa de côté tout ce qu’il avait appris (de Tch’enn Leang), et se mit à l’école de Hiu Hing. Tch’enn Siang alla voir Meng tzeu. Répétant les leçons de Hiu Hing, il dit : « Le prince de T’eng veut être un prince vraiment sage. Mais il ne connaît pas encore la voie de la vertu. Un prince sage cultive la terre comme le peuple, pour en tirer sa nourriture ; il prépare lui-même son dîner et son souper, et en même temps il gouverne ses sujets. Le prince de T’eng a des greniers, des magasins, des trésors ; c’est vexer le peuple pour se nourrir soi-même. Mérite t il d’être appelé sage ? »

Meng tzeu dit : « Le philosophe Hiu veut absolument semer lui-même le millet dont il se nourrit. N’est ce pas ? » « Oui, répondit Tch’enn Siang. » Meng tzeu dit : « Le philosophe Hiu veut absolument tisser lui-même la toile dont il se fait des vêtements. N’est ce pas ? » « Non, répondit Tch’enn Siang ; il porte des vêtements de laine (et non de toile). » « Hiu porte-t-il un bonnet, demanda Meng tzeu ? » « Oui, répondit Tch’enn Siang. » « Quel bonnet, dit Meng tzeu ? » « Un bonnet simple, répondit Tch’enn Siang. » « Est ce lui-même qui en tisse l’étoffe, reprit Meng tzeu ? » « Non, répondit Tch’enn Siang ; il l’achète pour du millet. » « Pourquoi ne la tisse-t-il pas lui-même, continua Meng tzeu ? » « Ce travail, dit Tch’enn Siang, lui ferait négliger la culture des champs. » Meng tzeu dit : « Emploie-t-il une marmite de fer et un vase d’argile percé de trous pour faire cuire sa nourriture ? Se sert-il d’instruments de fer pour labourer ? » « Oui, répondit Tch’enn Siang. » « Fait-il lui-même ces vases, ces instruments ? demanda Meng tzeu. » « Non, répondit Tch’enn Siang ; il les achète pour du millet. »

Meng tzeu reprit : « Si celui qui achète des instruments et des vases pour du millet, ne fait aucun tort au potier ni au fondeur (ni au forgeron) ; quel tort font au laboureur le potier, le fondeur et le forgeron, en achetant du millet pour leurs instruments et leurs vases ? Et pourquoi le philosophe Hiu ne fabrique-t-il pas des objets de fer et d’argile, afin de trouver dans sa maison tout ce dont il a besoin pour son usage ? Pourquoi fait-il tant d’échanges avec tous les artisans ? Comment ne craint-il pas la peine qui en résulte pour lui et pour eux ? » « Il est impossible, répondit Tch’enn Siang, de cultiver la terre, et de faire en même temps les ouvrages des différents artisans ? »

« Gouverner l’empire, répliqua Meng tzeu, est-ce la seule chose que l’on puisse faire, tout en cultivant la terre ? Les occupations des hommes en charge ne sont pas celles des hommes du peuple. Bien plus, les choses nécessaires à une seule personne exigent le travail des différentes classes d’ouvriers. Vouloir obliger chacun à préparer lui-même tout ce dont il a besoin, c’est vouloir contraindre tous les hommes à courir sans cesse çà et là (pour se procurer les choses nécessaires). On dit communément : « Les uns se livrent aux travaux de l’intelligence, les autres aux travaux du corps. Ceux qui s’appliquent aux travaux de l’intelligence, gouvernent ; ceux qui travaillent des bras, sont gouvernés. Ceux qui sont gouvernés, pourvoient à l’entretien de leurs gouvernants ; les gouvernants sont entretenus par leurs subordonnés. » Telle est la loi universelle qui a toujours régi le genre humain.

« Au temps de Iao, les conditions du sol étaient encore peu favorables : Les eaux s’étaient répandues librement partout, et avaient inondé l’empire. Les arbres et les autres plantes couvraient la terre comme d’une épaisse forêt, Les animaux sauvages s’étaient multipliés prodigieusement. La culture des grains était impossible. Les animaux sauvages ne permettaient pas à l’homme de s’étendre ; ils avaient battu des sentiers qui se croisaient par tout l’empire.

« Iao seul prit à cœur de remédier à ces maux. Il éleva Chouenn à la dignité de ministre, et lui ordonna d’étendre partout ses soins. Chouenn chargea I de diriger l’emploi du feu. I mit le feu dans les montagnes et les marais, et les purifia par l’incendie. Les animaux sauvages s’enfuirent et se cachèrent. Iu creusa neuf canaux divergents, débarrassa le cours de la Tsi et de la T’a, et conduisit jusqu’à la mer (ces onze rivières). Il débarrassa les lits de la Jou et de la Han, cura les lits de la Houai et de la Sen, et fit écouler dans le Kiang les eaux de ces quatre rivières. Ensuite les Chinois purent cultiver la terre et avoir de quoi vivre. À cette époque, Iu fut huit ans hors de sa maison ; trois fois il passa devant sa porte, et n’entra pas. S’il avait voulu cultiver la terre, en aurait-il eu le loisir ? » (La Han seule se jette dans le Kiang ; la Jou et la Sen se jettent dans la Houai, et celle ci se rend directement à la mer). Heou tsi enseigna au peuple l’agriculture, lui apprit à semer et à cultiver les cinq sortes de grains. Les cinq sortes de grains mûrirent, et le peuple eut des vivres.

« L’homme a la loi naturelle gravée dans son cœur ; mais s’il est bien nourri et bien vêtu, s’il demeure dans l’oisiveté et ne reçoit aucune instruction, il se rapproche de la bête. Les très sages empereurs (Iao et Chouenn) eurent à cœur l’instruction du peuple. Ils nommèrent Sie ministre de l’instruction, et le chargèrent d’enseigner les devoirs mutuels, afin qu’il y eût affection entre le père et le fils, justice entre le prince et le sujet, distinction entre le mari et la femme, gradation entre les personnes de différents âges, fidélité entre les amis. » (Le mari s’occupe des affaires extérieures, et la femme, des affaires domestiques ; le mari commande, et la femme obéit. Les plus jeunes témoignent leur respect à ceux qui sont plus âgés qu’eux, et leur cèdent les premières places).

« (L’empereur Iao, surnommé) Fàng hiūn, dit : « Encouragez les, attirez les, redressez les, corrigez les, aidez les, fortifiez les. Faites qu’ils reviennent à leur perfection naturelle. Ensuite continuez à les exciter et à leur faire du bien. Les très sages empereurs Iao et Chouenn, qui avaient tant de sollicitude pour le peuple, avaient ils le temps de labourer la terre ? Au commencement, le grand souci de Iao était de ne pas trouver un aide tel que Chouenn ; et le grand souci de Chouenn était de ne pas trouver des ministres tels que Iu et Kao iao. Celui qui s’inquiète de ce que ses cent arpents de terre ne sont pas bien cultivés, c’est un laboureur.

« Faire des largesses, cela s’appelle bienfaisance. Enseigner la vertu, cela s’appelle dévouement. Dans l’intérêt de l’empire, chercher et trouver des ministres capables, cela s’appelle humanité, c’est-à-dire cela s’appelle aimer parfaitement les hommes. Donner l’empire à quelqu’un, c’est facile ; mais trouver un homme qui serve bien l’empire, c’est difficile.

« Confucius dit : « Que Iao fut un grand prince ! que le Ciel est grand ; seul Iao lui fut semblable. Que sa bienfaisance s’étendit loin ! le peuple ne trouva pas de terme pour l’exprimer. Chouenn fut vraiment souverain. Qu’il fut grand en dignité ! Il posséda l’empire, et resta toujours indifférent à sa propre grandeur. » Iao et Chouenn, qui avaient l’empire à gouverner, n’avaient il pas assez d’occupation ? Ils ne s’occupaient pas de labourage.

« J’ai entendu parler d’hommes qui ont fait adopter aux barbares les principes des Chinois ; je n’ai jamais entendu dire que quelqu’un eût abandonné les principes des Chinois pour prendre ceux des barbares. Votre maître, Tch’enn Leang était de Tch’ou (il était donc barbare d’origine) : Charmé de la doctrine de Tcheou Koung et de Confucius, (il abandonna les principes des barbares), et alla au nord étudier la sagesse en Chine. Parmi les habitants du nord, nul disciple de la sagesse ne l’a peut être encore surpassé. C’était ce qu’on appelle un lettré éminent et hors ligne. Vous et votre frère, vous avez suivi ses enseignements plusieurs fois dix ans ; aussitôt après sa mort, vous les avez rejetés.

« Après la mort de Confucius, ses disciples demeurèrent trois années entières à le pleurer. Ensuite ils préparèrent leurs bagages. Au moment de se séparer, ils entrèrent pour saluer Tzeu Koung. Tournés les uns vers les autres, ils pleurèrent et sanglotèrent, au point d’en perdre la voix ; et enfin ils retournèrent dans leurs pays. Tzeu Koung construisit une cabane auprès de la tombe de son maître, et demeura seul encore trois ans ; avant de s’en retourner dans son pays.

« Un jour, parce que Iou Jo rappelait Confucius (par l’air de son visage, par sa manière de parler et d’agir), Tzeu hia, Tzeu tchang et Tzeu iou résolurent de lui rendre les devoirs qu’ils avaient rendus au grand sage, et pressèrent Tseng tzeu de se joindre à eux. « Cela ne convient pas, dit Tseng tzeu. Un objet, après avoir été lavé dans l’eau du Kiang ou de la Han et séché au soleil d’automne est d’une blancheur éclatante qui ne peut être surpassée. (De même, la vertu de notre maître n’a pas d’égale). »

« Voici un barbare du midi, dont le langage ressemble au cri de la pie-grièche, et sa doctrine n’est nullement celle des anciens souverains. Vous abandonnez votre maître (Tch’enn Leang), pour vous donner à cet imposteur ; vous êtes bien différent de Tseng tzeu. J’ai entendu dire que les oiseaux, « quittant la vallée obscure, vont se poser sur les grands arbres ; » je n’ai jamais entendu dire qu’ils soient descendus des grands arbres pour entrer dans la vallée profonde. (De même, on ne doit pas abandonner la vérité, pour s’enfoncer dans les ténèbres de l’erreur). Dans les Éloges de Lou il est dit : « (Tcheou Koung) défait ainsi les barbares de l’ouest et du nord, et réprime ceux de King et de Chou. » Votre nouveau maître est juste un homme que Tcheou koung aurait attaqué, (Hiu Hing, un barbare du pays de Tch’ou, autrefois appelé King) ; ce changement de maître n’est pas heureux. »

(Tch’enn Siang dit) : « Si l’on suivait les principes du philosophe Hiù, sur le marché les prix seraient fixes ; dans tout le pays on ne verrait plus de fraude. Un enfant haut de cinq pieds (d’un mètre) pourrait aller au marché ; personne ne le tromperait. La toile de chanvre et le plus beau tissu de soie, à quantité égale, se vendraient au même prix. Le chanvre brut et le chanvre nettoyé, la soie fine et la soie grossière, à poids égal, se vendraient au même prix. Les différents grains, à quantité égale, se vendraient au même prix. Tous les souliers, à grandeur égale, se vendraient au même prix. »

« L’inégalité, répondit Meng tzeu, est inhérente à la nature même des choses. Il en est qui valent deux fois ou cinq fois plus que d’autres ; certaines valent dix fois ou cent fois plus, et même mille fois ou dix mille fois plus. Les mettre toutes sur la même ligne, c’est troubler l’univers. Si les souliers, grands ou petits, se vendaient tous au même prix, qui voudrait en faire de grands ? (Et si les souliers, bons ou mauvais, étaient au même prix, personne n’en ferait de bons). Si les hommes suivaient les principes du philosophe Hiu, le courant les entraînerait tous à se tromper les uns les autres : La société pourrait elle être gouvernée ? »

5. Un homme nommé I Tcheu, de la secte de Me Ti ou Me Tche, fit demander une entrevue à Meng tzeu par Sin Pi (disciple de Meng tzeu). Meng tzeu (pour l’éprouver, pour connaître s’il avait un vrai désir de s’instruire, s’excusa et) dit : « Je désire certainement le voir ; mais je suis encore malade. Quand je serai guéri, j’irai moi-même lui faire visite. Qu’il ne vienne pas. »

Un autre, jour, I Tcheu demanda de nouveau à voir Meng tzeu. Meng tzeu répondit : « Maintenant je puis recevoir sa visite, (je vois qu’il veut sincèrement connaître la vérité). Si je ne parle clairement, la vraie doctrine ne sera pas mise en lumière. Je lui parlerai sans détour. J’ai entendu dire qu’il est de la secte de Me Ti. Me Ti enseigne que dans les funérailles on doit user de parcimonie. I Tcheu pense que la doctrine de Me Ti réformera tout l’empire. Peut il ne pas la croire véritable, et ne pas l’avoir en grande estime ? Néanmoins I Tcheu a enterré ses parents avec grande pompe ; ainsi il leur a rendu les derniers devoirs d’une manière qui est méprisable à ses yeux. »

Siu Pi rapporta à I Tcheu ces paroles de Meng tzeu. I Tcheu dit : « Les lettrés enseignent que les anciens souverains soignaient leurs sujets avec la tendresse d’une mère pour son jeune enfant. » Quel est le sens de ces paroles (du Chou King) ? Moi, je crois qu’elles signifient que nous devons aimer tous les hommes d’une égale affection, mais que, pour la témoigner, nous devons (suivre un certain ordre et) commencer par nos parents. »

Sin Pi rapporta à Meng tzeu la réponse de I Tcheu. Meng tzeu dit : « I Tcheu pense t-il réellement qu’un homme ne doit pas aimer le fils de son frère plus que le fils nouveau né de son voisin ? Le passage du Chou King qu’il a cité nous donne un enseignement qui mérite d’être retenu. (En voici la vraie signification). Si un jeune enfant se traîne sur les mains et sur les pieds jusqu’au bord d’un puits et s’expose au danger d’y tomber, ce n’est pas la faute de l’enfant, (mais des parents qui ne veillent pas assez sur lui. De même, les fautes d’un peuple ignorant doivent être attribuées à ses chefs qui ne l’ont pas bien instruit. Il faut donc soigner le peuple comme on soigne un jeune enfant). En outre, le Ciel, pour donner la vie aux hommes, emploie un principe unique, à savoir, les parents. I Tcheu se trompe, puisqu’il admet en quelque sorte deux principes (en mettant les étrangers sur la même ligne que les parents).

« Dans la haute antiquité, il y avait des hommes qui n’enterraient pas leurs parents. Après leur mort, ils les jetaient dans un fossé. Quelque temps après, passant auprès d’eux, ils voyaient les renards les dévorer, et une multitude de mouches et de moucherons en faire leur pâture. La sueur leur coulait sur le front ; ils regardaient d’un œil oblique, n’osant regarder en face. Cette sueur ne venait pas d’un sentiment de honte (puisqu’il n’y avait aucun témoin) ; elle venait d’un sentiment d’affection et paraissait sur le visage ; (d’où l’on voit qu’il est naturel à l’homme d’aimer ses parents plus que les étrangers). Alors ils retournaient à la maison, prenaient une corbeille et une brouette, versaient de la terre sur les corps de leurs parents, et les couvraient. S’il est louable de couvrir de terre les corps de ses parents défunts, un bon fils, un homme vraiment humain, en les inhumant avec honneur, agit selon les vrais principes. Siu Pi rapporta ces paroles à I Tchen. I Tcheu, voyant qu’il était impossible de soutenir les principes de Me Ti, dit, après un moment de réflexion : « Meng tzeu m’a éclairé. »


CHAPITRE II


1. Tch’enn Tai (disciple de Meng tzeu) dit : « La règle qui prescrit au sage de ne pas aller faire visite aux princes étrangers (sans avoir été invité), me paraît à bon droit être de peu d’importance. Si vous alliez vous présenter à eux, vous pourriez faire de l’un d’eux un grand empereur qui rétablirait l’ordre partout, ou du moins un dominateur qui commanderait à tous les autres princes. Les mémoires disent : « En se courbant d’un pied, on se relève de huit pieds. » Il me semble qu’il est bien permis de le faire. (Il vous est permis de vous abaisser un peu, de faire fléchir une règle peu importante, dans l’intérêt de l’empire, et d’aller dans les cours des princes). »

Meng tzeu répondit : « Autrefois King, prince de Ts’i, désirant préparer une chasse, fit appeler le gardien de son parc par un messager portant un étendard de plumes. (D’après l’usage, le messager d’un prince portait un étendard de plumes pour appeler un grand préfet, et un bonnet de peau pour appeler le gardien d’un parc). Le gardien n’alla pas à la cour. Le prince fut sur le point de le mettre à mort. (Confucius a donné des éloges à ce gardien, et dit) : « Un homme de résolution est toujours prêt (à donner sa vie et) à demeurer sans sépulture dans un canal ou un fossé, (s’il le faut pour garder sa résolution) ; un homme de cœur est toujours prêt à mourir (pour sa patrie). » Pourquoi Confucius a-t-il loué cet officier ? Parce que, n’ayant pas été appelé comme il le devait, il n’avait pas été à la cour. Que faudrait il penser d’un lettré qui se rendrait auprès des princes sans attendre leur invitation ?

« Quant à l’adage « En se courbant d’un pied on se relève de huit pieds, » il se dit du gain. Quand même il s’agirait de gain, serait il sage de se courber de huit pieds pour se relever d’un pied, c’est-à-dire de donner beaucoup pour obtenir peu ?

« Autrefois Tchao Kien tzeu (grand préfet de Tsin) ordonna à Wang Leang de servir de cocher à son favori Hi. (Hi alla à la chasse en voiture) toute une journée, et ne prit rien. Faisant ensuite son rapport à son maître, il dit  : « Wang Leang est le cocher le plus maladroit du monde. » Cette parole fut répétée à Wang Leang : Wang Leang dit : « Je demande qu’il me soit permis de recommencer. » Le favori Hi pressé par ses instances, finit par y consentir. En une matinée il prit dix animaux sauvages. Dans son rapport au grand préfet, il dit : « Wang Leang est le plus habile cocher du monde. » Kien tzeu lui dit : « Je chargerai Wang Leang de conduire habituellement votre voiture. »

Il en parla à Wang Leang. Celui ci refusa, et dit : « J’ai conduit la voiture d’après les règles de mon art ; en une journée il n’a pas tué un seul animal. Ensuite j’ai été surprendre les animaux ; en une matinée il en a tué dix. On lit dans le Cheu King : « Le cocher dirige parfaitement la voiture ; l’archer décoche sa flèche avec une force capable de transpercer une cible. » Je n’ai pas l’habitude de conduire la voiture d’un archer maladroit. Je vous prie d’agréer mon refus. »

« Un cocher eut honte de s’associer avec un archer pour violer les règles. Il n’y aurait pas consenti, même avec la certitude de prendre une quantité prodigieuse d’animaux sauvages. Que faudrait il penser d’un lettré qui, pour fréquenter les princes, ferait fléchir les principes ? Certainement vous êtes dans l’erreur ; car jamais homme n’a pu redresser les autres en se courbant lui-même. »

2. King Tch’ouenn dit à Meng tzeu : « Koung suenn Ien et Tchang I ne sont ils pas des hommes vraiment grands ? Dès qu’ils s’irritent, (ils parcourent les principautés, excitent les princes à faire la guerre, et) les princes tremblent. Lorsqu’ils demeurent en repos, tout l’empire redevient tranquille. »

« Comment peuvent-ils être de grands hommes, répondit Meng tzeu ? N’avez vous donc pas encore étudié les Cérémonies et les Devoirs ? Lorsqu’un jeune homme (de vingt ans) reçoit le bonnet, son père lui enseigne les devoirs (propres à l’homme fait). Lorsqu’une fille (de vingt ans) se marie, sa mère lui donne des instructions. Elle l’accompagne jusqu’à la porte, et lui dit : « Quand vous serez arrivée à la maison de votre mari, vous devrez vous montrer respectueuse ; vous devrez veiller sur vous ; gardez-vous de désobéir à votre mari. » Les femmes doivent prendre pour règle l’obéissance.

« Un grand homme, c’est celui qui réside dans la vaste demeure d’où personne n’est exclu (dans la vertu d’humanité) ; qui possède la haute dignité auprès de laquelle chacun trouve accès (l’urbanité) ; qui suit toujours la grande voie (la justice) ; qui pratique ces trois vertus avec le peuple ; quand il obtient l’objet de ses désirs, à savoir, une charge ; qui suit seul sa voie, quand il n’obtient pas l’objet de ses désirs ; qui ne laisse corrompre son cœur ni par les richesses ni par les honneurs ; qui dans la pauvreté et l’abaissement ne change pas de conduite ; qui ne se laisse ébranler ni par les menaces ni par la violence. »

3. Tcheou Siao demanda à Meng tzeu si les sages de l’antiquité exerçaient des charges. « Ils en exerçaient, répondit Meng tzeu. Les mémoires disent que, quand Confucius était trois mois sans être employé par aucun prince, il lui semblait qu’il lui manquait quelque chose ; que, quand il quittait une principauté, il emportait avec lui des présents (pour les princes auxquels il se proposait d’offrir ses services). Koung ming I disait que, lorsqu’un sage de l’antiquité passait trois mois sans avoir de charge, tous ses amis allaient lui faire des compliments de condoléance. »

(Tcheou Siao reprit) : « Faire des compliments de condoléance à celui qui a passé trois mois sans charge, n’est ce pas une précipitation excessive ? » Meng tzeu répondit : « Un lettré regrette la perte de sa charge comme un prince la perte de sa principauté. Il est dit dans le Li Ki : « Le prince commence lui-même et fait terminer par d’autres le labourage du champ qui doit fournir le millet pour les offrandes. La princesse nourrit des vers à soie et dévide les cocons, pour faire les vêtements de cérémonie. » Les princes n’auraient osé faire une offrande, si la victime n’avait été d’une seule couleur et sans défaut, si le millet n’avait été très pur, et les vêtements complets. Un lettré (qui a perdu sa charge) n’a plus de champ sacré (qui lui fournisse les choses nécessaires pour les offrandes) ; il ne fait plus d’offrandes. Car, s’il n’a pas une victime convenable, si les vases de bois, les plats, les vêtements ne sont pas complets, il n’ose faire une offrande. Mais alors son cœur n’est pas satisfait. Ses amis n’ont ils pas raison de prendre part à sa douleur et d’aller le consoler ? » (Tcheou Siao dit) : « Pourquoi Confucius, en quittant une principauté, emportait il toujours des présents ? » « L’exercice d’une charge, répondit Meng tzeu, est pour le lettré ce que le labourage est pour le laboureur. Un laboureur, quittant un pays, y laisse-t-il sa charrue ? »

« La principauté de Tsin, dit Tcheou Siao, produit aussi des lettrés qui exercent des charges en différents pays. Je n’avais jamais entendu dire qu’ils recherchassent les emplois avec tant d’empressement. Si cet empressement convient à un lettré, pourquoi un sage (tel que vous) aurait-il quelque difficulté à se mettre sur les rangs ? »

Meng tzeu répondit : « Dès la naissance d’un garçon, ses parents désirent lui trouver une femme ; dès la naissance d’une fille, ses parents désirent lui trouver un mari. C’est un sentiment naturel et commun à tous les parents. Cependant, si un jeune homme et une jeune fille, sans attendre la décision de leurs parents ni les pourparlers des entremetteurs, creusaient un trou dans un mur pour se regarder, à la dérobée, ou passent par dessus pour se trouver ensemble ; leurs parents et tous leurs concitoyens les mépriseraient : Les anciens ont toujours désiré exercer des charges ; mais ils auraient eu horreur de les rechercher par des voies peu louables. Un lettré qui irait voir les princes sans tenir compte des préceptes de la sagesse, serait semblable aux jeunes gens qui creusent des trous dans les murs. »

4. P’eng Keng (disciple de Meng tzeu) dit : « Avoir à votre suite plusieurs dizaines de voitures et plusieurs centaines de compagnons, parcourir les principautés et partout vivre aux frais des princes (comme vous le faites), n’est ce pas excessif ? » Meng tzeu répondit : « Par une mauvaise voie, il n’est pas même permis d’accepter une écuelle de riz. Par une bonne voie, (on petit accepter les dons les plus considérables) ; Chouenn a reçu de Iao l’empire, et il n’a pas cru que ce fût excessif. Vous, pensez vous que ce fût trop ? » « Non, répliqua P’eng Keng ; mais un lettré qui ne fait rien pour les princes, ne doit pas recevoir d’eux sa nourriture. »

Meng tzeu répondit : « Si vous n’avez pas soin que les hommes travaillent les uns pour les autres, fassent des échanges, et avec leur superflu acquièrent ce qui leur manque, les laboureurs auront trop de grain (et manqueront de toile) ; les femmes auront trop de toile (et manqueront de grain). Si vous obtenez que les hommes travaillent les uns pour les autres, les menuisiers et les charrons eux-mêmes devront leur nourriture à vos soins. Voici un homme qui obéit à ses parents, respecte ceux qui sont au dessus de lui, garde et observe les préceptes des anciens souverains pour les transmettre aux futurs disciples de la sagesse ; supposons qu’il ne reçoive pas de vous sa nourriture. Pourquoi auriez-vous plus d’estime pour les menuisiers et les charrons que pour un homme adonné à la pratique de l’humanité et de la justice ? »

« Les menuisiers et les charrons, réplique P’eng Keng, travaillent dans l’intention de gagner leur vie : Est ce que le sage pratique aussi la vertu en vue d’obtenir sa nourriture ? » « Que vous fait à vous l’intention, répartit Meng tzeu ? Celui qui mérite bien de vous, a droit à sa nourriture, et vous devez le nourrir. Est ce l’intention, ou bien est-ce le travail que vous payez ? » « Je paye l’intention, répondit P’eng Keng. »

« Supposons, dit Meng tzeu, qu’un homme casse vos tuiles et barbouille le crépi de vos murs, en vue de recevoir sa nourriture. La lui donnerez vous ? » « Non, répondit P’eng Keng. » « Ce n’est donc pas l’intention, dit Meng tzeu, mais le travail que vous payez.  »

5. Wan Tchang (disciple de Meng tzeu) dit : « La principauté de Soung est petite. A présent, le prince de Soung veut rétablir dans tout l’empire la sage administration des anciens souverains. Mais les princes de Ts’i et de Tch’ou mécontents l’attaqueront. Que doit il faire ? »

Meng tzeu répondit : « T’ang habitait la ville de Pouo ; sa principauté était limitrophe de celle de Ko. Le prince de Ko se donnait toute licence, et ne faisait pas d’offrandes à ses ancêtres. T’ang lui fit demander pourquoi il ne faisait pas d’offrandes. Il répondit qu’il n’avait pas moyen d’avoir des victimes. T’ang lui envoya des bœufs et des brebis. Le prince de Ko les mangea, au lieu de les immoler en sacrifice. T’ang lui fit demander de nouveau pourquoi il ne faisait pas d’offrandes. Il répondit qu’il n’avait pas moyen d’avoir le millet nécessaire. T’ang lui envoya de Pouo un grand nombre d’hommes labourer pour lui un champ (afin qu’il eût du millet à offrir), et chargea les vieillards, les femmes et les enfants de porter des vivres aux laboureurs. Le prince de Ko, à la tête d’une troupe de ses gens, arrêta et dépouilla ceux qui portaient du vin, du millet, du riz et d’autres provisions. Il tua ceux d’entre eux qui voulurent résister.

« Un enfant portait aux laboureurs du millet et de la viande. Le prince de Ko le mit à mort, et prit le millet et la viande. Les Annales disent : « Le prince de Ko traita en ennemi celui qui portait des vivres. » C’est de ce dernier crime qu’il est question. A cause du meurtre de cet enfant, T’ang prit les armes et châtia le prince coupable. Entre les quatre mers, tout le monde dit qu’il avait fait la guerre, non pour avoir l’empire, mais pour venger un homme et une femme du peuple, les parents de l’enfant mis à mort.

« T’ang commença par Ko ses expéditions contre les mauvais princes. Il en châtia onze, sans que personne lui fit résistance. Lorsqu’il allait à l’est châtier les princes, les barbares de l’ouest se plaignaient ; et lorsqu’il allait au midi, ceux du nord n’étaient pas satisfaits. Les uns et les autres disaient : « Pourquoi ne vient il pas à nous en premier lieu ? » Les peuples désiraient sa venue, comme en temps de sécheresse on désire la pluie. (Dans les pays même où il faisait la guerre), on continuait d’aller au marché et de cultiver les champs, comme en temps ordinaire. Il châtiait les mauvais princes, et consolait les peuples. Les Annales (dans l’Avis du ministre Tchoung houei) disent : « Nous avons attendu notre roi ; notre roi est venu ; pour nous plus de tourments (à craindre de la part des princes cruels). »

« Ou wang, n’ayant pas encore soumis toute la Chine, alla porter ses armes dans l’est. Il rendit la paix aux habitants de cette région. Ils lui offrirent des corbeilles pleines de soie de couleur bleue et de couleur jaune. « En servant les princes de Tcheou, comme nous avons servi ceux de Chang, disaient il ; nous jouirons de la prospérité. » ils se mirent tous sous la dépendance de la grande capitale des Tcheou. Les chefs allèrent au devant des officiers de l’armée de Ou wang avec des corbeilles pleines de soie de couleur bleue et de couleur jaune. Les hommes du peuple allèrent au devant des simples soldats, avec des corbeilles pleines de vivres et des vases pleins de liqueurs. C’est que Ou wang venait sauver le peuple comme du milieu de l’eau et du feu (le délivrer d’un gouvernement tyrannique), et faire disparaître les tyrans.

Ou wang dit dans son Grand Avis : « Je vais déployer la puissance de mes armes, envahir les États de ce tyran Tcheou, et m’emparer de sa personne. Partout on ressentira les heureux effets de sa défaite et de sa mort. Ma gloire surpassera celle de Tch’eng T’ang. »

« (Le prince de Soung) n’imite pas les grands souverains de l’antiquité. S’il gouvernait comme eux, partout entre les quatre mers, toutes les têtes se lèveraient, tous les regards se tourneraient vers lui ; chacun voudrait l’avoir pour souverain. Les princes de Ts’i et de Tch’ou, avec toute leur puissance, seraient ils capables de l’effrayer ? »

6. Meng tzeu dit à Tai Pou cheng (ministre du prince de Soung) : « Désirez vous que votre prince soit bon ? Je vous dirai clairement ce qu’il faut pour qu’il soit bon. S’il y avait ici un grand préfet de Tch’ou qui voulût faire apprendre à son fils la langue de Ts’i, lui donnerait il pour maître un homme de Ts’i, ou un homme de Tch’ou ? » Tai Pou cheng répondit : « Il lui donnerait pour maître un homme de Ts’i. » Meng tzeu reprit : « Supposons qu’il lui donne un maître de Ts’i et qu’il laisse une multitude d’habitants de Tch’ou venir parler en tumulte aux oreilles de son fils, quand même il le frapperait tous les jours pour le forcer à parler la langue de Ts’i, il ne l’obtiendrait pas. Au contraire s’il le mettait à la capitale de Ts’i dans la rue Tchouang ou dans le quartier Io, et qu’il l’y laissât plusieurs années ; quand même il le frapperait chaque jour pour l’obliger à parler la langue de Tch’ou, il ne l’obtiendrait pas.

« Vous avez dit que Sie Kiu tcheou (descendant des princes de Sie) était un homme de bien, et vous lui avez fait donner une place dans la maison du prince de Soung. Si ceux qui demeurent dans la maison du prince, jeunes ou vieux, grands ou petits, étaient tous des Sie Kiu tcheou, avec qui le prince pourrait-il faire le mal ? Si, au contraire, ceux qui demeurent auprès du prince, jeunes et vieux, grands et petits, sont tous différents de Sie Kiu tcheou, avec qui le prince fera-t-il le bien ? Un seul Sie Kiu tcheou suffit il pour rendre vertueux le prince de Soung ? »

7. Koung suenn Tch’eou demanda pourquoi le sage n’allait pas voir les princes. « Les anciens, répondit Meng tzeu, n’allaient pas voir un prince, à moins qu’ils n’eussent une charge dans ses États. Touan Kan mou passa par-dessus un mur pour ne pas voir (Wenn, prince de wei, qui était venu lui faire visite). Sie Liou ferma sa porte, pour ne pas recevoir (Mou, prince de Lou). Ces deux sages ont été beaucoup trop rigides ; car, si un prince fait des instances, il est permis de le voir.

« Iang Houo (grand préfet de Lou) voulait déterminer Confucius à lui faire visite ; mais sans violer les règles de l’urbanité. Lorsqu’un grand préfet envoie un présent à un lettré, si le lettré n’est pas dans sa maison pour recevoir le présent, il va à la maison du grand préfet le saluer et le remercier. Iang Houo épia le moment où Confucius serait absent de sa maison, et lui envoya un jeune cochon cuit. Confucius épia aussi le moment où Iang Houo ne serait pas chez lui, et alla comme pour le saluer. Iang Houo avait fait les premières avances ; Confucius pouvait il se dispenser d’aller à sa maison ?

