Mensonges/I

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 1-20).


MENSONGES




I


UN COIN DE PROVINCE À PARIS


« Monsieur, » fit le cocher en se penchant du haut de son siège, « la grille est fermée… »

— « À neuf heures et demie ! … » répondit une voix de l’intérieur de la voiture. « Quel quartier ! Ce n’est pas la peine de descendre ; le trottoir est sec, j’irai à pied… » Et la portière s’ouvrit pour donner passage à un homme encore jeune, qui releva frileusement le collet de loutre de son pardessus, et avança sur le pavé des souliers découverts. Ces souliers vernis, les chaussettes de soie à fleurs, le pantalon noir et le chapeau d’étoffe témoignaient que, sous la fourrure, ce personnage cachait une complète tenue de soirée. La voiture était un de ces fiacres sans numéro qui stationnent à la porte des cercles, et, tout en assurant son cheval, le cocher, peu habitué à ce coin provincial de Paris, se prit à regarder, comme faisait son client lui-même, cette entrée d’une rue, vraiment excentrique, bien qu’elle fût située sur le bord du faubourg Saint-Germain. Mais à cette époque, — en 1879 et vers le commencement de février, — cette rue Coëtlogon, qui joint la rue d’Assas à la rue de Rennes, présentait encore la double particularité d’être close par une grille, et, la nuit, éclairée par une lanterne suspendue, suivant l’ancienne mode, à une corde transversale. Aujourd’hui la physionomie de l’endroit a bien changé. Il a disparu, le mystérieux hôtel, à droite, placé de guingois au milieu de son jardin, et qui abritait sans doute une calme existence de douairière. Les terrains vagues qui rendaient cette rue Coëtlogon inabordable aux voitures du côté de la rue de Rennes, comme la grille l’isolait du côté de la rue d’Assas, ont été nettoyés de leurs amas de pierres. Les becs de gaz ont remplacé la lanterne. À peine si deux pavés un peu inégaux marquent la place des barreaux sur lesquels jouaient les portes mobiles de la grille, que l’on poussait seulement chaque soir au lieu de les verrouiller. Le jeune homme n’eut donc pas à sonner pour se faire ouvrir, mais, avant de s’engager dans la mince ruelle, il s’arrêta quelques minutes devant le paysage que formaient cette impasse sombre, le jardin de droite, la ligne des maisons déjà presque toutes éteintes à gauche, au fond les masses confuses des bâtisses en construction, la lanterne ancienne au centre. Là-haut, une froide lune d’hiver brillait dans un ciel tragique, un ciel vaste, pommelé de nuages mobiles et qui couraient vite. Ils passaient, passaient devant cette lune claire, et voilaient à chaque fois légèrement son éclat de métal, comme rendu plus vif lorsque ces vapeurs mobiles se creusaient soudain en une portion d’espace toute libre et toute noire.

— « Quel décor pour un adieu, » dit à mi-voix le jeune homme, qui ajouta, en se parlant tout haut à lui-même :

 « Jusqu’à l’heure où l’on voit apparaître et rêver
Les yeux sinistres de la lune… »

