Mercédès de Castille/Chapitre 13

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 188-204).


CHAPITRE XIII.


Ce n’est pas seulement Zéide qui le pleure, mais tout ce qui demeure entre les murailles du grand palais de l’Alhambra et les sources d’Albalein.
Bryant.



L’instant du départ arriva enfin. Le Génois touchait au jour si longtemps désiré, et ce bonheur lui faisait oublier tant d’années écoulées au sein de la pauvreté, de l’attente et de l’oubli ; ou, si tous ces maux se représentaient à sa mémoire, ce n’était plus avec l’amertume de l’espoir différé. Le navigateur se voyait en possession des moyens de mener à fin la grande, l’unique entreprise à laquelle depuis quinze ans il avait voué sa vie, et en perspective l’espoir qu’elle le conduirait à la conquête du Saint-Sépulcre. Tandis que ceux qui l’entouraient regardaient avec surprise les faibles moyens à l’aide desquels il devait arriver à de si nobles fins, ou étaient frappés de la témérité apparente d’une entreprise qui semblait défier les lois de la nature et vouloir s’élever au-dessus des volontés de la Providence, l’esprit de Colomb était devenu plus tranquille : à mesure que le moment de mettre à la voile approchait, il n’était plus oppressé que par un sentiment de joie dont il cherchait à modérer l’intensité. Le père Juan Pérez dit à l’oreille de don Luis qu’il ne pouvait comparer la joie de l’amiral qu’à la douce extase d’un chrétien prêt à quitter un monde de peines et de chagrins pour entrer dans la jouissance inconnue mais certaine d’une bienheureuse immortalité.

Cette situation d’esprit était loin d’être celle de tous les habitants de Palos. L’embarquement eut lieu dans le cours de l’après-midi du 2 août, l’intention des pilotes étant de conduire les bâtiments, dans la soirée, près d’une pointe à la hauteur de la ville de Puelva, position plus favorable pour mettre à la voile que celle où ils étaient à l’ancre en face de Palos. La distance était courte ; mais, pour bien des gens, exécuter ce petit mouvements, c’était couper les amarres de la vie. Colomb se rendit à bord un des derniers, ayant à envoyer une lettre à la cour, et quelques autres devoirs importants à remplir. Enfin il quitta le couvent, et, accompagné de Luis et du prieur, il prit le chemin du rivage. Ce court trajet se fit en silence, car chacun d’eux était plongé dans de profondes réflexions. Jamais l’entreprise n’avait paru au digne franciscain si incertaine ni si périlleuse qu’en ce moment. Colomb récapitulait tous les détails de ses préparatifs. Luis pensait à la fille de la Castille, comme il avait pris l’habitude de nommer Mercédès, et calculait le nombre de jours qui devaient s’écouler avant de pouvoir seulement espérer de la revoir.

Ils s’arrêtèrent sur le rivage, attendant dans un endroit éloigné de toute habitation qu’on leur envoyât une embarcation. Là, le père Juan Pérez fit ses adieux aux deux aventuriers. Le long silence qu’ils avaient gardé faisait mutuellement sur chacun d’eux plus d’impression que n’aurait pu en faire toute conversation ordinaire ; mais il ne pouvait durer plus longtemps. Le prieur était vivement affecté, et il se passa quelques instants avant qu’il osât articuler un seul mot.

— Señor Christoval, dit-il enfin, depuis le jour où vous vous êtes montré pour la première fois à la porte du couvent de Santa-Maria de la Rabida, bien des années se sont écoulées ; elles ont été pour moi une source de plaisir et de véritable affection.

— Il y en a sept, père Juan Pérez, — sept années bien longues pour moi, et pendant lesquelles je sollicitais de l’emploi ; — mais, en tout ce qui vous concerne, elles ont été des années de satisfaction. Ne croyez pas que je puisse jamais oublier le moment où, conduisant mon fils par la main, sans asile, sans argent, je frappai à la porte de votre couvent pour y demander des aliments au nom de la charité. L’avenir est entre les mains de Dieu, mais le passé est gravé dans mon cœur en caractères ineffaçables. — Vous avez été mon ami constant, digne prieur, et cela dans un temps où ce n’était pas un honneur de protéger un Génois inconnu : si les hommes prennent de moi une opinion différente…

— Cette opinion a déjà changé, señor amirante, s’écria le prieur ; n’avez-vous pas pour vous la commission de la reine, — l’appui de don Ferdinand, — la présence de ce jeune seigneur, quoiqu’il garde l’incognito, — et les souhaits de tous les gens instruits ? N’emportez-vous pas, dans ce grand voyage, nos espérances plutôt que nos craintes ?

