Mensonges/XIV

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 291-319).


XIV


JOURNÉES HEUREUSES


Lorsque Suzanne quitta l’appartement de la rue Coëtlogon, ce petit appartement silencieux dont René voulut lui ouvrir la porte lui-même, afin de lui épargner le regard désapprobateur de Françoise, la suite de leurs rendez-vous prochains était déjà convenue entre eux. Arrivée dans la petite ruelle, et quoique la prudence lui commandât de s’en aller, comme sur le trottoir de la rue du Mont-Thabor, toute droite et sans tarder, elle tourna la tête. Elle vit René debout, derrière le rideau de la fenêtre qui ouvrait sur le jardinet. Le charme de son roman avait si bien envahi cette âme, prudente d’ordinaire jusqu’à la froideur, qu’elle eut un sourire et un geste de la main pour le poète qui la regardait ainsi partir dans le crépuscule, du fond de cette chambre où elle avait pleinement triomphé, car tous ses calculs s’étaient trouvés justes. Remontée en fiacre à la station du coin de la rue d’Assas, et tandis qu’elle s’acheminait vers le magasin du Bon-Marché où elle avait commandé sa voiture, les détails divers de sa conversation lui revenaient, et, en les repassant, elle s’applaudissait de la manière dont elle les avait conduits. Dès qu’une femme est la maîtresse d’un homme, les débats sur la façon de se retrouver deviennent aussi faciles et aussi délicieux qu’ils étaient auparavant odieux et difficiles. Tout à l’heure c’était un désenchantement, un rappel à la réalité. Après la possession, ces mêmes débats deviennent une preuve d’amour, parce qu’ils enveloppent une promesse de bonheur. Dans le quart d’heure même qui avait suivi leur ardente étreinte, et après la comédie de fausse honte dont s’accompagne, durant ces minutes-là, le retour à la décence, Suzanne avait commencé l’attaque et dit à son amant :

— « Il faut que j’aie de vous une promesse… Si vous voulez que je ne me reproche pas cet amour comme un crime, jurez-moi de ne pas aller dans le monde à cause de moi. Vous devez travailler, et vous ne savez pas ce que c’est que cette vie… Ce magnifique talent, ce génie, vous les gaspilleriez en futilités, en misères, et j’en serais la cause ! … Oui, promettez-moi que vous n’irez chez personne… » Et tout bas : « Chez aucune de ces femmes qui tournaient autour de vous, l’autre soir… »

Comme René l’avait tendrement embrassée, après cette phrase où l’artiste pouvait voir un hommage rendu à son œuvre future, et l’amoureux l’expression délicate d’une secrète jalousie !

Il avait répondu un timide :

— « Pas même chez vous ? »

— « Surtout pas chez moi, » avait-elle dit. « Maintenant je ne pourrais pas supporter que vous serriez la main de mon mari… Tu dois me comprendre… » avait-elle ajouté, en bouclant les cheveux du jeune homme d’un geste caressant. Il était à terre, lui, à ses pieds, et elle assise de nouveau sur le fauteuil. Elle pencha son visage qu’elle cacha sur l’épaule de René : « Ah ! » soupira-t-elle, « ne m’en faites pas dire davantage… » puis, après quelques minutes : « Ce que je voudrais être pour vous, c’est l’amie, qui n’entre dans la vie de celui qu’elle aime, que pour y apporter de la joie et du courage, de la douceur et de la noblesse, l’amie qui aime et qui est aimée dans le mystère, en dehors de ce monde moqueur et qui flétrit les plus saintes religions de l’âme… C’est une si grande faute que j’ai commise, » cette fois elle cacha son visage dans ses jolies mains ; « que ce ne soit pas cette série de bassesses et de vilenies qui m’ont fait tant d’horreur chez les autres… Épargne-les-moi, mon René, si tu m’aimes comme tu me l’as dit… Mais m’aimes-tu vraiment ainsi ? … »

À mesure qu’elle défilait ce coquet rosaire de mensonges, elle avait pu voir le ravissement se peindre sur la physionomie de son romanesque et naïf complice, que cette beauté de sentiment extasiait. Elle remettait à son front l’auréole de madone qu’elle avait déposée pour se laisser aimer… Et, mélangeant de la sorte la ruse à la tendresse, et les calculs du positivisme le plus précis aux finesses de la sensibilité la plus subtile, elle l’avait conduit à accepter, comme seule digne de la poésie de leur amour, la convention suivante. Il prendrait sous un faux nom, et dans un quartier pas très éloigné de la rue Murillo, un petit appartement meublé, pour s’y rencontrer deux fois, ou trois, ou quatre par semaine. Elle lui avait suggéré les Batignolles, mais avec tant d’adresse qu’il pouvait s’imaginer avoir trouvé lui-même cette dernière idée, comme les précédentes d’ailleurs. Il se mettrait à la recherche dès le lendemain, et il lui écrirait, poste restante, sous de certaines initiales, à un certain bureau. Ce surcroît d’inutiles précautions attestait à René dans quelle servitude vivait son pauvre ange, — si l’on peut appeler cela vivre ! « Pauvre ange, » lui avait-il dit en effet, comme elle étouffait une plainte sur le despotisme de son mari, en se comparant elle-même à une bête traquée, « que tu dois avoir souffert ! … » Et elle avait levé derechef ses prunelles vers le plafond en ne montrant plus que le blanc de ses yeux, par un de ces mouvements si bien joués que, des années après, l’homme qui a été attendri par cette pantomime, se demande encore : « N’était-elle pas sincère ? … »