S’il y avait eu sur ce trottoir un passant quelque peu observateur, il aurait reconnu un homme de lettres à la manière dont ces deux vers de Hugo furent comme chantonnés par ce personnage, qui portait en effet un nom très en vedette, à cette date, dans la littérature. Mais les disparus sont si vite des oubliés, dans ce tourbillon d’œuvres nouvelles, d’incessantes réclames, de renommées improvisées, qui balaie infatigablement le boulevard, que les succès d’il y a dix ans paraissent lointains et vagues comme ceux d’un autre âge. Deux drames de la vie moderne, un peu trop directement inspirés de M. Alexandre Dumas fils, avaient acquis une vogue momentanée à ce jeune homme, — il avait trente-cinq ans passés, mais il en paraissait à peine trente, — et il n’avait pas encore usé sa signature, son nom sonore et hardi de Claude Larcher, en le mettant au bas d’articles bâclés et de romans de hasard. Il était à cette époque l’auteur de la Goule et de Entre adultères, pièces inégales, empreintes d’un pessimisme souvent conventionnel, puissantes cependant par une certaine acuïté d’analyse, par l’âpreté du dialogue, par l’ardeur souffrante de l’idéal. En 1879, ces pièces dataient déjà de trois années, et Claude, qui s’était laissé rouler par une existence de dissipation, commençait d’accepter des besognes fructueuses et faciles, incapable de se reprendre par un nouvel effort de longue haleine. Comme beaucoup d’écrivains d’analyse, il était habitué à s’étudier et à se juger sans cesse, étude et jugement qui n’avaient d’ailleurs aucune influence sur ses actions. Les plus menus détails lui servaient de prétexte à des retours sur lui-même et sa destinée, mais le seul résultat de ce dédoublement continuel était de l’entretenir dans une lucidité inefficace et douloureuse de tous les instants. C’est ainsi que la vue de la paisible rue et le souvenir de Victor Hugo eurent pour conséquence immédiate de lui rappeler les résolutions d’existence retirée et de travail réglé qu’il formait en vain depuis des mois. Il réfléchit qu’il avait une nouvelle promise à une revue, un drame promis à un théâtre, des chroniques promises à un journal, et qu’au lieu d’être assis à la table de son appartement de la rue de Varenne, il courait Paris à dix heures du soir dans le costume d’un oisif et d’un snob. Il passerait cette fin de soirée et une partie de la nuit à une fête donnée par la comtesse Komof, une grande dame russe établie à Paris, dont les réceptions dans son énorme hôtel de la rue du Bel-Respiro étaient aussi fastueuses que mêlées. Il se préparait à faire pis encore. Il venait chercher, pour le conduire chez la comtesse, un autre écrivain, plus jeune que lui de dix années, et qui avait mené jusqu’alors, dans une des maisons de cette discrète, de cette taciturne rue Coëtlogon, précisément la noble vie d’assidu labeur dont la nostalgie le torturait lui-même. René Vincy— c’était le nom de ce jeune confrère— venait, à vingt-cinq ans, d’émerger du coup au grand soleil de la publicité, grâce à une de ces bonnes fortunes littéraires qui ne se renouvellent pas deux fois par génération. Une comédie en un acte et en vers, le Sigisbée, œuvre de fantaisie et de rêve, écrite sans aucune idée de réussite pratique, l’avait rendu célèbre du jour au lendemain. Ç’avait été, comme pour le Passant de notre cher François Coppée, un engouement subit du Paris blasé, un battement de mains universel dans la salle du Théâtre-Français, et le lendemain une louange universelle dans les articles des journaux. Ce succès étonnant, Claude pouvait en revendiquer sa part. N’avait-il pas eu le premier entre les mains le manuscrit du Sigisbée ? Ne l’avait-il pas apporté à sa maîtresse, Colette Rigaud, l’actrice fameuse de la rue de Richelieu ? Et Colette, engouée du rôle qu’elle entrevoyait dans la pièce, avait forcé toutes les résistances. C’était lui, Claude Larcher, qui, interrogé par madame Komof sur le choix d’une comédie à donner dans son salon, avait indiqué le Sigisbée. La comtesse avait accédé à cette idée. On jouait chez elle la saynète à la mode ce soir même, et Claude, qui s’était chargé de chaperonner l’auteur, venait le prendre, à l’heure dite, dans l’appartement de la rue Coëtlogon, où René Vincy habitait auprès d’une sœur mariée. Cette extrême complaisance d’un écrivain déjà mûr pour un débutant, n’allait pas sans un mélange d’un peu de vanité et d’ironie. Claude Larcher, qui passait son temps à médire du monde riche et cosmopolite dont était la comtesse Komof, et qui le fréquentait sans interruption, éprouvait un léger chatouillement d’amour-propre à étaler aux yeux de son camarade le détail de ses relations de haute vie. En même temps la naïve stupeur du poète, l’espèce d’ébahissement enfantin où le jetait cette syllabe magique et vide : — le Monde, — divertissait le malicieux moqueur. Il avait déjà joui, comme d’un spectacle doucement comique, de la timidité déployée par Vincy dans la première visite qu’ils avaient faite ensemble chez la comtesse, un des jours de la semaine, après le déjeuner ; et la pensée de la fièvre dans laquelle René devait l’attendre, le faisait sourire, tandis qu’il franchissait les quelques pas nécessaires pour arriver à la porte de la maison où vivait son jeune ami.