— Cela peut être, en ce qui vous concerne, mon cher prieur ; je sais que j’emporte vos vœux pour la réussite de mon entreprise, et que j’aurai aussi l’aide de vos prières. Mais peu de personnes en Espagne respecteront Colomb, ou fonderont sur lui quelque espérance, tant que nous voguerons sur les solitudes de l’Océan. Oui, le nombre en sera bien petit. Même en ce moment où nous avons entre les mains les moyens d’apprendre si nos théories sont fausses ou vraies ; où nous mettons, en quelque sorte, le pied sur le seuil du grand portail qui doit nous donner entrée dans les Indes, je crains bien que peu de personnes ne croient à nos chances de succès.

— Vous avez pour vous doña Isabelle, Señor.

— Et doña Mercédès, ajouta Luis, sans parler de ma tante, dont le cœur est aussi franc que son esprit est décidé.

— Je ne demande que quelques mois, Señor, reprit Colomb, la tête découverte et levée vers le ciel, ses cheveux gris flottant au gré du vent, et ses yeux animés par l’enthousiasme ; — quelques mois qui ne paraîtront qu’un instant aux heureux du monde, que les malheureux même pourront trouver supportables, mais qui seront des siècles pour nous, doivent décider la question. Bon prieur, je me suis souvent éloigné du rivage sentant que je tenais ma vie entre mes mains, connaissant tous les dangers de l’Océan, et m’attendant à la mort aussi bien qu’à un heureux retour ; mais en ce moment glorieux, je n’éprouve aucun doute : je sais que ma vie est sous la garde de Dieu, et que le succès est caché dans les profondeurs de sa sagesse.

— Ces pensées sont consolantes dans une circonstance tellement sérieuse, Señor, et j’espère que la fin de votre entreprise en prouvera la justesse. — Mais j’aperçois votre barque qui s’approche, et il faut nous séparer. Adieu, mon fils ; vous savez que je vous accompagne en esprit dans ce grand voyage.

— Saint prieur, souvenez-vous de moi dans vos prières ; je suis faible, et j’ai besoin de cet appui. J’ai beaucoup de confiance en l’efficacité de votre intercession, aidée de celle de vos pieux frères. — Vous ferez dire pour nous quelques messes ?

— N’en doutez pas, mon fils. Tout ce que le couvent de la Rabida peut obtenir de la bienheureuse Marie et des saints, sans cesse il le demandera pour vous. Mais il n’est pas donné à l’homme de prévoir les événements, ils dépendent de la Providence ; et quoique nous regardions votre entreprise comme aussi infaillible que raisonnable, elle peut pourtant échouer.

— Elle ne peut échouer, mon père. Dieu l’a amenée au point où elle est aujourd’hui, et il ne permettra pas qu’elle échoue.

— C’est ce que nous ignorons, señor Colon ; auprès de ses desseins impénétrables, notre sagesse n’est qu’un grain perdu au milieu des sables de ce rivage. J’allais dire que, comme il est possible que vous reveniez ici déçu dans vos espérances, vous trouverez toujours la porte du couvent de Santa-Maria ouverte pour vous ; car il est aussi méritoire à nos yeux de tenter une noble entreprise, qu’il l’est souvent à ceux des autres d’y réussir.

— Je vous comprends, digne prieur, et cette preuve de votre amitié ne m’inspire pas moins de reconnaissance que les secours que vous avez donnés à mon fils. — Je voudrais, avant de partir, recevoir votre bénédiction.

— Mettez-vous donc à genoux, Señor ; car ce n’est pas Juan Pérez de Marchena qui va parler, mais le ministre de Dieu même.

Les yeux de Colomb et ceux du prieur se remplirent de larmes, car le cœur de l’un et de l’autre était touché d’une émotion bien naturelle dans un moment si solennel. Le navigateur aimait le franciscain, parce qu’il avait éprouvé son amitié dans un temps où il n’avait qu’un petit nombre d’amis timides ; et le digne prieur avait pour Colomb cet attachement que l’on conçoit souvent pour ceux à qui l’on a rendu service. Chacun d’eux appréciait et respectait les motifs de l’autre, et il existait entre eux un autre lien d’union dans leur entier dévouement à la religion chrétienne. Colomb se mit à genoux sur le sable et reçut la bénédiction de son ami avec l’humble soumission de la foi et avec un sentiment presque égal au respect qu’un fils aurait montré en recevant une bénédiction prononcée par son père.

— Et vous, jeune homme, reprit le père Juan Pérez d’une voix presque étouffée, vous ne vous en trouverez pas plus mal pour recevoir la bénédiction d’un vieux moine.

De même que la plupart des jeunes gens de ce siècle, Luis, au milieu de ses sentiments impétueux et de ses penchants de jeunesse, portait dans son cœur l’image du fils de Dieu, et avait un respect habituel pour les choses saintes ; il s’agenouilla sans hésiter, et reçut la bénédiction du prêtre avec humilité et reconnaissance.