« Tseng tzeu disait : « (Les courtisans) contractent les épaules, sourient d’un air d’approbation, et se donnent plus de mal que n’en ont les jardiniers (ou les laboureurs) en été. » Tzen Ien disait : « J’ai en horreur ceux qui s’efforcent de lier conversation avec des inconnus, et dont l’embarras se trahit par la rougeur de leur visage. » D’après ces paroles, nous pouvons juger quels sont les sentiments du sage. »

8. Tai Ing tcheu (grand préfet de Soung) dit à Meng tzeu : « N’exiger en tribut que la dixième partie des revenus, supprimer les droits qui se perçoivent aux barrières et sur le marché, c’est ce que je ne puis faire dès maintenant. Je me propose de diminuer les impôts et les taxes ; puis, l’année prochaine, de les abolir. Que vous en semble ? »

Meng tzeu répondit : « Supposons qu’un homme vole chaque jour des poules à ses voisins. Quelqu’un lui représente que sa conduite n’est pas celle d’un honnête homme. Il répond : « Je diminuerai le nombre de mes vols ; je ne prendrai plus qu’une poule par mois. L’année prochaine, je cesserai entièrement. Si vous reconnaissez que vous violez la justice, cessez promptement. Pourquoi attendez vous l’année prochaine ? »

9. Koung tou tzeu dit : « Maître, les étrangers disent tous que vous aimez à discuter. Permettez moi de vous demander si c’est vrai. » Meng tzeu répondit : « Est ce que j’aime à discuter ? Je ne puis me dispenser de discuter. Depuis que le genre humain existe, tantôt la tranquillité, tantôt le trouble règne dans le monde.

« Au temps de Iao, les eaux, arrêtées dans leur cours, avaient débordé et inondé l’empire. Le pays était plein de serpents et de dragons ; les hommes n’avaient pas d’endroit pour se fixer. Dans les terrains bas, ils se faisaient des huttes sur des pieux ; dans les terrains élevés, ils se creusaient des cavernes. Chouenn dit dans le Chou King : « Le débordement des rivières m’avertit de prendre garde. » Ce débordement des rivières est l’inondation qui eut lieu sous le règne de Iao.

« Chouenn chargea Iu de remédier à ce mal : Iu creusa des canaux, et fit écouler les eaux dans la mer. Il chassa les serpents et les dragons, et les relégua dans les herbes des marais. Les eaux s’écoulèrent à travers les terres ; et formèrent le Kiang, la Houai, le Fleuve Jaune et la Han. Les obstacles (qui arrêtaient le cours de l’eau) étant écartés, les animaux nuisibles disparurent. La terre offrit à l’homme une habitation commode.

« Après la mort de Iao et de Chouenn, leur sage administration fut peu à peu abandonnée. Des princes cruels se succédèrent. Ils détruisirent les maisons et les bâtiments des particuliers, pour y faire creuser des étangs et des bassins ; le peuple n’eut plus de demeure tranquille. Ils changèrent les champs cultivés en jardins et en parcs ; et réduisirent le peuple à manquer de vivres et de vêtements., Des doctrines perverses et de grands désordres firent invasion en même temps. Les jardins, les parcs, les étangs, les viviers, les marais et les lacs étant nombreux, les animaux sauvages s’y rassemblèrent. Sous le règne de Tcheou, le trouble fut à son comble.

« Avec l’aide de Tcheou Koung, Ou wang châtia Tcheou, attaqua la principauté de Ien (qui soutenait le parti de Tcheou) ; au bout de trois ans, il prit et mit à mort le prince de Ien. Il poursuivit jusqu’au rivage de la mer et mit à mort Fei lien (favori de Tcheou) ; il détruisit cinquante principautés (qui reconnaissaient encore l’autorité de Tcheou). Il chassa bien loin les tigres, les léopards, les rhinocéros et les éléphants (que Tcheou avait dans ses parcs). Tout l’empire fut dans la joie. On lit dans le Chou King : « Que le dessein de Wenn wang fut grand et glorieux ! Avec quelle grandeur et par quels brillants exploits Ou wang a-t-il exécuté le plan de son père ! Tout ce que ces deux princes ont fait pour notre utilité et notre instruction, est parfait et irréprochable. »

« Plus tard, les temps devinrent mauvais ; la vertu diminua ; les fausses doctrines et les anciens désordres reparurent. On vit des sujets mettre à mort leurs princes, et des fils ôter la vie à leurs pères.

« Confucius craignit. (Pour remédier à ce mal) il composa le Tch’ouenn Ts’iou. Le Tch’ouenn Ts’iou rapporte les actions des empereurs, (loue les bonnes, blâme les mauvaises, et enseigne les devoirs d’un souverain). Confucius disait à ce sujet : « Ceux qui me connaissent, n’est ce pas uniquement par le Tch’ouenn Ts’iou qu’ils m’ont connu ? Ceux qui me blâment, n’est ce pas uniquement à cause du Tch’ouenn Ts’iou qu’ils me blâment ? Ceux qui savaient apprécier Confucius, disaient que, par la publication de ce livre, il avait arrêté le débordement des passions, préservé les mœurs publiques d’une corruption complète, et fait une œuvre très utile, aux âges futurs même les plus reculés. (Les princes et les ministres ambitieux et cruels) qui accusaient Confucius, disaient que, sans avoir la dignité impériale, il s’était attribué l’autorité des empereurs qui s’étaient succédé durant deux cent quarante ans, pour obliger les sujets rebelles et les fils dénaturés à réprimer leurs passions, et à s’imposer un frein. Ils étaient mécontents.

« A présent, il ne paraît pas de sage souverain qui rétablisse l’ordre dans tout l’empire ; les princes s’abandonnent à la licence. Les lettrés qui demeurent dans la vie privée, se livrent à des discussions insensées. Les principes de Iang Tchou et de Me Ti sont répandus dans tout l’empire. Quand on ne parle pas comme Iang Tchou, on parle comme Me Ti. Le sectateur de Iang Tchou n’a en vue que lui-même (rapporte tout à soi) ; c’est ne pas reconnaître de prince. (Celui qui ne cherche que sa propre utilité, n’est pas disposé à donner sa vie pour son prince). Le sectateur de Me Ti aime tous les hommes également, (il n’a pas plus d’affection pour ses parents que pour les étrangers) ; c’est ne pas reconnaître de père : Ne reconnaître ni prince ni père, c’est ressembler aux animaux.

« Koung ming I disait : « Le prince a des viandes grasses dans ses cuisines, et des chevaux gras dans ses écuries ; cependant ses sujets ont l’air d’hommes affamés, et dans la campagne on en trouve qui sont morts de faim. (Nourrir et engraisser les animaux domestiques avec les grains qu’on devrait distribuer aux malheureux), c’est faire dévorer les hommes par les animaux. » Si les doctrines de Iang Tchou et de Me Ti ne cessent d’être en vogue, si la doctrine de Confucius n’est pas mise en lumière, les faux docteurs tromperont le peuple, et étoufferont tout sentiment d’humanité et de justice. Étouffer les sentiments d’humanité et de justice, (c’est transformer les hommes en animaux), c’est faire dévorer les hommes par les animaux. Bientôt les hommes se dévoreront les uns les autres.

« Dans cette crainte, je soutiens la doctrine des anciens sages ; je combats Iang Tchou et Me Ti ; je bannis les mauvais principes, pour qu’ils n’arrivent pas à prévaloir, S’ils prévalaient dans l’esprit d’un homme, ils nuiraient à sa conduite ; s’ils prévalaient dans sa conduite, ils nuiraient à ses mesures administratives. S’il surgissait un grand sage, il approuverait entièrement ce que je viens de dire. Tch’eng tzeu dit : « Iang Tchou et Me Ti ont fait plus de mal que Chenn Pou hai et Han Fei tzeu. La secte de Bouddha est encore plus nuisible que Iang Tchou et Me Ti... La doctrine des Bouddhistes, est incomparablement moins contraire à la raison que celles de Iang Tchou et de Me Ti ; aussi est elle plus pernicieuse. »

« Autrefois, Iu dirigea les eaux de l’inondation, et l’ordre fut rétabli dans l’empire. Tcheou koung étendit ses exploits même aux pays barbares de l’ouest et du nord, chassa les animaux féroces, et le peuple jouit de la paix. Confucius composa le Tch’ouenn Ts’iou ; les ministres turbulents et les fils dénaturés furent dans la terreur. On lit dans le Cheu King : « Les barbares de l’ouest et du nord, je les ai repoussés ; ceux de King et de Chou, je les ai châtiés ; dès lors, personne n’a plus osé me résister. » Des hommes qui ne reconnaissent ni prince ni parents, Tcheou koung les aurait repoussés (comme il a repoussé les barbares).

« Moi aussi, je désire inspirer aux hommes des sentiments honnêtes, arrêter le cours des mauvaises doctrines, mettre un frein à la licence, bannir les discours insensés, et continuer ainsi l’œuvre des trois grands sages (Iu, Tcheou koung et Confucius). Est ce que j’aime la discussion ? Je ne puis me dispenser de discuter. Quiconque peut réfuter et repousser les doctrines de Iang Tchou et de Me Ti, est le disciple de ces trois grands sages. »

10. K’ouang Tchang dit : « Tch’enn Tchoung tzeu n’est-il pas un lettré d’une probité rare ? Étant à Ou ling, il avait passé trois jours sans manger ; déjà ses oreilles n’entendaient plus, ses yeux ne voyaient plus. Au bord d’un puits se trouvait un prunier, qui avait encore un fruit plus d’à moitié rongé par un ver. Tchoung tzeu se traîna à l’aide des pieds et des mains jusqu’auprès de l’arbre pour manger le fruit. Il en avala trois morceaux ; aussitôt la vue et l’ouïe lui revinrent. »

Meng tzeu répondit : « Parmi les lettrés actuels de Ts’i (qui sont tous avides de richesses), Tchoung tzeu, à mon, avis, est certainement ce qu’est le pouce comparé aux autres doigts, c’est-à-dire le premier et le meilleur. Cependant, comment Tchoung tzeu peut il pratiquer cette probité (dont il a conçu l’idée) ? Pour tenir parfaitement la résolution de Tchoung tzeu, il faudrait être ver de terre.

« Le ver de terre mange de la terre desséchée et boit de l’eau trouble. La maison où Tchoung tzeu demeure, a t elle été bâtie par un homme irréprochable comme Pe i, ou par un brigand comme Tcheu (frère de Houei de Liou hia) ? Les grains dont Tchoung tzeu se nourrit, ont ils été semés par un juste comme Pe i, ou par un brigand comme Tcheu ? Il est difficile de le savoir. »

K’ouan Tchang répondit : « Cela est-il contraire à la probité ? Tchoung tzeu fait des souliers et sa femme file le chanvre, pour avoir de quoi louer une maison et acheter des vivres. » Meng tzeu reprit : « Tchoung tzeu est d’une famille de Ts’i dans laquelle les charges sont héréditaires. Tai, son frère aîné, reçoit dans la ville de Ko dix mille tchoung de grains pour ses appointements. Tchoung tzeu jugea que les appointements de son frère étaient des revenus mal acquis, et ne voulut pas recevoir de lui la nourriture. Il s’imagina que la maison de son frère était un bien mal acquis, et il ne voulut pas l’habiter. Il fuit son frère, quitta sa mère, et alla demeurer à Ou ling.

« Un jour qu’il était retourné à la maison de son frère, quelqu’un vint offrir une oie vivante. Tchoung tzeu dit en fronçant les sourcils : « Que fera-t-on de cet oiseau que j’entends crier ? » Un autre jour, sa mère tua cette oie, et la lui servit à manger. Son frère, revenant du dehors, lui dit : « C’est la chair de cet oiseau que vous avez entendu crier. » Tchoung tzeu sortit, et vomit ce qu’il avait mangé.

« Il ne mange pas la nourriture que sa mère lui offre ; mais il mange celle que sa femme lui achète. Il n’habite pas la maison de son frère ; mais il en habite une à Ou ling. En agissant ainsi, arrive-t-il à garder parfaitement sa probité imaginaire ? Pour garder parfaitement sa résolution, il faudrait qu’il fût ver de terre. »


LIVRE IV. LI LEOU.


CHAPITRE I.


1. Meng tzeu dit : « La vue perçante de Li Leou et l’esprit inventif de Koung chou tzeu, sans le secours du compas ou de l’équerre, ne suffiraient pas pour rien faire qui fût parfaitement rond ou carré. L’ouïe fine du musicien K’ouang, sans l’emploi des six tubes, ne pourrait déterminer exactement les cinq notes. La vertu intérieure de Iao et de Chouenn, sans une administration pleine d’humanité, ne suffirait pas pour faire régner l’ordre et la paix dans l’empire. (Douze tubes, inventés par Houang ti, donnaient les six sons iang et les six sons in. Où īn, les cinq notes de la gamme ; on les appelle kōung chāng kiô tchèu iù).

« A présent, il est des princes qui ont des sentiments et une réputation de bonté ; mais ils ne font pas de bien à leurs sujets, et ne sont pas des modèles pour les âges futurs ; ils ne suivent pas les traces des anciens souverains. On dit communément : « La probité seule ne suffit pas pour bien gouverner ; les lois seules ne peuvent pas se maintenir d’elles mêmes, (elles ont besoin d’être ap-pliquées par un prince bon et capable). » Il est dit dans le Cheu King : « Ils seront exempts de faute et n’oublieront rien ; ils suivront les anciennes lois. » Jamais personne ne s’est trompé en suivant les lois des anciens souverains.

« Les grands sages de l’antiquité, non contents d’employer toute la perspicacité de leur vue, se sont servis du compas, de l’équerre, du niveau et du cordeau pour faire des carrés, des cercles, des surfaces planés et des lignes droites ; ces instruments pourront servir toujours. Non contents d’employer toute la finesse de leur ouïe, ils se sont servis des six tubes pour déterminer les cinq sons ; ces tubes pourront servir toujours. Non contents d’employer toute la puissance de leur intelligence, ils ont gouverné leurs sujets avec une bonté compatissante, et leur bienfaisance s’est répandue par tout l’univers (elle a fait partout des heureux et des imitateurs).

« Un proverbe dit : « Celui qui veut bâtir haut, doit bâtir sur une colline ou une montagne ; celui qui veut construire très bas, doit construire dans un lit de rivière ou un marais. » Celui qui dans le gouvernement ne s’appuie pas sur les principes des anciens souverains, peut-il être appelé sage ? Un prince humain est seul digne d’exercer l’autorité souveraine. Un prince inhumain qui exerce l’autorité souveraine, propage ses vices parmi tous ses sujets. Si le prince dans ses conseils ne connaît ni raison ni justice, les ministres, les sujets ne reconnaîtront pas l’autorité des lois. Le prince ne se laissera pas diriger par la justice, ni les officiers par les lois. Les grands violeront la justice ; les petits transgresseront les lois. Si l’État échappe à une ruine complète, il ne le devra qu’a une heureuse fortune.

« On dit communément : « Que les villes ne soient pas bien munies d’une double enceinte de murailles, que les armes et les cuirasses soient en petit nombre, ce n’est pas un grand malheur pour un royaume. Que les champs et les plaines restent en friche, que les denrées et les richesses ne soient pas abondantes, ce n’est pas un grand dommage pour l’État. Mais si le prince méconnaît ses devoirs, le peuple ignorera les siens ; des séditieux se lèveront, et la ruine sera imminente. » On lit dans le Cheu King : « Au moment où le Ciel se met à renverser (la dynastie des Tcheou), ne soyez pas si indolent. » I í, c’est à dire tâ tâ, indolent.

« Celui qui ne sert pas son prince selon la justice, qui accepte et quitte les charges sans règle, qui dans ses discours blâme les principes des anciens souverains, celui-là est un homme indolent et sans cœur. On dit communément : « Celui qui rappelle à son prince des maximes difficiles à pratiquer lui témoigne un véritable respect ; celui qui donne de bons avis à son prince et le détourne du vice lui est vraiment dévoué. C’est nuire gravement à son prince, que (de ne pas l’exciter à bien faire), sous prétexte qu’il est incapable (d’imiter les grands souverains de l’antiquité). »

2. Meng tzeu dit : Le compas et l’équerre servent à tracer des cercles et des carrés parfaits. De même, les grands sages sont les plus parfaits modèles des cinq vertus que les hommes doivent pratiquer les uns envers les autres. Le prince qui veut remplir parfaitement ses devoirs de prince, et le sujet qui veut remplir parfaitement ses devoirs de sujet, n’ont qu’à imiter Iao et Chouenn. Celui qui ne sert pas son prince comme Chouenn a servi Iao, n’est pas dévoué à son prince. Celui qui ne gouverne pas comme Iao, nuit gravement à son peuple.

« Confucius disait : « Il n’y a que deux voies : la voie de la vertu et la voie du vice. Si un prince opprime violemment ses sujets, il périt de mort violente et son royaume est perdu pour sa race. S’il ne les opprime pas violemment, sa personne est en danger et son royaume est diminué. Après sa mort, il sera appelé Aveugle, Cruel. Ses descendants, quelque grande que soit leur piété filiale, ne pourront pas changer ces noms ignominieux, même après cent générations. Le Chou King dit : « In, c’est-à-dire Tcheou, le dernier empereur de la dynastie des In, a près de lui, dans (le dernier empereur de la dynastie des) Hia, un exemple capable de le faire trembler. » Ces paroles confirment ce que j’ai dit. »

3. Meng tzeu dit : « Les trois dynasties ont obtenu l’empire grâce à la bienfaisance (de leurs fondateurs Iu, Tch’eng T’ang, Wenn wang et Ou wang) ; elles l’ont perdu à cause de l’inhumanité (des tyrans Kie, Tcheou, Li wang et Iou wang). C’est aussi de la même manière que les principautés des tchou heou deviennent prospères ou tombent en décadence, se conservent ou disparaissent. Un empereur inhumain perd le pouvoir impérial ; un prince inhumain perd avec ses États le droit de sacrifier aux esprits tutélaires de la terre et des grains. Un ministre d’État ou un grand préfet inhumain perd avec sa dignité le droit de faire des offrandes solennelles à ses ancêtres. Un lettré ou un homme du peuple qui est inhumain, périt de mort violente. A présent, les hommes craignent la mort, et se plaisent à traiter les autres avec inhumanité ; c’est comme s’ils craignaient l’ivresse, et buvaient le plus possible. »

4. Meng tzeu dit : « Si quelqu’un aime les autres et n’en est pas aimé, qu’il examine si sa bienfaisance est parfaite. Si quelqu’un gouverne les autres, et n’arrive pas à bien régler leur conduite, qu’il examine si sa prudence est parfaite. Si quelqu’un fait des politesses et n’en reçoit pas en retour, qu’il examine si son respect envers les autres est parfait. Si quelqu’un dans ses actions n’atteint pas le but qu’il se propose, qu’il s’examine, et cherche toujours dans sa propre conduite la cause de ses insuccès. Qu’un prince soit lui-même parfait, et l’empire sera à lui. On lit dans le Cheu King : Celui qui tâche toujours de se conformer à la volonté du Ciel, s’attire beaucoup de faveurs. »

5. Meng tzeu dit : « (Pour désigner l’empire), on dit communément : l’empire, les royaumes et les familles. C’est que les principautés sont le fondement de l’empire, les familles sont le fondement des principautés, et les individus sont le fondement des familles. »

6. Meng tzeu dit : « Il est facile de gouverner un État ; il suffit de ne pas offenser les grandes familles. Un prince aimé des grandes familles sera aimé de tous les sujets du royaume. Un prince aimé de tous les sujets du royaume, sera aimé de tous les habitants de l’empire. Ses vertus et ses enseignements se propageront partout entre les quatre mers, avec la rapidité d’un torrent. »

7. Meng tzeu dit : « Lorsque le bon ordre règne dans l’empire, le moins vertueux sert le plus vertueux, et le moins sage sert le plus sage. Lorsque le bon ordre ne règne pas dans l’empire, le plus petit sert le plus grand, et le plus faible sert le plus fort. Ces deux états de choses dépendent de la volonté du Ciel. Celui qui se soumet à la volonté du Ciel, ne périt pas ; celui qui résiste au Ciel, se perd lui-même.

« King, prince de Ts’i, (provoqué à la guerre par le prince de Ou, qui était plus puissant que lui, acquiesça à la volonté du Ciel, ne prit pas les armes et accepta les conditions de paix). Il dit (à ses ministres) : « Si quelqu’un n’est pas assez puissant pour imposer ses volontés, et ne veut pas non plus obéir, il rompra la paix (à son grand détriment). Il sortit de l’assemblée en pleurant, et accorda sa fille en mariage au (fils aîné du) prince de Ou. (Le prince King sut ainsi acquiescer à la volonté du Ciel pour sauver sa principauté).

« A présent, les petits princes imitent les grands princes ; mais ils ont honte de leur être soumis. C’est comme si un élève avait honte de recevoir des ordres de son maître. S’ils ont honte d’obéir, le meilleur parti à prendre, c’est d’imiter Wenn wang. En imitant Wenn wang, un grand prince au bout de cinq ans, un petit prince au bout de sept ans, gouvernerait tout l’empire.

« On lit dans le Cheu King : « Les descendants des Chang sont au nombre de plus de cent mille ; sur l’ordre du souverain Seigneur ; ils se sont soumis au prince de Tcheou. Ils se soumirent au prince de Tcheou ; car le Ciel ne confie pas pour toujours le pouvoir souverain à une famille. Les ministres des In, grands et intelligents, aident à faire des libations dans la capitale. » « Confucius dit : « Les ennemis d’un prince humain peuvent paraître nombreux, mais ne peuvent pas l’être. Lorsqu’un prince est bienfaisant, personne ne lui résiste. » A présent, les princes désirent que personne ne leur résiste, et ils n’exercent pas la bienfaisance. C’est comme si quelqu’un saisissait un objet très chaud sans s’être mouillé les mains. Le Cheu King dit : « Qui peut saisir un objet très chaud, s’il ne s’est mouillé les mains. »

8. Meng tzeu dit : « Est il possible de faire entendre un avis à un prince inhumain ? Il fait consister sa sûreté en ce qui lui est très dangereux, et son avantage en ce qui lui est très nuisible ; il aime ce qui causera sa perte. Si l’on pouvait faire entendre des avis aux princes inhumains, la perte des États et la ruine des familles seraient elles possibles ?

« Un enfant chantait : « Si l’eau de la Ts’ang lang est pure, j’y pourrai laver les cordons de mon bonnet ; si elle est trouble, je pourrai m’y laver les pieds. » Confucius dit (à ses disciples) : « Écoutez, mes enfants. Si l’eau est pure elle sert à laver les cordons de bonnet ; si elle est trouble, elle sert à laver les pieds. Elle détermine elle même ces différents usages (selon qu’elle est claire ou trouble). »

« On ne traite un homme avec mépris qu’après qu’il s’est traité lui-même sans respect. On ne renverse une famille qu’après qu’elle s’est renversée elle même. On ne dévaste un royaume qu’après qu’il s’est dévasté lui-même. (Dans le Chou King, l’empereur) T’ai Kia dit : « Quand le Ciel envoie des malheurs, on peut y échapper. Mais si quelqu’un s’attire lui-même des malheurs, il périra. » Ces paroles confirment ce que j’ai dit. »

9. Meng tzeu dit : « Kie et Tcheou ont perdu la dignité impériale, parce qu’ils ont perdu leurs sujets. Ils ont perdu leurs sujets, parce qu’ils se sont aliéné les cœurs. Pour obtenir l’empire, il est une voie à suivre. Attirez à vous les peuples, et vous posséderez l’empire. Pour attirer les peuples, il est un moyen à employer. Gagnez l’affection des peuples, et ils seront à vous. Pour gagner leur affection, il est une conduite à tenir. Procurez-leur abondamment ce qu’ils désirent ; ne leur faites pas ce qu’ils n’aiment pas.

« Les hommes vont tous à un prince bienfaisant, comme les eaux coulent en bas, comme les animaux sauvages courent aux endroits inhabités. C’est la loutre qui fait fuir les poissons aux profondeurs des eaux ; c’est l’épervier qui chasse les petits oiseaux vers les bois. Ce sont les tyrans Kie et Tcheou qui ont chassé les peuples vers Tch’eng T’ang et Ou wang. A présent, si parmi les princes de l’empire il s’en trouvait un qui aimât à pratiquer la bienfaisance, tous les autres princes chasseraient les peuples vers lui. Quand même il désirerait ne pas gouverner tout l’empire, il y serait obligé.

« A présent, ceux qui désirent commander à tout l’empire, ressemblent à un homme qui, pour se guérir après sept ans de maladie, chercherait de l’absinthe conservée depuis trois ans. Celui qui ne se donne pas la peine de cueillir de l’absinthe n’en aura jamais. Un prince qui ne s’applique pas à faire du bien à ses sujets, vivra toujours dans le chagrin et le déshonneur, jusqu’à ce que sa perte soit consommée. On lit dans le Cheu King : « Peut on espérer un heureux résultat ? Nous tomberons dans l’abîme les uns à la suite des autres. » Ces paroles confirment ce que j’ai dit.

10. Meng tzeu dit : « Il est impossible de parler à un homme qui se nuit gravement à lui-même. Il est impossible de rien entreprendre avec un homme qui se délaisse lui-même. Blâmer ce qui est honnête et juste, c’est ce qu’on appelle se nuire gravement à soi-même. Prétendre ne pouvoir être constamment parfait ni observer la justice, c’est se délaisser soi-même.

« La perfection est la demeure tranquille, et la justice, la voie droite de l’homme. Laisser vide et ne pas habiter la demeure paisible de l’homme, abandonner et ne pas suivre la voie droite, que c’est déplorable ! »

11. Meng tzeu dit : « La voie de la vertu est près de nous, (c’est la loi naturelle qui est gravée dans nos cœurs) ; quelques uns la cherchent fort loin. La pratique de la vertu consiste en des choses faciles ; quelques uns la cherchent dans les choses difficiles. Que chacun aime ses parents, et respecte ceux qui sont au-dessus de lui ; l’ordre régnera dans tout l’univers. »

12. Meng tzeu dit : « Un sujet qui n’a pas la confiance de son prince, ne pourra pas gouverner le peuple, (le peuple n’aura pas confiance en lui). Pour gagner la confiance de son prince, il est une voie à suivre. Celui qui n’a pas la confiance de ses compagnons, n’aura pas celle de son prince. Pour obtenir celle de ses compagnons, il est une conduite à tenir. Celui qui ne satisfait pas ses parents, n’aura pas la confiance de ses compagnons. Pour satisfaire ses parents, il est une conduite à tenir. Celui qui, s’examinant soi-même, reconnaît qu’il ne s’applique pas sérieusement à recouvrer la perfection (que la nature donne à chaque homme), celui-là ne satisfait pas ses parents. Pour recouvrer sa perfection naturelle, il est une voie à suivre. Celui qui ne distingue pas bien ce qui est honnête et bon, ne recouvrira pas sa perfection naturelle.

« La perfection naturelle est l’œuvre du Ciel ; s’appliquer à recouvrer la perfection naturelle, c’est le travail de l’homme. Un homme entièrement parfait gagne toujours la confiance. Un homme imparfait n’a jamais pu l’avoir. »

13. Meng tzeu dit : « Pe i, fuyant le tyran Tcheou, s’était retiré au nord sur le rivage de la mer. Ayant appris que Wenn Wang était devenu puissant, il se leva et dit : « Pourquoi n’irais je pas vivre sous ses lois ? On dit que le Prince de l’ouest (Wenn wang) soigne bien les vieillards. » T’ai Koung, fuyant Tcheou, était allé demeurer à l’est sur le bord de la mer. Ayant appris que Wenn wang était devenu puissant, il se leva et dit : « Pourquoi n’irais je pas vivre sous ses lois ? On m’a dit que le Prince de l’ouest soigne bien les vieillards. »

« Ces deux vieillards étaient les plus marquants de l’empire, et ils se soumirent à Wenn Wang ; c’étaient comme les pères de l’empire qui se soumettaient à lui. Les enfants à quel autre auraient-ils été ? Si un prince gouvernait comme Wenn Wang, dans sept ans il gouvernerait certainement tout l’empire. » (Wenn Wang allant à la chasse, rencontra T’ai koung qui pêchait à la ligne. Il reconnut sa sagesse ; et le fit nommer ministre).

14. Meng tzeu dit : « K’iou (Jen Iou) était intendant de la maison de Ki. Il ne parvenait pas à corriger son maître de son avarice. Ki exigeait en tribut deux fois plus de grain qu’auparavant. Confucius dit (à ses disciples) : « K’iou n’est pas mon disciple. Mes enfants, battez le tambour, attaquez le ; cela convient. »

« Nous voyons par ces paroles que Confucius rejetait tous les ministres qui augmentaient les trésors de princes inhumains ; à plus forte raison, aurait il rejeté les ministres qui auraient employé pour ces princes la force des armes. Une guerre entreprise pour la possession d’un territoire, remplit la plaine de cadavres. Une guerre pour la possession d’une ville remplit la ville de cadavres. Cela s’appelle forcer la terre à dévorer la chair des hommes. La mort même ne suffit pas pour expier un tel crime. Celui qui excelle à faire la guerre, mérite le supplice le plus rigoureux. Le plus criminel après lui est le ministre qui fait des alliances entre les princes (en vue d’entreprendre des guerres). En troisième lieu vient celui qui défriche des terrains, et oblige le peuple à les cultiver (au profit du prince). »

15. Meng tzeu dit : « De tout ce qui est en l’homme, rien n’est meilleur que la pupille de l’œil. Elle ne sait pas cacher ce que le cœur a de mauvais. Si le cœur est irréprochable, la pupille est brillante ; si le cœur n’est pas irréprochable, la pupille est obscurcie. Si vous écoutez les paroles d’un homme, si vous observez les pupilles de ses yeux, aura t-il rien de caché pour vous ?

16. Meng tzeu dit : « Un prince poli ne traite pas les hommes avec mépris ; un prince modéré n’enlève pas les biens de ses sujets. Un prince qui traite ses sujets avec mépris et leur enlève leurs biens, craint seulement qu’on ne lui résiste. Peut il se faire passer pour poli et modéré ? Est il possible de contrefaire la politesse et la modération par le ton de la voix, par le sourire du visage ? »

17. Chouenn iu K’ouenn dit : « Les convenances ne défendent-elles pas aux personnes de différents sexes de se rien donner de main à main ? » « Oui, répondit Meng tzeu. » Chouenn in K’ouenn reprit : « Un homme voit la femme de son frère aîné se noyer ; peut il la retirer de l’eau avec la main ? » Meng tzeu répondit : « Ne pas retirer de l’eau sa belle sœur, ce serait imiter la cruauté des loups. La règle ordinaire est que les personnes de différents sexes ne se donnent rien de main à main. Mais la raison dit que, si votre belle sœur tombe dans l’eau, vous devez l’en retirer avec la main. » « A présent, dit Chouenn iu K’ouenn, l’empire est plongé dans l’abîme. Pourquoi ne l’en retirez vous pas ? » « Quand l’empire est plongé dans l’abîme, on le sauve (non en violant les règles et les lois, mais) en les faisant revivre. Si la femme de votre frère se noie, vous devez la retirer de l’eau avec la main. Prétendez vous donc que je sauve l’empire avec la main ? »

18. Koung suenn Tch’eou dit : « Pourquoi le sage ne fait il pas lui-même l’éducation de son fils ? » Meng tzeu répondit : « C’est impossible. Il devrait enseigner à son fils les règles de bonne conduite. Si son fils ne les suivait pas, il serait obligé d’user de sévérité ; et il blesserait le cœur de son fils (au lieu de se l’attacher, comme il le devrait). (Le fils se dirait à lui-même) : « Mon maître (mon père) m’enseigne comment on doit se conduire ; lui-même ne marche pas encore dans la voie droite. » Le père et le fils perdraient l’affection l’un de l’autre ; ce serait un grand mal. Les anciens envoyaient leurs fils à l’école de maîtres étrangers. Le père et le fils ne doivent pas se reprocher mutuellement leurs défauts. S’ils s’adressaient des reproches, l’un à l’autre, ils seraient bientôt désunis. La désunion est le plus grand de tous les malheurs. » Meng tzeu a dit ces paroles en général pour les hommes ordinaires, mais non pour les sages. Dans le Livre de la Piété filiale il est dit : Les devoirs mutuels que la nature prescrit au père et au fils sont les devoirs de justice qu’elle prescrit au prince et au sujet. Donnez à un fils un père sévère ; le père reprendra son fils. La bienveillance et la justice seront parfaites ; la bonté paternelle et la piété filiale ne laisseront rien à désirer. Se peut il rien de plus heureux ?