— « Et dire que j’ai été aussi puéril que lui, » songea-t-il, en se rappelant qu’il y avait eu, pour lui comme pour René, une première sortie mondaine ; il songea encore : « Voilà une sensation que ne soupçonnent guère ceux qui ont grandi pour les salons et dans les salons, et comme c’est absurde d’ailleurs que nous allions, nous, chez ces gens-là ! … »

Tout en philosophant de la sorte, Claude s’était arrêté devant une nouvelle grille, à gauche, fermée celle-là, et il avait sonné. Cette grille donnait sur une allée, laquelle desservait une maison à trois étages, séparée de la rue par la mince bande d’un jardinet. La loge du concierge était située sous la voûte qui terminait la petite allée. Ce concierge se trouvait-il hors de sa loge, ou le coup de sonnette n’avait-il pas été assez fort ? Toujours est-il que Claude dut tirer une seconde fois la longue chaîne terminée par un anneau rouillé, qui servait de cordon. Il eut le temps de dévisager cette maison, toute noire et comme morte, où brillait seulement une seule fenêtre, au rez-de-chaussée. C’était là, et dans ce logement dont les quatre fenêtres ouvraient sur l’étroit jardin, qu’habitaient les Fresneau. Mademoiselle Émilie Vincy, la sœur du poète, avait épousé en effet un certain Maurice Fresneau, professeur libre, que Claude connaissait pour avoir été son collègue durant les premiers jours de sa vie à Paris, début d’écrivain pauvre dont l’auteur applaudi de la Goule avait la faiblesse de rougir. Combien il eût mieux aimé avoir dévoré son patrimoine en séances au club ou chez les filles ! Il conservait cependant des relations suivies avec son ancien collègue, par reconnaissance pour des services d’argent rendus autrefois. Il s’était d’abord intéressé à René à cause de ce vieux compagnon des mauvais jours ; puis il avait subi le charme de la nature du jeune homme. Que de fois il était venu, lassé de son existence factice, toute en douloureuses paresses et en passions amères, se reposer pour une heure dans la modeste chambre qu’occupait René, juste à côté de celle dont il voyait maintenant la croisée éclairée et qui était la salle à manger ! Dans le court espace de temps qui sépara ses deux coups de sonnette, et grâce à la rapidité d’imagination propre aux artistes visionnaires, cette chambre se peignit d’un coup devant l’esprit de Claude, — comme un symbole de la vie toute de songes menée jusqu’ici par son ami. Le poète et sa sœur avaient eux-mêmes cloué aux murs une petite étoffe rouge sur laquelle se détachaient, de-ci de-là, des gravures choisies par un goût raffiné de rêveur solitaire : des compositions d’Albert Durer, l'Hélène de Gustave Moreau et son Orphée, quelques eaux-fortes de Goya. La couchette en fer, la table bien rangée, la bibliothèque garnie de livres, le rouge du carrelage apparu comme un encadrement au tapis du milieu, — combien Claude avait aimé ce décor intime, et sur la porte cette phrase de l’Imitation écrite enfantinement par René : Cella continuata dulcescit ! L’évocation de ces images modifia soudain la pensée de l’écrivain, qui se sentit, d’ironique, devenir triste, à l’idée qu’en effet cette entrée dans le monde par la porte du salon Komof était un gros événement pour un enfant de vingt-cinq ans et qui avait toujours vécu là. Quelle âme nourrie d’idéal il allait apporter dans cette société de luxe et d’artifice, recrutée par la comtesse !

— « Jamais de mon avis, » se dit-il, tiré de sa rêverie par le grincement du pêne sur la serrure, et poussant la grille… « Puisque c’est moi qui lui ai conseillé de sortir, qui l’ai habillé pour ce soir. » — Il avait en effet conduit René chez son tailleur, son chemisier, son bottier, son chapelier, afin de procéder à ce qu’il appelait plaisamment son investiture…— « Il fallait penser auparavant aux dangers de cette rencontre avec le monde… Et quel triste don de prévoir le pire ! On le présentera à quatre ou cinq femmes, il sera invité à dîner deux ou trois fois, il oubliera de mettre des cartes, il oubliera… et on l’oubliera… »