— Adieu, saint prieur, dit Colomb en serrant la main du bon Franciscain. Vous avez été mon ami lorsque tout le monde s’éloignait de moi ; mais Dieu fera, j’espère, qu’on verra bientôt arriver le jour où ceux qui ont eu confiance en mes prédictions n’auront pas à rougir quand ils entendront prononcer mon nom. Oubliez-nous complètement, si ce n’est dans vos prières, d’ici à quelques mois ; et alors attendez des nouvelles qui véritablement élèveront la Castille à un tel degré de renom, que cette conquête de Grenade ne sera qu’un incident d’intérêt passager au milieu de la gloire du règne de Ferdinand et d’Isabelle.

Il prononça ces mots, non avec un ton de fanfaronnade, mais de l’air sérieux et tranquille d’un homme qui voyait une vérité cachée aux yeux des autres, et qui la voyait si clairement que l’effet de cette vision morale était de produire en lui une confiance qui égalait celle que les hommes ordinaires accordent au témoignage de leurs sens. Le prieur le comprit ainsi, et son cœur conserva cette assurance longtemps encore après le départ de son ami. Ils s’embrassèrent et se quittèrent.

Cependant l’embarcation qui venait prendre Colomb avait touché au rivage. Tandis que le navigateur et Luis s’en approchaient à pas lents, une jeune femme se précipita en avant, et sans faire attention à leur présence se jeta dans les bras d’un jeune marin qui avait quitté le canot pour courir à sa rencontre. Elle sanglota une minute ou deux sur son sein, dans un accès irrésistible d’agonie, ou comme les femmes pleurent dans le premier transport d’une forte émotion.

— Viens, Pépé, s’écria-t-elle de ce ton dont on parle quand on cherche à se persuader que ce qu’on demande ne peut être refusé ; suis-moi, Pépé, ton enfant pleure ton absence. Tu n’en as déjà que trop fait.

— Tu sais, Monica, répondit son mari en jetant un coup d’œil sur l’amiral, qui était déjà assez près d’eux pour pouvoir les entendre ; tu sais que ce n’est pas volontairement que j’entreprends ce voyage pour un pays inconnu. Je voudrais bien pouvoir y renoncer ; mais les ordres de la reine sont trop rigoureux pour qu’un pauvre marin comme moi ose y désobéir.

— C’est de la folie, Pépé, reprit la femme tirant son mari par le collet de son habit pour l’entraîner loin du bord de la mer ; j’ai déjà assez souffert, — assez pour me briser le cœur ; — viens, viens revoir ton enfant !

— Tu ne vois pas que l’amiral est ici, Monica. Nous manquons au respect qui lui est dû.

La déférence d’instinct que les hommes de basse condition ressentent pour les grands fit que Monica se tut un instant. Elle jeta un coup d’œil suppliant sur Colomb ; ses beaux yeux noirs s’animèrent de tous les sentiments d’une épouse et d’une mère, et enfin elle s’adressa à l’amiral lui-même.

— Señor, s’écria-t-elle, vous ne devez plus avoir besoin de Pépé. Il a aidé à conduire vos bâtiments à Huelva ; et maintenant sa femme et son enfant le réclament.

Colomb fut touché des manières de cette femme en qui tout annonçait ce commencement d’égarement de raison qui accompagne quelquefois une douleur excessive, et il lui répondit avec plus de douceur qu’il n’aurait pu être tenté de le faire dans ce moment critique en s’adressant à une femme qui excitait à la désobéissance.

— C’est un honneur pour ton mari d’avoir été choisi pour m’accompagner dans ce grand voyage, lui dit-il, et, au lieu de déplorer son destin, tu agirais plutôt comme la femme d’un brave marin, si tu te réjouissais de sa bonne fortune.

— Ne le crois pas, Pépé ! il parle par l’inspiration du malin esprit, pour t’entraîner à ta perte. Il a blasphémé ; il a donné un démenti à la parole de Dieu en disant que la terre est ronde et qu’on peut arriver à l’est en gouvernent à l’ouest, pour te conduire à la mort, toi et tous ceux qui l’accompagneront.

— Et pourquoi agirais-je ainsi, bonne femme ? qu’ai-je à gagner à la destruction de ton mari et de ses camarades ?

— Je n’en sais rien, je m’en soucie fort peu. — Pépé est tout pour moi. Il ne partira pas avec vous pour ce voyage impie et insensé. Nul bien ne peut résulter d’un voyage qui commence par donner un démenti aux vérités divines.

— Et quel malheur particulier crains-tu dans ce voyage plutôt que dans tout autre, que tu veuilles ainsi retenir ton mari, et que tu tiennes un pareil langage à un homme qui est revêtu de l’autorité de la reine en tout ce qu’il entreprend ? Tu savais qu’il était marin, quand tu l’as épousé ; et cependant tu cherches à l’empêcher de servir la reine comme c’est son métier et son devoir de le faire.