19. Meng tzeu dit : « Quel est le plus important de tous les services ? C’est le service dû aux parents. Quelle est la plus importante de toutes les gardes ? C’est la garde de soi-même. J’ai entendu parler d’hommes qui, veillant avec soin sur eux mêmes, ont su servir leurs parents. Je n’ai jamais entendu dire qu’un homme ait su servir ses parents, après s’être perdu lui-même (par sa mauvaise conduite). Que de services n’y a t il pas ? Le service dû aux parents est le fondement de tous les autres. Que de choses ne doit on pas garder ? La garde de soi-même est le fondement de toutes les autres.

« Tseng tzeu soignant son père Tseng si, ne manquait jamais de lui servir du vin et de la viande. Au moment de desservir la table, il demandait toujours à qui il donnerait les restes (car il n’aurait pas voulu les servir de nouveau à son père). Quand son père lui demandait s’il y avait des restes, il répondait toujours qu’il y en avait, (désirant satisfaire son père, si celui-ci lui ordonnait de donner quelque chose à quelqu’un). Après la mort de Tseng Si, Tseng Iuen donna ses soins à Tseng tzeu. Il ne manquait pas de lui servir du vin et de la viande. Mais, au moment de desservir, il ne demandait pas à qui il donnerait les restes. Quand son père lui demandait s’il y avait des restes ; il répondait qu’il n’y en avait pas. C’est qu’il voulait les servir une seconde fois à son père. C’est ce qui s’appelle contenter la bouche et le corps de son père. Imiter Tseng tzeu, cela s’appelle contenter le cœur de son père. Servir ses parents comme Tseng tzeu, c’est vraiment bien. »

20. Meng tzeu dit : « Il ne suffit pas d’exposer à son prince les fautes des officiers et les défauts de l’administration. Un homme d’une vertu éminente peut seul rectifier les idées de son prince. Si le prince est humain, dans l’administration tout sera humain ; s’il est juste, tout sera juste ; s’il est irréprochable, tout sera irréprochable. Le prince une fois corrigé, le royaume sera bien réglé. »

21. Meng tzeu dit : « Parfois on loue des hommes qui ne méritent pas d’éloges, et l’on blâme des hommes qui s’appliquent à se perfectionner eux mêmes. »

22. Meng tzeu dit : « Les hommes parlent sans réflexion, parce que personne ne les reprend (lorsqu’ils parlent mal). »

23. Meng tzeu dit : « Un grand défaut, c’est d’aimer à donner des leçons aux autres, (de se croire très sage et de s’imaginer qu’on n’a plus besoin d’apprendre). »

24. Io tcheng tzeu, étant allé dans la principauté de Ts’i à la suite de Tzeu ngao, alla voir Meng tzeu. Meng tzeu lui dit : « Vous aussi, venez-vous donc me voir ? » « Maître, dit Io tcheng tzeu, pourquoi me faites vous cette question ? » « Depuis combien de jours êtes vous arrivé ? lui demanda Meng tzeu » « Je suis arrivé hier, (ou avant hier), répondit Io tcheng tzeu. » « Vous êtes arrivé hier (ou avant hier, et vous n’étiez pas encore venu me voir) ; n’ai-je pas eu raison de vous parler ainsi ? » « Mon logement n’était pas encore arrangé, dit Io tcheng tzeu. » Meng tzeu répliqua : « Avez vous entendu dire qu’il fallût arranger son logement, avant d’aller voir ses supérieurs ? » « Moi K’o, dit Io tcheng tzeu, je suis en faute. »

25. Meng tzeu dit à Io tcheng tzeu : « Vous êtes venu ici à la suite de Tzeu ngao, uniquement pour manger et boire. Je n’aurais pas pensé qu’après avoir étudié la doctrine des anciens, vous auriez agi en vue du boire et du manger. »

26. Meng tzeu dit : « Trois choses sont contraires à la piété filiale. La plus répréhensible est de n’avoir pas d’enfants. Tchao Ki dit : « Trois choses sont contraires à la piété filiale. La première est d’encourager les parents à mal faire, par des flatteries et une coupable complaisance. La seconde est de ne pas vouloir exercer une charge lucrative, pour soulager l’indigence de ses vieux parents. La troisième est de n’avoir ni femme ni enfants et de faire cesser ainsi les offrandes aux ancêtres. De ces trois fautes, la plus grave est de rester sans postérité. » Chouenn contracta mariage sans avoir averti ses parents, parce que (s’il les avait avertis, il n’aurait pas obtenu leur consentement), il n’aurait pas eu d’enfants. Les sages pensent que c’est comme s’il les avait avertis. »

27. Meng tzeu dit : « Le principal fruit de la bonté est la piété filiale. Le principal fruit de la justice est la condescendance envers les frères aînés. Le principal fruit de la sagesse est la connaissance et la pratique constante de ces deux vertus. Le principal fruit de l’urbanité est de régler et de couronner ces deux vertus. Le principal fruit de la musique est de les rendre agréables. Devenues agréables, elles se développent. Dans leur développement comment pourraient elles être arrêtées ? Ne pouvant plus être arrêtées, elles paraissent dans tous les mouvements de nos pieds et de nos mains, sans que nous fassions attention. »

28. Meng tzeu dit : « Voir tous les peuples accourir et se soumettre avec affection, et ne pas faire plus de cas de la faveur et de la soumission de tout l’empire que d’un brin d’herbe ou de paille, c’est ce dont Chouenn seul a donné l’exemple.(Son unique désir était de faire plaisir à ses parents, et de les amener à partager ses bons sentiments, à aimer la vertu. Car il considérait que) celui qui n’est pas agréable à ses parents, ne mérite pas le nom d’homme, et que celui dont les sentiments ne sont pas conformes aux leurs, ne mérite pas le nom de fils.

« Chouenn remplit parfaitement ses devoirs de fils ; et (son père) Kou seou satisfait, aima la vertu. Kou seou satisfait, aima la vertu, et tout l’empire fut transformé. Kou seou satisfait, aima la vertu, et dans tout l’empire, les pères et les fils connurent et remplirent leurs devoirs mutuels. Cela s’appelle une grande piété filiale. »


CHAPITRE II.


1.Meng tzeu dit : « Chouenn naquit à Tchou foung, alla demeurer à Fou hia et mourut à Ming t’iao. Il vécut et mourut à l’extrémité orientale de l’empire. Wenn wang naquit dans la terre de K’i tcheou et mourut à Pi ing. Il vécut et mourut à l’extrémité occidentale de l’empire. Chouenn et Wenn wang habitèrent des contrées séparées par une distance de plus de mille stades ; ils vécurent à des époques séparées par un intervalle de plus de mille années. Lorsque, selon leur désir, ils purent faire fleurir la vertu dans l’empire, ils furent semblables l’un à l’autre, comme les deux parties d’une tablette. Les principes des sages ont été les mêmes dans tous les temps. »

2. Lorsque Tzeu tch’an était ministre de Tcheng, il faisait traverser aux voyageurs la Tcheou et la Wei dans sa propre voiture. Meng tzeu dit : « Il était bienfaisant, mais peu entendu dans l’administration. Si l’on construit des ponts au onzième mois de l’année pour les piétons et au douzième mois pour les voitures, les habitants ne sont pas obligés de traverser l’eau à gué. Le sage étend à tout le peuple les bienfaits de son administration ; et en voyage il lui est permis de faire écarter la foule sur son passage. Est ce qu’il peut aider chacun à passer l’eau ? S’il devait satisfaire tous les désirs de chacun en particulier, la journée ne lui suffirait pas. »

3. Meng tzeu donna les avis suivants à Siuen, prince de Ts’i : « Si le prince considère ses ministres comme les membres de son corps, les ministres considéreront le prince comme leur cœur et leurs entrailles. Si le prince considère ses ministres comme des chiens et des chevaux, les ministres considéreront le prince comme un citoyen ordinaire (qui leur est indifférent). S’il considère ses ministres comme de la boue et de la paille, les ministres le considéreront comme un malfaiteur et un ennemi. »

« D’après les rites, dit le roi, (un ancien ministre qui n’a plus de charge dans son pays et se trouve dans un pays étranger), au moment de la mort de son prince, prend le deuil. Comment le prince doit il considérer ses ministres, pour que ceux ci prennent le deuil après sa mort ? » Meng tzeu répondit : « Qu’il mette à profit les remontrances de ses ministres, prête l’oreille à leurs avis, et répande de grands bienfaits parmi le peuple. Si un ministre, pour une raison grave, quitte la contrée, que le prince le fasse escorter jusqu’à la frontière ; qu’il le recommande d’avance au prince dans les États duquel il se rend ; qu’il ne lui retire ses terres et son habitation qu’après trois ans d’absence. Voilà ce qu’on appelle les trois devoirs à remplir. Si le prince agit ainsi, à sa mort le ministre absent prendra le deuil.

« A présent, si un ministre adresse des remontrances, elles sont sans effet ; s’il donne des avis, ils ne sont pas écoutés. Les bienfaits ne descendent pas du trône sur le peuple. Si, pour une cause légitime, un ministre s’en va, le prince le fait saisir et garder. Puis, il le réduit à l’impossibilité d’obtenir une charge dans la contrée où il va. Dès le jour de son départ, il lui reprend ses terres et son habitation. Un tel prince est un malfaiteur, un ennemi. Pour un malfaiteur et un ennemi ; doit on prendre le deuil ? »

4. Meng tzeu dit : « Lorsque le prince condamne à mort des innocents, si ce sont des lettrés, les grands préfets peuvent quitter le pays ; si ce sont des hommes du peuple, les lettrés peuvent se retirer en pays étranger, (sinon, ils seront bientôt eux mêmes en butte à la cruauté du tyran). » On voit par là qu’un prince doit surtout user de bonté, être lent à punir, et observer les lois, afin d’exercer sa bienfaisance. S’il prend les sentiments du Souverain Seigneur, qui aime à donner et à conserver la vie, s’il imite la sollicitude compatissante des sages souverains de l’antiquité, tous ses officiers et ses sujets auront envers lui la même reconnaissance qu’envers le Ciel. Il procurera à ses États le bon ordre et la tranquillité pour longtemps.

5. Meng tzeu dit : « Sous un prince humain, tous les sujets sont humains ; sous un prince juste, tous les sujets sont justes. »

6. Meng tzeu dit : « Le vrai sage s’abstient de tout ce qui n’est honnête et juste qu’en apparence. »

7. Meng tzeu dit : « Si les hommes vertueux forment ceux qui ne sont pas vertueux, et si les hommes capables forment ceux qui ne sont pas capables, les plus jeunes seront heureux d’avoir des pères et des aînés capables et vertueux. Si les hommes vertueux délaissent ceux qui ne sont pas vertueux, si les hommes capables délaissent ceux qui ne sont pas capables, il y aura à peine un pouce de distance (il y aura à peine quelque différence) entre les hommes vertueux et capables (mais sans pitié), et les autres qui ne seront ni vertueux ni capables. »

8. Meng tzeu dit : « Apprenez d’abord à discerner et à fuir le mal ; vous pourrez ensuite faire le bien résolument. »

9. Meng tzeu dit : « Celui qui publie les défauts d’autrui, devrait se demander comment il évitera les suites fâcheuses de ses médisances. »

10. Meng tzeu dit : « Confucius évitait tout excès. »

11. Meng tzeu dit : « Le sage, avant de parler ou d’agir, ne renouvelle pas chaque fois sa résolution d’être sincère ou courageux ; il dit ou fait simplement ce qu’il convient de dire ou de faire, selon les circonstances, et il est toujours sincère et courageux (il pratique la vertu comme naturellement, sans effort, sans avoir besoin d’y penser). »

12. Meng tzeu dit : « Celui-là est vraiment grand, dont le cœur est encore comme au jour de sa naissance (exempt de tout mauvais désir, et n’aimant que la vertu). »

13. Meng tzeu dit : « Soigner ses parents durant leur vie n’est pas le plus grand des devoirs ; leur rendre après la mort les honneurs qui leur sont dus, voilà le plus grand des devoirs. »

14. Meng tzeu dit : « Le disciple de la sagesse avance sans cesse par la vraie voie, c’est-à-dire par degrés. Il veut arriver à la posséder aussi parfaitement que si elle était naturelle en lui. Lorsqu’elle est devenue comme naturelle en lui, il la garde tranquillement. Lorsqu’il la garde tranquillement, il en a un trésor abondant. Lorsqu’il en a un trésor abondant, il y puise et en fait usage en toutes circonstances ; il est toujours à la source, (car la sagesse est devenue comme naturelle en lui et semble couler de source). Pour cette raison, le disciple de la sagesse veut arriver à la posséder aussi parfaitement que si elle était naturelle en lui. »

15. Meng tzeu dit : « (Celui qui cultive la sagesse), en apprend tous les préceptes et les expose clairement, (non pour étaler une vaste érudition), mais pour revenir ensuite sur ses connaissances, et en faire le résumé. »

16. Meng tzeu dit : « Personne n’a encore pu, par une vaine ostentation de vertu, soumettre les hommes à sa puissance. Réformez les mœurs par l’influence d’une vertu véritable, et vous pourrez soumettre tout l’empire à votre autorité. Jamais prince n’a rétabli l’ordre dans l’empire, si auparavant l’empire ne s’est soumis à lui de cœur. »

17. Meng tzeu dit : « Il n’est pas de discours qui soit vraiment funeste (à tout l’empire), hormis la calomnie qui attaque les hommes vertueux et capables, et les empêche d’arriver aux charges. » (Ou bien : Le mensonge est pernicieux ; le plus pernicieux de tous les mensonges est celui qui empêche la vertu et le talent de se produire). »

18. Siu tzeu dit : « Confucius parlait souvent de l’eau ; il répétait. Eau ! Eau ! Quel enseignement l’eau lui donnait-elle ? » Meng tzeu répondit : « L’eau qui vient d’une source, sort à gros bouillons, coule sans cesse jour et nuit. Elle remplit les fossés, puis s’écoule et va jusqu’à la mer. Il en est ainsi de l’eau qui vient d’une source. C’est cette continuité d’écoulement qui inspirait des réflexions à Confucius. (Au contraire) l’eau qui ne vient pas de source (fait bientôt défaut). Ainsi, dans le courant du septième et du huitième mois de l’année, la pluie tombe en abondance. L’eau remplit tous les canaux, mais peu après elle a disparu entièrement. Le sage rougit d’avoir plus de réputation que de mérite, (cette vaine renommée dure peu). »

19. Meng tzeu dit : « Ce par quoi l’homme diffère des animaux, n’est presque rien. La masse du peuple le perd ; le sage le conserve. Chouenn réglait toutes choses avec une rare intelligence, et remplissait tous ses devoirs envers les autres avec un discernement remarquable. Il suivait (comme naturellement) ses sentiments d’humanité et de justice, et pratiquait ces deux vertus sans effort. »

20. Meng tzeu dit : « Iu n’aimait pas le bon vin, mais il aimait les bons discours. T’ang gardait toujours le juste milieu ; il élevait aux charges les hommes vertueux et capables sans distinction de rang.  Wenn wang considérait ses sujets comme des blessés (qui avaient besoin de toute sa sollicitude) ; il considérait la voie de la vertu comme s’il ne l’avait pas encore vue, c’est-à-dire comme s’il n’avait encore fait aucun progrès.

« Ou wang ne négligeait pas ce qui était près de lui, et n’oubliait pas ce qui était éloigné. Tcheou koung avait résolu de réunir en lui seul les vertus des grands souverains des trois dynasties, et d’imiter les belles actions des quatre princes (Iu, T’ang, Wenn wang et Ou wang) : Si dans leur conduite il remarquait des choses qui ne convenaient pas aux circonstances dans lesquelles il se trouvait lui-même, il les considérait avec un vif désir d’en connaître l’esprit. La nuit il continuait d’y réfléchir ; et quand il avait eu le bonheur de trouver ce qu’il cherchait, il s’asseyait en attendant le jour (afin de se mettre aussitôt à l’œuvre). »

21. Meng tzeu dit : « Il n’y avait plus de souverain qui exerçât un pouvoir réel sur tout l’empire, et l’on ne composait plus de nouvelles poésies. Alors parut le Tch’ouenn Ts’iou (corrigé et perfectionné par Confucius). Les annales de Tsin, appelées Véhicule (parce que, comme une voiture, elles contiennent les faits mémorables et les transmettent à la postérité), les annales de Tch’ou, intitulées Bête féroce (parce qu’elles racontent de cruels châtiments), et les annales de Lou, intitulées Le Printemps et l’Automne (parce qu’elles racontent les événements arrivés en chaque saison de l’année), toutes ces annales étaient semblables entre elles. Le Tch’ouenn Ts’iou est l’histoire de Houan, prince de Ts’i, et de Wenn, prince de Tsin. Il a été composé primitivement par les annalistes (de la principauté de Lou). Confucius disait : « Quant aux appréciations contenues dans Ie Tch’ouenn Ts’iou, je me suis permis de les tirer (des annales déjà existantes, en les contrôlant). »

22. Meng tzeu dit : « L’influence d’un prince sage cesse après cinq générations, ou cent cinquante ans ; l’influence d’un sage qui est resté dans la vie privée, cesse également après cinq générations. Je n’ai pas eu le bonheur d’être le disciple de Confucius ; mais (n’étant pas séparé de lui par un espace de cent cinquante ans), j’ai, sans l’avoir mérité, été formé par d’autres (par les disciples de Tzeu seu qui ont gardé sa doctrine). »

23. Meng tzeu dit : « S’il vous semble d’abord que vous pouvez recevoir une chose, et ensuite que vous ne le pouvez pas, en la recevant, vous manqueriez à la vertu d’intégrité. S’il vous semble d’abord que vous pouvez donner une chose, et ensuite que vous ne le pouvez pas, en la donnant vous violeriez les règles de la bienfaisance. S’il vous semble d’abord que vous pouvez sacrifier votre vie, et ensuite que vous ne le pouvez pas, en affrontant la mort, vous manqueriez à la vertu de force. »

24. P’ang moung avait appris à tirer de l’arc sous la direction de I, et possédait parfaitement toute la science de son maître. S’imaginant que dans l’univers I était le seul qui l’emportât sur lui, il le tua. Meng tzeu dit : « En cela, I lui-même a commis une faute (il aurait dû choisir ses compagnons avec plus de circonspection). Koung ming I disait que I ne semblait pas avoir fait une faute. Il voulait dire que la faute était très légère. Pouvait il n’y avoir pas de faute ?

« Les ministres de la principauté de Tcheng ayant donné ordre à Tzeu tchouo Jou tzeu d’envahir la principauté de Wei, les ministres de Wei chargèrent Iu Koung tcheu seu de le chasser. Tzeu tchouo Jou tzeu dit : « Aujourd’hui je suis malade, je ne puis tenir mon arc ; je suis perdu (si les ennemis arrivent, ils me tueront).  » Il demanda à son cocher quel était celui qui le poursuivait. Le cocher ayant répondu que c’était Iu koung tcheu sou, il s’écria : « Je suis sauvé. » « Iu koung tchen sou, dit le cocher, est un habile archer de Wei. Que voulez-vous dire par ces mots : Je suis sauvé ? » « Iu koung tcheu sou, répondit Jou tzeu, a appris à tirer de l’arc sous In koung tcheu t’ouo, qui m’avait eu pour maître. In koung tcheu t’ouo était un honnête homme ; il n’a choisi que des compagnons honnêtes. »

« Iu koung tcheu sou étant arrivé, dit : « Maître ; pourquoi n’avez vous pas votre arc en main ? » « Aujourd’hui, répondit Jou tzeu, je suis malade ; je n’ai pas la force de tenir mon arc. » « Votre petit serviteur, dit Iu koung, a appris à tirer de l’arc sous In koung tcheu t’ouo, qui vous avait eu pour maître. Je ne veux pas employer contre vous un art que j’ai appris à votre école. Mais l’affaire présente est une affaire d’État, je ne me permettrais pas de la négliger. » Il prit des flèches, dont il cassa la pointe contre l’une des roues de sa voiture ; il en décocha quatre, puis s’en retourna. »

25. Meng tzeu dit : « (L’homme doit travailler sans cesse à se perfectionner lui-même). Si Si tzeu avait été couverte de saletés, tout le monde se serait bouché le nez en passant auprès d’elle. Au contraire, qu’un homme tout à fait laid purifie son cœur par l’abstinence, qu’il se lave la tête et tout le corps ; il pourra offrir un sacrifice au Souverain Seigneur. »

26. Meng tzeu dit : « Partout sous le ciel, quand on parle de la nature, on veut parler des effets naturels. Les effets naturels ont d’abord cela de particulier, qu’ils sont spontanés. Ce qui nous déplaît dans les hommes qui sont prudents (mais d’une prudence étroite), c’est qu’ils font violence à la nature. Si les hommes prudents imitaient la manière dont Iu fit écouler les eaux, rien ne nous déplairait dans leur prudence. Iu fit écouler les eaux de manière à n’avoir pas de difficultés, (il profita de leur tendance naturelle). Si les hommes prudents agissaient aussi de manière à n’avoir pas de difficultés, leur prudence serait grande. Bien que le ciel soit très élevé et les astres fort éloignés de la terre, si l’on étudie leurs mouvements, on peut aisément calculer le moment du solstice d’hiver pour chaque année depuis dix siècles. »

27. Lorsque Koung hang tzeu (grand préfet de Ts’i) célébrait les funérailles de son père ou de sa mère, le second ministre d’État (Wang Houan Tzeu ngao) alla prendre part aux lamentations. A son entrée, quelques uns (des officiers qui étaient présents) invitèrent le second ministre d’État à s’approcher d’eux, et s’entretinrent avec lui. D’autres allèrent le trouver à sa place, et lui parlèrent. Meng tzeu ne lui adressa pas la parole. Le premier ministre en fut choqué et dit : « Tous les hommes distingués qui sont ici, m’ont adressé la parole. Meng tzeu est le seul qui ne me parle pas. Il manque d’égards envers moi. » (Sur Wang Houan, Voy. page 392).

Ces paroles ayant été rapportées à Meng tzeu, il dit : « D’après les usages, à la cour d’un prince, personne ne va de sa place à celle d’un autre pour avoir un entretien avec lui ; personne ne quitte son rang pour aller à celui d’un autre faire des salutations. Je veux observer les usages. Tzeu ngao y voit un manque d’égards ; n’est-ce pas étrange ? »

28. Meng tzeu dit : « Le sage diffère des autres hommes ; parce qu’il conserve des vertus que la nature a mises en son cœur. Il conserve en son cœur la bienveillance et l’urbanité. Un homme bienveillant aime les autres ; un homme poli respecte les autres. Celui qui aime les autres, en est toujours aimé ; celui qui respecte les autres, en est toujours respecté.

« Supposons qu’il se trouve ici quelqu’un qui me traite d’une manière dure et impolie. Si je suis sage, je ferai un retour sur moi-même, et me dirai : « Certainement j’ai manqué de bonté et d’urbanité envers cet homme. Sinon, m’aurait il traité d’une manière dure et impolie ? » Je m’examine moi-même, et je vois que je n’ai manqué ni de douceur ni d’urbanité. Cependant il continue à me traiter d’une manière dure et impolie. En homme sage, je m’examine de nouveau, et je me dis : « Certainement je n’ai pas fait pour cet homme tout ce que j’aurais pu. » En m’examinant, je ne trouve aucun manque d’obligeance à me reprocher. Néanmoins, cet homme continue à me traiter d’une manière dure et impolie. En homme sage, je me dis : « C’est un insensé. Un homme tel que lui, diffère-t-il des êtres privés de raison ? Pour un être sans raison, dois-je me tourmenter ? »

« Ainsi le sage est toute sa vie dans la sollicitude, mais pas même une matinée dans l’angoisse et l’anxiété. Un objet de sollicitude, il en a toujours. (Il se dit en lui-même) : « Chouenn était homme comme moi ; il est devenu le modèle de tous les hommes de son temps et des âges suivants. Moi, je suis encore un homme vulgaire. » Tel est le juste sujet de sa sollicitude. Et que fait il ? (Il imite Chouenn, et) sa sollicitude ne cessera que quand il sera semblable à Chouenn. De chagrin, il n’en a jamais. Il ne se permet rien qui soit contraire à la bienveillance ou à l’urbanité. S’il survient quelque contrariété de peu de durée, il n’en a pas d’inquiétude. »

29. Iu et Heou tsi vécurent à une époque de tranquillité. Ils passèrent trois fois devant la porte de leurs maisons sans prendre le temps d’y entrer. Confucius a loué ce dévouement. Ien tzeu vécut à une époque de trouble. Il demeurait dans une misérable ruelle, et n’avait pour vivre qu’une écuelle de nourriture et un peu de boisson. (Dans une telle indigence), d’autres n’auraient pu supporter leur affliction ; Ien tzeu conserva toujours la même joie. Confucius l’en a loué.

Meng tzeu dit : « Iu, Heou tsi et Ien Houei avaient tous trois les mêmes principes (ils pensaient que le sage doit travailler à se perfectionner lui-même, quand il demeure dans la vie privée, et à aider le peuple, quand il exerce une charge). Iu pensait que, si dans l’empire quelqu’un était noyé, lui-même serait aussi coupable que s’il l’avait noyé. Tsi croyait que, si dans l’empire quelqu’un souffrait de la faim, lui-même serait aussi coupable que s’il le faisait souffrir de la faim. C’est pour cette raison que Iu et Heou tsi ont été si diligents. Si Iu, Heou tsi et Ien Houei s’étaient trouvés tous trois dans les mêmes circonstances, ils auraient agi tous trois de la même manière.

« Supposons que des personnes de ma maison se battent entre elles. Je les séparerai ; je puis y courir, même quand j’aurais les cheveux en désordre sous mon bonnet. Si des personnes de mon village, des voisins se battent entre eux, et que j’aille les séparer, sans prendre le temps de lier ma chevelure, je commettrai une méprise ; je puis même fermer ma porte. (Iu et Tsi, étant chargés du soin de tout l’empire, devaient considérer tout l’empire comme leur propre famille, et aider tout le monde. Ien Houei, étant simple particulier, n’avait pas la même obligation). »

30. Koung tou tzeu dit : « Tous les habitants de la principauté de Ts’i disent que K’ouang Tchang manque de piété filiale. Vous, maître, vous avez des relations avec lui. Vous allez plus loin : vous le recevez même avec honneur et politesse. Permettez moi de vous en demander la raison. »

Meng tzeu répondit : « On dit communément que cinq choses sont contraires à la piété filiale. La première est de se plonger dans l’oisiveté, et de négliger entièrement le soin de ses parents. La deuxième est de s’adonner au jeu de tablettes, au jeu des échecs, à la boisson, et de négliger entièrement le soin de ses parents. La troisième est d’aimer les richesses, de s’occuper uniquement de sa femme et de ses enfants, et de négliger entièrement le soin de ses parents. La quatrième est de donner toute liberté à ses yeux et à ses oreilles, et de faire le déshonneur de ses parents. La cinquième est d’aimer à faire parade de bravoure, de se battre, de disputer, et de mettre ainsi ses parents en danger. Tchang tzeu est il coupable de l’une de ces cinq fautes ?

« Tchang tzeu et son père se sont remontré l’un à l’autre leurs défauts ; par suite, la bonne intelligence a été rompue, (le père a chassé le fils). La correction mutuelle entre amis est un devoir ; entre un père et son fils, elle diminue beaucoup la bienveillance. Est ce que Tchang tzeu n’aurait pas désiré conserver entre lui et sa femme, entre sa femme et son fils les relations habituelles ? Parce qu’il avait offensé son père et ne pouvait plus l’approcher, (il voulut se punir de sa faute), il renvoya sa femme, éloigna son fils, et se priva de leurs soins pour toujours. Il se persuada qu’il serait coupable d’un grand crime, s’il n’agissait pas ainsi. Voilà toute l’affaire de Tchang tzeu. »

31. Lorsque Tseng tzeu demeurait à Ou tch’eng, survint une bande de pillards de la principauté de Iue. Quelqu’un lui dit : « Des brigands sont arrivés ; pourquoi ne vous en allez vous pas ? » (En partant), il dit (au gardien de sa maison) : « Ne logez personne dans ma maison de peur qu’on ne détruise ou qu’on ne casse les arbres et les autres plantes. » Lorsque les pillards se retirèrent, il envoya dire (au gardien de sa maison) : « Faites réparer les murs et les bâtiments ; je serai bientôt de retour. » Les pillards s’étant retirés, Tseng tzeu retourna à Ou tch’eng. Ceux qui l’entouraient, se dirent entre eux : « (Le grand préfet de la ville) avait traité notre maître avec tant de bienveillance et de respect ! A l’arrivée des pillards, il a fui le premier et donné le mauvais exemple au peuple. A leur départ, il est revenu. Cette conduite ne paraît pas convenable. »

Chenn iou Hing dit : « Vous n’y entendez rien. Autrefois, les porteurs d’herbe s’ameutèrent contre le chef de ma famille. Notre maître Tseng tzeu avait soixante dix disciples. Aucun d’eux n’aida (à calmer l’émeute). Au contraire, lorsque Tzeu seu était dans la principauté de Wei, il vint des pillards de la principauté de Ts’i. Quelqu’un dit à Tzeu seu : « Des pillards sont arrivés ; pourquoi ne vous en allez vous pas ? » Tzeu seu répondit : « Si je m’en vais, qui gardera la principauté avec le prince ? » Meng tzeu dit : « Tseng tzeu et Tzeu seu avaient les mêmes principes. Mais Tseng tzeu enseignait en qualité de maître ; il était comme le père ou le frère aîné du prince ; (or nul ne doit s’immiscer dans les affaires difficiles d’un autre qui est au-dessous de lui). Au contraire, Tzeu seu était le sujet du prince de Wei ; il était au dessous de lui, (un sujet doit servir son prince). Si Tseng tzeu et Tzeu seu s’étaient trouvés à la place l’un de l’autre, l’un aurait fait ce que l’autre a fait. »

32. Tch’ou tzeu (ministre du prince de Ts’i) dit : « Maître, le roi a donné ordre de vous épier, et de voir si vous différez des autres hommes. » « En quoi différerais-je des autres hommes ; répondit Meng tzeu ? Iao et Chouenn étaient semblables aux autres hommes. »

33. Un homme de Ts’i avait une femme et une concubine, avec lesquelles il vivait. Quand il sortait, toujours il se gorgeait de vin et de viande, disait il. A son retour, si sa femme lui demandait quels étaient ceux avec qui il avait bu et mangé, c’étaient, à l’entendre, des hommes tout à-fait riches et honorables. Sa femme en parla à sa concubine. « Quand notre mari sort, dit elle, à l’en croire, il se gorge toujours de vin et de viande. A son retour, si je lui demande quels sont ceux avec qui il a bu et mangé, ce sont, dit-il, des hommes tout à fait riches et honorables ; cependant aucun homme distingué n’est encore venu ici. Je l’épierai, pour savoir où il va. »

Le matin, en se levant, elle suivit doucement les pas de son mari. Celui-ci parcourut la ville, et personne ne s’arrêta pour lui parler. Enfin il alla trouver des hommes qui faisaient des offrandes aux morts au milieu des tombes près du faubourg oriental, mendia les restes ; et comme ils ne lui suffirent pas, il regarda autour de lui, et alla en d’autres endroits. C’était par ce moyen qu’il parvenait à se rassasier. Sa femme, de retour à la maison, informa la concubine. « Notre mari, dit elle, était tout notre espoir pour la vie ; à présent, voilà ce qu’il fait. » Elle dénigra son mari avec la concubine, et toutes deux pleurèrent ensemble dans la salle. Le mari ne savait pas (qu’il avait été épié par sa femme). Il rentra avec un air joyeux, et se montra fier en présence de sa femme et de sa concubine.

A juger les choses d’après les principes de la sagesse, il est peu d’hommes dont la femme et la concubine n’auraient pas à rougir et à pleurer, en voyant les moyens qu’ils emploient pour avoir des richesses, des honneurs, du profit et de l’avancement.


LIVRE V. WAN TCHANG


CHAPITRE I


1. Wan Tchang dit : « Chouenn, allant cultiver ses champs, criait, pleurait, implorait la compassion du Ciel. Pourquoi ces cris et ces pleurs ? » « Pour exprimer une plainte et un désir, répondit Meng tzeu. » « Un fils qui se voit aimé de ses parents, reprit Wan Tchang, est heureux de leur affection, et ne les oublie jamais. Un fils qui n’est pas aimé de ses parents, supporte de leur part les plus mauvais traitements sans se plaindre. Est ce que Chouenn se plaignait ? »

Meng tzeu répondit : « Tchang Si dit à Koung ming Kao : « Vous m’avez expliqué comment Chouenn allait cultiver lui-même la terre ; mais je ne comprends pas pourquoi il pleurait, et poussait des cris vers le Ciel miséricordieux et vers ses parents. », Koung ming Kao répondit : « Vous ne pouvez pas le comprendre (la parfaite piété filiale dépasse l’intelligence des hommes ordinaires) : » Koung ming Kao pensait qu’un bon fils ne pouvait pas se consoler si facilement (de n’avoir pas l’affection de ses parents ; que Chouenn s’accusait lui-même, et se disait) : « Je travaille de toutes mes forces à cultiver la terre ; en cela je ne fais que remplir mon devoir de fils. Mais quel défaut mes parents trouvent ils en moi pour ne pas m’aimer ? »

« Chouenn travaillait au milieu des champs. L’empereur Iao mit à son service ses enfants, neuf fils et deux filles, tous ses officiers, ses bœufs, ses brebis, ses magasins, ses greniers ; rien ne manquait. Les lettrés de l’empire se donnèrent à lui en grand nombre. L’empereur voulait d’abord gouverner avec lui l’empire, puis le lui céder entièrement. Parce que Chouenn ne parvenait pas à faire naître dans le cœur de ses parents des sentiments conformes aux siens, il se trouvait comme un homme sans ressource qui ne sait à qui avoir recours.