Il s’était engagé dans l’allée, puis il avait sonné à une première porte à droite qui était celle des Fresneau, avant la loge du concierge. Cette bizarre disposition des lieux s’expliquait par l’existence d’un second petit jardin et d’une seconde maison, desservis également par la grille de la rue Coëtlogon. La personne qui vint lui ouvrir était une grosse et lourde fille de trente ans, à la taille courte, aux épaules carrées, avec un visage tout d’une pièce, qu’encadrait un serre-tête de forme auvergnate et qu’éclairaient deux yeux bruns d’une simplicité animale. Cette physionomie campagnarde exprimait une instinctive défiance, comme le geste par lequel la fille entre-bâillait à demi la porte au lieu de l’ouvrir largement, comme le clignement de ses paupières tandis qu’elle élevait la lampe à pétrole un peu haut afin de jeter la pleine lumière sur le visiteur. Elle reconnut Claude, et sa large face s’anima d’une bienveillance qui révélait la faveur dont l’écrivain jouissait dans l’intérieur des Fresneau. La fille sourit en montrant des dents blanches et petites, des dents de bête ; il lui en manquait une derrière chaque œillère.

— « Bonsoir, Françoise, » dit le jeune homme, « votre maître est-il prêt ? »

— « Tiens… C’est M. Larcher, » fit joyeusement la bonne ; « il est paré, » ajouta-t-elle, « et gentil comme un Jésus… Vous allez trouver la compagnie dans la salle à manger… Attendez que je vous débarrasse de votre veste… Ah ! Marie, Joseph ! mon pauvre Monsieur, c’est ça qui doit vous peser sur le dos ! … »

La familiarité de cette servante à tout faire, débarquée tout droit chez les Fresneau, du village d’Auvergne dont était le professeur, et installée dans la maison depuis quinze ans comme chez elle, amusait toujours Claude Larcher. C’était un de ces lettrés trop raisonneurs, qui raffolent du naturel, sans doute parce qu’il les repose du travail desséchant et ininterrompu de leur propre cerveau. Il arrivait à Françoise de lui parler de ses propres ouvrages en des termes d’une prodigieuse bouffonnerie, ou d’exprimer, avec une ingénue naïveté, la crainte dont elle était poursuivie, celle que l’auteur dramatique ne la mît dans quelque pièce de théâtre ; ou bien encore elle appliquait à des phrases littéraires, ramassées en servant à table, cet étrange pouvoir de déformation propre aux gens du peuple. Claude se rappelait l’avoir entendue qui, pour vanter l’ardeur au travail de René, disait : « Il s’identifrise avec ses héros. » Il en riait encore. Elle disait « ceuiller » pour « cuiller, » « engratigner » pour « égratigner, » « archeduc » pour « aqueduc, » « voyager en coquelicot » pour « incognito, » et une foule de locutions du même genre que l’écrivain s’amusait à inscrire sur un de ses innombrables calepins à notes, pour un roman qu’il ne finirait jamais. Aussi se complaisait-il d’ordinaire à provoquer ce bavardage. Il ne le fit pas ce soir-là, dominé par l’impression de mélancolie que lui avait causée la subite idée de son rôle de tentateur mondain. Pendant que Françoise suspendait son pardessus à une des patères, il regardait le couloir qu’il connaissait pourtant si bien et sur lequel ouvraient les portes des diverses chambres. Celle du poète, au fond à droite, était exposée au midi ; les Fresneau se contentaient d’une autre chambre, plus étroite, au nord, à côté de laquelle se trouvait celle de leur fils, Constant, un petit garçon de six ans, moins cher à Émilie que ne l’était René. Les causes de cette affection passionnée de la sœur pour le frère, Claude les savait, détail par détail, comme il savait l’histoire de cette famille. Et cette histoire touchante, modeste et simple, ne justifiait que trop son remords de venir arracher de cet asile celui en qui elle se résumait toute.