— Qu’il la serve contre les Maures, contre les Portugais, contre le peuple d’Angleterre, j’y consens ; mais je ne veux pas qu’il voyage pour le service du prince des ténèbres. Pourquoi nous dire que la terre est ronde, Señor, quand nos yeux voient qu’elle est plate ? Si elle était ronde, comment un navire qui serait descendu d’un côté, pourrait-il jamais remonter de l’autre ? La mer ne coule pas de bas en haut, et une caravelle ne peut remonter une cataracte. Quand vous aurez erré des mois entiers sur l’Océan, comment, vous et ceux qui vous accompagneront, pourrez-vous trouver le chemin pour revenir à l’endroit d’où vous allez partir ? Palos est une petite ville, Señor, et une fois que vous l’aurez perdue de vue, avec vos idées confuses, vous ne pourrez jamais la retrouver.

— Quelque puérils, quelque absurdes que ces propos puissent paraître, dit Colomb tranquillement en se tournant vers don Luis, ils sont aussi raisonnables que les discours des savants que j’ai été condamné à entendre depuis seize ans. Quand la nuit de l’ignorance couvre l’esprit, il évoque des arguments mille fois plus vains et plus frivoles que les phénomènes de la nature qui lui semblent si déraisonnables. J’essaierai l’influence de la religion sur cette femme : en changeant ses idées sur ce point, je puis d’une ennemie en faire une alliée. Monica, dit-il avec douceur, es-tu chrétienne ?

— Sainte Marie, señor amirante ! que voulez-vous donc que je sois ? Croyez-vous que Pépé aurait épousé la fille d’un Maure ?

— Écoute-moi donc, et tu verras combien peu tu te conduis en chrétienne. Le Maure n’est pas le seul infidèle ; il en existe beaucoup d’autres, et la terre gémit sous le poids de leur nombre et de leurs péchés. Les grains de sable que tu vois sur ce rivage sont moins nombreux que les infidèles du seul royaume de Cathay ; car jusqu’à présent Dieu n’a accordé qu’une petite partie de la terre à ceux qui ont foi en la médiation de son Fils. Le tombeau de Jésus-Christ est même encore entre les mains des infidèles.

— Je l’ai entendu dire, Señor. Il faut que la foi soit bien faible dans ceux qui ont fait vœu d’obéir à la loi de Dieu, pour qu’ils n’aient pas encore fait cesser un mal si criant : c’est grand dommage.

— Et n’as-tu pas aussi entendu dire que tel doit être pendant un certain temps le destin du monde ; mais que la lumière paraîtra quand la parole divine entrera, comme le son d’une trompette, dans l’oreille des infidèles ; et qu’alors la terre ne sera plus qu’un vaste temple rempli des louanges de Dieu, de la gloire de son nom, et d’obéissance à sa volonté ?

— Les bons pères de la Rabida, Señor, et les prêtres de notre paroisse nous consolent souvent par de telles espérances.

— Mais toi-même n’as-tu rien vu récemment qui doive encourager cet espoir, et qui te porte à penser que Dieu n’a pas oublié son peuple, et qu’une nouvelle lumière commence à dissiper les ténèbres en Espagne ?

— Pépé, Son Excellence veut sans doute parler du miracle qui a eu lieu il n’y a pas longtemps au couvent, où l’on dit qu’on a vu couler de véritables larmes des yeux de l’image de la sainte Vierge ; tandis qu’elle regardait l’enfant appuyé sur son sein ?

— Ce n’est pas ce dont je voulais parler, dit Colomb d’un ton grave, quoiqu’il fît un signe de croix, même en laissant voir son peu de satisfaction de cette allusion à un miracle que son esprit éclairé ne pouvait guère admettre ; je ne parle pas des merveilles qu’il nous est permis de croire ou de ne pas croire jusqu’à ce que la vérité en soit appuyée sur l’autorité de l’Église. Ta foi et ton zèle doivent suffire pour t’indiquer dans quelque succès signalé des armes de nos souverains une preuve donnée aux fidèles de l’exercice du pouvoir de Dieu pour l’avancement de la foi.

— Il veut parler de l’expulsion des Maures, Pépé, dit Monica lançant à son mari un coup d’œil de plaisir, ce qui, dit-on, a eu lieu tout récemment par la conquête de la ville de Grenade, ou l’on dit que la reine Isabelle est entrée en triomphe.

— Tu vois dans cette conquête le commencement des grands événements de notre temps. Grenade a maintenant ses églises, et il en sera bientôt de même du royaume lointain du Cathay. Telles sont les œuvres du Seigneur, femme insensée ; et en cherchant à empêcher ton mari de prendre part à cette grande entreprise, tu l’empêches de s’assurer une récompense signalée dans le ciel ; et tu peux, sans le vouloir, faire tomber la malédiction du ciel, au lieu de sa bénédiction, sur cet enfant dont l’image remplit en ce moment tes pensées plus que celle de son Créateur et de son Rédempteur.

Monica regarda d’un air égaré, d’abord l’amiral, puis son mari ; puis, baissant la tête, elle fit avec dévotion le signe de la croix. Enfin, levant une seconde fois les yeux sur Colomb, elle demanda :

— Et vous, Señor, partez-vous avec le désir et l’espoir de servir Dieu ?