Il n’était pas besoin de cette perfection de comédie pour que René accédât avec bonheur au plan proposé par la savante élève de Desforges. En principe, et simplement parce qu’il aimait, il eût accueilli n’importe quel projet, avec béatitude et dévotion. Mais le programme esquissé par Suzanne correspondait en outre à toutes les portions artificielles de son être. Le caractère clandestin de cette intrigue enchantait le lecteur de romans qui se délectait d’avance à l’idée d’un pareil mystère à porter dans la vie. La phraséologie par laquelle la jeune femme s’était posée en muse soucieuse de son travail, avait flatté en lui l’égoïsme de l’écrivain qui rêve de concilier l’art avec l’amour, le plaisir de la volupté avec la solitude et l’indépendance nécessaires à la composition. Enfin le poète, après de longues journées de torture, se sentait comme des ailes à l’esprit et au cœur. Telle était l’ardeur de sa félicité qu’il ne remarqua même pas l’étonnement douloureux dont le visage de sa sœur resta empreint durant la soirée qui suivit la visite de Suzanne. Qu’avait entendu Françoise ? Qu’avait-elle rapporté à madame Fresneau ? Toujours est-il que cette dernière souffrait visiblement. La profonde ignorance de certaines femmes à la fois romanesques et pures leur réserve de ces surprises. Elles s’intéressent aux choses de l’amour, parce qu’elles sont femmes, et elles prêtent la main à des débuts de relations qu’elles croient innocentes comme elles. Ensuite, lorsqu’elles entrevoient les conséquences brutales auxquelles ces relations aboutissent presque nécessairement, leur surprise serait comique si elle n’était pas aussi cruelle que respectable. D’après la description faite par la bonne, Émilie n’avait pas de doute sur l’identité de la visiteuse, et les autres indices donnés par Françoise, les bruits de baisers surpris, la durée de cette visite, le désordre mal réparé du lit, l’exaltation du regard de René, un de ces instincts aussi que les femmes les plus honnêtes possèdent à leur service dans ces occurrences-là, tout la conduisait à penser que madame Moraines avait été la maîtresse de René, là, chez eux ! Et la mère de famille, la bourgeoise pieuse, se révoltait contre cette pensée, en même temps qu’elle se souvenait des larmes amères aperçues sur les joues pâles de Rosalie. Songeant à la jeune fille dont elle avait pu mesurer la sincère tendresse, et à la grande dame inconnue pour laquelle sa naïveté avait si imprudemment pris parti, elle en venait à se demander :

— « Si René s’était trompé sur le compte de cette femme ? … »

Mais elle était sœur aussi, — une sœur complaisante jusqu’à la faiblesse, — et elle ne trouvait pas la force de faire la moindre observation à son frère, en le voyant si heureux. Elle avait trop nourri d’inquiétudes à constater le désespoir du jeune homme pendant la dernière semaine. Ce mélange de sentiments opposés l’empêcha de provoquer aucune confidence nouvelle, et, de son côté, la possession rendait René discret, comme il arrive quelquefois, par l’excès de l’amour où elle le jetait. Il ne pouvait plus parler de Suzanne maintenant. Ce qu’il éprouvait pour elle n’était plus exprimable avec des mots ! Il avait trouvé, presque tout de suite, dans la silencieuse et bourgeoise rue des Dames, et au milieu du quartier des Batignolles, indiqué par Suzanne, le petit appartement désiré. Presque tout de suite aussi, les circonstances s’étaient arrangées pour qu’il fût libre de voir Suzanne uniquement. Il n’y avait pas huit jours qu’elle était sa maîtresse, et Claude Larcher, le seul de ses confrères qu’il fréquentât beaucoup, quittait Paris. René, qui l’avait négligé ces derniers temps, le vit arriver rue Coëtlogon vers six heures et demie du soir, en costume de voyage, pâle et défait, avec sa physionomie des mauvaises crises. On venait de se mettre à table pour le dîner.