Le père d’Émilie et de René, avoué à Vouziers, était mort misérablement, à la suite d’excès de boisson. L’étude vendue, toutes les dettes payées et grâce à la réalisation de quelques biens-fonds, la veuve de ce viveur de province avait eu à elle environ cinquante mille francs. Le séjour de Vouziers lui rappelant de trop cruels souvenirs, elle était venue, avec ses deux enfants encore tout jeunes, s’établir à Paris. Elle y avait un frère, l’abbé Taconet, prêtre très distingué, ancien élève de l’École normale, entré dans les ordres subitement, et sans que rien eût expliqué cette résolution à ses camarades qui le virent, avec non moins de stupeur et presque aussitôt après sa sortie de Saint-Sulpice, ouvrir, rue Cassette, un établissement d’éducation. Catholique convaincu, mais très libéral et tout voisin du gallicanisme, l’abbé Taconet avait compris que beaucoup de familles de la riche bourgeoisie hésitent entre les collèges purement laïques et les collèges purement religieux, sans trouver, ni dans les uns ni dans les autres, de quoi répondre à leur double besoin de christianisme traditionnel et de développement moderne. Il n’avait pris la soutane que pour réaliser plus aisément un projet d’harmonie entre ces deux courants opposés, et toute son ambition fut satisfaite le jour où il fonda, en compagnie de deux prêtres plus jeunes, un externat ecclésiastique, dont les élèves devaient suivre les cours du lycée Saint-Louis. Le succès de cette École Saint-André— l’abbé Taconet l’avait baptisée ainsi du nom de son patron, — fut si rapide, que, dès la troisième année, trois petits omnibus à un cheval étaient nécessaires pour prendre les élèves à leur domicile et les y ramener. La possibilité de donner à son fils, alors âgé de dix ans, une éducation exceptionnelle, fut une des raisons qui décidèrent madame Vincy à choisir Paris comme lieu de résidence, d’autant plus que les seize ans d’Émilie assuraient à la mère une aide précieuse dans la tenue d’une nouvelle maison. Sur les conseils de l’abbé Taconet, que le maniement des fonds de son collège rendait bon administrateur, elle plaça les cinquante mille francs de sa fortune en rentes italiennes, qui valaient à cette époque soixante-cinq francs. Le ménage de la veuve eut ainsi deux mille huit cents francs par an à dépenser. Le secret du culte idolâtre dont Émilie enveloppait son jeune frère dérivait tout entier de la masse de sacrifices quotidiens représentés par ce chiffre de revenus. Dans la vie du cœur, on court après sa souffrance, comme on court au jeu après son argent. Madame Vincy était tombée malade, presque aussitôt après l’installation à Paris, qui s’était faite en 1863, dans cette même maison de la rue Coëtlogon, mais au troisième étage. Jusqu’en 1871, date où mourut la pauvre femme, la jeune fille dut suffire à ce triple devoir : soigner sa mère alitée, veiller au minutieux détail d’un ménage où cinquante centimes étaient une somme, suivre l’éducation de son frère, heure par heure. Et elle avait mené cette dure tâche jusqu’au bout, sans que la fatigue d’une telle existence, qui pâlissait un peu le rose de ses joues amincies, lui arrachât une seule plainte. Elle avait ressemblé à ces ouvrières des vieilles chansons parisiennes, qui se consolent des lassitudes d’un âpre et continu travail, pourvu qu’elles aient une fleur épanouie sur le rebord de leur fenêtre. Sa fleur, à elle, avait été ce jeune frère, charmant enfant aux beaux yeux mobiles, qui avait tout de suite récompensé la douce Émilie de son dévouement par ces succès de collège, — solennelles réjouissances pour les femmes de l’humble bourgeoisie, si dépourvues de fêtes. Très jeune, ce frère avait commencé d’écrire des vers, et l’heureuse Émilie avait été la confidente des premiers essais du jeune homme. Aussi, lorsqu’elle fut demandée en mariage par Fresneau, dans les six mois qui suivirent la mort de la mère, elle mit à son consentement cette première condition que le professeur, agrégé de la veille, ne quitterait point Paris, et que René continuerait de vivre avec eux, sans prendre aucune carrière que celle des lettres. Fresneau accepta cette exigence avec délices. Il était de ces gens très bons et très simples qui savent aimer, c’est-à-dire qu’ils admettent, sans discussion, les moindres désirs de ceux qu’ils aiment. Il s’était pris au charme d’Émilie, sans rien oser lui en dire, depuis l’époque où il avait connu la famille Vincy, par suite du hasard qui avait fait de lui le répétiteur de René, à l’école Saint-André, en 1865. Cet homme déjà tout voisin de la quarantaine, avait été attiré vers la jeune fille par une communauté singulière de destinée. N’avait-il pas renoncé de son côté à toute espérance égoïste, à toute aspiration personnelle, dans le but de payer les dettes de son père, ancien chef d’institution tombé en faillite ? De 1858 à 1872, date de son mariage, le professeur avait éteint pour vingt mille francs de créances, et il avait vécu— avec des leçons qui lui rapportaient cinq francs, l’une dans l’autre ! Si l’on ajoute au chiffre d’heures de travail qu’un pareil résultat représente, le chiffre des heures nécessaires à la préparation des cours, à la correction des copies, aux allées et venues d’un endroit dans un autre, — il était arrivé à Fresneau d’avoir durant la même matinée une répétition rue Cassette, une seconde aux Ternes et une troisième près du Jardin des Plantes, — on aura le bilan d’une de ces existences, comme il s’en rencontre beaucoup dans l’enseignement libre, qui finissent par user les plus puissants organismes. La passion pour Émilie avait été le roman de cette vie, trop absorbée jusqu’alors pour que la rêverie y trouvât place. L’abbé Taconet avait fait ce mariage, et René Vincy avait compté un esclave de plus de son génie !