— C’est mon premier but, bonne femme, et je prends le ciel à témoin de la vérité de ce que je te dis. Puisse mon voyage n’être heureux qu’autant que ce que je te dis est vrai !

— Et vous aussi, Señor, ajouta Monica, se tournant rapidement vers Luis ; c’est pour servir Dieu que vous faites ce voyage extraordinaire ?

— Si ce n’est par son ordre direct, bonne femme, c’est du moins par celui d’un ange.

— Crois-tu tout cela, Pépé ? avons-nous été trompés ? N’a-t-on dit tant de choses contre l’amiral que parce que ses motifs étaient mal interprétés ?

— Qu’a-t-on dit de moi ? demanda Colomb avec calme ; parle librement, ne crains pas mon déplaisir.

— Vous avez des ennemis tout comme un autre, Señor ; les mères, les femmes et les jeunes filles de Palos ne se sont pas gênées pour dire ce qu’elles pensaient. En premier lieu elles disent que vous êtes pauvre.

— Cela est si manifeste et si vrai, bonne femme, que ce serait une folie de le nier. Mais la pauvreté est-elle donc un crime à Palos ?

— Les pauvres sont peu respectés dans tous ces environs, Señor ; et je ne sais pourquoi, mais il me semble à moi que nous ne le sommes pas plus que les autres, et que cependant on ne nous respecte guère. Ensuite elles disent que vous êtes Génois et non Castillan.

— Cela est encore vrai. Est-ce aussi un crime aux yeux des marins de Palos ? Ils devraient faire cas d’un peuple aussi renommé par ses exploits sur mer que les habitants de cette république.

— Je n’en sais rien, Señor ; mais bien des gens pensent que c’est un désavantage de ne pas appartenir à l’Espagne, et surtout à la Castille, qui est le pays de doña Isabelle. Et comment peut-il être aussi honorable d’être Génois qu’Espagnol ? J’aimerais mieux que Pépé fît voile avec un Espagnol, et surtout s’il était de Palos ou de Moguer.

— Ton argument est ingénieux, s’il n’est pas concluant, dit Colomb en souriant, seule marque extérieure qu’il donnât du sentiment qu’il éprouvait. Mais un homme qui est pauvre et Génois ne peut-il donc servir Dieu ?

— Je ne dis pas cela, Señor ; et je pense mieux de votre voyage depuis que j’en ai appris le motif, que je vous ai vu et que vous m’avez parlé. Mais ce n’en est pas moins un grand sacrifice pour une jeune femme de laisser partir son mari pour une expédition qui inspire si peu de confiance, et de rester seule avec son enfant.

— Vous voyez ici un jeune seigneur, un fils unique, impétueux dans tous ses désirs, aimant une des plus belles filles de la Castille, riche, comblé d’honneurs, libre d’aller où bon lui semble, et qui pourtant s’embarque avec moi, je ne dirai pas avec le consentement de sa maîtresse, mais par son ordre.

— Cela est-il bien vrai, Señor ? demanda Monica avec vivacité à don Luis.

— Si vrai, bonne femme, que l’accomplissement de mes plus grandes espérances dépend de ce voyage. Ne vous ai-je pas dit que je partais par ordre d’un ange ?

— Ah ! ces jeunes seigneurs ont la langue si séduisante ! Mais, señor amirante, — puisque telle est votre qualité, on dit encore que ce voyage ne peut vous rapporter qu’honneur et profit, tandis qu’il peut causer la ruine et la mort de ceux qui vous accompagnent. De pauvre et inconnu que vous étiez, vous voilà grand officier de la reine, et l’on dit que la cargaison des galères de Venise pourra devenir plus légère si vous les rencontrez en pleine mer.

— Et en quoi tout cela peut-il nuire à ton mari ? J’irai où il ira ; je partagerai ses périls, s’il en court ; ma vie sera exposée comme la sienne ; s’il y a de l’or à gagner dans cette aventure, il ne sera pas oublié lors du partage ; et si nos dangers et nos fatigues nous rendent plus facile l’entrée du ciel, Pépé n’y aura rien perdu. Dans le grand compte que nous aurons à rendre, on ne demandera à personne s’il était pauvre ou Génois.

— Cela est vrai, Señor, et cependant il est dur pour une jeune femme de se séparer de son mari. — Désires-tu réellement partir avec l’amiral, Pépé ?

— Peu m’importe, Monica ; il m’est ordonné de servir la reine, et nous autres marins, nous n’avons pas le droit de résister à son autorité. À présent que j’ai entendu parler Son Excellence, j’y suis plus porté que je ne l’étais.

— S’il s’agit vraiment du service de Dieu dans ce voyage, tu ne dois pas rester en arrière plus qu’un autre, Pépé. — Señor, voulez-vous permettre à mon mari de passer cette nuit avec sa famille, à condition qu’il se rendra à bord de la Santa-Maria demain matin ?

— Quelle certitude ai-je qu’il accomplira cette condition ?