« Plaire aux lettrés de l’empire, est une chose qui flatte le cœur ; cela ne suffit pas pour dissiper la peine de Chouen. La beauté est une chose qui excite les désirs des hommes. Chouenn épousa les deux filles de l’empereur ; cela ne suffit pas pour dissiper sa peine. L’opulence est une chose que les hommes désirent. Chouenn posséda l’empire ; cela ne suffit pas pour dissiper sa. peine. La grandeur est une chose que les hommes désirent. Chouenn eut la dignité impériale ; cela ne suffit pas pour dissiper sa peine. La faveur des hommes, la beauté, les richesses, les honneurs ne suffirent pas pour dissiper sa peine. Obtenir que ses parents prissent des sentiments conformes aux siens, était la seule chose qui pût dissiper sa peine.

« Un enfant donne toute son affection à ses parents. Lorsqu’il commence à sentir les attraits de la beauté, il aime les jeunes filles. Lorsqu’il a une femme et des enfants, il aime sa femme et ses enfants. Lorsqu’il remplit une charge, il aime son prince ; s’il n’obtient pas les bonnes grâces du prince, un feu intérieur le dévore. Un bon fils aime ses parents de tout son cœur jusqu’à la mort. Je vois dans le grand Chouenn l’exemple d’un homme qui aima ainsi ses parents jusqu’à l’âge de cinquante ans. »

2. Wan Tchang interrogeant Meng tzeu, dit : « On lit dans le Cheu King : « Que doit faire celui qui veut se marier ? Il doit avertir ses parents. » Chouenn aurait dû suivre ce précepte mieux que personne. Pourquoi a-t-il contracté mariage sans avertir ses parents ? » « S’il les avait avertis, répondit Meng tzeu, (il n’aurait pas obtenu leur consentement), il n’aurait pu se marier. Que l’homme et la femme habitent ensemble, c’est l’une des cinq grandes lois de l’humanité. S’il avait averti ses parents, il aurait violé une grande loi, et encouru l’indignation de ses parents (qui se seraient plaints de n’avoir pas de descendants). Voilà pourquoi il ne les a pas avertis. »

« Vous m’avez expliqué, dit Wan Tchang, pourquoi Chouenn a contracté mariage sans avertir ses parents. Mais pourquoi l’empereur a-t-il donné ses filles en mariage à Chouenn sans avertir les parents de son futur gendre ? » Meng tzeu répondit : « L’empereur, lui aussi, savait que, s’il les avertissait, il ne pourrait pas lui donner ses filles en mariage. »

Wan Tchang dit : « Chouenn (déjà associé à l’empire) fut chargé par ses parents d’arranger un grenier. (Quand il y fut monté) et que l’échelle eut été retirée, Kou seou mit le feu au grenier. (Chouenn se protégea contre le feu au moyen de deux claies, et descendit sain et sauf). Ils lui ordonnèrent de nettoyer un puits. (Après y être descendu), il en sortit (par une ouverture latérale secrète. Son père Kou seou et son frère cadet Siang, croyant qu’il était encore dans le puits, y jetèrent de la terre), pour le faire périr. Ensuite, Siang (pensant qu’il était mort, se glorifia de soit crime et) dit : « Le projet de faire périr sous un amas de terre le prince de la nouvelle capitale est mon œuvre, et j’en ai tout le mérite. (Tout ce que l’empereur lui a donné sera à mes parents et à moi). Les bœufs et les brebis, les magasins et les greniers seront à mes parents. Le bouclier et la lance, la guitare et l’arc orné de sculptures seront à moi. Mes deux belles sœurs (filles de Iao) seront chargées d’arranger ma couche. »

« Aussitôt Siang entra dans la maison de Chouenn. Il le trouva assis sur son lit et jouant de la guitare. (Usant de dissimulation) il lui dit : « Mon esprit était tout occupé de vous. » Et il rougit de honte. Chouenn (heureux de voir son frère) lui dit : « Dirigez vous même pour moi tous ces officiers. » Je ne sais si Chouenn ignorait que Siang eût voulu lui donner la mort. Comment l’aurait il ignoré, répondit Meng tzeu ? Mais Chouenn partageait les tristesses et les joies de Siang. »

« Mais alors, dit Wan Tchang, la joie de Chouenn n’était elle pas feinte ? » « Non, répondit Meng tzeu. Autrefois, quelqu’un ayant donné des poissons vivants à Tzeu tch’an, grand préfet de Tcheng, Tzeu tch’an confia au gardien de son vivier le soin de les nourrir. Le gardien du vivier les fit cuire. Puis, rendant compte à son maître de l’exécution de ses ordres, il lui dit : « Quand je les ai lâchés dans l’eau, ils paraissaient engourdis ; bientôt, ils se remuèrent, et reprenant des forces, ils s’en allèrent. » Tzeu tch’an répondit : « Ils ont trouvé leur élément ; ils ont trouvé leur élément. » Le gardien du vivier étant sorti, dit : « Qui dira que Tzeu tch’an est perspicace ? J’ai fait cuire et j’ai mangé ses poissons. Il dit : « Ils ont trouvé leur élément ; ils ont trouvé leur élément. » Ainsi, on peut tromper le sage et lui faire croire une chose vraisemblable ; mais on ne lui ferait pas croire une chose contraire à la raison. Siang avait abordé Chouenn avec l’apparence d’un frère qui aime son frère. Chouenn n’eut aucune défiance, et se réjouit de le voir. Où est la dissimulation ? »

3. Wan Tchang, interrogeant Meng tzeu, dit : « Siang chaque jour faisait sa principale affaire d’attenter à la vie de Chouenn. Pourquoi Chouenn, devenu empereur, s’est il contenté de le bannir ? » « Il lui donna un fief, répondit Meng tzeu. On a dit qu’il l’avait banni. »

« Chouenn, dit Wan Tchang, relégua le ministre des travaux publics dans le Iou tcheou ; il relégua Houan teou au pied du mont Tch’oung ; il mit à mort le prince de San miao à San wei ; il envoya K’ouenn en exil au pied du mont Iu. Il châtia ces quatre coupables, et tout l’empire l’approuva ; car il avait puni des hommes qui n’avaient pas d’humanité ? Mais Siang était le plus inhumain des hommes ; Chouenn lui donna en fief la terre de Iou pi. Quel crime les habitants de Iou pi avaient-ils commis (pour mériter d’être livrés à un scélérat) ? Un homme vraiment humain agit il ainsi ? Aux autres coupables il a infligé des châtiments ; à son frère il a donné un fief. »

« Un homme vraiment humain, répondit Meng tzeu ne garde pas de colère et ne conserve pas de ressentiment contre son frère ; il n’a pour lui que de l’affection et de la tendresse. Parce qu’il l’aime, il désire qu’il soit élevé en dignité ; parce qu’il le chérit, il désire qu’il soit riche. Chouenn donna Iou pi à son frère pour lui procurer des honneurs et des richesses. Il était empereur ; s’il avait laissé son frère dans la vie privée, aurait-on pu dire qu’il l’aimait et le chérissait ? »

(Wan Tchang dit) : « Permettez moi de vous demander dans quel sens on a dit que Chouenn avait exilé son frère. » Meng tzeu répondit : « Chouenn ne permit pas à Siang de gouverner lui-même ; mais il chargea un officier de gouverner à la place de Siang, et de remettre à celui-ci, le produit des tributs et des taxes du fief. C’est pour cela qu’on a dit qu’il avait exilé son frère. Comment aurait-il pu permettre à Siang d’opprimer les habitants de Iou pi ? Cependant Chouenn désirait le voir fréquemment ; et Siang allait le voir continuellement. (On lit dans une ancienne histoire) : « Chouenn recevait le prince de Iou pi, sans attendre l’époque du tribut, et sans qu’il y eût aucune affaire publique à traiter. » Ce témoignage confirme ce que j’ai dit. »

4. Hien k’iou Moung interrogeant Meng tzeu, dit : « On dit communément qu’un lettré d’une vertu éminente ne peut être traité comme un sujet par son prince, ni comme un fils par son père (ou bien, ne peut traiter son prince comme son sujet, ni son père comme son fils). Pendant que Chouenn se tenait le visage tourné vers le midi (en qualité d’empereur), Iao à la tête des princes, se tenait le visage tourné vers le nord, et le saluait (comme l’aurait fait un vassal). Kou seou, son père, le saluait aussi (comme l’aurait fait un simple sujet), le visage tourné vers le nord. Chouenn, en voyant Kou seou (le saluer ainsi), paraissait embarrassé. Confucius disait : « À cette époque, l’empire était en danger, il menaçait ruine. » Je ne sais si cela est vrai. »

« Non, répondit Meng tzeu. Ces paroles n’ont pas été dites par un sage, mais par les villageois de la partie orientale de Ts’i. Lorsque Iao fut devenu vieux, Chouenn partagea avec lui le gouvernement (sans être empereur). Dans la Règle de Iao il est dit : « Vingt huit ans (après que Chouenn eût été associé à l’empire), le Bien méritant (l’empereur Iao) mourut. Les habitants du domaine impérial gardèrent le deuil durant trois ans, comme à la mort d’un père ou d’une mère. Dans tout l’empire, tous les instruments de musique cessèrent de se faire entendre. » Lorsqu’un homme meurt, son âme raisonnable monte, et son âme sensitive descend. Pour dire mourir, les anciens disaient monter et descendre. Confucius dit : « Le ciel n’a pas deux soleils ; le peuple n’a pas deux souverains. » Si Chouenn avait été déjà empereur, et qu’à la tête de tous les princes de l’empire, il eût dirigé le deuil durant trois ans après la mort de Iao, il y aurait eu deux empereurs. »

Hien k’iou Moung dit : « Chouenn n’a pas traité Iao comme un prince son sujet ; vous m’avez donné vos instructions sur ce point. Il est dit dans le Cheu King : « Sous le ciel il n’est pas d’endroit qui n’appartienne à l’empereur ; sur la terre il n’est personne qui ne soit le sujet de l’empereur. » Permettez moi de vous demander comment Kou seou a pu n’être pas le sujet de son fils, lorsque Chouenn fut devenu empereur. »

« Ces vers, répondit Meng tzeu, n’ont pas cette signification. Un officier accablé de fatigue au service de l’empereur, et ne pouvant donner ses soins à ses parents, dit : « Toutes ces affaires sont les affaires de l’empereur (et tous les habitants de l’empire sont les sujets de l’empereur). Moi seul je travaille, comme si j’avais seul assez d’habileté. (Pourquoi les autres ne travaillent-ils pas aussi comme moi) ? » Celui qui cite les vers, ne doit pas s’attacher à un mot, au détriment d’une phrase, ni s’attacher à une phrase, au détriment du sens général. Qu’il cherche le sens véritable par la réflexion, et il le trouvera. Ainsi dans l’ode de la Voie lactée il est dit : « De tous les hommes à la noire chevelure que les Tcheou avaient laissés, il ne reste plus un seul survivant. » Si l’on ne prend que cette phrase, et si l’on interprète à la rigueur le dernier mot, (Il faudra dire que sous Siuen wang) il ne restait plus aux Tcheou un seul sujet.

« Ce qu’un bon fils peut faire de plus grand pour ses parents, c’est de leur faire honneur. Ce qu’il peut faire de plus honorable pour eux, c’est de subvenir à leurs besoins avec les revenus de l’empire. (Grâce à Chouenn, Kou seou) est devenu le père de l’empereur ; un fils ne pouvait faire plus d’honneur à son père. Chouenn pourvut à l’entretien de Kou seou avec les revenus de l’empire ; c’est la plus noble manière de nourrir ses parents. On lit dans le Cheu King : Il conserva toujours en son cœur des pensées filiales ; par là il est devenu le modèle (des âges à venir). Ces vers expriment ce qu’a fait Chouenn. Les Annales disent : Chouenn servait Kou seou avec respect ; il allait le voir, toujours attentif et plein de crainte. Kou seou lui-même cédait à ses avis avec confiance. (D’ordinaire, le père règle la conduite de son fils. Ici ce fut le fils qui détermina le père à se corriger). Dans ce sens il est vrai de dire qu’un homme d’une vertu éminente ne peut être traité comme un fils par son père. »

5. Wan Tchang dit : « N’est il pas vrai que Iao a donné l’empire à Chouenn ? » « Non, répondit Meng tzeu ; l’empereur ne peut donner l’empire à personne. » « Mais Chouenn a eu l’empire, reprit Wang Tchang ; qui le lui a donné ? » « Le Ciel, dit Meng tzeu. » Wan Tchang dit : Le Ciel, pour lui donner l’empire, lui a-t-il fait connaître « sa volonté par des avis réitérés ? » « Non, répondit Meng tzeu ; le Ciel ne parle pas. Il a fait connaître sa volonté à Chouenn en l’aidant à régler parfaitement sa conduite et son administration. »

Wan Tchang dit : « Comment le Ciel a-t-il manifesté sa volonté à Chouenn en l’aidant à régler parfaitement sa conduite et son administration ? » Meng tzeu répondit : « L’empereur peut proposer quelqu’un au Ciel (pour la dignité impé-riale) ; mais il n’a pas le pouvoir d’obliger le Ciel à lui donner l’empire. Un prince peut présenter quelqu’un à l’empereur (pour la dignité de prince) ; mais il n’a pas le pouvoir d’obliger l’empereur à la lui donner. Un grand préfet peut présenter quelqu’un au prince (pour la dignité de grand préfet) ; mais il n’a pas le pouvoir d’obliger le prince à la lui donner. Iao proposa Chouenn au Ciel, et le Ciel l’agréa ; il le présenta au peuple, et le peuple l’agréa. C’est pourquoi j’ai dit que le Ciel ne parle pas, qu’il a fait connaître sa volonté à Chouenn en l’aidant à régler parfaitement sa conduite et son administration. »

Wan Tchang dit : « Permettez-moi de vous demander de quelle manière Iao proposa Chouenn au Ciel et le présenta au peuple, et comment le Ciel et le peuple ont manifesté qu’ils l’acceptaient. » Meng tzeu répondit : « Iao ordonna à Chouenn de présider aux sacrifices, et tous les esprits agréèrent ses offrandes ; le Ciel manifesta ainsi qu’il l’acceptait. Iao lui ordonna d’administrer les affaires publiques ; les affaires furent bien réglées, et le peuple eut confiance en lui ; c’est ainsi que le peuple manifesta son acceptation. Le Ciel donna l’empire à Chouenn ; les hommes aussi le lui donnèrent. Comme je l’ai dit, l’empereur ne peut donner l’empire à personne.

« Chouenn aida Iao à gouverner durant vingt huit ans ; c’est ce qu’un homme n’aurait pu faire ; ce fut l’œuvre du Ciel. Après la mort de Iao, quand les trois ans de deuil furent accomplis, Chouenn s’éloigna du fils de Iao (pour lui laisser le pouvoir souverain) et se retira au sud de la rivière méridionale. Les princes de l’empire, qui étaient obligés de se rendre à la cour et de saluer l’empereur, allèrent trouver Chouenn, et non le fils de Iao. Les plaideurs s’adressèrent à Chouenn, et non au fils de Iao. Ceux qui exécutaient des chants, célébrèrent les louanges de Chouenn, et non celles du fils de Iao. C’est pourquoi j’ai dit que ce fut l’œuvre du Ciel. Chouenn alla ensuite à la capitale, et occupa le trône impérial. S’il était resté dans le palais de Iao, et qu’il eût fait violence au fils de Iao, il aurait eu l’empire par usurpation, et non par la faveur du Ciel. Il est dit dans la Grande Déclaration : « Le Ciel voit comme mon peuple voit ; le Ciel entend comme mon peuple entend. » Ces paroles confirment ce que j’ai dit. »

6. Wan Tchang interrogeant Yang tzeu, dit : « On dit communément que Iu étant moins vertueux (que ses prédécesseurs), quand ce fut à lui de transmettre l’empire, il le donna, non pas au plus digne, mais à son fils. Est ce vrai ? » « Non, répondit Meng tzeu. L’empire est donné au plus digne, quand le Ciel le donne au plus digne, et au fils de l’empereur précédent, quand le Ciel le donne au fils de l’empereur précédent. Autrefois Chouenn proposa Iu au Ciel pour la dignité impériale. Dix sept ans après, Chouenn mourut. Quand les trois années de deuil furent révolues, Iu s’éloigna du fils de Chouenn (pour lui laisser l’empire), et se retira dans la terre de Iang tch’eng. Tout le peuple le suivit, comme après la mort de Iao il avait suivi Chouenn, et non le fils de Iao.

« Iu proposa I au Ciel pour la dignité impériale. Sept ans après, Iu mourut. Les trois années de deuil écoulées, I s’éloigna du fils de Iu (nommé K’i, pour lui laisser l’empire, et se retira) au nord du mont Ki. Les princes qui devaient aller saluer l’empereur, et tous ceux qui avaient des procès, au lieu de s’adresser à I, s’adressèrent à K’i ; ils disaient : « C’est le fils de notre souverain. Ceux qui exécutaient ensemble des chants, au lieu de chanter les louanges de I, chantaient les louanges de K’i ; ils disaient : « C’est le fils de notre souverain. »

« Tan tchou (fils de Iao) n’était pas semblable à son père ; le fils de Chouenn (Chang kiun) ne ressemblait pas non plus à son père. Chouenn avait aidé Iao, et Iu avait aidé Chouenn dans le gouvernement, durant une longue suite d’années ; ils avaient fait du bien au peuple pendant longtemps. K’i était vertueux et capable ; il pouvait recevoir avec respect l’héritage de Iu et marcher sur ses traces. I avait aidé Iu durant peu d’années ; il n’avait pas rendu service au peuple depuis longtemps. Que Chouenn et Iu aient servi leur pays beaucoup plus longtemps que I, que les fils des empereurs (Iao, Chouenn et Iu) n’aient pas été également capables ; c’est le Ciel qui a fait tout cela ; les hommes ne l’auraient pu faire. Ce qui se fait sans qu’aucun homme y mette la main, est l’œuvre du Ciel. Ce qui arrive sans que personne l’attire, est ordonné par le Ciel.

« Pour qu’un simple particulier obtienne l’empire, il faut que sa vertu égale celle de Chouenn et de Iu, de plus, il faut que l’empereur le propose au Ciel. C’est pour cette raison (c’est parce qu’il n’a pas été présenté au Ciel par l’empereur) que Confucius n’a pas obtenu l’empire. Pour qu’un prince, après avoir reçu l’empire en héritage, soit rejeté par le Ciel, il faut qu’il soit aussi méchant que Kie et Tcheou. C’est pour cette raison (c’est parce que les fils des empereurs précédents étaient capables de régner) que I, I in et Tcheou koung n’ont pas obtenu l’empire.

« I in aida si bien T’ang que T’ang étendit son pouvoir sur tout l’empire. Après la mort de T’ang, (son fils aîné) T’ai ting (mourut lui-même) avant d’être nommé empereur. Wai ping (deuxième fils de T’ang) régna deux ans (ou, selon Tch’eng tzeu, n’avait que deux ans et ne fut pas reconnu empereur). Tchoung jenn (troisième fils de T’ang) régna quatre ans (ou, d’après Tchen tzeu, n’avait que quatre ans et ne fut pas empereur) : T’ai kia (fils de T’ai ting, ayant été créé empereur) bouleversa les statuts et les lois de T’ang. I in le plaça pour trois ans à T’oung (auprès du tombeau de T’ang). T’ai kia se repentit de ses fautes, s’accusa lui-même et se corrigea. A T’oung, il entretint en son cœur des sentiments d’humanité, changea de conduite et pratiqua la justice pendant trois ans, avec une parfaite docilité aux enseignements de I in. Ensuite il retourna à Pouo, sa capitale.

« Tcheou koung n’a pas eu la dignité impériale pour la même raison que I ne l’avait pas eue sous les Hia, ni I in sous les In. Confucius dit : « Iao et Chouenn ont donné l’empire aux plus dignes ; les Hia, les In et les Tcheou l’ont transmis à leurs fils. La raison de leur conduite a été la même (à savoir, la volonté du Ciel). »

7. Wan Tchang interrogeant Meng tzeu, dit : « On dit que I in gagna les bonnes grâces de T’an par son talent de cuisinier. Est ce vrai ? » « Non, répondit Meng tzeu, ce n’est pas vrai. I in cultivait la terre dans la plaine de Chenn, et faisait ses délices des principes de Iao et de Chouenn. Si, contrairement aux principes de justice suivis par Iao et Chouenn ou contrairement à leur doctrine, on lui avait offert l’empire ou mille attelages de quatre chevaux, il n’aurait pas voulu regarder un tel présent. Il n’aurait rien donné ni rien reçu, pas même un brin de paille, si c’eût été contraire aux principes de justice suivis par Iao et Chouenn ou contraire à leur doctrine.

« T’ang envoya des messagers avec des présents pour l’inviter (à la cour et lui proposer une charge). I in, avec l’air d’un homme content de son sort, répondit : « Que ferais je des présents de T’ang ? Le mieux pour moi n’est il pas de rester au milieu des champs et des canaux, et d’y faire mes délices des principes de Iao et de Chouenn ? »

« T’ang envoya trois fois des messagers pour l’inviter. Enfin il changea de résolution et dit : « Au lieu de rester au milieu des sillons et des canaux, et, d’y faire mes délices de la doctrine de Iao et de Chonenn, n’est-il pas mieux de faire de ce prince un souverain qui gouverne selon les principes de Iao et de Chouenn ? N’est-il pas mieux de faire de ce peuple un peuple semblable à celui de Iao et de Chouenn ? N’est-il pas préférable pour moi de voir, de mon vivant et de mes propres yeux, cette transformation (que d’en parler et de l’espérer seulement) ? Le Ciel, en créant le genre humain, a voulu que ceux qui parviendraient les premiers à la connaissance des principes de la sagesse, les enseignassent à ceux qui devraient les connaître plus tard ; et que ceux qui les comprendraient les premiers les fissent comprendre à ceux qui devraient les comprendre plus tard. Je suis de ceux qui les ont compris les premiers ; je vais les enseigner aux autres. Si je n’enseigne les autres, qui les enseignera ?

« I in pensait que si dans l’empire, même parmi les simples particuliers, il en était qui ne jouissent pas des bienfaits dont les sujets de Iao et de Chouenn avaient joui, lui-même serait aussi coupable que s’il les avait poussés et jetés dans les fossés. C’est ainsi qu’il prenait sur lui et portait le fardeau de l’empire. Il alla donc trouver T’ang, et l’engagea à attaquer Hia (l’empereur Kie), et à délivrer le peuple de ce tyran.

« Je n’ai jamais entendu dire que quelqu’un ait réformé les autres en se déformant lui-même ; encore moins, qu’il ait réformé l’empire en se déshonorant lui-même. Les sages n’ont pas tenu tous la même conduite. Les uns vivaient loin de la cour, les autres près ; les uns ont quitté leurs charges, les autres les ont gardées. Mais tous se sont appliqués également à se préserver de toute tache. J’ai entendu dire que I in avait gagné les bonnes grâces de T’ang par son attachement aux principes de Iao et de Chouenn ; mais non par son habileté dans l’art culinaire. Dans les Instructions de I in il est dit : « Le Ciel, voulant châtier Kie, a commencé l’attaque dans le palais de Mou ; moi I in, j’ai commencé à aider T’ang à Pouo. »

8. Wan Tchang interrogeant Meng tzeu, dit : « On rapporte que Confucius reçut l’hospitalité, dans la principauté de Wei, chez un chirurgien royal qui traitait les furoncles, et dans la principauté de Ts’i, chez l’eunuque Tsi Houan. Est ce vrai ? » « Non ; répondit Meng tzeu. Des amateurs de contes ont inventé celui-là.

« Dans la principauté de Wei il logea chez le grand préfet Ien Tch’eou iou, La femme de Mi tzeu et celle de Tzeu lou étaient sœurs. Mi tzeu dit à Tzeu lou : « Si Confucius logeait chez moi, il pourrait obtenir la dignité de ministre de Wei. » Tzeu lou avertit Confucius. Confucius répondit : « C’est le Ciel (qui donne ou refuse les charges). » Confucius acceptait et quittait les charges selon qu’il convenait. Qu’il eût une charge ou qu’il n’en eût pas, il disait toujours : « C’est la volonté du Ciel. » Mais qu’il reçût l’hospitalité chez un chirurgien qui soignait les furoncles, ou chez l’eunuque Tsi Houan, cela n’était ni convenable ni voulu par le Ciel.

« Lorsque Confucius, peu satisfait dans les principautés de Lou et de Wei, (se retira dans celle de Soung), il se trouva exposé aux embûches de Houan, ministre de la guerre qui voulut l’arrêter et le mettre à mort. Déguisé en villageois, il traversa la principauté de Soung. Bien qu’il fût alors dans l’embarras, il logea chez le commandant de place Tcheng tzeu, qui était au service de Tcheou, prince de Tch’enn.

« J’ai entendu dire qu’on pouvait apprécier les ministres qui demeurent à la cour par la qualité des hôtes qu’ils reçoivent, et les ministres qui sont en pays étrangers, par la qualité des hôtes qui les reçoivent. Si Confucius avait reçu l’hospitalité chez un chirurgien qui traitait les furoncles ou chez l’eunuque Tsi Houan, aurait il été Confucius ? »

9. Wan Tchang interrogeant Meng tzeu, dit : « On rapporte que Pe li Hi se vendit lui-même pour cinq peaux de brebis à un éleveur de bestiaux de Ts’in, nourrit les bœufs de son maître, et gagna ainsi les bonnes grâces de Mou, prince de Ts’in. Est ce vrai ? » « Non, répondit Meng tzeu, ce n’est pas vrai. Un amateur de fables aura inventé celle là. Pe li Hi était de la principauté de Iu. Les officiers du prince de Tsin offrirent des pierres précieuses venues de Tch’ouei ki et des attelages de quatre chevaux venus de Kiue, pour que le prince de Iu leur permît de traverser ses États, afin d’aller attaquer la principauté de Kouo. Koung Tcheu k’i fit des représentations au prince de Iu ; Pe li Hi n’en fit pas.

« Sachant qu’elles seraient inutiles, il quitta son pays et alla à Ts’in ; il avait alors soixante dix ans. A cet âge, s’il avait ignoré qu’il eut été honteux de rechercher les bonnes grâces de Mou, prince de Ts’in, en nourrissant des bœufs, pourrait-on dire qu’il fût sage ? Voyant que ses représentations seraient inutiles, il n’en fit pas ; peut-on dire qu’il n’a pas été sage ? Sachant que le prince de Iu courait à sa perte, il le quitta d’avance ; on ne peut pas dire qu’il ait manqué de prudence.

« Alors une charge lui fut offerte dans la principauté de Ts’in. Voyant qu’avec le prince Mou il pourrait faire de grandes choses, il se mit à son service ; peut-on dire qu’il n’a pas été sage ? Devenu ministre de ce prince, il rendit son règne glorieux dans tout l’empire et à jamais mémorable. S’il n’avait pas été vertueux et capable, aurait-il pu le faire ? Pour ce qui est de se vendre afin d’aider ensuite son prince à bien gouverner, un villageois qui se respecte ne le ferait pas. Dira-t-on qu’un sage l’a fait ? »


CHAPITRE II.


1. Meng tzeu dit : « Pe i ne permettait ni à ses yeux de voir ni à ses oreilles d’entendre rien de mal. Il n’aurait pas servi un prince qu’il n’aurait pas cru estimable, ni gouverné des hommes qu’il n’aurait pas jugés dignes de ses soins. En temps de paix intérieure, il acceptait une charge ; en temps de trouble, il la quittait. Il n’aurait pu supporter le séjour d’une cour, où le gouvernement aurait été arbitraire, ni d’un pays dont les habitants auraient été vicieux. S’il s’était trouvé avec des villageois, il se serait cru souillé, comme si, en robe de cour et en chapeau de cérémonie, il s’était assis dans un amas de fange ou de charbon. Sous le règne de Tcheou, il alla demeurer, au nord sur le rivage de la mer, en attendant que l’empire fût exempt de souillure. Le récit des actions de Pe i rend sages (et désintéressés) les hommes insensés (et cupides) ; il inspire des résolutions courageuses aux cours les plus timides.

« I in disait : « Le prince que je sers, quel qu’il soit, n’est il pas mon prince ? Les sujets que je gouverne, quels qu’ils soient, ne sont ils pas mes sujets ? » En temps de paix intérieure, il acceptait les charges ; en temps de trouble, il les acceptait aussi. Le Ciel, en créant le genre humain, disait-il, a voulu que ceux qui connaîtraient les premiers les préceptes de la sagesse, les enseignassent aux autres, et que ceux qui les comprendraient les premiers, les fissent comprendre aux autres. Je suis l’un de ceux qui ont compris les premiers les vrais principes ; je veux les faire comprendre aux autres. Il pensait que, si dans l’empire, même parmi les simples particuliers, quelques uns ne jouissaient pas de tous les bienfaits dont le peuple jouissait sous Iao et Chouenn, lui-même serait aussi coupable que s’il les avait poussés et jetés dans les fossés. Il prenait sur lui tout le fardeau de l’empire.

« Houei de Liou hia ne rougissait pas de servir un prince vicieux ; il ne refusait pas un bas emploi. Lorsqu’il était en charge, il déployait toute sa sagesse, toujours conformément à ses excellents principes. Laissé dans la vie privée, il ne se plaignait de personne. Dans les circonstances difficiles, dans le dénûment, il n’éprouvait pas de tristesse. Au milieu des villageois, il était content et ne pouvait se résoudre à les quitter. Il se disait : « Vous et moi, nous sommes deux hommes distincts. Quand vous seriez à mon côté, les bras découverts et même sans aucun vêtement, votre présence peut elle me souiller ? » Le récit des actions de Houei de Liou hia élargit les cœurs étroits, et porte les avares à pratiquer la libéralité.

« Confucius, quittant la principauté de Ts’i, saisit un peu de riz lavé (sans attendre qu’il fût cuit), et se hâta de partir. En quittant la principauté de Lou, il dit : « Je pars le plus tard possible. » Il convenait de ne pas se presser de quitter sa patrie. Quand il convenait de partir vite, il partait vite ; quand il convenait de demeurer longtemps, il demeurait longtemps ; quand il convenait de rester dans la vie privée, il restait dans la vie privée ; quand il convenait d’exercer une charge, il exerçait une charge. Tel était Confucius. »

Meng tzeu dit : « Pe i s’est signalé entre tous les sages par son horreur des moindres souillures, I in par sa facilité à accepter les charges, Houei de Liou hia par son caractère accommodant, Confucius par le soin de se régler d’après les circonstances.

« On peut dire que Confucius était semblable à une symphonie exécutée par les huit sortes d’instruments réunis. Quand on exécute une symphonie, les instruments de métal (les cloches) annoncent le commencement, et les instruments de pierre annoncent la fin. Les instruments de métal, annonçant l’ouverture de la symphonie, font commencer les accords particuliers de tous les instruments réunis, et les instruments de pierre, annonçant la fin, font cesser les accords de tous les instruments. Donner le signal au commencement, c’est le propre de la prudence ; donner le signal à la fin, c’est le propre de la parfaite sagesse.

« La prudence peut être comparée à la dextérité, et la sagesse à la force. Supposons que vous tiriez sur un objet à cent pas de distance. Si vous atteignez le but, c’est l’effet de votre force ; si vous frappez dans le milieu, ce n’est pas l’effet de votre force (mais de votre adresse). »

2. Pe koung I, interrogeant Meng tzeu, dit : « Quel a été l’ordre établi parmi les dignités et les domaines féodaux au commencement de la dynastie des Tcheou ? » Meng tzeu répondit : « Il est impossible de connaître les particularités de cet arrangement. Il déplut aux princes, parce qu’il mettait obstacle à leurs usurpations, et ils ont détruit tous les cahiers. Cependant j’en connais les principales dispositions. « (Dans l’empire), on distinguait les dignités d’empereur, de koung, de heou, de pe, et celle de tzeu et de nan, qui était considérée comme une seule. Il y avait donc en tout cinq classes de dignités. (Dans chaque principauté ou domaine particulier, soit de l’empereur soit d’un autre prince), on distinguait les dignités de prince, de ministre d’État, de grand préfet, d’officier de première, de deuxième, de troisième classe : en tout, six degrés ou grades.

