Merlin l’enchanteur/Livre IV

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Michel Lévy frères (1p. 127-152).

LIVRE IV

LE CONDUCTEUR DES TROIS VIES


I

Morts bien-aimés que j’ai connus vivants sur la terre, et qui avez sitôt disparu du monde en nous laissant les larmes !

Belles âmes matinales, ailées, qui, emportées par une trop grande curiosité vers les choses éternelles, êtes parties avant le jour et m’avez laissé dans les ténèbres !

Âmes détachées du limon, vous qui connaissez les chemins que je veux tenter, et dont la seule pensée m’épouvanterait, si je ne vous avais pour cortége !

Vous qui vivez sur les cimes escarpées de l’invisible, qui ne touchez de vos pieds que l’essence immaculée des choses !

Si votre mémoire m’est présente à chaque heure ; si dans la tristesse et dans la joie je vous cherche comme ma lumière ;

Vous qui avez été, qui serez dans l’éternelle vie ;

Soyez mes guides à cet endroit où s’arrête tout sentier tracé par les hommes ;

Conduisez mes yeux pour que je voie, à travers les ténèbres des siècles, ce que nul œil n’a vu, ce que nul œil ne verra sans vous.

Comme au pied des montagnes bernoises où le rocher se dresse, où l’univers se ferme, le guide conduit le pèlerin sur les neiges contemporaines du premier jour, et l’empêche de se tromper de voie ;

De même, soutenez-moi à travers l’abîme des choses encore immaculées où m’entraîne Merlin. Car son plus grand désir est de frayer le sentier aux hommes à travers les régions infréquentées ; et maintenant il s’est résolu à visiter les vastes limbes où personne n’a pénétré avec lui.

Des bruits indécis, informes, comme le vagissement de l’abîme, l’accueillent à l’entrée de ces lieux où croissent, pâles et ignorées, les racines de toutes choses. Ce n’est pas le jour et ce n’est pas la nuit. Il n’y a ni soleil, ni lune, ni étoiles dans le ciel, mais seulement des nébuleuses qui poudroient en serpentant, dans les méandres des voies lactées, sans pouvoir enfanter l’aurore. Vous diriez que des mondes se forment en secret, et balbutient dans le sombre atelier.

C’est d’abord, au plus épais du labyrinthe alpestre, vers Glaris, une longue avenue de montagnes pyramidales, sur des socles de marbre noir, qui touchent aux cieux ; et, à mesure qu’on avance, elles sont plus hautes et plus fières. À leurs pieds s’étendent de brunes forêts d’érables, comme des fourrures de peaux d’ours étalées, où dansent et bondissent les cascades au bruit des avalanches ; plus haut montent les sapins, et la pente est déjà si rapide qu’ils semblent enracinés sur la tête les uns des autres. Après eux l’herbe rude, tondue par les chamois, puis le roc chauve. À cet endroit pend le bas glacier comme le pis de la mamelle traînante de la génisse à travers les hautes herbes ; dans le fond, par delà de noirs chaos, se dresse le squelette nu, denté, éblouissant d’une cime de neige, trône glacé de la mort. Voilà par quelle bouche se précipite la Linth ; et son mugissement de taureau est étouffé dans le gouffre avant de monter dans les prairies. Éloignez de moi cette vision anticipée de l’enfer de glace.

De pâles nuages ponctués de noir s’enroulaient autour du pic le plus aigu, comme un collier de duvet sanglant autour du col d’un vautour. Mais le vent les promène ; puis ils enveloppent de la tête aux pieds le grand spectre de pierre et de neige ; ils se déchirent de nouveau, et laissent voir le piton qui émerge dans un golfe aérien de sombre azur.

C’est là que, du ciel aux enfers, la terre est fendue. De l’horrible crevasse monte une haleine froide, inconnue, le souffle des mondes souterrains ; avec elle, vous sentez le vertige. Entre les deux parois verticales, blêmes, humides, un pont perdu dans la nue, plus étroit que le fil d’un rasoir, se dessine sur la face noire du ciel. Comment y passerai-je sans être précipité ?

De l’autre côté, commence le royaume des limbes, vaste contrée, incorruptible, blanche de neige, comme une page non écrite, qui contient les prémices de toute existence. Ce domaine est régi par un pasteur. Armé d’une houlette, il commande le troupeau des êtres qui attendent la vie. Pour lui, il empêche les mondes impatients de se hâter vers la lumière, avant que leur jour soit arrivé.