— Señor, nous sommes tous deux chrétiens ; nous servons le même Dieu ; nous avons été rachetés par le même Sauveur.

— Cela est vrai, et je me fierai à vous. — Pépé ; tu peux rester à terre, mais je t’attends demain matin à ton poste. Il y a sur le canot assez de rameurs sans toi.

Les yeux de la femme exprimèrent à Colomb ses remerciements, et il vit dans ses regards un air de fierté espagnole qui l’assura de sa bonne foi. Comme il restait quelques légers préparatifs à faire avant que l’embarcation pût quitter le rivage, l’amiral et Luis se promenèrent sur le sable en causant.

— Voilà un échantillon de ce que j’ai eu à endurer et à surmonter pour obtenir même de si faibles ressources dans l’exécution des grands desseins de la Providence, dit Colomb d’un ton mélancolique quoique sans aigreur. C’est un crime d’être pauvre, — d’être Génois, — d’être autre chose que ce que s’imaginent être ceux qui sont nos juges et nos maîtres ! Le jour viendra, comte de Llera, où Gênes ne se croira pas déshonorée d’avoir donné le jour à Christophe Colomb, et où votre fière Castille sera disposée à partager cette honte avec elle. Vous ne savez guère, Señor, combien vous êtes déjà avancé sur la route qui conduit à la renommée et à de grands exploits, en naissant noble, et maître de riches possessions. Vous me voyez, moi, déjà avancé en âge, les cheveux blanchis par les années et par les souffrances, et cependant je ne suis que sur le seuil de l’entreprise qui doit donner à mon nom une place parmi ceux des hommes qui ont servi Dieu et qui se sont rendus utiles à leurs semblables.

— N’est-ce pas le cours ordinaire des choses sur toute la terre, Señor ? Ceux qui se trouvent placés au-dessous du niveau de leur mérite, n’ont-ils pas à faire de grands efforts pour s’élever au rang auquel la nature les a destinés, tandis que ceux que la fortune a favorisés en leur donnant d’illustres ancêtres, se contentent souvent d’honneurs qu’ils ne doivent pas à eux-mêmes ? Je ne vois en cela que la nature de l’homme et la marche du monde.

— Vous avez raison, Luis, mais la théorie et le fait sont des choses bien différentes. On peut discuter les principes avec calme, mais souvent leur application devient bien pénible. Vous avez un naturel franc et généreux, jeune homme, un caractère qui ne craint ni le sarcasme du chrétien ni la lance du Maure, et vous répondrez à qui que ce soit, sans crainte et avec vérité. Castillan vous-même, croyez-vous réellement aussi qu’un homme né en Castille vaille mieux qu’un Génois ?

— Non, Señor, répondit le jeune homme en riant, quand le Génois est Christoval Colon, et que le Castillan n’est que Luis de Bobadilla.

— Ne cherchez pas à m’échapper. Avez-vous quelque idée semblable à celle que la femme de Pépé vient d’avouer si clairement ?

— Que voulez-vous, Señor ? L’homme est le même en Espagne qu’en Italie et en Angleterre. N’est-ce pas son péché favori de penser bien de lui et mal des autres ?

— On ne doit pas répondre à une question toute simple, faite loyalement, par une maxime générale dont la vérité est incontestable.

— Ni confondre une réplique civile et honnête avec une réponse évasive. Nous autres Castillans, nous sommes d’humbles et très-pieux chrétiens, par la même raison que nous nous croyons sans défaut, et que nous regardons tout le reste des hommes comme d’insignes pécheurs. Par saint Jacques de bienheureuse foi et de sainte mémoire ! pour donner de la vanité à tout un peuple, il lui suffit d’avoir produit une reine comme doña Isabelle, et une fille comme Mercédès de Valverde.

— C’est une double loyauté, car c’est être fidèle à votre reine et à votre maîtresse. — Je vois qu’il faut me contenter de cette réponse, quoique ce n’en soit pas une. — Ainsi donc, je ne suis pas Castillan, et j’entreprends un voyage au Cathay, ce que les Guzmans eux-mêmes ne se sont pas hasardés à faire : la maison de Transtamare pourra être charmée un jour d’avoir à reconnaître ce qu’elle doit à un Génois. Dans le choix de ses instruments, Dieu n’a égard ni à la condition ni au pays, car la plupart des premiers saints étaient des Hébreux méprisés, et Jésus lui-même vint de Nazareth. Nous verrons, Señor, nous verrons ce que trois mois révéleront à l’admiration des hommes.

— Señor amiral, j’espère que ce sera l’île de Cipango et le royaume de Cathay. Mais si cela n’est pas, nous saurons supporter ce désappointement comme nous aurons supporté les fatigues.

— Je ne redoute aucun désappointement dans cette affaire, don Luis, car j’ai la parole royale d’Isabelle, et ces bonnes caravelles pour me porter. Le bâtiment qui va de Madère à Lisbonne n’est pas plus sûr d’entrer dans le port, que je ne le suis d’arriver au Cathay.