Claude Larcher n’ignorait aucun de ces petits faits, qui tous avaient eu leur importance pour le développement du talent et du caractère du jeune poète. Durant la minute que Françoise employait à suspendre son pardessus, et rien qu’à jeter un regard sur le couloir à demi éclairé, les moindres aspects de cette espèce d’antichambre commune revêtaient pour lui une signification morale. Il savait pourquoi, dans les crans du porte-cannes placé au coin de la porte, on voyait, à côté d’un gros parapluie d’alpaga au manche lourd, employé par le professeur, le bois élégant d’un mince parapluie anglais, choisi par madame Fresneau pour son frère. Il savait que cette même main d’une sœur idolâtre avait offert à René cette fine béquille à tête d’écaille qui coûtait sans doute trente fois plus cher que le solide et simple bâton utilisé par Fresneau dans les beaux jours. Il savait que les livres du professeur, après avoir longtemps subi, dans ce couloir et sur les planches d’un casier de planches noircies, tous les hasards de la poussière, avaient fini par être exilés même du couloir dans un cabinet obscur, et ce couloir abandonné aux fantaisies décoratives de René, qui en avait garni les murs avec des gravures de son choix. C’était toute une suite des admirables lithographies de Raffet sur le grand Empereur, qui avaient dû révolter le républicain Fresneau. Mais Claude savait aussi que Fresneau serait précisément le dernier à s’étonner du constant sacrifice de toute la maisonnée à ce frère, dont il avait fait son Dieu, par tendresse pour Émilie, comme la servante, comme l’oncle lui-même. Car l’abbé Taconet avait subi lui aussi l’ascendant de la nature et du talent du jeune homme. Il s’était dit que son neveu possédait de petites rentes, qu’à l’heure actuelle la modeste somme placée sur ses conseils en Italiens rapportait trois mille francs, qu’il laisserait lui-même une fortune analogue. L’éducation chrétienne de René n’était-elle pas une garantie que son talent d’écrire serait mis au service des idées de l’Église ? Et le prêtre avait contribué pour sa part à pousser le poète dans ce difficile chemin de la littérature où cet enfant privilégié n’avait rencontré jusqu’ici que du bonheur. Et tout ce bonheur, composé de pur dévouement, de tendre affection, de gâteries familiales, de tiède, de réchauffante confiance, Claude en comprenait le prix mieux que personne, lui qui avait dû, orphelin de père et de mère, se battre tout seul, dès sa vingtième année, contre les souillures, les cruautés et les désenchantements de la vie d’artiste pauvre à Paris. Il ne venait jamais chez les Fresneau sans éprouver une sorte d’attendrissement qui lui serra le cœur, cette fois encore, — attendrissement qui le portait d’habitude à rire très haut et à étaler le scepticisme le plus desséché. Il était ainsi, trop énervé pour que la moindre émotion ne lui fît point mal, à en crier, et, par désespoir de dompter jamais cette excessive sensibilité, calomniant son cœur le plus qu’il pouvait.