— « Le temps de vous serrer la main, » dit Claude sans s’asseoir, « je prends l’express du Mont-Cenis à neuf heures, et je dois dîner à la gare. »

— « Vous resterez longtemps absent ? » interrogea Émilie.

— « Chi lo sa ?  » fit Claude, « comme on dit dans cette belle Italie où je serai demain. »

— « Voyez-vous ce chançard, » s’écria Fresneau, « qui va pouvoir lire Virgile dans sa patrie au lieu de le faire traduire à des ânes ? »

— « Très chançard, en effet ! … » dit avec un rire énervé l’écrivain, qui, reconduit par René jusqu’à la grille de la rue où l’attendait son fiacre chargé de ses bagages, éclata en sanglots ; « Ah ! Cette Colette ! … » dit-il. « Vous vous rappelez, quand vous êtes venu rue de Varenne ? … Dieu ! était-elle jolie ce jour-là ! … Elle m’a plaisanté au sujet des femmes… Hé bien ! C’est d’une femme que j’ai la honte d’être jaloux aujourd’hui, d’un monstre avec qui elle s’est liée intimement, en quelques jours, à ne plus la quitter, cette Aline Raymond, une infâme connue comme telle dans tout Paris. Son nom seul me salit la bouche à prononcer. Ah ! cela, non, je n’ai pas pu le supporter, et je m’en vais… Je n’avais pas d’argent, imaginez-vous, j’ai déniché un usurier qui m’a prêté à soixante pour cent. Celui-là, par exemple, je le mettrai dans ma prochaine comédie… Il a trouvé à me servir mieux que le trou-madame d’Harpagon, mieux que le luth de Bologne, mieux que le jeu de l’oie renouvelé des Grecs et fort propre à passer le temps lorsque l’on n’a que faire… Savez-vous ce que j’ai dû acheter et revendre audit usurier, outre l’argent vivant ? … Deux cent cinquante cercueils ! … Vous entendez bien…. Est-ce énorme, cela ? … Enfin, l’usurier, ma vieille parente de province à qui j’ai écrit bassement, mon éditeur, la Revue parisienne à qui j’ai promis de la copie par traité, signé, s’il vous plaît… j’ai six mille francs ! Ah ! Quand le train va m’emporter, chaque tour de roue me passera sur le cœur, mais je la fuirai ; et, quand elle apprendra que je suis parti, par une lettre que je lui écrirai de Milan, quelle vengeance pour moi ! … » Il se frotta les mains joyeusement, puis hochant la tête : « Ç’a toujours été comme dans la ballade du comte Olaf, de Heine… Vous vous souvenez, quand il parle d’amour à sa fiancée et que le bourreau se tient devant la porte… Il s’est toujours tenu, ce bourreau, à la porte de la chambre où j’aimais Colette… Mais, quand il a pris les jupes et le visage d’une Sapho, non, c’était à en mourir ! … Adieu, René, vous ne me reverrez que guéri… »

Et, depuis lors, aucune nouvelle de cet ami malheureux auquel René pensait surtout pour comparer la femme qu’il idolâtrait et qui était si digne de son culte, à la dangereuse, à la féroce actrice. L’absence de Claude lui était une raison pour ne plus jamais reparaître au foyer du Théâtre-Français. Pourquoi se serait-il exposé à recevoir les bordées d’outrages dont Colette couvrait sans nul doute son amant fugitif, lorsqu’elle en parlait ? Grâce à cette même absence, tout lien était rompu aussi entre le poète et le monde où Larcher l’avait patronné. Sous l’influence de sa passion naissante pour Suzanne, l’auteur du Sigisbée avait négligé jusqu’aux plus élémentaires devoirs de la politesse. Non seulement il n’avait pas mis de cartes chez les diverses femmes qui l’avaient si gracieusement prié, mais il n’était même pas retourné chez la comtesse. Cette dernière, assez grande dame et assez bonne personne à la fois pour comprendre la nature irrégulière des artistes, et pour leur pardonner ces irrégularités, s’était dit : « Il s’est ennuyé chez moi… » et elle ne l’avait plus invité, sans lui en vouloir. Elle était d’ailleurs en train, pour l’instant, d’imposer à sa société un pianiste russe et spirite qui se prétendait en communication directe avec l’âme de Chopin. René, qui se trouvait tranquille de ce côté, eut encore la chance que madame Offarel se froissât de ce qu’ils n’avaient pas assisté, Émilie et lui, au fameux dîner préparé une semaine durant, à grand renfort de courses à travers Paris. Fresneau s’y était rendu seul.