— Nul doute, Señor, que vous ne puissiez faire et que vous ne fassiez tout ce qui est possible à un navigateur. Néanmoins le désappointement est souvent le sort de l’homme, et il serait convenable de nous préparer à le supporter.

— Le soleil, qui commence à descendre derrière cette montagne, Luis, n’est pas plus clairement visible à mes yeux que ne l’est la route des Indes. Je l’ai sous les yeux depuis dix-sept ans, aussi distincte que les bâtiments qui sont sur la rivière, aussi brillante que l’étoile polaire, et non moins sûre, à ce que j’espère. Il est sage de prévoir des désappointements, car c’est le sort des hommes d’y être exposés ; et qui peut le savoir mieux que moi, qui ai été bercé de fausses espérances pendant les plus belles années de ma vie, tantôt encouragé par des princes, des hommes d’État et des ministres de Dieu, tantôt montré au doigt et bafoué comme un visionnaire insensé qui n’avait ni raisonnements ni faits à alléguer en sa faveur.

— Par mon nouveau patron saint Pédro, señor amiral, vous avez pendant un siècle, ou peu s’en faut, mené une vie bien pénible ; mais les trois mois qui vont s’écouler auront pour vous une grande importance.

— Vous connaissez bien peu le calme de la conviction et de la confiance, Luis, si vous vous imaginez qu’au moment de l’exécution quelques doutes puissent m’arrêter. Ce jour est le plus heureux de tous ceux que j’ai vus depuis bien des années ; car, quoique nos préparatifs soient peu considérables, et nos bâtiments petits et légers, ces moyens nous suffiront pour faire luire sur le monde une lumière qui lui a été cachée jusqu’à présent, et pour élever la Castille à une hauteur qui surpassera celle de tout autre royaume chrétien.

— Vous devez regretter, Señor, que ce ne soit pas Gênes, votre patrie, qui soit sur le point de jouir d’un si grand avantage, faute de l’avoir mérité par des dons libres et généreux en faveur de votre grande entreprise.

— Ce n’a pas été le moindre de mes chagrins, Luis. Il est cruel d’abandonner son pays et de chercher de nouveaux liens, quand la vie tire vers sa fin, quoique nous autres hommes de mer nous sentions peut-être la force du nœud qui attache l’homme à sa patrie, moins que ceux qui n’ont jamais quitté le sol natal. Mais Gênes ne voulut pas de moi ; et si l’enfant est tenu d’aimer et honorer son père, le père l’est également de nourrir et de protéger son enfant. Si le père manque à ce devoir, on ne peut blâmer l’enfant de chercher de l’appui partout où il peut en trouver. Les devoirs respectifs des hommes ont des bornes : nos devoirs envers Dieu sont les seuls imprescriptibles, les seuls auxquels nous ne puissions jamais nous soustraire. Gênes n’a été pour moi qu’une marâtre ; et quoique rien ne pût me déterminer à lever la main contre elle, elle n’a plus droit à mes services. D’ailleurs, quand l’objet qu’on a en vue est le service de Dieu, peu importe lesquelles de ses créatures s’unissent à nous pour devenir ses instruments. Il n’est pas facile de haïr le pays où l’on a reçu le jour ; mais l’injustice peut faire cesser de l’aimer. Le lien est réciproque : quand le pays cesse de protéger la personne et la réputation, les propriétés et les droits d’un citoyen, le citoyen est dégagé de tous ses devoirs envers lui ; si la fidélité doit suivre la protection, la protection doit suivre la fidélité. Doña Isabelle est maintenant ma maîtresse, et après Dieu c’est elle et elle seule que je servirai. La Castille est désormais mon pays.

On vint leur annoncer que l’embarcation était prête, et les deux aventuriers y prirent place aussitôt.