Avez-vous vu en mai le berger conduire ses troupeaux de vaches sur l’Alpe rougissante, au tintement des clochettes nocturnes ? Sans hôte, sans compagnon, il habite les nues. Tel est le pasteur des limbes. Sans parents, sans épouse, sans postérité, séparé des vivants, il habite la source des choses.

À ce moment, adossé aux rochers, devant un feu de broussailles, il murmurait un chant étrange, faible, insaisissable ; et l’on ne savait si c’était pour éveiller ou pour endormir les mondes naissants dans le berceau des limbes. Comme il était tout pensif, occupé à ces chants du berceau, Merlin put s’approcher de lui sans peur, et il lui dit :

« Toi qui retiens dans ces limbes les créatures et les formes promises à la vie, cesse ton chant et montre-moi les greniers d’abondance où sont enfouis les germes éternellement renouvelés des mondes naissants, les trésors de la grêle et de la pluie automnale, et ceux de la colère céleste. Dis-moi aussi où habite la lumière. »

Le pasteur des limbes eût voulu cacher le trésor amassé des choses futures et les promesses de la vie confiées à sa garde ; mais sa surprise fut si grande, qu’il ne fit aucune défense. Ayant remis sa flûte dans sa panetière, il prit sa houlette et montra au loin ses domaines, puis il en ouvrit la première barrière qui était de solives branlantes, entremêlées d’épines, comme dans la campagne de Rome.

Pendant que tous deux s’avançaient, une vapeur colorée, irisée de mille feux, les entourait. Elle était plus légère que la brume qui s’élève de l’herbe des prairies.

« D’où vient, ô berger, cette brume empourprée ? Elle n’est point fille de la pluie et de la rosée.

— Non, répondit le pasteur des limbes. Cette vapeur légère que tu vois s’élever sous tes pas, c’est la poussière lumineuse des mondes futurs.

— Eh quoi ! tout univers naissant n’est-il qu’une fumée ? Et moi, suis-je le fils de cette vapeur ? est-ce d’elle aussi que sont formés les dieux à la face dorée ?

— Ne t’inquiète pas des dieux ! Je te montrerai plus tard où ils naissent, car je suis aussi leur gardien. Prends garde, seulement, de dissiper d’une haleine un monde sans le savoir. »

À cette réponse, Merlin à demi perdu dans cette aube de vie, retint les paroles qui se pressaient sur ses lèvres ; cependant, il ne put s’empêcher de dire :

« Je sens, ô pasteur des limbes, mon cœur plus fort que les myriades des mondes naissants. Quoi ! si faibles ! si rampants ! si semblables au néant ! Mais d’où peut donc naître l’orgueil ? d’où vient la sagesse ? où est le commencement de l’amour ? et d’où naît l’espérance ?

— Je te l’ai dit déjà : de cette fumée radieuse. »

Et, devenus tous les deux plus pensifs, ils traversèrent en silence le vestibule des limbes.

À l’endroit où le chemin se resserre, il y avait, au milieu du sentier à pic, un vieillard qui tenait un livre sur ses genoux ; et, tout courbé, il écrivait sans relâche sur les pages encore blanches, sans paraître s’inquiéter de ceux qui approchaient, ni des abîmes ouverts à ses côtés. Longtemps Merlin le considéra avec l’espoir de lui voir lever la tête ; mais la tâche croissait sous la plume rapide du scribe ; celle-ci grinçait sans s’arrêter jamais.

« Ô scribe éternel, lui demanda le prophète, qu’écris-tu avec tant de hâte sur ces pages que tu désespères de remplir ? Je ne vois pas celui qui te dicte la tâche. »

Le scribe répondit :

« Passe sans t’arrêter comme ils font tous ! J’écris ici le nom divin de chaque être, de chaque chose, à mesure qu’ils viennent à la vie, afin que le nombre en soit compté et que nulle créature, si petite qu’elle soit, ne puisse échapper à la science de l’Éternel. Prends garde de lui en dérober une seule ; car, moi aussi, j’en sais le compte. »

Puis il ajouta avec colère, en le regardant d’un œil oblique :

« C’est à tort que le berger t’a laissé parvenir jusqu’ici. Un autre plus puissant que moi lui en fera le reproche.

— Tu vois, murmura le berger en entraînant Merlin, tu vois, prophète, ce que j’endure pour toi. Au moins garde-moi le secret. »

II

Par delà le vestibule, sur le seuil des limbes, étaient couchés des géants qui semblaient le garder, quoiqu’ils fussent endormis. Étendus au hasard, çà et là, ils avaient laissé entre eux quelque intervalle ; et c’est par ce sentier tortueux qu’il fallait s’ouvrir un passage.