« D’après les règlements, l’empereur possédait un domaine carré (ou égal à un carré) ayant mille stades de chaque côté. Les koung et les heou possédaient chacun un domaine carré (ou équivalent à un carré) ayant cent stades de chaque côté ; les pe, un domaine carré (ou équivalent à un carré) ayant soixante dix stades de chaque côté ; les tzeu et les nan, un domaine carré ayant cinquante stades de chaque côté. Il y avait ainsi quatre classes de domaines. Un noble dont le domaine n’avait pas au moins cinquante stades en tous sens, n’avait pas accès auprès de l’empereur. Il se mettait sous la dépendance d’un tchou heou ; et son domaine s’appelait fou ioung, (c’est-à-dire mérites adjoints, parce que son nom, son prénom et le compte rendu de son administration étaient présentés à l’empereur par le tchou heou son suzerain).

« Dans le domaine propre de l’empereur, les ministres d’État avaient chacun un territoire égal à celui d’un heou ; les grands préfets, un territoire égal à celui d’un pe ; les officiers de première classe, un territoire égal à celui d’un tzeu ou d’un nan. Dans une grande principauté, dont le territoire avait cent stades en tous sens, les revenus du prince étaient dix fois plus considérables que ceux des ministres d’État. Ceux-ci recevaient quatre fois plus que les grands préfets ; les grands préfets, deux fois plus que les officiers de première classe ; les officiers de première classe, deux fois plus que les officiers de deuxième classe ; les officiers de deuxième classe, deux fois plus que les officiers de troisième classe. Les officiers de troisième classe recevaient autant que les hommes du peuple engagés dans les emplois publics. Les revenus de ces derniers étaient équivalents au produit des terres qu’ils auraient cultivées (s’ils n’avaient pas été occupés dans les emplois publics).

« Dans une principauté de second ordre, dont le territoire avait soixante dix stades en tous sens, le prince recevait dix fois plus que les ministres d’État ; les ministres d’État, trois fois plus que les grands préfets ; les grands préfets, deux fois plus que les officiers de première classe ; les officiers de première classe, deux fois plus que les officiers de deuxième classe ; les officiers de deuxième classe, deux fois plus que les officiers de troisième classe. Les officiers de troisième classe recevaient autant que les hommes du peuple engagés dans les emplois publics. Le traitement de ces derniers était équivalent au produit. des terres qu’ils auraient cultivées (s’ils n’avaient pas été dans les emplois publics).

« Dans une petite principauté, dont le territoire avait cinquante stades en tous sens, le prince recevait dix fois plus que les ministres d’État ; les ministres d’État, deux fois plus que les grands préfets ; les grands préfets, deux fois plus que les officiers de première classe ; les officiers de première classe, deux fois plus que les officiers de deuxième classe ; les officiers de deuxième classe, deux fois plus que les officiers de troisième classe. Le officiers de troisième classe recevaient autant que les hommes du peuple engagés dans les emplois publics. Le traitement de ces hommes du peuple était équivalent au produit des terres qu’ils auraient cultivées (s’ils n’avaient pas été occupés dans les emplois publics).

« Pour ce qui est des laboureurs, chaque père de famille avait cent arpents. Quand ces cent arpents étaient fumés, un laboureur très habile pouvait nourrir neuf personnes ; un autre un peu moins habile, huit personnes ; un laboureur médiocre, sept personnes ; un autre plus médiocre, six personnes ; le moins habile, cinq personnes. Le salaire des hommes du peuple engagés dans les emplois publics était réglé d’après les revenus de ces différentes classes de laboureurs. »

3. Wan Tchang interrogeant Meng tzeu, dit : « Je vous prie de m’exposer vos principes sur l’amitié. » Meng tzeu répondit : « A l’égard de ceux dont vous recherchez ou cultivez l’amitié, évitez de vous prévaloir de votre âge, de vos honneurs ou de la condition élevée de vos parents. Car être ami de quelqu’un, c’est aimer sa vertu ; et l’on ne doit se prévaloir de rien (pour se mettre au dessus de lui).

« Meng Hien tzeu, qui (était grand préfet dans la principauté de Lou et) entretenait cent chariots de guerre, eut cinq amis : Io tcheng K’iou, Mou Tchoung, et trois autres dont j’ai oublié les noms. Hien tzeu a pu jouir de leur amitié, parce que ces cinq hommes ne faisaient pas attention au rang de sa famille. Autrement, Hien tzeu n’aurait pu lier amitié avec eux.

« Non seulement le chef d’une famille qui entretenait cent chariots de guerre, a tenu cette conduite ; mais le chef d’une petite principauté a donné le même exemple. Houei, prince de Pi, disait : « Je traite Tzeu seu comme mon maître, Ien Pan comme mon ami, Wang Chouenn et Tchang Si comme mes serviteurs. »

« Non seulement un petit prince a donné cet exemple ; mais un grand prince a fait de même. P’ing, prince de Tsin, allait visiter Hai T’ang. T’ang lui disait d’entrer, il entrait ; T’ang lui disait de s’asseoir, il s’asseyait ; T’ang lui disait de manger, il mangeait. Même lorsque T’ang ne lui offrait qu’une nourriture grossière et du bouillon aux herbes, le prince mangeait toujours jusqu’à se rassasier. Car (docile aux volontés de T’ang), il ne se serait pas permis de ne pas manger assez pour se rassasier. Cependant, il s’en tint toujours là, et ne fit pas davantage (pour Hai T’ang). Il ne lui fit jamais part des dignités que le Ciel a établies, ne lui confia aucune des charges que le Ciel a instituées, ne lui donna aucun des traitements que le Ciel a fixés. Son respect a été le respect d’un officier pour un sage, mais non le respect d’un grand souverain ou d’un prince.

« Lorsque Chouenn alla à la cour, voir l’empereur Iao, l’empereur logea son gendre Chouenn dans le second palais. Lui-même allait s’asseoir à la table de Chouenn. Il était reçu chez Chouenn, et il le recevait à son tour. Ainsi, bien qu’il fût empereur, il se lia d’amitié avec un simple particulier. Le respect qu’on témoigne à un homme d’une condition plus élevée que soi, s’appelle honneur rendu à la dignité ou à la grandeur ; le respect qu’on témoigne à un homme d’une condition moins élevée que soi, s’appelle honneur rendu à la sagesse. L’honneur rendu à la dignité ou à la grandeur, et l’honneur rendu à la sagesse sont tous deux également conformes à la raison et à la justice. »

4. Wan Tchang, interrogeant Meng tzeu, dit : « Permettez moi de vous demander par quel sentiment les hommes se font entre eux des présents d’amitié. » « Par un sentiment de respect, répondit Meng tzeu. » « Pourquoi le refus absolu des présents, dit Wan Tchang, est il considéré comme un manque de respect ? » Meng tzeu répondit : « Un homme d’un rang élevé vous offre des présents. Si, avant de les recevoir, vous dites : « A-t-il acquis ces choses justement ? » cela sera considéré comme un manque de respect. Aussi ne doit on pas refuser les présents. »

« Mais, dit Wan Tchang, je n’exprimerai pas la vraie cause de mon refus ; mais seulement en mon cœur je dirai : « Il a obtenu ces choses du peuple par des voies injustes ; » et je donnerai une autre raison de mon refus. Cela ne conviendra-t-il pas ? » Meng tzeu répondit : « Lorsqu’on offrait des présents à Confucius pour une raison légitime et d’une manière polie, il les acceptait. »

Wan Tchang dit : « Un homme arrête et dépouille les voyageurs dans la campagne. Il offre des présents pour une raison légitime et d’une manière polie. Est il permis de recevoir les objets qu’il a volés ? » « Cela n’est pas permis, répondit Meng tzeu. Dans les Instructions (données par Ou wang à son frère) Wang chou, il est dit : « Il n’est personne qui ne déteste ces brigands qui tuent les hommes et tournent leurs cadavres en tous sens pour les dépouiller ; insensés qui ne savent pas même craindre le dernier supplice. » On doit les punir de mort, sans leur donner d’avis (et sans leur laisser le temps de se corriger). Telle est la loi que les In ont reçue des Hia, et les Tcheou des In. Elle ne peut être mise en question ; elle est encore parfaitement connue à présent. Comment pourriez vous accepter des objets volés ? »

Wan Tchang dit : « Maintenant les princes dépouillent le peuple, comme font les voleurs de grands chemins. Si un prince offre des présents avec beaucoup de politesse, un homme sage les acceptera. Permettez moi de vous demander quelle raison peut expliquer cette conduite. » « S’il surgissait un grand empereur, dit Meng tzeu, prendrait-il à la fois et punirait-il de mort, croyez vous, tous les princes d’à présent ; ou bien, les avertirait il d’abord, et punirait-il ensuite seulement ceux qui ne changeraient pas de conduite ? Appeler brigands tous ceux qui prennent le bien d’autrui, c’est étendre la signification de ce mot jusqu’à ses dernières limites. Lorsque Confucius exerçait une charge dans la principauté de Lou, les habitants du pays, après une chasse, se disputaient entre eux (les animaux tués, afin de les offrir aux esprits). Confucius toléra (ou prit part à) ces disputes (se promettant de les supprimer peu à peu). S’il peut être permis de se disputer les produits d’une chasse, à plus forte raison. peut on recevoir les présents des princes. »

« Ainsi donc, dit Wan Tchang, lorsque Confucius exerçait une charge, ce n’était pas pour faire fleurir la vertu ? » « C’était pour ce motif, répondit Meng tzeu. » « Si c’était pour faire fleurir la vertu, reprit Wan Tchang, pourquoi n’empêchait il pas les disputes après la chasse ? » Meng tzeu répondit : « Confucius commença par déterminer dans un livre la qualité des offrandes, de sorte qu’on pût se procurer les choses indiquées dans ce livre, sans avoir besoin d’aller les chercher dans tout le pays (ni d’offrir les animaux tués à la chasse). » Wan Tchang dit : « (Puisque Confucius ne parvenait pas à corriger les abus), pourquoi n’a-t-il pas quitté (la principauté de Lou) ? » « Il faisait des essais, répondit Meng tzeu. Quand les essais étaient suffisants pour montrer que sa doctrine pouvait être mise en pratique ; si elle ne l’était pas, il s’en allait. Aussi n’est il jamais resté trois années entières dans une même principauté.

« Confucius accepta et remplit des charges, tantôt parce qu’il voyait la possibilité de faire fleurir la vertu, tantôt parce qu’il était accueilli convenablement, tantôt parce qu’il était entretenu honorablement aux frais de l’État. Sous le gouvernement de Ki Houan tzeu (dans la principauté de Lou), il exerça une charge, parce qu’il vit la possibilité de faire fleurir la vertu. Il accepta une charge sous Ling, prince de Wei, parce qu’il reçut un accueil convenable ; et sous Hiao, prince de Wei, parce qu’il était entretenu aux frais de l’État. »

5. Meng tzeu dit : « (Généralement parlant) le sage n’exerce pas une charge, parce qu’il est pauvre ; il le fait cependant quelquefois ; de même que (géné-ralement) on ne se marie pas pour avoir une aide, mais seulement quelquefois. Celui qui veut exercer une charge à cause de sa pauvreté, doit refuser celles qui sont honorables et bien rétribuées, et en prendre une qui soit humble et peu lucrative. Dans ce cas, quelle charge convient il de choisir ? (Une charge comme) celle de portier de la ville et de veilleur de nuit. »

« Confucius (a exercé des emplois peu élevés, il) a été intendant des greniers publics. Alors il disait : « Je fais en sorte que les comptes mensuels et le compte annuel soient exacts ; mes soins se bornent là. » Il a été chargé de surveiller les pâturages. Alors il disait : « J’ai soin que les bœufs et les moutons soient gras et vigoureux, et qu’ils profitent ; je n’ai pas d’autre souci. » Dans une condition humble, parler de choses élevées, c’est une faute. Rester à la cour d’un prince, si la voie de la vertu n’y est pas suivie, c’est une honte. »

6. Wan Tchang dit : « Pourquoi un lettré (qui est demeuré dans la vie privée) n’accepte-t-il pas d’un prince une subvention régulière ? » « Il n’oserait l’accepter, répondit Meng tzeu : Un prince, dépossédé de ses États, accepte d’un autre prince une subvention régulière ; cela convient. Un lettré sans charge ne l’accepte pas ; cela ne conviendrait pas. » « Si le prince lui envoie du grain, dit Wan Tchang, l’accepte-t-il ? » « Il l’accepte, répondit Meng tzeu. » « A quel titre l’accepte-t-il, continua Wan Tchang ? » « Un prince, répondit Meng tzeu, donne toujours des secours à ses sujets. »

Wan Tchang reprit : « Pourquoi un lettré accepte-t-il d’un prince un secours, et refuse-t-il une subvention régulière ? » « Il n’oserait accepter une subvention régulière, dit Meng tzeu. » Wan Tchang dit : « Permettez moi de vous demander pourquoi il ne l’ose pas. Les portiers des villes et les veilleurs de nuit, répondit Meng tzeu, remplissent un office permanent, et doivent être nourris par le prince. Mais ce serait manquer de respect au prince que de recevoir de lui une subvention régulière, sans être employé continuellement à son service. » Wan Tchang dit : « Un lettré accepte les présents du prince ; je ne sais s’il pourra continuer à les accepter. » Meng tzeu répondit : « Mou, prince de Lou, envoyait souvent saluer Tzeu seu ; souvent aussi il lui envoyait de la viande cuite. Tzeu seu n’en était pas satisfait. Enfin, faisant signe de la main aux envoyés, il sortit avec eux. Arrivé devant la porte principale de la maison, il se tourna vers le nord, se mit à genoux, salua deux fois en inclinant la tête jusqu’à terme, et n’accepta pas le présent. Il dit : « Désormais je sais que le prince me nourrit comme il nourrirait un chien ou un cheval. » Dès lors les serviteurs du prince ne lui portèrent plus rien. Peut on dire qu’un prince aime véritablement un sage, s’il ne sait pas l’élever aux charges, ni pourvoir convenablement à son entretien ? »

Wan Tchang dit : « Je me permettrai de vous demander ce que doit faire un prince pour qu’on puisse dire qu’il pourvoit convenablement à l’entretien d’un sage. » Meng tzeu répondit : « (La première fois, les envoyés) doivent dire qu’ils offrent le présent par ordre du prince ; le sage saluera à genoux, en inclinant deux fois la tête jusqu’à terre, et il acceptera le présent. Ensuite les gardiens des greniers continueront à lui fournir des grains, et les officiers de la cuisine, des viandes ; mais non sur un ordre renouvelé chaque fois par le prince. Tzeu seu pensait que l’obliger à répéter souvent, pour un peu de viande cuite, des salutations pénibles et humiliantes, ce n’était pas la vraie manière de pourvoir à l’entretien d’un sage.

« Iao ordonna à ses neuf fils de servir Chouenn, et lui donna ses deux filles en mariage. Les officiers, les bœufs, les brebis, les greniers, tout fut destiné à pourvoir Chouenn au milieu de ses champs. Ensuite Iao l’éleva à la dignité impériale. De là vient l’expression : honorer la vertu et le talent en souverain ou en prince. »

7. Wan Tchang dit : « Je me permettrai de vous demander pourquoi un lettré (qui n’a pas encore exercé de charge) ne va pas faire visite aux princes. » Meng tzeu répondit : « Si ce lettré demeure à la capitale, c’est un sujet qui vit auprès du marché ; s’il demeure à la campagne, c’est un sujet qui vit au milieu des herbes ; dans les deux cas, c’est un simple particulier. Un simple particulier qui n’a pas offert au prince le présent ordinaire des nouveaux officiers et n’est pas en charge, ne doit pas se permettre de visiter le prince. »

Wan Tchang dit : « Un simple particulier qui est appelé par son prince pour un service, va s’acquitter de ce service. Si le prince l’appelle, parce qu’il désire le voir, pourquoi ne va-t-il pas voir le prince ? » Meng tzeu répondit : « C’est son devoir d’aller s’acquitter du service demandé ; mais il ne doit pas aller voir le prince. D’ailleurs, pourquoi le prince désire-t-il le voir ? » « Parce qu’il a beaucoup de science, répondit Wan Tchang, ou parce qu’il a une grande vertu et de grands talents. » (Si le prince désire le voir) à cause de sa grande science, (il doit aller le trouver). L’empereur lui-même n’appelle pas son maître ; à plus forte raison un prince (ne doit il pas se permettre d’appeler un savant). (Si le prince désire le voir) à cause de sa vertu et de ses talents ; (qu’il se rende auprès de lui). Je n’ai jamais entendu dire que quelqu’un, désirant voir un sage, se soit permis de l’appeler.

« Dans une des nombreuses visites que Mou, prince de Lou, fit à Tzeu seu, il lui dit : « Anciennement, lorsqu’un prince qui avait mille chariots de guerre, voulait se lier d’amitié avec un lettré, que faisait il ? » Tzeu seu mécontent répondit : « Les anciens disaient : Servez l’homme sage ; comment auraient ils pu dire : Ayez des relations d’amitié avec lui ? » Tzeu seu, dans son mécontentement, ne se disait-il pas : « Si l’on considère la condition de chacun de nous deux, vous êtes prince, et je suis sujet ; comment oserais je contracter amitié avec un prince ? Si l’on considère la vertu, vous devez me servir ; comment pouvez vous prétendre à mon amitié ? » Un prince qui a mille chariots de guerre, recherche l’amitié d’un lettré, et ne peut l’obtenir ; à plus forte raison ne peut il pas l’appeler.

« King, prince de Ts’i, voulant aller à la chasse, fit appeler l’inspecteur de son parc par un envoyé portant un étendard. L’inspecteur refusa d’aller à la cour. Le prince fut sur le point de le mettre à mort. (Confucius dit) : « Un lettré bien résolu à suivre ses principes, garde sa résolution, même au péril d’être précipité dans un fossé ; un homme courageux ne se dément jamais, même au péril de sa tête. » Qu’est ce que Confucius trouvait de louable (dans la conduite de cet inspecteur) ? Il louait son refus d’aller à la cour, parce qu’il n’avait pas été appelé comme il aurait dû l’être. »

Wan Tchang dit : « Je me permettrai de vous demander quel signe un prince doit employer quand il appelle l’inspecteur de son parc. » Meng tzeu répondit : « Il se sert d’un bonnet de peau. Il appelle un simple particulier avec un étendard de soie unie, un officier avec un étendard orné de dragons, un grand préfet avec un étendard orné de plumes. Si un prince appelle l’inspecteur de son parc avec le signe qui sert à appeler les grands préfets, l’inspecteur mourra, s’il le faut ; il ne se permettra pas d’aller à la cour. Si un prince appelle un simple particulier de la même manière qu’il appelle ses officiers, un simple particulier se permettra-t-il d’aller voir le prince ? A plus forte raison un homme distingué par sa vertu et ses talents (n’ira-t-il pas voir le prince), s’il est appelé comme le serait un homme sans vertu ni talent.

« Désirer voir un homme distingué par sa vertu et ses talents, et ne pas prendre la voie convenable, c’est désirer qu’il entre, et lui fermer la porte. La voie, ce sont les convenances ; la porte, c’est l’urbanité. Le sage seul sait passer par cette voie, entrer et sortir par cette porte. On lit dans le Cheu King  : « La route de la capitale est unie comme une meule, et droite comme une flèche. Les officiers la parcourent ; le peuple la regarde. » (Ainsi en est il de la voie des convenances). »

Wan Tchang dit : « Lorsque Confucius était appelé par le prince, il partait aussitôt, sans attendre sa voiture. Agissait-il mal ? » « Confucius avait une charge, répondit Meng tzeu ; il devait en remplir les fonctions. Le prince l’appelait à cause de sa charge. »

8. Meng tzeu dit à Wan Tchang : « (Le disciple de la sagesse doit profiter du secours d’autrui). Devenu l’homme le plus vertueux de son village, qu’il se lie d’amitié avec tous les hommes vertueux de son village. Devenu l’homme le plus vertueux de son royaume, qu’il se lie d’amitié avec tous les hommes vertueux de son royaume. Devenu l’homme le plus vertueux de l’empire, qu’il se lie d’amitié avec tous les hommes vertueux de l’empire.

« Après s’être lié d’amitié avec tous les hommes vertueux de l’empire, qu’il croie n’avoir pas assez fait ; mais que, levant plus haut ses regards, il considère les anciens sages. Qu’il récite leurs poésies (spécialement le Cheu King) et lise leurs livres (spécialement le Chou King). Mais, s’il ne sait pas quels hommes c’étaient, sa tâche est-elle accomplie ? (Après avoir lu leurs poésies, leurs livres), qu’il étudie donc aussi leur histoire. Ainsi il s’élèvera jusqu’à lier amitié avec les anciens sages.

9. Siuen, prince de Ts’i, interrogea Meng tzeu sur les devoirs des ministres d’État. « Prince, de quels ministres parlez vous, demanda Meng tzeu ? » « Y a-t-il plusieurs sortes de ministres, dit le prince ? « « Oui, répondit Meng tzeu. On distingue les ministres qui sont nobles et parents du prince en ligne masculine, et ceux qui ne portent pas le même nom de famille que lui. » « Parlez moi, je vous prie, dit le roi, des ministres qui sont nobles et parents du prince. » « Si le prince commet de grandes fautes, dit Meng tzeu, ils l’avertissent. Si, après des représentations plusieurs fois réitérées, ils ne sont pas écoutés, ils mettent en sa place un autre de leurs parents. » Le roi se troubla et son visage changea de couleur.

« Prince, dit Meng tzeu, ne vous étonnez pas de ma franchise. Vous avez interrogé votre serviteur ; je ne me serais pas permis de ne pas dire la vérité. » Le visage du prince se rasséréna. Il pria Meng tzeu de lui parler des ministres qui ne portent pas le même nom de famille que le prince. « Si le prince commet des fautes, dit Meng tzeu, ils l’avertissent. Si, après des représentations réitérées, ils ne sont pas écoutés, ils se retirent. »


LIVRE VI. KAO TZEU.


CHAPITRE I.


1. Kao tzeu dit : « La nature peut être comparée à l’osier, et la justice (cette disposition qui nous porte à traiter les hommes et les choses comme il convient) peut être comparée à une coupe ou à une autre écuelle d’osier. La nature humaine reçoit les dispositions à la bienfaisance et à la justice, comme l’osier reçoit la forme d’une coupe ou d’une autre écuelle. »

Meng tzeu dit : « Pouvez vous faire une coupe ou une autre écuelle avec de l’osier sans contrarier les tendances de sa nature ? Vous ne le pouvez ; vous devez couper et maltraiter l’osier. Si vous coupez et maltraitez l’osier pour en faire une écuelle, irez vous aussi léser et maltraiter la nature humaine pour lui donner des dispositions à la bienfaisance et à la justice ? S’il est une doctrine capable de porter les hommes à rejeter comme nuisibles la bienveillance et la justice, c’est certainement la vôtre. »

2. Kao tzeu dit : « La nature est comme une eau qui tourbillonne. Qu’on lui ouvre une voie vers l’orient, elle coulera vers l’orient ; qu’on lui ouvre une voie vers l’occident, elle coulera vers l’occident. La nature humaine ne discerne pas le bien du mal, de même que l’eau ne discerne pas l’orient de l’occident. »

Meng tzeu dit : « L’eau ne met aucune différence, il est vrai, entre l’orient et l’occident ; mais n’en met elle pas entre le haut et le bas ? La nature de l’homme tend au bien, comme l’eau tend en bas. Tout homme est bon comme l’eau tend toujours à descendre. »

« Cependant, si en frappant sur l’eau vous la faites jaillir, elle pourra dépasser la hauteur de votre front ; si vous l’arrêtez dans son cours et la refoulez, vous pourrez la faire demeurer sur une montagne. En cela obéira-t-elle à sa tendance naturelle ? Elle obéira à la force. L’homme peut se déterminer à faire le mal ; alors sa nature souffre violence. »

3. Kao tzeu dit : « La nature n’est autre chose que la vie. » Meng tzeu dit : « La nature doit elle être appelée vie, comme tout objet blanc est appelé blanc. » « Oui, répondit Kao tzeu. » « La blancheur d’une plume blanche, dit Meng Tzeu, est elle la même que celle de la neige ; et la blancheur de la neige, la même que celle d’une perle blanche ? » « Oui, répondit Kao tzeu. » « Alors, dit Meng tzeu, la nature du chien est la même que celle du bœuf, et la nature du bœuf, la même que celle de l’homme. »

4. Kao tzeu dit : « La nature elle-même nous porte à aimer les mets savoureux, les belles couleurs. (Cette tendance est en nous). De même, la bienveillance est en nous, et non hors de nous. Mais la justice (par laquelle nous traitons chaque chose comme il convient) est hors de nous, et non en nous. » Meng tzeu dit : « Pourquoi dites vous que la bienveillance est en nous, et la justice hors de nous ? » Kao tzeu dit : « Lorsque je me trouve avec quelqu’un plus âgé que moi, je le respecte à cause de son âge ; cette supériorité d’âge n’est pas en moi. De même, quand je vois un objet blanc, je dis qu’il est blanc ; la blancheur est hors de moi. Pour cette raison, je dis que la justice n’est pas en nous. »

Meng tzeu dit : « Nous disons qu’un cheval est blanc comme nous disons qu’un homme est blanc. Mais je ne sais si le jugement que nous exprimons sur l’âge d’un vieux cheval ne diffère pas du respect que nous témoignons à un homme plus âgé que nous. Faites vous consister la justice dans la supériorité d’âge, ou bien plutôt dans le respect envers l’âge ? » (Les commentateurs font observer que les deux lettres I iû, au commencement de ce paragraphe, se sont glissées dans le texte par erreur).

Kao tzeu dit : « Pour mon frère cadet ; j’ai de l’affection ; pour le frère cadet d’un habitant de Ts’in, je n’en ai pas. C’est moi-même qui me détermine à aimer. Pour cette raison, je dis que la bienveillance réside en nous. Je respecte un habitant de Tch’ou qui est plus âgé que moi ; je respecte de même un habitant de mon pays plus âgé que moi. C’est leur âge qui me détermine à les respecter. Pour cette raison, je dis que la justice est hors de nous. »

Meng tzeu dit : « La même inclination me porte à manger le rôti d’un habitant de Ts’in, et à manger mon propre rôti. Or, ces mets excitent mon appétit comme l’âge appelle mon respect. Mon désir de manger du rôti est il aussi hors de moi ? »

5. Meng Ki tzeu interrogeant Koung tou tzeu, dit : « Pourquoi dit-on que la justice réside en nous ? » (On croit que Meng Ki tzeu était le frère cadet de Meng Tchoung tzeu et le proche parent de Meng tzeu). « Nous produisons les marques de notre respect, répondit Koung ton tzeu ; voilà pourquoi l’on dit que la justice est en nous. » « Si un habitant de mon pays, dit Meng Ki tzeu, a un an de plus que mon frère aîné, lequel des deux dois je respecter le plus ? » « Votre frère aîné, répondit Koung tou tzeu. » « Mais, dit Meng Ki tzeu, si (je les invite à venir chez moi et que) je leur verse à boire, lequel des deux dois je servir en premier lieu ? » « Vous servirez d’abord l’habitant de votre pays, répondit Koung ton tzeu. » (Meng Ki tzeu dit) : « Ce que je respecte en mon frère aîné, est en lui ; ce que j’honore en cet habitant de mon pays, est en lui. Tout cela est hors de moi, et non en moi. »

Koung tou tzeu ne put répondre ; il proposa la question à Meng tzeu. Meng tzeu répondit : « (Vous lui direz) : Lequel des deux respectez vous le plus, du frère puîné de votre père ou de votre frère puîné ? Il répondra : Le frère puîné de mon père. Vous lui direz : Si dans une cérémonie, votre frère puîné représente votre aïeul, lequel des deux honorerez vous le plus (de votre oncle ou de votre frère) ? Il répondra : Ce sera mon frère. Vous lui direz : Que deviendra alors votre respect pour votre oncle ? Il répondra : (Je témoignerai un plus grand respect à mon frère), parce qu’il tiendra la place de mon aïeul. Vous lui répondrez à votre tour : (De même, vous verserez à boire en premier lieu à cet habitant de votre pays), parce qu’il sera alors votre invité. Vous devez respecter constamment votre frère aîné, et donner des marques passagères de respect à cet étranger. »

Koung tou tzeu ayant rapporté cette réponse à Ki tzeu, Ki tzeu dit : « Quand je dois témoigner du respect à mon oncle, je lui en témoigne ; quand je dois en témoigner à mon frère puîné, je lui en témoigne aussi. Mon respect est fondé sur une chose qui est hors de moi, et ne vient pas de moi. » Koung tou tzeu répondit : « Nous buvons chaud en hiver, et froid en été. Si votre principe est vrai, le choix de la boisson et de la nourriture se fait aussi hors de nous, et non en nous. »

6. Koung tou tzeu dit à Meng tzeu : « Kao tzeu dit : « La nature de l’homme n’est ni bonne ni mauvaise. » Quelques-uns disent : « La nature peut servir à faire le bien ou à faire le mal. Ainsi au temps de Wenn wang et de Ou wang, le peuple aima la vertu ; sous les règnes de Iou wang et de Li wang, le peuple fut enclin au mal. » D’autres disent : « Les hommes sont, les uns naturellement bons, les autres naturellement mauvais. Ainsi, sous un prince excellent comme Iao, il y eut un homme méchant comme Siang ; d’un père détestable comme Keou seou naquit un grand sage comme Chouenn ; avec un neveu et un souverain comme Tcheou, il y eut des hommes vertueux comme K’i, prince de Wei, et Pi kan, fils d’un empereur. » Vous dites que la nature de l’homme est bonne. Kao tzeu et tous les autres sont donc dans l’erreur. »

Meng tzeu répondit : « Les tendances de notre nature peuvent toutes servir à faire le bien ; voilà pourquoi je dis que la nature est bonne. Si l’homme fait le mal, on ne doit pas en attribuer la faute à ses facultés naturelles. »

« Tout homme a des sentiments de compassion pour les malheureux, de pudeur et d’aversion pour le mal, de déférence et de respect pour les autres hommes. Il sait discerner le vrai du faux et le bien du mal. La commisération, c’est la bienveillance. La honte et l’horreur du mal, c’est la justice (cette disposition qui nous porte à traiter les hommes et les choses comme il convient). La déférence et le respect constituent l’urbanité. La vertu par laquelle nous discernons le vrai du faux et le bien du mal, c’est la prudence. La bienveillance, la justice, l’urbanité, la prudence ne nous viennent pas du dehors, comme un métal fondu qu’on verse dans un moule. La nature les a mises en nous. (Mais la plupart des hommes) n’y font pas attention. Aussi dit on : « Si vous les cherchez, vous les trouverez ; si vous les négligez, vous les perdrez. » Parmi les hommes, les uns sont deux fois, cinq fois, un nombre indéfini de fois meilleurs ou pires que les autres, parce que la plupart n’arrivent pas à user pleinement de leurs facultés naturelles pour faire le bien.

« Il est dit dans le Cheu King : « Le Ciel donne à tous les hommes avec l’existence les principes constitutifs de leur être et la loi morale. Les hommes, grâce à cette loi, aiment et cultivent la vertu. » Confucius dit : « L’auteur de cette ode ne connaissait il pas la voie de la vertu ? » Ainsi l’homme reçoit toujours, avec les principes constitutifs de son être, la loi morale ; et parce qu’il a cette loi, il aime et cultive la vertu. »

7. Meng tzeu dit : « Dans les bonnes années, la plupart des jeunes gens restent bons ; dans les mauvaises années, beaucoup de jeunes gens se corrompent (parce que l’indigence les porte à mal faire). Ce n’est pas que le Ciel ne leur donne à tous les mêmes dispositions naturelles ; mais beaucoup étouffent les bons sentiments de leurs cœurs, à cause des circonstances dans lesquelles ils se trouvent. (Eùl, comme cela, de cette manière, ainsi).

« Supposons que vous cultiviez de l’orge ou du blé. Vous répandez la semence et la recouvrez de terre. Les terrains dans lesquels vous semez, sont les mêmes, c’est-à-dire propres à la culture de l’orge ou du blé. Vous semez partout en même temps. La semence germe ; la moisson croît. Au solstice, elle est entièrement mûre. Si elle présente des différences, (elle ne les doit pas à la nature de la semence), c’est qu’elle n’a pas eu des terrains également fertiles, et n’a pas reçu partout dans une égale mesure la pluie, la rosée et les soins de l’homme.

« Les choses de même espèce sont toutes semblables entre elles. Serait-ce seulement pour l’homme que cette loi générale paraîtrait incertaine ? Les plus grands sages avaient la même nature que nous. Loung tzeu dit : « Je suppose qu’un homme fasse des souliers de paille pour un autre, sans connaître la grandeur de son pied ; je suis certain qu’il ne fera pas des paniers. » Tous les souliers sont semblables entre eux, parce que tous les pieds se ressemblent.