Il fallait toute la conviction profonde et complète de son caractère ardent pour que Colomb pût se réjouir d’avoir enfin obtenu les moyens de satisfaire son désir de faire des découvertes, quand il en vint à considérer avec sang-froid en quoi ces moyens consistaient. Nous avons déjà fait connaître les noms de ses trois bâtiments, qui étaient la Santa-Maria, la Pinta et la Niña, et fait quelques allusions à leur construction et à leur tonnage. Cependant, pour aider le lecteur à se former une idée du caractère de cette grande entreprise, nous tracerons une courte esquisse de ces navires, et particulièrement de celui à bord duquel s’embarquèrent Colomb et Luis de Bobadilla. Ce navire était, comme de raison, la Santa-Maria, dont le tonnage était presque double de celui du plus grand des deux autres. C’était celui qui avait été équipé avec le plus de soin, eu égard à sa destination, devant être monté par l’amiral en personne. Non seulement il avait été complètement ponté, mais on avait construit sur son gaillard d’arrière une dunette ou un rouffle, où était son logement. Il serait impossible de se faire une juste idée de la Santa-Maria, d’après nos bâtiments actuels, si ras sur l’eau, si propres et si légers dans leur gréement, si commodes dans leurs distributions ; car, quoique la Santa-Maria eût une dunette et un gaillard d’avant, comme cela s’appellerait aujourd’hui, elle ne ressemblait en rien aux constructions de notre temps. La dunette, ou le rouffle, s’appelait château-gaillard d’arrière, parce qu’on y voyait une ressemblance imaginaire avec un château ; tandis que le gaillard d’avant, où logeait la plus grande partie de l’équipage, d’une grandeur hors de toute proportion, s’élevait comme une construction séparée sur l’avant du bâtiment, et sa longueur était environ le tiers de celle du pont. Ceux qui n’ont jamais vu les bâtiments dont on se servait encore en Europe, il y a un siècle, concevront difficilement que de si petits navires aient pu tellement s’élever hors de l’eau sans danger ; mais nous pouvons répondre à cette difficulté, beaucoup d’anciens navires qui avaient quelques-unes des singularités de ce mode de construction ayant existé de mémoire d’homme, et quelques-uns ayant même passé sous nos yeux. La plus grande largeur de ce bâtiment se trouvait à la ligne d’eau en charge, ou très-peu au-dessus, et de ce point au pont supérieur, la rentrée des côtés du bâtiment était si forte qu’elle réduisait ce dernier pont d’environ le quart de la largeur du grand bau. Au moyen de ces précautions, la grande hauteur à laquelle ils s’élevaient hors de l’eau était moins dangereuse qu’elle ne l’aurait été sans cela. De plus, ces navires étant généralement courts, et ayant l’avantage de s’élever aisément sur l’eau, et leurs côtés étant en outre peu élevés au-dessus de l’eau, on pouvait les considérer comme sûrs à la mer plutôt que comme dangereux. Quoique si courts, ils étaient cependant d’une grande largeur, afin d’avoir un tonnage suffisant ; ce qui pouvait nuire à la vitesse, mais augmentait la sécurité. Quoiqu’on leur donnât le nom de vaisseaux, ces bâtiments n’étaient pas gréés comme nos vaisseaux actuels ; leurs bas mâts étaient comparativement plus longs que ceux en usage aujourd’hui, tandis que leurs mâts supérieurs étaient moins nombreux et moins élevés que ceux dont nous nous servons, et qui pointent vers les nuages comme des aiguilles. Un trois-mâts d’ailleurs n’avait pas nécessairement, dans le quinzième siècle, le nombre de mâts supérieurs qu’il a reçus dans le dix-neuvième. Le nom de nao, qu’on lui donnait dans le midi de l’Europe, venant directement du mot latin navis[1], était employé comme un terme général plutôt que comme un nom distinctif, et il ne désignait ni un genre de construction particulière, ni un mode de gréement différent. La caravelle était un trois-mâts dans ce sens, quoique, si l’on avait égard à la classification plus rigoureuse de nos marins actuels, il fût peut-être possible de lui contester ce titre.

On a beaucoup insisté, et avec raison, sur le fait que deux des bâtiments employés à cette entreprise n’étaient pas pontés. Mais comme à cette époque la plupart des voyages sur mer se faisaient dans une direction parallèle aux principales côtes ; que même, lorsqu’ils s’étendaient jusqu’aux îles et ne prenaient que quelques jours, les bâtiments s’éloignaient rarement de la terre, les marins avaient coutume, — coutume qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours dans les mers méridionales de l’Europe, — de chercher à entrer dans un port quand ils étaient menacés par le mauvais temps. Dans de telles circonstances, les ponts n’étaient pas aussi essentiels, soit pour la sûreté du bâtiment et la conservation de la cargaison, soit pour loger convenablement l’équipage, que dans le cas où il faut s’exposer à toute la fureur des éléments. Le lecteur ne doit pourtant pas supposer qu’un bâtiment fût dépourvu de tout abri par cela seul qu’il n’était pas ponté. Les caravelles dont on se servait en pleine mer avaient ordinairement des gaillards d’arrière et des gaillards d’avant, joints par des passe-avants, et employaient des toiles goudronnées ou prenaient d’autres précautions semblables, pour empêcher l’eau de la mer d’avarier leur cargaison.

Après toutes ces explications, il faut pourtant avouer que, si l’imagination des hommes qui ne sont pas habitués à la mer s’exagère l’insuffisance des préparatifs ordonnés pour la grande entreprise de Colomb, l’œil expérimenté d’un marin reconnaît qu’ils n’étaient nullement proportionnés à la grandeur de son projet. Mais il n’est pas probable que les marins de ce temps les aient regardes comme insuffisants, car des hommes aussi habitués à l’Océan que les Pinzons n’auraient pas volontairement risqué leur bâtiment, leur argent et leur personne, dans une expédition qui ne leur aurait pas offert les garanties ordinaires de sûreté.



  1. Ou plutôt du mot grec ναυς.