— « En voilà une expédition où tu m’as envoyé ! » avait-il dit à sa femme en revenant. « Quand j’ai parlé de ta migraine, la vieille Offarel a fait un ah ! qui m’a coupé bras et jambes. Quand je lui ai raconté que René se trouvait absent, auprès d’un ami malade, — quelle drôle d’excuse, entre parenthèses, mais passons ! …— elle m’a demandé : — Est-ce dans un château ? — Et à table, ce malheureux Claude a fait les frais du dîner. Elle me l’a déshabillé, il n’en est pas resté un cheveu ! … Et c’est un égoïste, et il a de mauvaises manières, et il a la santé perdue, et il n’a aucun avenir, et ceci et cela, et patati et patata… Brr… brr… S’il n’y avait pas eu le piquet du père Offarel ! … Il m’a encore gagné, le vieux malin… Ah ! il y avait encore là Passart. Fais-moi penser à le recommander à notre oncle pour l’école Saint-André… C’est un charmant garçon. Entre nous, je crois que la petite Rosalie en tient pour lui… »

Émilie avait dû sourire de la perspicacité surprenante de son mari. Elle avait entendu autrefois madame Offarel se plaindre des assiduités du jeune professeur de dessin, et elle se rendit compte tout de suite qu’il avait été prié à la dernière minute, pour bien prouver qu’à défaut de René, on avait sous la main d’autres prétendants. Puis les dames Offarel étaient demeurées deux semaines sans mettre les pieds rue Coëtlogon, elles qui ne laissaient guère passer quatre soirs sans paraître à la fin du dîner. Quand elles se décidèrent à revenir, toujours à cette même heure, et après ces deux semaines, elles entrèrent, escortées du dit Passart, grand garçon blond et gauche, avec des lunettes et un visage timide, le teint semé de taches de rousseur. Émilie n’eut pas longtemps à chercher le motif de cette visite en commun. Il s’agissait de rendre son frère jaloux, naïve manœuvre que la vieille dame découvrit tout de suite en disant :

— « M. Offarel se trouvait occupé ce soir, et M. Passart a bien voulu nous servir de cavalier… Allons, Rosalie, donne une place à M. Jacques auprès de toi… »

La pauvre Rosalie ne s’était plus retrouvée en face de René, depuis la cruelle explication qu’elle avait eue avec Émilie. Elle était bien émue, bien tremblante, et le cœur lui avait fait bien mal durant le trajet entre la rue de Bagneux et la rue Coëtlogon ; court trajet, mais qui lui avait paru interminable. Elle eut cependant la force de couler un regard du côté de son ancien fiancé, comme pour lui attester qu’elle n’était pas responsable des mesquins calculs de sa mère, et la force aussi de répondre froidement en s’asseyant dans un angle, et mettant un autre siège devant elle :

— « J’ai besoin de cette chaise pour y poser mes laines… M. Passart ne voudra pas m’en priver… » :

— « Mais voilà une place libre, » interrompit Émilie qui fit asseoir le jeune homme auprès d’elle et vint ainsi au secours de la courageuse enfant. Cette dernière, quoiqu’elle sût très bien qu’une affreuse scène l’attendait à la maison, se refusa obstinément à jouer le rôle auquel on la conviait. Il eût été si naturel cependant que le dépit lui inspirât cette petite vengeance ! Mais les femmes vraiment délicates et qui savent aimer n’ont pas de ces dépits. Rendre jaloux l’homme qui les a abandonnées leur fait horreur, parce qu’il leur faudrait être coquettes avec un autre ; et cette idée, elles ne la supportent pas. Preuve divine d’amour que cette scrupuleuse fidélité quand même, et qui grave pour toujours une femme dans le regret d’un homme ! … Pour toujours…— mais quand il s’agit de l’heure présente et du résultat immédiat, ces sublimes amoureuses font fausse route, et les coquettes ont raison. Lorsque les années auront fui, et que l’amant vieilli passera la revue de ses souvenirs, il comprendra, par comparaison, la valeur unique de celle qui n’aura pas voulu le faire souffrir, — même pour le ramener. En attendant, il court après les gredines qui lui versent le philtre amer de cette avilissante, de cette ensorcelante jalousie ! Il est juste de dire, à l’excuse de René, qu’en immolant Rosalie à Suzanne, il croyait du moins faire ce sacrifice à un amour véritable. Et comme sa sœur lui vantait, le lendemain, la noblesse d’attitude de la jeune fille, ce fut bien sincèrement qu’il répondit par cette parole empreinte de la plus naïve fatuité :

— « Quel dommage qu’un si beau sentiment soit perdu ! »

— « Oui, » répéta Émilie en soupirant, « quel dommage ! »