« Tous les hommes jugent des saveurs de la même manière. I Ia a discerné avant moi ce qui est agréable à mon palais. Si le palais de I Ia n’avait pas eu naturellement les mêmes goûts que celui des autres hommes, ce qui a lieu pour les chiens et les chevaux, qui forment des espèces différentes de la nôtre ; comment tous les hommes s’accorderaient-ils avec I Ia au sujet des saveurs ? Tous les hommes jugent des saveurs comme I Ia, parce que le palais est semblable chez tous les hommes.

« Il en est de même pour l’oreille. Tous les hommes jugent des sons comme le musicien K’ouang ; c’est que l’oreille est semblable chez tous les hommes. Il en est aussi de même pour l’œil. Il n’y avait personne qui ne reconnût la beauté de Tzeu tou. Celui qui n’aurait pas reconnu que Tzeu tou était beau, n’aurait pas eu d’yeux.

« Pour cette raison, je dis que, chez tous les hommes, le palais apprécie de même les saveurs, l’oreille les sons, et l’œil les couleurs. L’esprit serait-il le seul qui ne portât pas sur certaines choses les mêmes jugements chez tous les hommes ? Quelles sont ces choses sur lesquelles tous les hommes portent les mêmes jugements ? Je dis que ce sont les premiers principes et leurs applications. (Li, les principes innés dans l’âme ; i, l’application de ces principes). Les plus grands sages ont trouvé avant nous ce que notre esprit approuve généralement. L’esprit de l’homme agrée les principes de la raison et leurs applications, comme son palais agrée la chair des animaux qui se nourrissent d’herbe ou de grain. »

8. Meng tzeu dit : « Autrefois, sur la Montagne des Bœufs (dans le Ts’ing tcheou fou actuel), les arbres étaient beaux. Parce qu’ils étaient sur la limite du territoire d’une grande principauté, la hache et la cognée les ont coupés. Pouvaient ils conserver leur beauté ? Comme la sève continuait à circuler (dans les souches mutilées), et que la pluie et la rosée les humectaient, ils ont poussé des bourgeons et des rejets. Mais les bœufs et les brebis, survenant à leur tour, les ont mangés. Voilà pourquoi cette montagne est si nue. En la voyant toute nue, on s’imagine qu’elle n’a jamais eu d’arbres capables de servir pour les constructions. Est-ce un défaut inhérent à sa nature ?

« (N’en est-il pas de même) des sentiments que l’homme reçoit de la nature ? N’a-t-il pas des sentiments de bienveillance et de justice ? Ce qui les lui fait perdre, est comme la hache et la cognée à l’égard des arbres. Si chaque jour il leur porte des coups, peuvent ils se développer ? Nuit et jour, ils tendent à reprendre des forces. Le matin (après le repos de la nuit, quand l’esprit est calme), les affections et les aversions sont quelque peu telles que l’homme doit les avoir. Mais les actions faites pendant la journée interrompent et étouffent les bons sentiments. Après qu’elles les ont étouffés maintes et maintes fois, l’action réparatrice de la nuit n’est plus suffisante. pour les préserver d’un anéantissement complet. Quand l’influence bienfaisante de la nuit ne suffit plus pour les conserver, l’homme diffère à peine des animaux. En le voyant devenu comme un être sans raison, on croirait qu’il n’a jamais eu de bonnes qualités. L’homme est il tel par nature ?

« Tout être se développe, s’il trouve ce qui est nécessaire à son entretien ; il périt, s’il en est privé. Confucius disait : « Si vous les tenez ferme, ils se conserveront ; si vous les laissez aller, ils se perdront. Ils vont et viennent sans avoir de temps déterminé. Personne ne connaît le lieu où ils demeurent. » Il disait cela en parlant des sentiments du cœur. »

9. Meng tzeu dit : « Il n’est pas étonnant que le roi de Ts’i manque de sagesse. La plante qui croît le plus facilement du monde, ne se développera jamais, si elle est exposée un jour au soleil et dix jours au froid. J’ai rarement visité le roi. Dès que j’étais loin de sa présence, des flatteurs allaient refroidir l’ardeur de ses bons désirs. Comment aurais je pu entretenir en son cœur les germes des bons sentiments ?

« (De plus, il ne donnait pas à mes avis toute son attention). L’habileté d’un joueur d’échecs a peu de valeur. Celui-là ne l’acquerra pas, qui ne donne pas toute son application au jeu. I Ts’iou était le plus habile joueur d’échecs de toute sa nation. Supposons que I Ts’iou enseigne à deux hommes les règles de ce jeu. L’un d’eux s’y applique de tout son pouvoir, et s’occupe uniquement d’écouter I Ts’iou. L’autre l’écoute aussi ; mais son esprit est tout occupé de l’arrivée prochaine d’une oie ou d’un cygne sauvage. Il pense à bander son arc, à lier sa flèche et à frapper l’oiseau. Bien que cet homme apprenne avec le premier, il ne l’égalera pas. Faut il en conclure qu’il a moins d’intelligence ? Je dis que non. » (Le mot I est devenu comme le nom propre du joueur d’échecs Ts’iou).

10. Meng tzeu dit : « J’aime le poisson, et j’aime les pattes d’ours. (Les pattes d’ours sont un mets recherché). Si je ne puis avoir les deux à la fois, je laisserai le poisson, et je prendrai une patte d’ours. J’aime la vie, et j’aime aussi la justice. Si je ne puis garder les deux à la fois, je sacrifierai ma vie, et je garderai la justice.

« Sans doute j’aime la vie ; mais parce qu’il est d’autres choses que j’aime plus que la vie, je n’emploierai pas indistinctement tous les moyens pour la conserver. Je crains la mort ; mais parce qu’il est d’autres choses que je crains plus que la mort, il est des maux que je ne chercherai pas à éviter (dussé-je perdre la vie).

« Si l’homme n’aimait rien plus que la vie, n’emploierait il pas tous les moyens pour la conserver ? S’il ne craignait rien plus que la mort, ne ferait il pas tout pour éviter un malheur ?

« (Parce qu’il est des choses que l’homme aime plus que la vie), il est des moyens qu’il ne voudra pas employer pour conserver sa vie. (Parce qu’il est des choses qu’il craint plus que la mort), il est des choses qu’il ne voudra pas faire pour conjurer un malheur. Ce ne sont pas seulement les sages, qui aiment certaines choses plus que la vie, et en craignent d’autres plus que la mort ; tous les hommes ont (reçu de la nature) les mêmes sentiments. Les sages (ont de particulier qu’ils) les conservent.

« Je suppose qu’un homme soit dans une telle extrémité que, s’il peut avoir une écuelle de riz, une tasse de bouillon, il conservera la vie ; s’il ne les a pas, il mourra. On les lui offre en criant d’une manière impolie ; fût il voyageur, il ne les acceptera pas. On les lui offre en les foulant du pied ; fût il mendiant, il les dédaignera.

« On m’offrirait dix mille tchoung de grain ; et je les accepterais, sans examiner si les convenances et la justice me le permettent ! Que me feraient, à moi, dix mille tchoung de grain ? (Les accepterais-je) pour avoir une maison et des appartements magnifiques, pour me procurer les services d’une femme et de plusieurs concubines, pour me rendre agréable aux pauvres, aux indigents qui m’entourent ? (Dix mille tchoung de grain étaient le traitement ordinaire d’un ministre d’État. Cf. p. 399 )

Précédemment, je n’ai rien accepté, même pour échapper à la mort ; accepterai-je à présent quelque chose, pour avoir une maison et des appartements magnifiques ? Précédemment, je n’ai rien accepté, même pour échapper à la mort ; accepterai-je à présent quelque chose pour me procurer les services d’une femme et de plusieurs concubines ? Précédemment, je n’ai rien accepté, même pour échapper à la mort ; accepterai-je à présent quelque chose pour me rendre agréable aux pauvres qui m’entourent ? Ces trois avantages doivent ils me déterminer à accepter ? (Accepter quelque chose contrairement aux lois de la bienséance ou de la justice), cela s’appelle étouffer ses bons sentiments naturels. »

11. Meng tzeu dit : « La bienveillance est essentielle au cœur de l’homme ; la justice est la voie que l’homme doit suivre. Que l’homme quitte sa voie et ne la suive pas, qu’il perde ses bons sentiments et ne cherche pas à les recouvrer, n’est ce pas lamentable ! Une poule ou un chien s’échappe ; on sait chercher cet animal. On perd ses bons sentiments, et on ne cherche pas à les recouvrer. Tous les efforts du disciple de la sagesse doivent tendre à recouvrer ses bons sentiments perdus. » (La bienveillance est la perfection du cœur).

12. Meng tzeu dit : « Je suppose un homme dont le quatrième doigt est courbé et ne peut se redresser. Ce défaut n’est pas une maladie, ne cause pas de douleur, ne nuit pas au travail. Cependant, si cet homme entend parler de quelqu’un qui pourra redresser son doigt, pour aller le voir, il ne trouvera pas trop longue la route de Ts’in ou de Tch’ou, parce que son doigt n’est pas comme celui des autres hommes. Un homme aura un doigt qui ne sera pas comme celui des autres hommes ; il trouvera que c’est un mal. Il n’aura pas un cœur d’homme, et il ne trouvera pas que ce soit un mal. C’est ne pas savoir apprécier l’importance des choses. »

13. Meng tzeu dit : « Les hommes savent tous la manière de soigner et de faire croître un petit éléococca ou un petit catalpa qu’on peut saisir avec les deux mains ou avec une seule main ; et ils ne savent pas se perfectionner eux-mêmes. Est ce qu’ils s’aimeraient moins qu’ils n’aiment un jeune arbre ? Leur manque de réflexion est extrême. »

14. Meng tzeu dit : « L’homme aime toutes les parties de son être sans exception. Parce qu’il les aime toutes, il doit les soigner toutes sans exception. Parce qu’il n’y a pas un pouce de sa peau qu’il n’aime, il n’y a pas un pouce de sa peau qu’il ne soigne. Pour savoir s’il soigne sa personne bien ou mal, le seul moyen n’est il pas de faire réflexion sur lui-même (et d’examiner s’il ne donne pas plus de soin à son corps qu’à son âme) ?

« Entre les différentes parties qui constituent l’homme, les unes sont nobles, les autres sont viles ; les unes sont importantes, les autres ne le sont pas. Il doit éviter de soigner les moins importantes au détriment des plus importantes, et les moins nobles au détriment des plus nobles. Celui qui soigne spécialement les moins importantes, est un homme vil ; celui qui soigne spécialement les plus importantes, est un homme vraiment grand. Un directeur de jardins publics qui négligerait les sterculiers et les catalpas pour soigner les jujubiers sauvages, serait un mauvais directeur de jardins. Un homme qui soignerait l’un de ses doigts, et laisserait perdre son dos et ses épaules, sans qu’il s’en aperçût, serait semblable à un loup qui court précipitamment (sans regarder autour de lui).

« Celui qui ne fait que boire et manger est un objet de mépris, parce qu’il soigne la partie la moins importante de lui-même au détriment de la plus importante. Si celui qui ne fait que boire et manger, ne laissait rien perdre (ne négligeait pas son âme), la bouche et l’estomac seraient ils considérés seulement comme un peu de peau ? » (Ils sont méprisés, parce que les soins donnés au corps font ordinairement négliger l’âme).

15. Koung tou tzeu interrogeant Meng tzeu dit : « Tous les hommes sont également hommes. Comment se fait il que les uns deviennent de grands hommes, et les autres, des hommes vulgaires ? » Meng tzeu répondit : « Ceux qui suivent la direction de la plus noble partie de leur être, deviennent de grands hommes ; ceux qui suivent les penchants de la moins noble, deviennent des hommes méprisables. »

« Puisqu’ils sont tous également hommes, reprit Koung tou tzeu, pour quoi suivent ils, les uns la direction de la plus noble partie de leur être, les autres, les penchants de la moins noble ? » « Les oreilles et les yeux, répondit Meng tzeu, n’ont pas pour office de penser, et sont trompés par les choses extérieures. Les choses extérieures sont en relation avec des choses dépourvues d’intelligence, à savoir, avec nos sens, et ne font que les attirer. L’esprit a le devoir de penser. S’il réfléchit, il arrive à la connaissance de la vérité ; sinon, il n’y parvient pas. Tout ce qui est en nous, nous a été donné par le Ciel. Lorsqu’un homme suit fermement la direction de la plus noble partie de lui-même ; la partie inférieure ne peut usurper ce pouvoir. il devient un homme vraiment grand. »

16. Meng tzeu dit : « Il y a des dignités conférées par le Ciel, et des dignités conférées par les hommes. La bienveillance, la justice, la sincérité, la bonne foi, une ardeur infatigable pour faire le bien sont des dignités conférées par le Ciel. Celles de prince, de ministre d’État, de grand préfet sont des dignités conférées par les hommes.

« Les anciens donnaient leurs soins aux dignités conférées par le Ciel, et les dignités humaines leur venaient d’elles-mêmes. Les hommes de notre temps donnent leurs soins aux dignités conférées par le Ciel, en vue d’obtenir les dignités humaines. Quand ils ont obtenu les dignités humaines, ils négligent celles qu’ils ont reçues du Ciel. C’est le comble de l’aveuglement. A la fin, ils perdent tout (même les dignités humaines). »

17. Meng tzeu dit : « Le désir des dignités est un sentiment commun à tous les hommes. Tous possèdent en eux-mêmes des dignités ; et ils n’y pensent pas. Les dignités conférées par les hommes ne sont pas de véritables dignités. Les hommes que Tchao Meng a comblés d’honneurs, Tchao Meng peut les dépouiller de leurs honneurs. « On lit dans le Cheu King : « Enivré de vin, et plein de vertu. » Ces paroles signifient : « La bienveillance et la justice suffisent pour le rassasier ; il ne désire ni les viandes succulentes ni aucun autre mets exquis. Sa renommée et sa gloire sont pour lui comme un vêtement splendide ; il ne désire ni les riches tissus ni les broderies des hommes. »

18. Meng tzeu dit : « La vertu triomphe des mauvaises inclinations, comme l’eau triomphe du feu. A présent, ceux qui cultivent la vertu, (agissent mollement et) sont comme des hommes qui, voyant une voiture de chauffage dévorée par les flammes, voudraient éteindre le feu avec une tasse d’eau, et qui, n’y parvenant pas, diraient que l’eau ne triomphe pas du feu. Leur conduite encourage beaucoup les hommes vicieux (à persévérer dans le désordre). Ils finissent infailliblement par se perdre tout à fait. »

19. Meng tzeu dit : « Les grains qui servent à la nourriture de l’homme, sont les plus précieux de tous. Quand ils ne sont pas mûrs, ils valent moins que le faux millet. De même, pour la vertu, il importe surtout qu’elle atteigne la perfection. »

20. Meng tzeu dit : « Lorsque I enseignait à tirer de l’arc, il veillait certainement à ce que la corde de l’arc fût tirée le plus fortement possible par celui qui voulait décocher une flèche, et ses élèves avaient aussi la même attention. Un maître charpentier, qui enseigne son art, emploie certainement le compas et l’équerre ; ses apprentis emploient aussi le compas et l’équerre. » (Dans l’école de la sagesse, les préceptes des anciens sages sont comme le compas et l’équerre).


CHAPITRE II.


1. Un homme de la principauté de Jenn, interrogeant Ou liu tzeu (disciple de Meng tzeu), dit : « Lequel des deux est le plus important, du manger ou des règles à observer dans le manger ? » Ou liu tzeu répondit : « Les règles sont plus importantes. » L’interlocuteur continua : « Lequel des deux est le plus important, du mariage ou des règles prescrites pour le mariage ? » Les règles sont plus importantes, répondit Ou lin tzeu. « Mais, reprit l’interlocuteur, supposons une circonstance dans laquelle, si je veux observer toutes les règles pour le manger, je mourrai de faim ; si je ne les observe pas, je pourrai manger ; suis je tenu de les observer ? Supposons que, si je dois aller en personne inviter et amener chez moi ma fiancée, je ne puisse pas me marier, (ma pauvreté ne me permettant pas de me procurer les choses nécessaires à cette cérémonie) ; et qu’au contraire, si je n’y vais pas en personne, je puisse me marier ; suis je tenu d’accomplir cette cérémonie ? » (Jênn, à présent Tsi gning tcheou dans le Chan toung).

Ou liu tzeu ne put répondre. Le lendemain il alla à Tcheou consulter Meng tzeu. (Tcheou était la patrie de Meng tzeu). Meng tzeu dit : « La réponse à ces questions est elle difficile ? Si, ne tenant aucun compte de l’extrémité inférieure, vous élevez au même niveau l’extrémité supérieure, un bâton d’un pouce d’épaisseur pourra dépasser la hauteur d’une tour très élevée. Quand on dit que le métal est plus lourd que la plume, veut-on dire qu’un anneau de métal est plus lourd qu’une voiture de plume ?

« Si vous mettez en parallèle la nécessité de manger et l’observation d’une petite règle, le manger ne sera-t-il pas incomparablement plus important ? Si vous mettez en parallèle le devoir de se marier et l’observation d’une petite règle, le mariage ne sera-t-il pas incomparablement plus important ?

« Allez dire à celui qui vous a interrogé : « Supposons une circonstance dans laquelle vous aurez de la nourriture, si vous en prenez de force à votre frère aîné en lui tordant le bras ; vous n’en aurez pas, si vous ne lui tordez pas le bras. Lui tordrez vous le bras ? Si vous franchissez le mur du voisin qui demeure à l’est de votre maison, et si vous lui enlevez une fille qui n’est pas mariée, vous aurez une femme ; sinon, vous n’en aurez pas. Enlèverez vous cette fille ? »

2. Kiao (frère cadet du prince) de Ts’ao, interrogeant Meng tzeu, dit : « Est-il vrai que tous les hommes peuvent égaler Iao et Chouenn ? » « C’est vrai, répondit Meng tzeu. » Kiao reprit : « J’ai entendu dire que Wenn wang avait dix pieds de taille (deux mètres) et T’ang neuf pieds. Moi, j’ai neuf pieds et quatre dixièmes. Je ne fais que manger. Comment puis je égaler Iao et Chouenn ? »

« Cela dépend-il de la taille, répondit Meng tzeu ? Il faut agir (imiter la conduite de Iao et de Chouenn) ; voilà tout. Voici un homme qui autrefois n’avait pas la force de soulever un jeune canard ; il passait alors pour un homme très faible. A présent, on dit qu’il soulève un poids de trois mille livres ; il passe pour un homme très fort. Ainsi ; celui qui soulèverait le même poids que Ou Houe (un poids de trente mille livres), serait par cela seul un second Ou Houe. Les hommes ont ils lieu de s’affliger de leur impuissance ? C’est l’action qui leur manque (et non la force).

« Marcher lentement derrière ceux qui sont plus âgés que nous, cela s’appelle les respecter ; marcher vite et les devancer, cela s’appelle leur manquer de respect. Marcher lentement, est ce une chose impossible à quelqu’un ? (Non, mais) c’est ce que plusieurs ne veulent pas faire. La voie que Iao et Chouenn ont suivie, a été celle du respect envers les parents et les personnes âgées, et rien de plus.

« Habillez vous comme Iao, parlez et agissez comme Iao ; vous serez un autre Iao. Si vous imitez Kie dans vos vêtements, dans vos paroles, dans votre conduite ; dès lors vous serez un second Kie. »

Kiao dit : « J’obtiendrai une audience du prince de Tcheou ; il me permettra d’avoir un logement. Je désire demeurer ici, et recevoir vos enseignements. » « La voie de la vertu, répondit Meng tzeu, est comme un grand chemin. Est-il bien difficile de la connaître ? Les hommes ne la cherchent pas ; c’est là leur défaut. Retournez dans votre pays, et cherchez la. Vous trouverez plus de maîtres qu’il ne vous en faut. »

3. Koung suenn Tch’eou interrogeant Meng tzeu, dit : « Kao tzeu prétend que l’ode Siao P’an est l’œuvre d’un homme vulgaire. » « Pourquoi dit il cela ? demanda Meng tzeu. » « C’est, dit Koung suenn Tch’eou, parce que dans cette ode un fils se plaint de son père. »

« Que Kao comprend mal le Cheu King, dit Meng tzeu ! Un homme se trouve ici, je suppose ; un barbare de Iue tire à soi la corde de son arc pour le frapper. Je tâcherai d’arrêter ce barbare en lui parlant d’une manière douce et aimable, parce que nous sommes étrangers l’un à l’autre. Mais si mon frère aîné tirait à lui la corde de son arc pour frapper quelqu’un, je l’en détournerais en versant des larmes, parce que c’est mon frère. Si, dans l’ode Siao P’an, un fils se dit malheureux, c’est par affection pour son père. Cette affection prouve la bonté de son cœur. Que Kao comprend mal le Cheu King ! »

« Dans l’ode K’ai foung, dit Koung suenn Tch’eou, pourquoi les sept fils ne se plaignent-ils pas de leur sort ? » Dans l’ode K’ai foung, répondit Meng tzeu, les sept fils expriment leur douleur d’une faute qui n’a pas de graves conséquences (qui ne trouble qu’une famille). Dans l’ode Siao Pan, il s’agit d’une faute grave (qui trouble toute la principauté). Ne pas déplorer une faute grave de ses parents, c’est les traiter comme des étrangers. Exprimer son affliction d’une faute légère de ses parents, c’est ne pouvoir supporter la moindre contrariété. Traiter ses parents comme des étrangers, c’est manquer à la piété filiale ; ne pouvoir supporter la moindre contrariété, c’est aussi manquer à la piété filiale. Confucius disait : « Chouenn est parvenu au plus haut degré de la piété filiale ; à l’âge de cinquante ans, il témoignait encore son affection pour eux (en déplorant leur mauvaise conduite). »

4. Soung K’eng voulait aller dans la principauté de Tch’ou. Meng tzeu le rencontra à Cheu k’iou, et lui dit : « Maître, où allez vous ? » Soung K’eng répondit : « J’ai entendu dire que les princes de Ts’in et de Tch’ou se font la guerre. Je veux voir le prince de Tch’ou, et l’engager à cesser les hostilités. Si ce conseil ne lui plaît pas, je verrai le prince de Ts’in, et l’engagerai à déposer les armes. Mon avis sera agréé de l’un de ces deux princes, sinon de tous les deux. »

Meng tzeu dit : « Je désirerais vous entendre exposer, non pas au long, mais en résumé, le discours que vous avez l’intention de leur tenir. Quels motifs leur donnerez-vous ? » « Je leur dirai, répondit Soung K’eng, que la guerre ne leur sera pas profitable. » « Maître, dit Meng tzeu, votre but est élevé ; mais vous invoquez un mauvais motif.

« Si vous parlez de profit aux princes de Ts’in et de Tch’ou, et qu’ils arrêtent la marche de leurs troupes par raison d’intérêt ; les soldats de leurs trois légions garderont volontiers le repos en vue de leur propre intérêt. Le sujet servira son prince en vue de son propre intérêt. Le fils servira son père, et le frère puîné son frère aîné en vue de l’intérêt propre. Le prince et le sujet, le père et le fils, le frère aîné et le frère puîné banniront tout sentiment d’affection et de justice, et dans leurs relations mutuelles, ne chercheront que leur propre intérêt. Une telle conduite a toujours amené la ruine de l’État. Si vous parlez de bienveillance et de justice aux princes de Ts’in et de Tch’ou, et que ces princes, par motif de bienveillance et de justice, tiennent au repos leurs trois légions ; les soldats de leurs trois légions garderont volontiers le repos, par motif de bienveillance et de justice. Les sujets serviront leur prince par motif d’affection et de justice. Le fils servira son père par motif d’affection et de justice. Le frère puîné servira son frère aîné par motif d’affection et de justice. Le prince et le sujet, le père et le fils, le frère aîné et le frère puîné, oubliant leur intérêt propre, s’acquitteront de leurs devoirs mutuels par motif d’affection et de justice. Un prince, qui a obtenu ce résultat, est toujours parvenu à gouverner tout l’empire. Est-il besoin de parler de profit ? »

5. Meng tzeu demeurant à Tcheou, Ki Jenn (le plus jeune des frères du prince de Jenn), qui gouvernait la principauté de Jenn (en l’absence de son frère aîné), envoya des pièces de soie en présent à Meng tzeu. Meng tzeu les reçut ; mais il n’alla pas remercier le prince. Lorsqu’il était à P’ing lou (ville de la principauté de Ts’i), Tch’ou tzeu, qui était ministre d’État, lui envoya des pièces de soie en présent. Meng tzeu les reçut, mais il n’alla pas remercier le ministre.

Plus tard, étant allé de Tcheou à Jenn, il visita Ki Jenn ; étant allé de P’ing lou à la capitale de Ts’i, il ne visita pas Tch’ou tzeu. Ou liu tzeu plein de joie, dit : « Voici une bonne occasion (pour demander et obtenir une explication). » « Maître, dit il à Meng tzeu, lorsque vous êtes allé à Jenn, vous avez visité Ki Jenn ; lorsque vous êtes allé à la capitale de Ts’i, vous n’avez pas visité Tch’ou tzeu. Est ce parce que Tch’ou tzeu n’était que ministre d’État, (tandis que Ki Jenn était régent) ? »

« Non, répondit Meng tzeu. Il est dit dans le Chou King : « Lorsqu’on offre quelque chose à un supérieur, les témoignages de respect sont de la plus grande importance. S’ils ne sont pas en rapport avec les présents offerts, c’est comme si l’on n’offrait rien, parce que le cœur n’y a aucune part ; parce que ce n’est vraiment pas offrir un présent à un supérieur. » Ou liu tzeu fut satisfait. Quelqu’un l’ayant interrogé à ce sujet, il répondit : « Ki Jenn ne pouvait pas aller à Tcheou ; mais Tch’ou tzeu pouvait aller à P’ing lou (saluer Meng tzeu, et il aurait dû lui donner cette marque de respect). »

6. Chouenn iu K’ouenn dit : « Celui qui s’applique avant tout à faire des actions d’éclat, c’est-à-dire à bien mériter du public, travaille dans l’intérêt des autres ; celui qui met en seconde ligne les actions éclatantes (et en première ligne, sa propre perfection), cherche son propre avantage. Maître, vous étiez l’un des trois ministres d’État de Ts’i ; avant d’avoir rendu aucun service signalé au prince ou au peuple, vous vous êtes retiré. Est ce vraiment la conduite d’un homme qui aime ses semblables ? »

Meng tzeu répondit : « Il y eut un sage qui demeura dans une humble condition, et ne voulut pas mettre sa sagesse au service d’un prince vicieux ; ce fut Pe i. Un autre se rendit cinq fois à l’invitation de T’ang, et cinq fois à l’invitation de Kie (il les servit l’un et l’autre) ; ce fut I in. Un autre n’avait pas horreur d’un prince vicieux, et ne refusait pas une petite charge ; c’était Houei de Liou hia. Ces trois sages n’ont pas suivi la même voie ; mais leur but a été le même. Quel était ce but ? La vertu parfaite. Les sages tendent à la perfection de la vertu, et c’est assez. Est-il besoin qu’ils suivent tous la même voie ? »

Chouenn iu K’ouenn dit : « Sous le règne de Mou, prince de Lou, Koung i tzeu était à la tête des affaires ; Tzeu liou et Tzeu seu étaient ministres d’État. Le territoire de Lou diminua de plus en plus. Il semble que les sages sont inutiles dans un État. » « Le prince de Iu, répondit Meng tzeu, n’employa pas Pe li Hi, et il perdit ses États. Mou, prince de Ts’in, l’employa, et soumit tous les autres princes à son autorité. Ainsi, un prince qui n’emploie pas les sages, perd ses États. Comment pourrait-il réussir à n’en perdre qu’une partie ? »

« Lorsque Wang Pao demeurait près de la K’i, dit Chouenn iu K’ouenn, à l’occident du Fleuve Jaune, les habitants apprirent à fredonner des chants. Lorsque Mien Kiu habitait Kao t’ang, dans la partie occidentale de Ts’i, les habitants apprirent à chanter. Les femmes de Houa Tcheou et de K’i Leang (ministres d’État de Ts’i) pleurèrent parfaitement la mort de leurs maris, et déterminèrent un changement de mœurs dans toute la principauté. Les vertus et les talents qui sont dans l’âme se manifestent toujours au dehors dans les actions. Jamais je n’ai vu un homme qui, étant capable de faire les actions d’un sage, ne rendît pas les services qu’on attend d’un sage. J’en conclus qu’il n’existe pas de sages à présent. S’il y en avait, je les connaîtrais. »

Meng tzeu répondit : « Lorsque Confucius était ministre de la justice dans la principauté de Lou, on ne suivit pas son conseil. (Dès lors, il résolut de se retirer. Mais, pour ne pas rendre manifeste à tous les yeux une faute grave de son prince, il voulut attendre que celui-ci commît une faute légère). Plus tard, un sacrifice eut lieu. La viande cuite (qui avait été offerte aux esprits), ne fut pas (selon la coutume) distribuée (aux grands préfets). Confucius se retira, sans même prendre le temps de déposer son bonnet de cérémonie. Ceux qui ne le connaissaient pas, crurent qu’il s’en était allé, parce qu’il n’avait pas eu de viande. Ceux qui le connaissaient, jugèrent que c’était à cause de l’omission d’une cérémonie. Sans doute Confucius voulait s’en aller à l’occasion d’une faute légère ; mais il n’aurait pas voulu le faire sans une raison apparente. Les hommes ordinaires ne savent pas apprécier la conduite des sages. »

7. Meng tzeu dit : « Les cinq dominateurs des princes se sont rendus coupables envers les fondateurs des trois dynasties. A présent, les princes sont coupables envers les cinq dominateurs, et les grands préfets envers les princes.

« L’empereur visitait les princes ; cela s’appelait visiter les pays confiés à la garde des princes. Les princes allaient à la cour de l’empereur ; cela s’appelait rendre compte de l’administration. Au printemps, (l’empereur et les princes) inspectaient la culture des champs, et fournissaient aux laboureurs ce qui leur manquait (pour atteindre le temps de la moisson). En automne, ils inspectaient la moisson, et fournissaient aux laboureurs ce qui leur manquait (pour passer l’année). Lorsque l’empereur, entrant dans une principauté, trouvait les terres défrichées, les champs bien cultivés, les vieillards soignés et les sages honorés, les hommes de talent pourvus de charges, il récompensait le prince, en lui donnant de nouvelles terres. Si l’empereur, entrant dans une principauté, trouvait que les terres étaient en friche ou couvertes d’herbe, que les vieillards n’étaient pas soignés, ni les sages pourvus d’emplois, que des exacteurs rapaces occupaient les charges, il adressait au prince une réprimande. Lorsqu’un prince négligeait de se rendre à la cour de l’empereur, la première fois, il était abaissé d’une dignité inférieure ; la deuxième fois, il perdait une partie de son territoire ; la troisième fois, les six légions allaient le chasser de sa principauté. L’empereur fixait et commandait le châtiment ; mais il n’allait pas lui-même attaquer le prince coupable. Les princes (sur l’ordre de l’empereur) attaquaient le coupable ; mais ils ne fixaient pas le châtiment. Les cinq dominateurs ont soumis les princes à leur autorité, et les ont forcés à châtier ceux d’entre eux qui leur résistaient. Pour cette raison, je dis qu’ils ont été coupables envers les fondateurs des trois dynasties.

« Le plus puissant des cinq dominateurs fut Houan, prince de Ts’i. Il réunit les princes à K’ouei k’iou, fit lier la victime, et mit sur elle l’écrit qui contenait les ordonnances ; mais on ne se frotta pas les lèvres avec le sang de la victime. Pour jurer l’observation d’un traité, on creusait une fosse carrée et sur le bord on immolait une victime. On coupait l’oreille gauche de la victime, et on la mettait sur un bassin orné de pierreries. On mettait aussi le sang dans un vase de jade. Ce sang servait à confirmer la foi jurée. Les articles du traité étant écrits, on les lisait, après s’être frotté les coins de la bouche avec le sang. On mettait la victime dans la fosse ; on plaçait sur elle les articles du traité, et on en jurait l’observation. Cela s’appelait mettre le traité sur la victime. Les ordonnances étaient les suivantes. Premièrement : « Punissez de mort le fils qui ne respecte pas ses parents ; l’héritier présomptif une fois désigné, ne le changez pas ; une femme de second rang ne doit pas devenir femme de premier rang. » Deuxièmement : « Que les hommes capables soient élevés aux honneurs et les hommes de talent entretenus ; que la vertu obtienne des distinctions. » Troisièmement : « Respectez les vieillards ; prenez soin des enfants et des jeunes gens ; ne négligez pas les hôtes ni les étrangers : Quatrièmement : « Que les charges ne soient pas héréditaires, ni les emplois cumulés ; qu’on ne choisisse aucun officier dont la capacité ne soit reconnue ; qu’aucun prince de son autorité privée, ne mette à mort un grand préfet. » Cinquièmement : « Qu’on ne construise pas de digues qui soient préjudiciables aux pays voisins ; qu’on n’empêche pas les étrangers de venir acheter des grains ; qu’aucun fief ne soit conféré sans l’autorisation de l’empereur. » (A la fin de ces cinq articles) il était dit : « Nous tous qui avons contracté cet engagement, après en avoir juré l’observation, nous aurons soin de maintenir entre nous la bonne intelligence. » A présent, tous les princes violent les défenses contenues dans ces cinq articles. Pour cette raison je dis que les princes d’à présent sont coupables envers les cinq dominateurs.