Le berger toucha de son sceptre ceux qui dormaient ainsi devant sa bergerie.

« Ce sont, continua-t-il, les jours futurs qui attendent que le souffle matinal vienne caresser leur chevelure. Car ce sera pour eux le signe qu’ils doivent se lever. Alors ils se dresseront debout, le front illuminé des feux de l’aurore, et ils ne resteront pas éternellement nus et dépouillés comme tu les vois maintenant. Mais les uns seront revêtus d’une aube rougissante, les autres d’un nuage couleur de cendre, chargé d’éclairs et de tonnerres qui flottera jusqu’à leurs ceintures ; des diadèmes parsemés d’étoiles couronneront leurs têtes. Jusque-là, il faut qu’ils restent assoupis tous également du sommeil des limbes. À peine s’ils rêvent de leur splendeur à venir.

— Et celles-ci qui dorment à leurs côtés, qui sont-elles ?

— Leurs compagnes fidèles, les nuits. La tête appuyée sur le coude, elles attendent, dans une vision stérile, d’être mariées aux jours futurs. »

À cet endroit s’ouvraient les vastes réservoirs, les celliers innombrables où étaient réunies les prémices des choses, plantes, animaux ébauchés, que l’œil de l’homme n’a jamais vus, et la substance des mondes futurs qui ne sont encore qu’un désir.

Comme le matin, lorsque le laboureur entre dans son champ où il a laissé la charrue debout dans le sillon commencé, des bandes de pigeons s’envolent de la glèbe et tournoient sur sa tête ; ainsi d’immenses reptiles volants, ébauchés, attachés encore à la vase primitive, se soulevèrent et frappèrent l’air de leurs ailes visqueuses à l’approche de Merlin. Il y avait aussi des lézards de cent coudées, au ventre d’or, qui, la gueule ouverte, lui barraient le chemin avec un bruit sourd d’écailles et de carapaces abandonnées. D’autres plus gigantesques, au col de serpent, aux mamelles monstrueuses où pendaient leurs petits, aiguisaient leurs défenses au tronc des fougères colossales. Mammouth était avec eux. Mais ces êtres innommés, saisis de crainte, se retirèrent confus dans leurs étables ; à leurs places d’autres plus étranges, à demi formés, apparaissaient, qui s’enfuyaient à leur tour. Et il y avait entre eux une hiérarchie, car ils se rangeaient avec obéissance, les plus imparfaits devant les meilleurs. Enfin vinrent Léviathan et Behemoth. Mais, pour ceux-là, ils ne s’enfuirent pas devant la face du prophète ; ils osèrent demeurer.

Longtemps Merlin contempla ce mystère des êtres nés sans parents ; il les vit sortir tout armés de l’ample sein de la terre. Alors il s’écria :

« Non, jamais, ni sous l’arbre des fées de Bretagne, ni dans le Sabbat grouillant de salamandres et de dragons, sur la cime boisée du Hartz, ni au bord des sources ensorcelées dans la forêt d’Ardennes, ni dans la Crau pierreuse de Provence ou de Bresse, pareille compagnie ne s’est trouvée sous mes pas. Sont-ils tous enchantés ? Mais par qui ? Quel magicien les a évoqués ? Est-ce toi ? Donne-moi le mot secret par lequel on les fait paraître et disparaître, afin que moi aussi j’en accroisse mon domaine.

— Je ne le sais pas ce mot magique, moi qui suis leur berger. Cette parole vient de plus haut. Ne t’arrête pas davantage. »

Et ils passèrent.

III

Comme un oiseau pécheur se promène dans l’orage, à la surface de la mer, et cherche des yeux sa proie sous l’épaisseur des flots, en poussant un cri rauque ; de même Merlin, à la surface des choses, cherchait partout les âmes. Pour les saisir, il eût voulu s’engloutir dans l’océan des êtres. Voilà pourquoi, après avoir ainsi visité les prémices des choses, honteux de ne toucher que des ombres vaines, il s’arrêta et dit :

« Ô conducteur des limbes ! c’est peu d’avoir vu les trésors de la grêle, de la pluie et du tonnerre ; c’est peu d’avoir visité, dans les étables, le troupeau vagissant des êtres encore informes, attachés à demi à la glèbe du néant. Dis-moi, maintenant, de quel lieu sont tirées les âmes qui arrivent sur la terre ? Que font-elles avant de voir le jour ? Dans quelle retraite cachée les tiens-tu rassemblées et voilées.