L’accent avec lequel cette phrase fut prononcée, aurait suffi à éclairer le poète sur le revirement d’opinions qui s’était fait dans sa sœur à l’endroit de madame Moraines, s’il eût eu l’esprit assez libre pour penser à autre chose qu’à son amour. Mais cet amour l’absorbait tout entier. Pour lui, maintenant, les journées se répartissaient en deux groupes : celles où il devait se rencontrer avec Suzanne, celles qu’il devait passer sans la voir. Ces dernières, qui étaient de beaucoup les plus nombreuses, se distribuaient ainsi d’habitude : il restait au lit assez tard dans la matinée, à rêver. Il éprouvait cette diminution de l’énergie animale, conséquence inévitable des excès de l’amour sensuel. Il vaquait à sa toilette, avec cette minutie qui, à elle seule, révèle aux femmes d’expérience qu’un jeune homme est aimé. Cette toilette finie, il écrivait à sa madone. Elle lui avait imposé la douce tâche de lui tenir le journal de ses pensées. Quant à elle, il n’avait pas une ligne de son écriture. Elle lui avait dit : « Je suis si surveillée, et jamais seule ! » Et il l’en plaignait, tout en se livrant à ce travail de correspondance détaillée auquel Suzanne l’assujettissait. Pourquoi ? Il ne se l’était jamais demandé. Cette posture de Narcisse sentimental en train de se mirer sans cesse dans son propre amour, convenait si bien à ce qu’il y avait en lui de profondément vaniteux, comme chez presque tous les écrivains. Suzanne n’avait pas assez réfléchi aux anomalies de la nature de l’homme de lettres pour avoir spéculé sur cette vanité. Le journal de René lui plaisait à relire, quand il n’était pas là, comme un souvenir enflammé des caresses données et reçues, simplement. Quand le poète avait ainsi fait sa prière du matin à sa divinité, l’heure du déjeuner sonnait déjà. Aussitôt après, il allait à la Bibliothèque de la rue de Richelieu prendre avec conscience des notes pour son Savonarole, auquel il s’était remis. Il y travaillait d’arrache-pied, durant la fin de l’après-midi, et jusque dans la soirée. Il y travaillait, — sans plus jamais ressentir, comme à l’époque du Sigisbée, cette plénitude de talent qui du cerveau passe dans la plume, si bien que les mots se pressent dans la mémoire, que les images se dessinent avec les contours et les couleurs de la réalité, que les personnages vont et viennent, que l’effort d’écrire enfin se transforme en une ivresse à la fois légère et puissante d’où nous sortons épuisés ; — mais quelle fatigue délicieuse ! Il fallait à René, pour échafauder les scènes de son drame actuel, une tension presque douloureuse de toute sa pensée, une pire tension pour mettre en vers les morceaux qu’il avait, au préalable, esquissés en prose. Sa verve ne s’éveillait plus en fougues heureuses. Il y avait à cela plusieurs raisons d’ordres très divers, une toute physique d’abord ; le gaspillage de sève vitale qu’entraîne toute passion partagée ; — une, morale : la préoccupation constante de Suzanne et l’incapacité de l’oublier jamais entièrement ; — une, intellectuelle, enfin, et la plus puissante : le poète subissait, et il ne s’en rendait pas compte, cette influence du succès, meurtrière même aux plus beaux génies. En concevant et en écrivant, il commençait de penser au public. Il apercevait en esprit la salle de la première représentation, les journalistes à leurs fauteuils, les gens du monde, ici et là, et, sur le devant d’une baignoire, madame Moraines. Il entendait à l’avance le bruit des applaudissements, aussi démoralisant pour les auteurs dramatiques que le chiffre des éditions peut l’être pour les romanciers. La vision d’un certain effet à produire se substituait en lui à cette vision désintéressée et naturelle de l’objet à peindre, pour le plaisir de le peindre, qui est la condition nécessaire de l’œuvre d’art vivante. Trop jeune encore pour posséder cette habileté des mains, grâce à laquelle les vétérans de lettres arrivent à écrire des phrases passionnées, sans émotion aucune, et de manière à tromper même les plus fins critiques, René cherchait en lui une source, un jaillissement d’idées qu’il ne trouvait pas. Son drame ne se faisait pas dans sa pensée, naturellement, nécessairement. Les figures tragiques du moine florentin au profil de bouc, du terrible pontife Alexandre VI, du violent Michel-Ange, du douloureux Machiavel, et du redoutable César Borgia, ne s’animaient pas devant ses yeux, malgré les documents amassés, les notes prises, les pages indéfiniment raturées. Alors il posait sa plume ; il regardait le ciel bleuir à travers la guipure des rideaux de sa fenêtre ; il écoutait les petits bruits de la maison : une porte qui se fermait, Constant qui jouait, Françoise qui grondait, Émilie qui passait légère, Fresneau qui marchait lourdement, et il se prenait à compter combien d’heures le séparaient de son prochain rendez-vous avec sa maîtresse.