« C’est un crime beaucoup plus grand d’aller au devant des mauvais désirs d’un prince, que de les entretenir seulement. A présent les grands préfets vont tous au devant des mauvais désirs des princes. Aussi je dis qu’ils sont coupables envers les princes actuels. »

8. Le prince de Lou voulait mettre à la tête de son armée Chenn tzeu (son ministre, et l’envoyer prendre la ville de Nan iang, qui appartenait au prince de Ts’i). Meng tzeu dit à Chenn tzeu : « Employer à faire la guerre un peuple qui n’a pas été habitué à la pratique des vertus, c’est le perdre. Un prince destructeur de son peuple n’aurait pas été toléré au temps de Iao et de Chouenn. Quand même une seule bataille suffirait pour terrasser vos ennemis et prendre Nan iang, vous ne devriez pas entreprendre cette guerre. » Chenn tzeu, changeant de contenance, dit d’un air mécontent : « C’est ce que moi Kou li, je ne comprends pas. »

« Je vais vous l’expliquer, répondit Meng tzeu. Le territoire soumis immédiatement à l’empereur a mille stades en tous sens. S’il était moins étendu, les revenus ne suffiraient pas pour recevoir et traiter les princes. Le territoire de chaque prince a cent stades en tous sens. S’il était moindre, les revenus ne suffiraient pas pour observer les règles concernant les temples des ancêtres.

« Tcheou koung reçut en fief la principauté de Lou. Elle avait cent stades en tous sens. Son territoire n’était pas insuffisant ; cependant il n’avait que cent stades. T’ai koung reçut en fief la principauté de Ts’i ; elle avait aussi cent stades en tous sens. Le territoire n’était pas insuffisant ; cependant il ne dépassait pas cent stades.

« A présent, la principauté de Lou a une étendue cinq fois plus grande. S’il surgissait un empereur vraiment puissant, la principauté de Lou, dites moi, serait elle de celles qu’il diminuerait, ou bien de celles qu’il augmenterait ? Un honnête homme ne voudrait pas enlever une place à un prince pour la donner à un autre (même quand il le pourrait sans coup férir) ; à plus forte raison, s’il fallait faire périr des hommes. Un ministre sage s’efforce d’amener son prince à rester dans la voie de la vertu, et à tendre toujours à la perfection. »

9. Meng tzeu dit : « De nos jours, ceux qui servent les princes disent : « Je puis, dans l’intérêt du prince, augmenter l’étendue des terres cultivées, remplir ses greniers et ses magasins. » De tels hommes sont considérés à présent comme de bons ministres ; les anciens les appelaient spoliateurs du peuple. Chercher à enrichir un prince qui ne suit pas la voie de la vertu et ne tend pas à la perfection, c’est enrichir Kie.

« (Quelques uns disent) : « Je puis, dans l’intérêt du prince, former des alliances, et par ce moyen, faire la guerre avec la certitude de remporter la victoire. » De tels hommes sont considérés à présent comme de bons ministres ; les anciens les appelaient fléaux du peuple. Vouloir faire la guerre avec acharnement pour un prince qui ne suit pas la voie de la vertu et ne tend pas à la perfection, c’est seconder Kie. Donnez l’empire d’un prince qui suit le courant et ne réforme pas les habitudes actuelles ; il ne pourra le garder l’espace d’un matin. »

10. Pe Kouei dit à Meng tzeu : « Je voudrais n’exiger en tribut que la vingtième partie des produits de la terre. Qu’en pensez vous ? » Meng tzeu répondit : « La mesure que vous proposez est bonne pour les barbares du nord. Dans une capitale qui compté dix mille familles, s’il n’y avait qu’un seul potier, serait-ce assez ? » « Non, dit Pe Kouei, les vases ne seraient pas en nombre suffisant. »

Meng tzeu reprit : « Dans le pays de ces barbares du nord, le millet à panicules est la seule espèce de grain qui arrive à maturité. Ils n’ont ni villes munies d’une double enceinte de murailles, ni édifices, ni maisons ; ni temples des ancêtres, ni sacrifices, ni princes à qui l’on offre des présents et des festins ; ils n’ont ni officiers ni employés du gouvernement. La vingtième partie des produits de la terre suffit pour les dépenses publiques.

« En Chine, serait il raisonnable de supprimer les relations sociales et de n’avoir plus d’officiers ? Si les potiers étaient trop peu nombreux, un État ne pourrait subsister commodément ; à plus forte raison, s’il n’avait pas d’officiers. Celui qui voudrait exiger moins d’impôt que Iao et Chouenn deviendrait un petit barbare formé sur le modèle des barbares du nord. Celui qui voudrait exiger plus que Iao et Chouenn, deviendrait un petit Kie formé à l’image du trop fameux Kie. »

11. Pe Kouei dit : « J’ai fait écouler les eaux mieux que Iu. » « Vous vous trompez, répondit Meng tzeu. Iu a fait suivre à l’eau son cours naturel ; il lui a donné les quatre mers pour déversoirs. Vous, vous l’avez fait déverser dans les principautés voisines (à leur grand détriment). L’eau qui déborde produit l’inondation. L’inondation est un fléau, qui excite l’horreur de tout homme vraiment humain. Je le répète, vous vous trompez. »

12. Meng tzeu dit : « Si celui qui s’applique à l’étude de la sagesse, n’a pas foi en ses principes, sur quel fondement appuiera-t-il sa conduite ? »

13. Meng tzeu ayant appris que le prince de Lou voulait donner à Io tcheng tzeu une part dans l’administration, dit : « Cette nouvelle m’a causé une telle joie que je n’ai pu dormir. » Koung suenn Tch’eou dit : « Io tcheng tzeu est il un homme énergique ? » « Non, dit Meng tzeu. » — « Est il prudent et fécond en ressources ? » « Non, dit Meng tzeu. » — « A-t-il beaucoup de connaissances, une grande expérience ? » « Non, dit Meng tzeu. » — « Alors pourquoi cette joie qui vous a empêché de dormir ? » « C’est un homme qui veut le bien, dit Meng tzeu. »

— « Suffit il d’aimer ce qui est bien ? » « L’amour du bien, dit Meng tzeu, est plus que suffisant pour gouverner l’empire ; à plus forte raison, pour gouverner la principauté de Lou. Si un ministre veut le bien, dans tout l’empire personne ne trouvera trop pénible un voyage de mille stades pour venir lui donner un bon avis.

« S’il n’aime pas ce qui est bien, chacun dira : « Il est plein de confiance en lui-même ; (si je lui donne un avis, il pensera) : je le savais déjà. » La voix et le visage d’un homme présomptueux repoussent tout le monde à mille stades de distance. Les hommes de bien se tiennent à distance, mais les détracteurs, les adulateurs, les flatteurs hypocrites approchent. Un ministre entouré de détracteurs, d’adulateurs et de flatteurs hypocrites, pourrait-il, quand il le voudrait, établir le bon ordre dans l’État ? »

14. Tch’enn tzeu dit : « Anciennement, dans quelles circonstances les sages acceptaient-ils les charges publiques ? » Meng tzeu répondit : « Il y avait trois cas dans lesquels ils acceptaient les offres des princes, et trois cas dans lesquels ils se retiraient. Quand ils étaient reçus avec beaucoup d’honneur et selon toutes les règles, et qu’ils avaient lieu d’espérer que le prince suivrait leurs avis ; ils acceptaient un emploi. Mais ensuite, s’ils voyaient que le prince ne suivrait pas leurs avis, les marques de respect fussent-elles encore les mêmes, ils se retiraient. (Voilà le premier cas).

« Voici le deuxième. Lors même que le prince ne leur paraissait pas encore disposé à suivre leurs avis, s’ils étaient reçus avec grand respect et selon toutes les règles, ils acceptaient un emploi ; mais si plus tard les témoignages de respect diminuaient, ils se retiraient.

« Le troisième cas était celui-ci. Un sage n’avait à manger ni le matin ni le soir ; il était tellement exténué, par la faim qu’il n’avait pas la force de sortir de sa maison. Le prince, informé de son indigence, disait : « Pour ce qui est du point principal, je ne puis ni faire pratiquer les enseignements de ce sage ni suivre ses avis. Mais j’ai honte de le laisser souffrir de la faim sur mon territoire. » Le prince offrait un secours. Le sage pouvait accepter ce qui lui était nécessaire pour ne pas mourir de faim, mais rien de plus. »

15. Meng tzeu dit : « Les honneurs allèrent chercher Chouenn au milieu ces champs qu’il cultivait, Fou Iue dans une cabane de terre qui lui servait d’habitation, Kiao ko au milieu des poissons et du sel qu’il vendait, Kouan I ou dans une prison entre les mains d’un geôlier, Suenn chou Ngao sur le bord de la mer où il vivait retiré, Pe li Hi dans un lieu de marché. Chouenn cultivait, la terre près du mont Li (dans le Chan si) ; à l’âge de trente ans, il fut associé à l’empire par Iao. Iue habitait une cabane de terre dans le désert de Fou ien (près de P’ing lou hien dans le Chan si) ; il fut promu par Ou ting. Kiao ko, à une époque de trouble, faisait le commerce de sel et de poisson ; il fut promu, par Wenn wang. Kouan Tchoung était tenu dans les fers par le gardien de la prison ; il fut nommé ministre d’État par le prince Houan. Suenn chou Ngao vivait retiré au bord de la mer ; il fut créé premier ministre par Tchouang, prince de Tch’ou (qui fut le dernier des cinq dominateurs). L’histoire de Pe li Hi est rapportée dans un chapitre précédent. Voy. page 531.

« Ainsi, lorsque le Ciel veut imposer à quelqu’un une grande charge, auparavant il abreuve son cœur d’amertumes, soumet à la fatigue ses nerfs et ses os, livre au tourment de la faim ses membres et tout son corps, le réduit à la plus extrême indigence, contrarie et renverse toutes ses entreprises. Par ce moyen il réveille en lui les bons sentiments, fortifie sa patience, et lui communique ce qui lui manquait encore (soit de connaissance soit de vertu).

« Les hommes ordinaires (ne reconnaissent et) ne corrigent leurs défauts, qu’après avoir commis des fautes. Ils ne font de généreux efforts, qu’après avoir eu le cœur dans l’angoisse et vu leurs desseins traversés. Ils ne commencent à comprendre que quand ils ont lu sur les visages et entendu dans les discours les sentiments que leur conduite excite dans les cœurs. Un royaume périt ordinairement, quand il n’a pas, à l’intérieur, d’anciennes familles attachées à l’observation des lois, et de sages ministres, et à l’extérieur, des ennemis et des difficultés. On voit par là que la vie est dans la sollicitude et la souffrance, et la mort dans le repos et le bien-être. »

16. Meng tzeu dit : « On peut enseigner de bien des manières. Quand je dédaigne de former et d’instruire quelqu’un, mon refus de l’enseigner est une leçon que je lui donne. »


LIVRE VII. TSIN SIN.


CHAPITRE I.


1. Meng tzeu dit : « Celui qui cultive parfaitement son intelligence, connaît sa nature (et la nature de toutes choses). Celui qui connaît sa nature, connaît le Ciel. L’intelligence est cette faculté spirituelle avec laquelle l’homme a reçu les principes de toutes les connaissances, et par laquelle il se dirige en toutes choses. La nature est l’ensemble des principes que l’intelligence connaît naturellement. Le Ciel est le principe de tous les principes. Il n’est personne dont l’intelligence ne possède les principes de toutes les connaissances. Cf. Ta Hio, p. 2 et 11. Conserver parfaitement ses facultés intellectuelles, entretenir en soi les dons de la nature, c’est le moyen de servir le Ciel. Être indifférent au sujet de la longueur ou de la brièveté de la vie, et travailler à se perfectionner soi-même jusqu’à la fin de sa carrière, c’est le moyen d’affermir les dons que l’on a reçus du Ciel. » (Ming, ce que le Ciel donne à l’homme).

2. Meng tzeu dit : « Rien n’existe qui ne soit voulu et ordonné par le Ciel. Il faut accepter avec soumission ce qu’il veut et ordonne directement. (Seules les choses qui arrivent sans qu’aucun homme les attire, sont voulues et ordonnées directement par le Ciel. Il ne veut et n’ordonne les autres que d’une manière indirecte, et souvent l’homme doit faire en sorte de les éviter). Pour cette raison, celui qui a une juste idée de la providence céleste ne se tient pas au pied d’un mur qui menace ruine (pour ne pas s’attirer une mort que le Ciel ne veut pas directement). La mort de celui qui termine ses jours dans l’accomplissement de ses devoirs, est ordonnée directement par le Ciel. La mort du criminel qui périt dans les fers ne l’est pas. »

3. Meng tzeu dit : « Il est utile de chercher les biens que nous trouvons, quand nous les cherchons, et que nous perdons, quand nous les négligeons. Ces biens soit ceux qui sont en nous, à savoir les vertus. Rien ne sert de chercher les biens dont la poursuite est soumise à certaines règles, et dont l’acquisition dépend de la volonté du Ciel. Ces biens sont ceux qui sont hors de nous. »

4. Meng tzeu dit : « Nous avons en nous les principes de toutes les connaissances. Le plus grand bonheur possible est celui de voir, en s’examinant soi-même, qu’il ne manque rien à sa propre perfection. Si quelqu’un s’efforce d’aimer les autres comme lui-même, la perfection qu’il cherche est tout près de lui. »

5. Meng tzeu dit : « La plupart des hommes agissent sans savoir la raison de leur conduite. Ils ont des habitudes, et ils ne s’en demandent pas compte. Ils continuent ainsi toute leur vie, et ils ne savent pas pourquoi. »

6. Meng tzeu dit : « Il faut que l’homme ait honte de mal faire. Celui qui a honte de n’avoir pas eu honte de mal faire, ne fera plus rien dont il doive avoir honte. »

7. Meng tzeu dit : « La honte est un sentiment d’une grande importance. Les adroits machinateurs de ruses et de fourberies, ne rougissent de rien. Celui qui n’a plus ce sentiment essentiel à l’homme de bien, que peut-il avoir de ce qui constitue l’homme de bien ? »

8. Meng tzeu dit : « Les sages souverains de l’antiquité aimaient la vertu des hommes sages, et (dans leurs relations avec eux), ils oubliaient leur propre puissance. Comment les sages de l’antiquité n’auraient-ils agi de même ? Ils mettaient tout leur bonheur dans leur sagesse, et ne faisaient pas attention à la puissance des grands. Aussi, lorsqu’un roi ou un prince n’avait pas pour eux le plus profond respect, et ne les traitait pas avec la plus exquise urbanité, il n’obtenait pas de les voir souvent. S’il n’obtenait pas même de les voir souvent, à plus forte raison n’obtenait-il pas de les avoir à son service. »

9. Meng tzeu dit à Soung Keou tsien, (l’un de ces lettrés qui allaient offrir leurs conseils à tous les princes) : « Aimez-vous à aller dans les cours (donner des avis aux princes) ? Je vous dirai mon sentiment au sujet de ces voyages. Si les princes suivent vos conseils, soyez content ; s’ils ne les suivent pas, soyez également content. »

« Que dois je faire, dit Keou tsien, pour être toujours content ? » « Estimez la vertu, dit Meng tzeu, mettez votre bonheur dans la justice ; et vous pourrez être toujours content. Le disciple de la sagesse, dans la pauvreté, garde toujours la justice, et dans la prospérité, ne s’écarte jamais de la voie de la vertu. Parce que, dans la pauvreté, il possède la justice, il se possède lui-même (il garde son cœur exempt de corruption). Parce que, dans la prospérité (et les honneurs), il ne s’écarte pas de la voie de la vertu, le peuple n’est pas trompé dans ses espérances. Lorsque les sages de l’antiquité obtenaient ce qu’ils désiraient, à savoir les charges publiques, ils répandaient leurs bienfaits sur le peuple. Lorsqu’ils n’obtenaient pas l’objet de leurs désirs, ils se perfectionnaient eux-mêmes, et devenaient ainsi illustres dans le monde. S’ils étaient pauvres, ils travaillaient dans la solitude à se rendre parfaits. S’ils étaient dans la prospérité (et les honneurs), en se perfectionnant eux mêmes, ils rendaient tous les autres hommes parfaits. »

10. Meng tzeu dit : « Les hommes vulgaires auraient besoin d’un Wenn wang qui les excitât à pratiquer la vertu. Mais les hommes d’élite s’excitent eux mêmes, sans le secours d’un Wenn wang. »

11. Meng tzeu dit : « Donnez à un homme les richesses et la puissance de la famille des Han ou de celle des Wei ; s’il n’en conçoit aucun orgueil, il est bien supérieur au commun des hommes. »

12. Meng tzeu dit : « Lorsqu’un prince impose des travaux à ses sujets en vue d’assurer leur repos, ses sujets supportent volontiers les plus grandes fatigues. Lorsqu’un prince, afin de protéger la vie de ses sujets, en fait périr quelques uns, ceux-ci acceptent la mort sans se plaindre du prince qui les fait périr. »

13. Meng tzeu dit : « Les sujets d’un puissant chef des princes sont transportés de joie (quand ils reçoivent de lui un bienfait). Les sujets d’un empereur véritable sont toujours heureux. Ils accepteraient de lui, sans se plaindre, même leur sentence de mort. Lorsqu’ils reçoivent de lui un bienfait, ils ne lui en font pas un mérite extraordinaire, (parce que ses bienfaits sont continuels). Le peuple devient meilleur chaque jour, sans apercevoir l’action de celui qui le rend meilleur. Un prince sage opère des transformations partout où il passe. Dans tout ce qu’il entreprend, son action est merveilleuse. Son influence s’étend partout, unie à celle du ciel et de la terre. Dira -t-on qu’il ne rend pas de grands services ? »

14. Meng tzeu dit : « Un langage empreint de bonté fait sur les hommes une impression moins profonde qu’une réputation de bonté. Un bon gouvernement est moins propre à gagner le peuple que les bons enseignements. Un bon gouvernement inspire la crainte ; les bons enseignements inspirent l’affection. Un bon gouvernement enrichit le peuple et le prince ; les bons enseignements gagnent les cœurs. »

15. Meng tzeu dit : « Ce que l’homme sait faire sans l’avoir appris, il le sait faire naturellement. Ce qu’il connaît sans y avoir réfléchi, il le connaît naturellement. Les petits enfants savent tous aimer leurs parents. Devenus grands, ils savent tous respecter leurs frères aînés. L’affection envers les parents est un effet de la bienveillance ; le respect envers ceux qui sont plus âgés que nous, est un effet de la justice. Ce qui montre que ces sentiments procèdent de ces deux vertus innées, c’est qu’ils se rencontrent partout sous le ciel. »

16. Meng tzeu dit : « Lorsque Chouenn vivait au fond d’une montagne, demeurant au milieu des arbres et des rochers, allant et venant au milieu des cerfs et des sangliers, il ne paraissait pas différer beaucoup des sauvages habitants des montagnes. Quand il entendait une bonne parole ou qu’il voyait une bonne action, (il s’empressait d’en faire la règle de sa conduite), semblable au Kiang ou au Fleuve-Jaune, qui, après avoir rompu ses digues, répand partout ses eaux et ne peut être arrêté. »

17. Meng tzeu dit : « Ne faites pas ce que vous savez ne devoir pas faire ; ne désirez pas ce que vous savez ne devoir pas désirer. Cela suffit. »

18. Meng tzeu dit : « Les hommes d’une vertu éclairée et d’une prudence industrieuse se forment d’ordinaire dans les souffrances et les contrariétés. Seuls les ministres délaissés et les enfants de concubines gardent leur cœur avec soin, comme des hommes en péril, et savent se prémunir contre les malheurs dont ils sont menacés. Aussi deviennent-ils très perspicaces. »

19. Meng tzeu dit : « Il est des hommes méprisables qui servent les princes ; lorsqu’ils sont au service d’un prince, ils s’appliquent à garder ses bonnes grâces et à le flatter. (Il dit des hommes, et non des ministres, par mépris.) Il est des ministres qui maintiennent la paix dans l’État ; ils font leur bonheur de remplir ce devoir. Il est des hommes favorisés des plus grands dons du Ciel ; lorsqu’ils jugent que, dans les honneurs, ils pourront faire pratiquer la vertu par tout l’empire, ils (acceptent des charges et) font régner partout la vertu. Il est des grands hommes ; ils se rendent eux mêmes parfaits, et tous les autres les imitent. »

20. Meng tzeu dit : « Trois choses donnent au sage une grande joie, et la dignité impériale n’est pas de ce nombre. La première, c’est d’avoir encore son père et sa mère, de voir ses frères exempts de tout embarras sérieux. La deuxième, c’est de n’avoir rien dont il doive rougir ni devant le Ciel ni devant les hommes. La troisième, c’est d’attirer à lui tous les hommes de talent, de les former par ses leçons. Trois choses lui donnent une grande joie ; la dignité impériale n’est pas de ce nombre. »

21. Meng tzeu dit : « Un vaste territoire, un peuple nombreux sont des choses conformes aux désirs de l’homme sage ; mais ce n’est pas ce qui lui cause une grande joie. Être à la tête de l’empire et procurer la paix à tous les peuples, est pour l’homme sage une grande joie ; mais ce qu’il a reçu de la nature (et qui est le plus grand de tous les biens), ne consiste pas en cela. Ce que le sage a reçu de la nature, ne peut être augmenté, lors même qu’il ferait de grandes choses, ni diminué, lors même qu’il vivrait dans la pauvreté, parce c’est la part qui lui a été assignée par le Ciel. Ce que l’homme sage tient de la nature, ce sont les vertus de bienveillance, de justice, d’urbanité et de prudence : Elles ont leurs racines dans le cœur ; mais leurs effets apparaissent manifestement sur le visage, se voient dans la tenue des épaules et de tous les membres. Tout le corps comprend son devoir, sans qu’on l’en avertisse. »

22. Meng tzeu dit : « Pe i, fuyant le tyran Tcheou, était allé demeurer au nord sur le bord de la mer. Lorsqu’il apprit les belles actions de Wenn wang, il se leva en disant : « Pourquoi n’irais je pas vivre sous sa dépendance ? J’ai entendu dire que le prince de l’ouest a grand soin des vieillards. » T’ai koung, fuyant Tcheou, s’était retiré à l’est, près du rivage de la mer. Lorsqu’il apprit les belles actions de Wenn wang, il se leva en disant : « Pourquoi n’irais je pas me mettre sous sa dépendance ? J’ai entendu dire que le Prince de l’ouest a grand soin des vieillards. » Si dans l’empire un prince prenait soin des vieillards, les hommes vertueux se donneraient tous à lui.

« Chaque habitation occupait cinq arpents de terrain ; on y plantait des mûriers le long du mur d’enceinte. La mère de famille nourrissait des vers à soie ; elle avait de quoi faire des vêtements de soie aux vieillards : Elle nourrissait cinq poules et deux truies, avait soin le les faire produire aux temps convenables ; et les vieillards n’étaient jamais privés de viande. Chaque père de famille avait cent arpents de terre ; en les cultivant, il pouvait nourrir huit personnes.

« La raison pour laquelle Pe i et T’ai koung disaient que le prince de l’ouest prenait grand soin des vieillards, c’est qu’il assignait à chacun de ses sujets un champ et une habitation, leur apprenait à planter des mûriers et à nourrir des animaux domestiques, dirigeait leurs femmes et leurs enfants, et obtenait ainsi qu’ils prissent soin des vieillards. Un homme de cinquante ans n’a pas chaud, s’il n’a pas de vêtements de soie. Un homme de soixante dix ans, n’est pas rassasié, s’il ne mange pas de viande. N’avoir pas chaud et n’être pas rassasié, cela s’appelle souffrir du froid et de la faim. Dans les États de Wenn wang, aucun vieillard ne souffrait du froid ni de la faim. Voilà ce que voulaient dire Pe i et T’ai koung. »

23. Meng tzeu dit : « Si le prince rend facile la culture des terres, modère les taxes et les impôts, le peuple sera dans l’abondance. S’il a soin que ses sujets ne mangent qu’à des heures réglées, et ne fassent de dépenses que pour les cérémonies, ils auront plus de provisions qu’ils n’en pourront consommer. L’eau et le feu sont nécessaires pour vivre. Si quelqu’un, même au crépuscule du soir, allait frapper à la porte d’un autre et demander de l’eau ou du feu, certainement il en obtiendrait, parce que l’eau et le feu abondent partout. Les empereurs les plus sages faisaient en sorte que les pois et les grains fussent aussi abondants que l’eau et le feu. Quand les pois et les grains sont si abondants, le peuple peut-il n’être pas vertueux ? »

24. Meng tzeu dit : « Lorsque Confucius était sur la montagne à l’est de la capitale, la principauté de Lou lui paraissait petite. Lorsqu’il montait sur le T’ai chan, l’empire lui paraissait petit. De même, celui qui étend ses regards sur la mer, a de la peine à compter pour quelque chose les autres amas d’eau. Celui qui fréquente l’école d’un grand sage, compte difficilement pour quelque chose les discours des autres hommes.

« Il est des règles à suivre pour observer l’eau et juger de sa profondeur. Il faut la considérer lorsqu’elle a des vagues. Le soleil et la lune étant des corps lumineux, leurs rayons reçus (même à travers une petite ouverture) éclairent les objets. L’eau remplit d’abord les fossés, avant d’aller plus loin. De même, le disciple de la sagesse (avance par degrés) dans l’étude de la doctrine des sages ; il n’apprend une nouvelle leçon, que quand il possède bien la précédente. »

25. Meng tzeu dit : « Celui qui se lève au chant du coq et s’applique tout entier à la pratique de la vertu, est un disciple de Chouenn. Celui qui se lève au chant du coq et se livre tout entier à la poursuite du gain, est un disciple du brigand Tcheu. Voulez vous savoir quelle distance sépare Chouenn de Tcheu ? C’est celle qui existe entre le désir du gain et l’amour de la vertu. » Voy. page 457.

26. Meng tzeu dit : « Iang Tchou a pour maxime qu’il peut à peine assez faire pour lui-même (chacun pour soi). Il ne voudrait pas sacrifier un de ses cheveux dans l’intérêt de l’empire. Me Ti aime tous les hommes également et sans distinction. Pour se rendre utile à l’empire, il consentirait à se laisser racler tout le corps de la tête aux pieds. Tzeu mouo tient le milieu entre ces deux philosophes. Tenant le milieu, il approche davantage de la vérité. Mais, parce qu’il veut garder le juste milieu sans tenir compte des circonstances, il s’attache aussi obstinément à un point. La raison pour laquelle je hais celui qui s’attache obstinément à un point, c’est qu’il altère la vraie doctrine. Il prend un principe unique, et en laisse de côté cent autres. »

27. Meng tzeu dit : « La nourriture paraît toujours agréable ; à ceux qui ont faim, et la boisson à ceux qui ont soif. Ils ne peuvent en bien juger ; la faim ou la soif leur a gâté le goût. La faim et la soif ne nuisent elles qu’au palais et à l’estomac ? Ordinairement elles nuisent aussi au cœur de l’homme. Si quelqu’un est capable de supporter la faim et la soif, c’est-à-dire la pauvreté, sans détriment pour son cœur, pour sa vertu, il n’aura pas à déplorer de ne pas égaler les hommes les plus vertueux. »

28. Meng tzeu dit : « Houei de Liou hia n’aurait pas, pour les trois plus hautes dignités de l’empire, changé quoi que ce fût à sa conduite. »

29. Meng tzeu dit : « Celui qui s’adonne à la pratique de la vertu peut être comparé à un homme qui creuse un puits. Cet homme eût-il creusé à une profondeur de neuf fois huit pieds, s’il ne va pas jusqu’à la source, il est vrai de dire qu’il abandonne son puits. »

30. Meng tzeu dit : « Iao et Chouenn ont reçu de la nature la vertu parfaite ; Tch’eng T’ang et Ou wang l’ont acquise par leurs efforts ; les cinq chefs des princes l’ont simulée. Après l’avoir longtemps simulée, sans chercher à l’acquérir, ne s’imaginaient ils pas la posséder ? »

31. Koung suenn Tch’eou dit : I in dit : « Je ne puis m’habituer à un prince qui ne se conduit pas d’après la raison. » Et il relégua le jeune empereur T’ai kia dans le palais de T’oung. Le peuple en fut très satisfait. T’ai kia étant devenu vertueux, I in le reconduisit à la capitale. Le peuple fut encore très satisfait. Lorsqu’un prince n’est pas vertueux, un sage ministre peut il le reléguer loin de la cour ? » Meng tzeu répondit : « Il le peut, s’il a la même intention que I in. S’il a une autre intention, c’est un usurpateur. » Voy. page 525.

32. Koung suenn Tch’eou dit : « On lit dans le Cheu King : « Il ne mangera pas sa nourriture, sans l’avoir obtenue par son travail. » Comment un sage peut il se dispenser de cultiver la terre pour en tirer sa nourriture ? » Meng tzeu répondit : « Lorsqu’un sage demeure dans un pays, le prince, s’il suit ses avis, devient tranquille, riche, honoré, glorieux. Les jeunes gens, s’ils suivent ses enseignements, deviennent obéissants envers leurs parents, respectueux envers ceux qui sont plus âgés qu’eux, sincères, véridiques. Peut-on mieux gagner sa nourriture ? »

33. Tien, fils du roi de Ts’i, interrogeant Meng tzeu, dit : « Quelle est l’occupation d’un lettré sans charge ? » Meng tzeu dit : « Il élève les aspirations de son cœur. » Tien dit : « Qu’appelez vous élever ses aspirations ? » « C’est, répondit Meng tzeu, aspirer à la pratique de la bienveillance et de la justice. Ainsi, mettre à mort un innocent est contraire à la vertu d’humanité ; prendre le bien d’autrui est contraire à la justice ; (un lettré prend la résolution d’éviter ces fautes). Quelle est sa demeure ? C’est la vertu d’humanité. Quelle est sa voie ? C’est la justice. Demeurer dans la vertu d’humanité, et suivre la voie de la justice, c’est toute l’occupation d’un homme vraiment grand. »

34. Meng tzeu dit : « Tch’enn Tchoung tzeu n’aurait pas accepté la principauté de Ts’i, si on la lui avait offerte contrairement à la justice. Aussi, tout le monde est persuadé qu’il était un grand sage. Mais sa justice a été celle d’un homme qui refuse d’accepter une écuelle de riz et un peu de bouillon. Il n’y a pas de crime plus grand que celui de ne reconnaître ni père, ni mère, ni parents, ni prince, ni sujet, ni supérieur, ni inférieur. Parce qu’un homme a une petite vertu, croire qu’il en a de grandes, n’est-ce pas déraisonnable ? » Voy. page 456.

35. T’ao Ing (disciple de Meng tzeu) dit : « Lorsque Chouenn était empereur et Kao iao ministre de la justice, si Kou seou avait tué quelqu’un, qu’aurait fait Kao iao ? » Meng tzeu répondit : « Il aurait simplement observé la loi. » — « Chouenn ne le lui aurait donc pas défendu ? » « Comment Chouenn aurait il pu le lui défendre, répondit Meng tzeu. Kao iao avait reçu la loi de plus haut, (il devait l’appliquer, même malgré l’empereur). »

« Alors, qu’aurait fait Chouenn ? » « Chouenn, répondit Meng tzeu, aurait abandonné l’empire sans plus de regrets que s’il avait quitté une paire de souliers usés. Prenant son père sur ses épaules, il se serait enfui secrètement. Il aurait fixé sa demeure sur le bord de la mer, et vécu, heureux et content, sans plus penser à l’empire. »

36. Meng tzeu, allant de Fan à la capitale de Ts’i, aperçut de loin un fils du prince de Ts’i. Il dit, en poussant un soupir : « La condition change l’air du visage, et la fortune l’apparence extérieure. Tant est grande l’influence du rang que l’on occupe ! Tout homme n’est il pas enfant d’un homme ? L’habitation, les appartements, les voitures, les chevaux, les vêtements du fils d’un prince sont généralement semblables à ceux des autres hommes. Cependant, le fils du prince est tel que nous le voyons (différent des autres hommes) ; sa condition seule en est la cause. A plus forte raison celui qui reste dans la vaste demeure de l’univers, c’est-à-dire dans la vertu parfaite, paraît il différent des autres hommes.