— « Ah ! Comme je l’aime ! Comme je l’aime ! » se disait-il, exaltant sa passion par son ardeur à prononcer tout haut cette phrase. Puis il se délectait à se ressouvenir du petit appartement meublé où aurait lieu ce rendez-vous, attendu avec une si fiévreuse impatience. Il avait eu, dans ses recherches, la main plus heureuse que son inexpérience ne l’avait fait espérer à Suzanne. Cet appartement se composait de trois chambres assez coquettement meublées par les soins de madame Malvina Raulet, une dame brune, d’environ trente-cinq ans, dont les manières discrètes, la toilette presque sévère, la voix adoucie, les yeux avenants, avaient tout de suite enchanté René. Madame Malvina Raulet se donnait comme veuve. Elle vivait officiellement des petites rentes que lui aurait laissées feu Raulet, personnage chimérique dont elle définissait la profession par cette phrase vague : « Il était dans les affaires. » En réalité, l’astucieuse et fine loueuse du logement meublé n’avait jamais été mariée. Elle était, pour le moment, entretenue par un homme sérieux, un médecin de quartier, père de famille, qu’elle avait enjôlé avec son air distingué et sans doute par de secrètes séductions, au point d’en tirer cinq cents francs par mois, payés le premier et d’une façon fixe, à la manière d’un traitement de fonctionnaire. Comme elle était avant tout une femme d’ordre, elle avait imaginé d’augmenter ce revenu mensuel en détachant de son appartement, beaucoup trop vaste pour elle, trois pièces dont l’une pouvait servir de salon, une autre de chambre à coucher, la dernière de cabinet de toilette. L’existence de deux portes sur le palier lui permit d’attribuer à ces trois pièces une entrée particulière. Le mobilier presque élégant qu’elle y disposa lui venait du plus funèbre héritage. Elle avait été, pendant dix années de sa vie, la maîtresse d’un fou, payée par la famille qui n’avait pas voulu que cette folie fût déclarée. À la mort du malheureux, Malvina avait touché vingt mille francs, promis à l’avance, et gardé tout ce qui garnissait la maison, théâtre de son étrange métier. Le sinistre et hideux dessous de cette existence ne devait jamais être connu de René. Mais dans ce vaste Paris, si propice aux intrigues clandestines, combien parmi les beaux jeunes gens qui vont à un rendez-vous dans un endroit pareil, se rendent compte de l’histoire de la personne qui leur fournit un asile d’amour tout préparé ! Le poète ne se doutait guère non plus qu’au premier coup d’œil, cette personne aux attitudes irréprochables, avait vu clair dans ses intentions. Il s’était donné comme habitant Versailles et obligé de venir à Paris deux ou trois fois la semaine. Par enfantillage, il avait choisi comme nom d’emprunt celui du héros de roman qui l’avait séduit le plus dans sa jeunesse, le paradoxal d’Albert de Mademoiselle de Maupin. Tout en écrivant ce nom au bas du petit billet d’engagement que madame Raulet lui fit signer, il avait posé sur la table son chapeau, dans le fond duquel la rusée hôtesse put lire les véritables initiales de son locataire de passage, et elle reprit :

— « Monsieur d’Albert voudra-t-il que ma domestique se charge aussi du service, ce sera cinquante francs de plus par mois ? … »

Ce prix exorbitant fut demandé avec un ton de voix si candide, et, d’autre part, madame Raulet lui paraissait si respectable, que le jeune homme n’osa pas discuter. Il la regarda cependant avec une première défiance. Son aspect démentait toute idée d’exploitation de l’adultère. Elle portait une robe de nuance sombre, joliment coupée, mais toute simple. Sa montre passée dans sa ceinture était attachée à une de ces chaînes de cou, jadis très en faveur dans la bourgeoisie française, et qui lui venait certainement d’une mère adorée. Un médaillon renfermant sous verre une mèche de cheveux blancs, ceux d’un père chéri, sans nul doute, fermait son col modeste. Ses doigts longs passaient à travers des mitaines de soie qui laissaient deviner l’or de son alliance. Il est juste d’ajouter que cette veuve distinguée avait, outre le médecin, deux amants très jeunes : l’un, étudiant en droit, l’autre, employé dans un grand magasin de nouveautés, qui croyaient posséder en elle une femme du monde, surveillée par une famille implacable ! Ces deux amants représentaient, dans l’équilibre de son budget, toutes sortes de petites économies : des dîners au restaurant, des promenades en voiture, des cadeaux de bijoux, des loges de théâtre, ce qui n’empêcha pas cette vertueuse créature de dire au faux d’Albert :

— « La maison est bien tranquille, Monsieur. Vous êtes un jeune homme, » ajouta-t-elle avec un sourire, « vous ne vous offenserez pas si je me permets de vous faire observer que le moindre bruit, dans l’escalier, le soir par exemple, serait un motif pour résilier notre contrat… »

René s’était senti rougir quand elle lui avait parlé ainsi. Dans l’excès de sa naïveté, il trembla que l’honorable veuve ne lui donnât congé après le premier rendez-vous. Cette ridicule crainte le poussa, au sortir même de ce premier rendez-vous, et quand Suzanne fut partie, à faire une visite à son hôtesse, sous le prétexte d’une petite recommandation relative au service. Elle le reçut avec la politesse gracieuse d’une femme qui ne sait rien, qui ne comprend rien, qui n’a rien vu, quoiqu’elle eût, à travers la fenêtre sur la rue, suivi du regard madame Moraines. Cette dernière s’était en allée, le long du trottoir, avec cette allure à laquelle un œil parisien ne s’est jamais trompé. Malvina savait désormais à quoi s’en tenir : son locataire était l’amant d’une femme du monde, et du plus grand monde. Lui-même cependant, quoique bien mis, n’avait ni dans sa coiffure, ni dans la coupe de sa barbe, ni dans sa démarche, le je ne sais quel caractère qui décèle le fils de famille. La loueuse pensa que, selon toute probabilité, le loyer serait payé par la maîtresse et non par l’amant, et elle regretta de n’avoir demandé que cinq cents francs par mois, outre les cinquante du service.— Son appartement tout entier lui revenait, à elle, à quatorze cents francs par an et sa bonne à tout faire recevait quarante-cinq francs de gage ! — N’importe, elle se rattraperait sur le détail : le bois à fournir pour le feu, le linge, les repas, si jamais le jeune homme s’avisait de déjeuner là, comme elle le lui offrit.