« Le prince de Lou, arrivant à la capitale de Soung, cria à la porte appelée Tie tche. Les gardiens se dirent : « Ce n’est pas notre prince ; comment se fait-il, que sa voix ressemble à celle de notre prince ? » Cette ressemblance de voix n’avait d’autre cause que la ressemblance de condition. »

37. Meng tzeu dit : « Fournir à l’entretien d’un sage et ne pas l’aimer, c’est le traiter comme un animal immonde. L’aimer et ne pas le respecter, c’est le nourrir comme un animal domestique. Les témoignages d’honneur et de respect doivent précéder l’offrande des présents. S’ils ne partent du cœur et sont de vaines démonstrations, ils ne pourront retenir un sage. »

38. Meng tzeu dit : « Les différentes parties du corps et leurs fonctions sont de la nature même de l’homme. Le sage est le seul qui sache en user parfaitement. »

39. Siuen, roi de Ts’i, voulait diminuer la durée du deuil. Koung suenn Tch’eou dit : « Ne vaut-il pas mieux garder le deuil une seule année que de s’en dispenser entièrement ? » Meng tzeu répondit : « (Parler ainsi au prince) c’est comme si, voyant quelqu’un tordre le bras de son frère aîné, vous vous contentiez de lui dire : Tordez le doucement, lentement. Vous devriez l’engager à pratiquer la piété filiale et à respecter son frère aîné, et voilà tout. »

L’un des fils du roi de Ts’i ayant perdu sa mère, son précepteur demanda pour lui l’autorisation de garder le deuil pendant quelques mois. Koung suenn Tch’eou pria Meng tzeu de lui dire ce qu’il en pensait. Meng tzeu répondit : « Le fils du roi désirait garder le deuil le temps ordinaire ; mais il ne pouvait en obtenir l’autorisation. N’eût-il demandé qu’un seul jour de deuil, c’eût été mieux que de ne faire absolument rien. (Ce que j’ai dit précédemment), je l’ai dit de celui qui, n’étant arrêté par personne, se dispenserait de la loi du deuil. »

40. Meng tzeu dit : « Le sage enseigne de cinq manières différentes : il est des hommes sur lesquels il agit comme une pluie bienfaisante ; il en est dont il perfectionne la vertu ; il en est dont il développe les talents ; il en est auxquels il répond quand il est interrogé ; il en est qui, (recevant ses enseignements par d’autres), se corrigent et se perfectionnent en leur particulier. Telles sont les cinq manières d’enseigner employées par le sage. »

41. Koung suenn Tch’eou dit : « Votre doctrine est élevée, elle est belle ; mais en vérité, il semble que ce soit comme si l’on voulait monter jusqu’au ciel, et qu’il soit impossible de parvenir si haut : Ne pourriez vous pas mettre la perfection à la portée de vos disciples ; et les encourager ainsi à faire chaque jour des efforts ? »

Meng tzeu répondit : « Un maître charpentier ne change ni ne laisse de côté son cordeau pour un apprenti maladroit. Il ne changeait pas sa manière de tirer à lui la corde de son arc pour un archer malhabile. Le sage tire à lui la corde de l’arc, mais il ne décoche pas la flèche. Il saute en quelque sorte ; (c’est-à-dire, le sage enseigne ses disciples beaucoup plus par ses exemples que par ses paroles ; il les précède dans la voie, et avance comme par bonds). Il garde toujours le juste milieu, (et ne fait pas fléchir les principes). Le suit qui peut. »

42. Meng tzeu dit : « Quand les vrais principes sont en vigueur dans le monde, (le sage exerce une charge, et) les vrais principes l’accompagnent toujours. Quand les vrais principes ne sont pas en vigueur dans le monde, le sage s’applique tout entier à les suivre (dans la vie privée). Je n’ai jamais entendu dire qu’un sage ait accommodé les principes aux désirs des hommes. »

43. Koung tou tzeu dit : « Lorsque Keng (frère du prince) de T’eng venait à votre école, il était, ce semble, de ceux qu’il fallait traiter avec honneur. Pourquoi n’avez vous pas répondu à ses questions ? » Meng tzeu dit : « Je ne réponds pas aux interrogations de ceux qui se prévalent ou de leur dignité, ou de leur sagesse, ou de leur âge, ou des services qu’ils m’ont rendus, ou de leur ancienne amitié avec moi. Keng de T’eng avait deux (de ces défauts ; il se prévalait de sa dignité et de sa sagesse). »

44. Meng tzeu dit : « Si quelqu’un s’abstient de ce dont il doit le moins s’abstenir, il s’abstiendra de tout. Si quelqu’un ne traite pas bien ceux qu’il devrait traiter le mieux, il ne traitera bien personne. Celui qui s’avance avec trop d’empressement, recule bientôt. »

45. Meng tzeu dit : « Le sage épargne les êtres dépourvus de raison, c’est-à-dire les animaux et les plantes ; mais il n’exerce pas envers eux sa bienfaisance. Il fait du bien à tous les hommes, mais il ne les aime pas tous d’une affection spéciale. Il aime d’une affection spéciale ceux qui lui sont unis par le sang, et il fait du bien à tous les autres hommes. Il fait du bien aux hommes, et il épargne les autres êtres. »

46. Meng tzeu dit : « Il n’est rien qu’un homme sage ne désire connaître ; mais il s’applique en premier lieu à connaître ce qui réclame sa première attention. Un homme bienfaisant fait du bien à tout le monde ; mais avant tout il a soin de s’attacher les hommes sages. Iao et Chouenn, malgré toute leur sagesse, ne cherchaient pas à tout connaître en même temps, mais ils commençaient par les choses les plus importantes. Iao et Chouenn, malgré leur affection pour les hommes, n’étendaient pas leurs bienfaits sur tous en même temps ; ils travaillaient d’abord à s’attacher les hommes sages.

« Ne pouvoir s’astreindre à trois années de deuil, et cependant faire des recherches minutieuses sur le deuil de trois mois ou celui de cinq mois ; manger immodérément, boire sans discontinuer, et cependant interroger sur l’usage de ne pas déchirer la viande avec les dents ; cela s’appelle ne pas distinguer les choses importantes de celles qui ne le sont pas. (Voy. le Mémorial des Rites).


CHAPITRE II.


1. Meng tzeu dit : « Que Houei, prince de Leang, a été barbare ! Un prince humain fait du bien, d’abord à ceux qui lui sont chers, c’est-à-dire à ses proches, ensuite, à ceux qui ne lui sont pas spécialement chers, c’est-à-dire aux étrangers. Un prince inhumain traite cruellement, d’abord ceux auxquels il ne doit pas une affection spéciale, c’est-à-dire, les étrangers, puis ceux qui lui sont spécialement chers, c’est-à-dire ses proches. »

« Que voulez vous dire ? demanda Koung suenn Tch’eou. Meng tzeu répondit : « Houei, roi de Leang, pour la possession d’un territoire, a fait massacrer ses sujets, en les envoyant à la guerre. Après une grande défaite, il voulut recommencer les hostilités. Craignant de n’avoir pas la victoire, il força son jeune fils (son fils aîné), qui lui était très cher, (à prendre part à l’expédition, afin d’exciter l’ardeur des soldats) ; il sacrifia ainsi son fils avec ses sujets. C’est ce que j’appelle traiter, inhumainement, d’abord ceux à qui l’on ne doit pas une affection spéciale, puis ceux que l’on aime le plus. »

2. Meng tzeu dit : « Le Tch’ouenn Ts’iou relate des guerres injustes (entreprises par les princes sans l’autorisation de l’empereur). Il en mentionne quelques unes qui sont plus louables que les autres. Châtier par les armes se dit de l’empereur soumettant un prince désobéissant. Les princes qui se font la guerre, ne se châtient pas l’un l’autre. »

3. Meng tzeu dit : « Il vaudrait mieux n’avoir pas de livres historiques que de les interpréter à la lettre. Dans le chapitre du Chou King qui a pour titre Fin de la guerre, je ne prends à la lettre que deux ou trois passages seulement. Un prince humain n’a pas d’adversaires dans le monde. Un prince très bon, Ou wang, ayant attaqué un tyran très cruel, Tcheou, comment a-t-il péri tant d’hommes que les pilons (ou les boucliers) aient frotté dans le sang ? » Meng tzeu dit que ce fait est incroyable. Mais le vrai sens de ce passage du Chou King, c’est que les partisans des Chang se sont tués les uns les autres, et non qu’ils ont été tués par Ou wang.

4. Meng tzeu dit : « Il en est qui disent : Je suis habile à ranger une armée en bataille ; je suis habile à diriger un combat. Ils sont gravement coupables. Un prince qui aime à faire du bien, n’a pas d’ennemi sur la terre.

« Lorsque (Tch’eng T’ang) châtiait les princes du midi, les barbares du nord n’étaient pas satisfaits ; lorsqu’il châtiait les princes de l’est, les barbares de l’ouest n’étaient pas satisfaits. Les uns et les autres disaient : Pourquoi ne vient-il pas à nous en premier lieu ? Lorsque Ou wang attaqua le dernier empereur de la dynastie des In, il n’avait que trois cents chariots de guerre, et trois mille soldats courageux comme des tigres. Il dit (aux sujets du tyran) : « Ne craignez pas ; je viens (vous délivrer de la tyrannie et) vous apporter la paix ; je ne fais pas la guerre au peuple. Ils inclinèrent tous le front comme un taureau qui frappe la terre de ses cornes. Le mot tchēng signifie rendre droit, régler. Lorsque chacun désire que le gouvernement de son pays soit réglé (par un prince sage et bon), ce prince a-t-il besoin de recourir aux armes ? »

5. Meng tzeu dit : « Le charpentier et le charron peuvent donner à un homme le compas et l’équerre ; ils ne peuvent lui donner l’habileté à s’en servir. (Cette habileté s’acquière par l’exercice. Il en est de même de la sagesse). »

6. Meng tzeu dit : « Chouenn vivait d’aliments secs et de légumes, comme s’il avait dû vivre ainsi toute sa vie (sans désirer les richesses). Devenu empereur, il portait des vêtements brodés, jouait de la guitare, recevait les services des deux filles de Iao ; comme s’il avait tenu de la nature tous ces avantages (sans le moindre orgueil). »

7. Meng tzeu dit : « Enfin je comprends à présent combien c’est un grand crime de tuer le père ou le frère aîné d’un autre. Si quelqu’un tue le père d’un autre, cet autre (pour venger son père) tue à son tour le père du meurtrier. Si quelqu’un tue le frère aîné d’un autre, cet autre (par vengeance) tue à son tour le frère aîné du meurtrier. Ainsi, celui qui tue le père ou le frère aîné d’un autre, est presque aussi coupable que s’il tuait lui-même son propre père ou son propre frère (il le fait tuer par un autre). »

8. Meng tzeu dit : « Anciennement les barrières étaient établies pour protéger contre le brigandage ; à présent elles le sont pour exercer le brigandage, à savoir, pour exiger des droits exorbitants. »

9. Meng tzeu dit : « Si quelqu’un ne suit pas lui-même la voie de la vertu, il ne la fera suivre à personne, pas même à sa femme et à ses enfants. Si quelqu’un donne des ordres mauvais, il ne pourra les faire exécuter par personne, pas même par sa femme et ses enfants. »

10. Meng tzeu dit : « Une mauvaise année ne fera pas périr un homme qui a des provisions en abondance. La corruption du siècle n’ébranlera pas celui dont la vertu est parfaite. »

11. Meng tzeu dit : « Celui qui veut avoir la réputation (d’un homme qui méprise les honneurs et les richesses), pourra céder un royaume muni de mille chariots de guerre. Mais, s’il n’est pas tel qu’il veut paraître, son visage trahira ses véritables sentiments, à l’occasion d’une écuelle de riz ou d’un peu de bouillon. »

12. Meng tzeu dit : « Si le prince n’a pas confiance en ceux qui se distinguent par leur vertu et leur sagesse, l’État n’aura pas d’appui. Si l’urbanité et la justice font défaut, les rangs, les offices seront confondus. Si les principes et les règlements administratifs font défaut, les revenus de l’État ne seront pas suffisants. »

13. Meng tzeu dit : « On a vu des hommes dépourvus d’humanité obtenir la dignité de prince. Jamais un homme dépourvu d’humanité n’a obtenu l’empire. »

14. Meng tzeu dit : « Le peuple est la partie la plus importante d’un État ; les esprits protecteurs de la terre et des grains viennent en deuxième lieu ; et le souverain, seulement en troisième lieu. Aussi, la dignité impériale s’obtient par la faveur du peuple des campagnes, la dignité de prince par la faveur de l’empereur, et la dignité de grand préfet par la faveur du prince. Lorsqu’un prince met en péril (sa principauté et avec elle) les autels des esprits tutélaires, un autre est établi en sa place (parce que les esprits tutélaires doivent être préférés au prince). Lorsque les sacrifices ont été faits aux temps ordinaires, avec des victimes sans défaut et du millet pur dans les vases sacrés, et que cependant il survient des sécheresses ou des inondations, (il est manifeste que les esprits tutélaires n’ont pas la puissance d’écarter les calamités), on les change (ou on change de place leurs autels, parce que le peuple est plus important que les esprits tutélaires). »

15. Meng tzeu dit : « Les grands sages sont les maîtres et les modèles de cent générations. Tels sont Pe i et Houei de Liou hia. Le récit des actions de Pe i rend sages les hommes ignorants (ou rend désintéressés les hommes cupides), et inspire des résolutions énergiques aux hommes d’un caractère faible. Au récit des actions de Houei de Liou hia, les avares deviennent généreux, les hommes d’un esprit étroit prennent des idées larges. Ces deux sages ont signalé leur vertu ; après leur mort, durant cent générations, tous ceux qui entendent parler d’eux, sont portés à les imiter. S’il n’avaient pas été de grands sages, leur influence serait elle si grande ? Et combien plus n’a t elle pas dû l’être, pendant leur vie, sur ceux qui les ont approchés ! »

16. Meng tzeu dit : « La vertu d’humanité est ce qui distingue l’homme de tous les autres êtres : Considérée d’une manière concrète, elle est la voie du devoir. »

17. Meng tzeu dit : « Confucius, sur le point de quitter la principauté de Lou, dit : « Je pars le plus tard possible. » C’est ainsi qu’il quittait sa patrie. En quittant la capitale de Ts’i, il saisit à la hâte un peu de riz lavé, et il partit. C’est ainsi qu’il quittait une contrée étrangère. »

18. Meng tzeu dit : « Le Sage (Confucius) fut réduit à l’indigence dans les principautés de Tch’enn et de Ts’ai, parce que les princes et les ministres n’avaient aucune relation avec lui. »

19. Me Ki dit : « Les discours des hommes ne me sont nullement favorables. » Meng tzeu dit : « La calomnie ne saurait vous nuire. Le disciple de la sagesse est plus exposé que les autres hommes aux attaques des mauvaises langues. Il est dit dans le Cheu King : « Mon cœur est dans la tristesse et l’angoisse. Je suis odieuse à la troupe des concubines. » Confucius fut ainsi en butte à la haine. (Ailleurs il est dit) : « Bien qu’il n’ait pu comprimer leur fureur, il n’a rien perdu de sa renommée. » Ces paroles peuvent s’appliquer à Wenn wang. »

20. Meng tien dit : « Les anciens sages avec les lumières de leur intelligence éclairaient les autres. A présent, les princes veulent avec les ténèbres de leur esprit éclairer leurs sujets. »

21. Meng tzeu dit à Kao tzeu : « Sur les montagnes, dès que le milieu des sentiers a été un peu battu, c’est un vrai chemin. S’il reste quelque temps sans être fréquenté, il est obstrué par les herbes. A présent, les mauvaises herbes (les passions) obstruent votre cœur.  » 22. Kao tzeu dit : « Le chant de Iu l’emporte sur celui de Wenn wang ». Meng tzeu dit : « Pourquoi dites vous cela ? » Kao Leu répondit : Parce que l’anneau de la cloche de Iu paraît comme rongé par les vers (ce qui montre que le chant de Iu a été exécuté plus souvent). « Est ce une preuve suffisante, répondit Meng tzeu ? Les ornières profondes qui sont à la porte d’une ville, ont elles été creusées par les roues d’une seule voiture à deux chevaux ? (La cloche de Iu est plus usée, parce qu’elle est plus ancienne). »

23. Le pays de Ts’i souffrant de la famine, Tch’enn Tchenn dit à Meng tzeu : « Les habitants de la principauté pensent tous que de nouveau vous ferez ouvrir les greniers de T’ang (et distribuer du grain). Mais peut être ne le pourrez-vous pourrez vous pas. » Meng tzeu répondit : « Je serais un second Foung Fou, c’est-à-dire comme Foung Fou, je ferais une chose qui ne convient plus à présent. Un certain Foung Fou, de la principauté de Tsin, saisissait les tigres avec les mains. Enfin il se livra à l’étude de la sagesse. Un jour dans la plaine, il vit une troupe d’hommes qui poursuivaient un tigre. Le tigre s’adossa dans l’anfractuosité d’une montagne ; personne n’osait l’attaquer. La foule ayant aperçu de loin Foung Fou, courut au devant de lui. Foung Fou se dénuda les bras, et descendit de voiture. La multitude l’admira ; mais les sages se moquèrent de lui. »

24. Meng tzeu dit : « C’est par une tendance naturelle que le goût se porte vers les saveurs, la vue vers les couleurs, l’ouïe vers les sons, l’odorat vers les odeurs, tous les membres vers le bien-être et le repos. Mais la Providence est la dispensatrice des biens extérieurs. Pour cette raison, le sage ne donne pas à cette tendance naturelle le nom de nature, c’est-à-dire de loi naturelle que l’homme puisse ou doive suivre en toutes choses. »

« L’affection mutuelle du père et du fils, la justice mutuelle du prince et du sujet, l’urbanité mutuelle du maître de la maison et de l’hôte qu’il reçoit, l’habileté à discerner les sages, la sagesse parfaite qui marche toujours dans la voie droite, toutes ces vertus sont des dons de la Providence. Mais il y a la nature ou la loi naturelle qui nous oblige à les mettre en pratique. Pour cette raison, le sage n’appelle pas don du Ciel la pratique de ces vertus. (L’homme vulgaire, au contraire, appelle nature ou loi naturelle la convoitise des biens extérieurs, et veut la suivre en toutes choses ; il appelle don du ciel la pratique des vertus ; et ne fait aucun effort pour les pratiquer). »

25. Hao chen Pou hai (qui était de la principauté de Ts’i) dit à Meng tzeu : « Que faut il penser de Io tcheng tzeu ? » « C’est un homme bon, un homme sincère, répondit Meng tzeu. » — « Qu’appelez vous homme bon, homme sincère ? » Meng tzeu répondit : « On appelle bon celui qui est digne d’être aimé ; sincère, celui dont la bonté est réelle et véritable ; excellent, celui dont la bonté est parfaite ; grand, celui dont la bonté est parfaite et brille d’un grand éclat ; sage par excellence, celui qui est grand, et pour qui la vertu est devenue comme naturelle ; spirituel, celui dont la sagesse est si grande que personne ne peut la connaître parfaitement. Io tcheng tzeu a dépassé le premier de ces six degrés ; il n’atteint pas le second, encore moins les quatre autres. »

26. Meng tzeu dit : « Ceux qui abandonnent la doctrine de Me se tournent ordinairement vers celle de Iang. Ceux qui abandonnent celle de Iang, se tournent ordinairement vers la vraie doctrine, qui est la nôtre. Lorsqu’ils viennent à nous, contentons nous de les recevoir. A présent, ceux qui discutent avec les sectateurs de Iang et de Me, font comme un homme qui poursuivrait un porc échappé de son étable, et qui, après l’avoir fait rentrer, le lierait par les pattes. » (Lorsque les sectateurs de Iang et de Me reviennent de leurs erreurs, les lettrés continuent à les attaquer, au lieu de les recevoir et de les instruire avec bonté).

27. Meng tzeu dit : « Il y a une contribution en toile de chanvre et en fil de soie, une contribution en grains, une contribution par le service personnel. Un prince sage n’en exige qu’une d’abord, et remet les deux autres à plus tard. Si le prince en exigeait deux à la fois, parmi le peuple on verrait des hommes mourir de faim ; s’il exigeait les trois en même temps, le père et le fils (forcés par l’indigence) se sépareraient l’un de l’autre. (Il exige la toile de chanvre et le fil de soie en été, les grains en automne, le service personnel en hiver). »

28. Meng tzeu dit : « Un prince doit estimer surtout trois choses : son territoire, son peuple, les règles et les affaires administratives. Celui qui estime beaucoup les perles et les pierres précieuses, attire des malheurs sur sa personne. »

29. P’enn tch’eng Kouo ayant obtenu une charge dans la principauté de Ts’i, Meng tzeu dit : « P’enn tch’eng Kouo périra. » P’enn tch’eng Kouo ayant été tué, les disciples de Meng tzeu dirent à leur maître : « Maître, comment saviez vous qu’il serait tué ? » Meng tzeu répondit : « C’était un homme qui avait quelque talent, mais ne connaissait pas la grande voie de la sagesse ; il avait juste ce qu’il fallait pour s’attirer la mort. »

30. Meng tzeu étant allé à la capitale de T’eng, fut logé par le prince dans le Palais Supérieur (qui était destiné aux hôtes). Sur l’appui d’une fenêtre était déposé un soulier de chanvre encore inachevé. Le gardien du palais le cherchait, et ne le trouvait pas. Quelqu’un dit à Meng tzeu : « Est ce ainsi que vos disciples cachent les objets ? » Meng tzeu répondit : « Pensez vous qu’ils soient venus pour voler des souliers ? » « Non, (mais j’ai lieu d’avoir des soupçons. Car) vous, maître, vous vous contentez de diviser vos disciples en catégories ; vous ne recherchez pas leurs fautes passées. Vous ne repoussez personne ; vous recevez tous ceux qui viennent à vous avec un désir sincère de s’instruire. »

31. Meng tzeu dit : « Tout homme éprouve un sentiment de compassion au sujet de certaines choses. S’il étendait ce sentiment aux choses qui (devraient exciter et cependant) n’excitent pas encore sa compassion, il acquerrait la vertu d’humanité. Tout homme se refuse à commettre certaines actions mauvaises ; s’il étendait ce sentiment aux actions mauvaises dont il se rend coupable, il acquerrait la vertu de justice. »

« Si les hommes développaient le plus possible le sentiment qui les porte à ne nuire à personne, leur bonté ne ferait jamais défaut. S’ils développaient le plus possible le sentiment qui les porte à ne pas vouloir percer ou franchir les murs pour voler, leur justice ne ferait jamais défaut. S’ils développaient le plus possible le sentiment qui les porte à ne pas vouloir être désignés par les pronoms èul, jou, tu, toi, partout où ils iraient, ils observeraient les lois de la justice, (afin que nul n’osât, en leur parlant, employer ces pronoms dont on se sert en parlant à des jeunes gens ou à des personnes viles).

« Si un lettré parle quand il ne faut pas parler, c’est pour gagner par ses discours les bonnes grâces de quelqu’un. S’il ne parle pas, quand il faut parler, c’est pour gagner par son silence les bonnes grâces de quelqu’un. Dans les deux cas, il se rend semblable au voleur qui perce ou franchit un mur. »

32. Meng tzeu dit : « Une maxime qui renferme un sens profond sous une expression simple, est une bonne maxime. S’astreindre soi-même à une règle sévère, et étendre au loin l’influence de ses vertus, est une bonne manière d’agir. Les paroles d’un sage ne descendent pas au dessous de la ceinture (sont claires) ; les principes de la sagesse y sont renfermés. (Les anciens regardaient toujours la partie du corps qui est au dessus de la ceinture. Pour dire qu’une chose était manifeste, on disait qu’elle était au dessus de la ceinture). « Le sage s’applique à se perfectionner lui-même, et bientôt la paix règne dans tout l’empire. Le défaut ordinaire des hommes, c’est de négliger leurs propres champs, et de nettoyer les champs d’autrui, d’exiger beaucoup des autres, et de ne s’imposer à eux mêmes qu’un léger fardeau. »

33. Meng tzeu dit : « Iao et Chouenn ont reçu de la nature la sagesse la plus parfaite. Tch’eng T’ang et Ou wang l’ont acquise en cultivant leurs qualités naturelles. La bienséance dans les mouvements, dans la tenue et la démarche est l’indice de la plus haute perfection. (Celui qui est naturellement sage), pleure les morts avec un regret sincère ; mais ce n’est pas pour s’attirer l’estime des vivants. Il suit la voie de la vertu avec constance ; mais ce n’est pas en vue d’obtenir une charge et des appointements. Dans ses paroles il est sincère ; mais sans se préoccuper de régler sa conduite, (car sa conduite est toujours parfaitement réglée, sans qu’il ait besoin d’y penser ou de faire des efforts). Celui qui est devenu sage (par ses efforts), observe la loi naturelle, et attend les dispositions du Ciel à son égard. »

34. Meng tzeu dit : « Si vous donnez des conseils aux grands, faites peu de cas de leur grandeur, et ne considérez pas leur pompeuse magnificence. Si j’obtenais ce que je désire, à savoir, une charge importante, je n’aurais ni salle haute de plusieurs fois huit pieds, ni chevrons dépassant de plusieurs pieds le bord des toits. Si j’obtenais ce que je désire, je n’aurais pas devant moi une multitude de mets couvrant un carré de dix pieds, ni à mes côtés plusieurs centaines de femmes. Si j’obtenais ce que je désire, je n’irais pas çà et là chercher des plaisirs et faire des orgies ; je n’irais pas à la chasse avec des chevaux et mille chariots à ma suite. Toutes ces choses que les grands se permettent, je ne me les permettrais pas. Tout ce qui est en moi est conforme aux règles établies par les anciens. Pourquoi craindrais je les grands ? »

35. Meng tzeu dit : « Le meilleur moyen de développer les vertus naturelles du cœur, c’est de diminuer les désirs. Celui qui diminue ses désirs, pourra s’écarter de la voie de la vertu, mais ce sera rarement. Celui qui a beaucoup de désirs, pourra faire des actes de vertu, mais ce sera rarement. »

36. Tseng Si aimait les jujubes de brebis ; son fils Tseng tzeu n’en voulait pas manger. Les jujubes de brebis, appelées aussi jujubes crottes de brebis, sont de petits fruits noirs et ronds, de la grosseur d’une crotte de brebis. Ils croissent dans les pays septentrionaux. Tseng Si les aimait. Après sa mort, si Tseng tzeu en avait mangé, le souvenir de son père aurait renouvelé sa douleur.

Koung suenn Tch’eou dit : « Lequel vaut le mieux, du hachis ou du rôti, ou bien des jujubes de brebis ? » « Le hachis ou le rôti, répondit Meng tzeu. » « (Tseng Si devait donc aimer le hachis et le rôti), reprit Koung suenn Tch’eou ; pourquoi Tseng tzeu mangeait-il de la viande hachée ou rôtie, et ne mangeait-il pas de petites jujubes noires ? » « C’est, répondit Meng tzeu, parce que le goût pour la viande hachée ou rôtie est commun à tout le monde, tandis que le goût pour les petites jujubes noires était particulier à Tseng Si. C’est ainsi qu’après la mort d’un homme, on s’abstient de prononcer son nom propre, mais on prononce encore son nom de famille ; parce que le nom de famille est commun à plusieurs, et que le nom propre est particulier à un seul. »

37. Wan Tchang interrogeant Meng tzeu, dit : « Lorsque Confucius était dans la principauté de Tch’enn, il s’écriait : « Pourquoi ne retournerais-je pas dans ma patrie ? Les étudiants de mon pays ont de grandes aspirations, mais leur conduite est imparfaite. Ils progressent dans la vertu, en prenant modèle sur les anciens ; mais ils ne renoncent pas à leurs premières habitudes. » Pourquoi Confucius, dans la principauté de Tch’enn, regrettait-il les disciples aux grandes aspirations qu’il avait dans son pays ? »

Meng tzeu répondit : « Confucius ne trouvait pas de disciples qui gardassent le juste milieu. Ne devait-il pas désirer d’en avoir qui au moins eussent de grandes aspirations ou fussent inviolablement attachés au devoir ? Ceux qui ont de grandes aspirations avancent dans la vertu en prenant modèle sur les anciens. Ceux qui sont attachés au devoir, s’abstiennent de mal faire. Est ce que Confucius n’aurait pas désiré avoir des disciples qui gardassent le juste milieu ? Voyant que certainement il n’en trouverait pas, il tournait ses désirs vers ceux qui étaient d’un degré inférieur. »

« Permettez moi de vous demander ce que c’est qu’un homme aux grandes aspirations. » « C’est, répondit Meng tzeu ; un homme semblable à Wan Tchang, à Tseng Si, à Mou P’i, que Confucius disait avoir de grandes aspirations. » — « Pourquoi disait-il qu’ils avaient de grandes aspirations ? » Meng tzeu répondit : « Ils répétaient avec emphase : Oh ! les anciens ! Oh ! les anciens ! Mais, en bien examinant leur conduite, on voyait qu’elle n’était pas à la hauteur de leurs aspirations. Lorsque Confucius ne pouvait trouver des disciples qui eussent de grandes aspirations, il désirait en trouver qui eussent horreur de toute souillure. De tels hommes sont attachés au devoir, et tiennent le premier rang après ceux qui ont de grandes aspirations. »

(Wan Tchang reprit) : « Confucius disait : « Ceux que je suis content de voir passer devant ma porte et ne pas entrer dans ma maison, (parce que je ne désire pas avoir de tels disciples) ; ne sont-ce pas les hommes que les villageois considèrent comme vertueux ? Ces hommes sont le fléau de la vertu. » (Voy. Liun iu, page 267). Qu’appelle-t-on homme vertueux aux yeux des villageois ? »

(Meng tzeu répondit : « C’est celui qui, en parlant de ceux qui ont de grandes aspirations), dit : « Pourquoi ces désirs et ce langage si élevés ? Leur langage ne répond pas à leur conduite, ni leur conduite à leur langage. Ils s’écrient : Oh ! les anciens ! Oh ! les anciens ! » (Le même blâme les hommes du devoir). « Pourquoi, dit-il, dans leur conduite cherchent-ils à se distinguer, et sont-ils si froids à l’égard des autres ? » Ce prétendu sage agit comme les hommes de son siècle, et s’il obtient leur approbation, cela lui suffit : Il flatte les hommes de son siècle, comme font les eunuques. Tel est l’homme qui passe pour vertueux aux yeux des villageois. »

Wan Tchang dit : « Tous les habitants de son village le disent vertueux ; partout où il va, il agit en homme de bien. Pourquoi Confucius le considère-t-il comme le fléau de la vertu ? »

Meng tzeu répondit : « On ne trouve en lui rien de blâmable, rien de répréhensible. Mêlé à la foule, il suit le courant ; il imite les hommes vicieux de son siècle. Dans ses sentiments, il paraît sincère et digne de foi ; dans sa conduite, il paraît intègre et irréprochable. Il plaît à la multitude, lui-même se croit parfait ; et il est impossible de le faire entrer dans la voie suivie par Iao et Chouenn. C’est pourquoi Confucius l’appelle le fléau de la vertu.

« Confucius disait : « Je hais une apparence sans réalité. Je hais le faux millet, parce que je crains qu’on ne le confonde avec le vrai. Je hais les raisons spécieuses, parce que je crains qu’on ne les prenne pour de bonnes raisons. Je hais les discours verbeux et vides de sens, parce que je crains qu’on ne les prenne pour des discours dignes d’attention. Je hais les chants de Tcheng, parce que je crains qu’on ne les prenne pour des chants vraiment beaux. Je hais la couleur rouge bleu, parce que je crains qu’on ne la confonde avec la couleur rouge. Je hais les hommes qui dans les villages sont réputés parfaits, parce que je crains qu’on ne confonde leur vertu apparente avec la vraie vertu. » Le sage se contente de remettre en vigueur les lois immuables de la vertu. Aussitôt le peuple s’applique à pratiquer la vertu. La perversité et la fourberie disparaissent de la terre. »

38. Meng tzeu dit : « Depuis Iao et Chouenn jusqu’à T’ang, il s’est écoulé plus de cinq cents ans. (2356-1766). Iu et Kao Iao ont vu, connu (et entendu) Iao et Chouenn. T’ang ne les a connus que par la tradition. Depuis T’ang jusqu’à Wenn wang, il s’est écoulé plus de cinq cents ans. (1766-1231). I in et Lai tchou ont vu, connu (et entendu) Tch’eng T’ang. Wenn wang ne l’a connu que par la tradition. (Lai tchou était, dit on, Tchoung houei, ministre de T’ang).

« Depuis Wenn wang jusqu’à Confucius, il s’est écoulé plus de cinq cents ans. (1135-551). T’ai koung Wang et San I cheng ont vu, connu (et entendu) Wenn wang, (ils furent ses ministres). Confucius ne l’a connu que par la tradition.

« Depuis Confucius jusqu’à nos jours, il s’est écoulé un peu plus de cent ans. A un intervalle de temps si peu considérable, dans un pays si rapproché du lieu où ce grand sage demeurait, n’existe-t-il plus personne (qui l’ait vu, connu et entendu) ? Au moins, n’existe-t-il plus personne (qui l’ait connu, lui et sa doctrine, par la tradition) ? » (Les principautés de Lou et de Tcheou étaient voisines l’une de l’autre. Dans la dernière phrase, Meng tzeu, d’après les commentateurs, veut faire entendre qu’il a reçu des disciples de Tzeu seu les enseignements de Confucius, et qu’il prend soin de les transmettre fidèlement à la postérité).