— « C’est une excellente personne, et bien prévenante… » dit René à Suzanne lorsque cette dernière l’interrogea sur madame Raulet. Mais quoi ? La confiance du poète n’avait-elle pas raison ? À quoi lui eût-il servi de se livrer, comme eût fait Claude, à une analyse pessimiste du caractère de cette femme, sinon à se configurer d’avance mille dangers de chantage, d’ailleurs imaginaires ; car si Malvina était une nature d’entremetteuse, vénale et retorse, c’était aussi une bourgeoise sincèrement affamée de considération, et qui se proposait, une fois sa pelote faite, de retourner dans sa ville natale, à Tournon, et d’y mener une vie d’absolue décence. L’esclandre possible d’un procès où son nom eût été mêlé suffisait à écarter de son imagination tout projet de canaillerie violente. Elle poussait ce culte de la respectabilité à un tel point, qu’elle forgea elle-même, sur son locataire, et auprès du concierge, un mensonge compliqué. Suzanne et René devinrent un gentil ménage, demeurant toute l’année à la campagne et un peu parent du défunt Raulet. Ce fut elle aussi qui, avant toute demande, remit deux clefs au soi-disant Albert, afin d’empêcher les relations avec ce concierge, même les plus insignifiantes. Qu’importait à René la cause véritable de cette complaisance ? Les jeunes gens ont ce bon esprit de ne pas raisonner avec les faits commodes à leurs passions. Ils s’engagent ainsi sur des chemins périlleux, mais ils en cueillent, ils en respirent du moins toutes les fleurs. Quand celui-ci traversait Paris pour se rendre au petit appartement de la rue des Dames, une musique lui chantait dans le cœur, qui ne lui permettait pas d’entendre les voix attristantes du soupçon. Ses rendez-vous avaient lieu presque toujours le matin. René ne s’était jamais demandé non plus pourquoi ce moment de la journée était plus commode à Suzanne. En réalité, c’était l’heure où cette dernière était plus assurée d’échapper à la surveillance de Desforges. Avant midi, l’hygiénique baron se consacrait à ce qu’il avait de plus précieux au monde : sa santé. Il prenait une leçon d’armes, ce qu’il appelait « sa pilule d’exercice ; » il galopait dans les allées du Bois, ce qui devenait « sa cure d’air ; » enfin il « brûlait son acide, » formule qu’il devait au docteur Noirot. La madone en partie double, qui connaissait le fonds et le tréfonds de cet homme, le savait aussi enchaîné par les servitudes de cette hygiène que Paul lui-même par celles de son bureau. Elle ressentait un malin plaisir à se représenter, de la sorte, son mari assis à ce bureau, son « excellent ami » chevauchant une jument anglaise, et son petit René entrant chez une fleuriste pour y acheter de quoi parer la chapelle de leurs caresses. C’était des roses qu’il choisissait d’ordinaire, des roses rouges comme les lèvres de son amie, des roses pâles comme ses joues dans les minutes de lassitude, de vivantes, de fraîches roses dont l’arome alanguissait encore la langueur des étreintes. Elle savait, tandis qu’elle s’acheminait de son côté vers ce tendre et furtif asile, que son jeune amant était debout contre la croisée, à écouter le bruit des fiacres qui passaient. Qu’il serait heureux, quand le sien à elle s’arrêterait devant la maison ! Elle monterait l’escalier et il l’attendrait, ayant lui-même ouvert doucement la porte, pour ne pas perdre une seconde, une seule, de sa chère présence. Il la tiendrait, là, contre lui, la dévorant de ces silencieux baisers qui vont cherchant la fraîcheur de la peau et la mobilité des lèvres à travers la dentelle de la voilette. Et c’était presque aussitôt un emportement de désirs que Suzanne adorait, une frénésie de l’avoir à lui, qui le faisait la dévêtir avec des mains affolées et des caresses, — ah ! quelles caresses ! La grande séduction de la jeune femme et son habileté suprême consistaient à garder son innocente expression de vierge au milieu des pires désordres. Son pur visage semblait ignorer les complaisances du reste de sa personne, et grâce à cette idéalité de physionomie conservée à travers tout, elle avait pu se faire, sans déchoir, l’éducatrice amoureuse de René, comme découvrant avec lui le monde mystérieux de la vie des sens. Cette passion sensuelle formait l’arrière-fond sincère de ses rapports avec le jeune homme. Cette même passion était la cause de la fréquence de ces rendez-vous, auxquels la singulière créature apportait une âme entièrement heureuse, entièrement étrangère aussi à tout sentiment de remords. Elle appartenait, sans doute par l’hérédité, se trouvant la fille d’un homme d’État, à la grande race des êtres d’action dont le trait dominant est la faculté distributive, si l’on peut dire. Ces êtres-là ont la puissance d’exploiter pleinement l’heure présente sans que ni l’heure passée ni l’heure à venir trouble ou arrête leur sensation. L’argot actuel a trouvé un joli mot pour désigner ce pouvoir spécial d’oubli momentané ; il appelle cela « couper le fil. » Suzanne avait organisé la part de sa vie accordée à Paul, la part de sa vie accordée à Desforges. Pendant le temps où elle se donnait à René, elle lui appartenait tout entière, avec une suspension si absolue du reste de son existence qu’il lui aurait fallu se raisonner pour savoir qu’elle mentait, et ces lugubres raisonnements de la conscience, elle se souciait bien d’y travailler, tandis que l’opium puissant du plaisir envahissait son cerveau ! … Ils étaient là, son amant et elle, dans les bras l’un de l’autre, les rideaux tirés, lui en adoration devant cette femme dont la beauté le ravissait, dont l’élégance intime l’extasiait. Il aimait d’elle, et sa peau si douce et la soie de ses bas, sa gorge souple et la batiste de sa chemise, le parfum de son haleine et les saphirs de son bracelet, ses cheveux blonds et les épingles d’écaille incrustées de petits diamants qu’elle y piquait. Elle se laissait adorer comme une idole, voluptueusement roulée dans le flot de baisers qui montait, montait vers elle, — baisers d’amour qui n’étaient pas comptés, pesés, étiquetés comme ceux de Desforges, — baisers nouveaux qui n’avaient pas la monotonie connue de ceux de Paul, — baisers ardents comme l’homme de vingt-cinq ans qui les lui donnait, qui les lui prodiguait, — baisers si frais, qui lui arrivaient d’une bouche aussi pure que la sienne et qu’accompagnaient des paroles de tendresse empreintes de la plus délicieuse poésie, — enfin un régal exquis de courtisane blasée auquel il lui fallait s’arracher, avec effort ! Vers midi elle devait se rhabiller, et René lui servait enfantinement de femme de chambre, la regardant se coiffer elle-même avant de passer sa robe, avec adoration. Elle avait ses beaux bras levés, sa taille prise dans son mince corset de satin noir. Son jupon de soie molle et parfumée, un peu court, laissait voir ses bas où se moulaient ses jambes fines. Il s’approchait d’elle, et sa bouche courait sur ses épaules nues qui frémissaient avant de disparaître sous l’étoffe hypocrite du corsage… Et puis, quand elle était partie, il demeurait là tout le jour, se faisant servir à déjeuner par madame Raulet dans le salon, soi-disant pour travailler, — car il avait apporté sa serviette remplie de papiers, — en réalité pour se repaître de souvenirs dans la chambre à coucher dont le désordre lui attestait qu’il n’avait pas rêvé ! Il ne s’en allait qu’au crépuscule, traversant, pour gagner la rue Coëtlogon, tout le Paris qu’étoilent les premiers becs de gaz, si clairs dans la transparence du soir, et la divine lassitude qu’il sentait en lui faisait comme une volupté suprême où se résumaient, où s’évanouissaient toutes les autres !