— Tu es le seul, répondit le pasteur, qui m’ait fait cette question. Tu seras le seul auquel il sera répondu. »

Alors il le conduisit dans le lieu le plus secret de son domaine. Un mur de rochers dentelés, découpés en zigzags, sculptés par la foudre, tel qu’un éclair pétrifié sur le front des Alpes pennines, séparait cet endroit de tous les autres.

C’est là que se rencontrent, sur des sentiers à peine tracés, les âmes ébauchées qui n’ont pas encore vécu. Ces larves errent, çà et là, poussées par une inquiétude enfantine, car elles n’ont point encore eu de berceau. Toutes se consument du désir immodéré de franchir pour la première fois les portes de la vie. Que ne donneraient-elles pas pour jouir une heure plus tôt de la lumière du soleil ? De quels vains projets ne se nourrissent-elles pas ?

Elles attendent que le siècle, l’année, le moment arrive pour elles de revêtir un corps d’argile, et qu’une grande voix leur commande de se mêler à leur tour au chœur des vivants. Jusque-là une curiosité pleine d’angoisse les tient dans une insomnie éternelle. La principale douleur de ceux qui errent dans les limbes, c’est qu’ils n’ont point encore de noms ; ils se cherchent confusément eux-mêmes au fond des ténèbres innommées, et ils se sentent, jour et nuit, opprimés par le néant.

En ce moment quelques-uns, plus fiers que tous les autres, ébranlaient eux-mêmes, en gémissant, les portes de bronze qui les séparaient encore du jour.

« Pourquoi es-tu si impitoyable ? dit Merlin au pasteur. Écoute comme ils gémissent et désirent la vie. Pourquoi leur refuses-tu de sortir un jour plus tôt de ces limbes où tu les liens emprisonnés ? Que te fait un jour, à toi qui possèdes les siècles ?

— Je ne possède que des ombres vaines. »

Disant ces mots, ils touchèrent aux portes de bronze : c’étaient les portes de la vie.

« Entre, ajouta le pasteur. Toi qui sais le langage d’en haut, donne-leur à chacun le nom que tu voudras pour qu’on puisse les appeler : il leur plaira, venant de toi. »

Et il s’apprêta à se retirer.

Mais, voyant son guide s’éloigner, Merlin eut peur :

« Pourquoi m’abandonnes-tu ? Je ne connais pas la voie.

— C’est à toi de la chercher.

— Au moins Viviane me conduira par la main.

— Non. Quiconque passe ces portes n’a pour guide que lui-même. »

Et, comme l’avare qui a été surpris auprès de son trésor caché, le pasteur des limbes se retira triste et inquiet ; il alla de nouveau compter les ombres ébauchées, les choses vaines qu’il avait sous sa garde ; car il craignait, dans son cœur, que le prophète ne lui eût dérobé les meilleures.

IV

Dès que Merlin fut entré, ceux qui étaient le plus près du seuil s’enfuirent ; ils parurent se dissiper pour toujours. Mais bientôt le désir immodéré de la lumière les ramena sur le seuil des vivants.

« Qui êtes-vous ? » demanda-t-il alors aux premiers qu’il aperçut. Et il songeait déjà à leur donner un nom.

À cette question chacun tourna ses yeux au dedans et sembla se chercher lui-même, interdit et désolé. Personne ne put répondre.

« Pourquoi vous hâtez-vous vers ces portes fermées ? demanda encore Merlin. Parmi vous il en est plus d’un qui se repentira d’être né. »

Aucune des âmes vagissantes dans les limbes ne comprit ce langage. Alors il s’approcha de l’une de celles qui étaient les plus impatientes de vivre.

« Pourquoi, cria-t-il, cours-tu ainsi au-devant de la lumière terrestre, toi qui dépasses les autres d’une coudée ? Tu verseras des larmes qui, après dix siècles, ne seront pas encore essuyées ! »

Comme tous s’étaient rassemblés autour de lui, ainsi qu’une couvée sous l’aile de la poule, et qu’ils attendaient encore un mot, il ajouta :

« Les ténèbres ne te connaissent pas encore, mais le monde t’appellera Charlemagne. »

À ce nom, le premier qui eut été prononcé dans ces lieux, l’étonnement, la stupeur, passèrent sur les lèvres pâles de ceux qui l’entendaient.

Le colosse répondit d’une voix enfantine :

« Me voilà ! »

Car il croyait qu’on l’avait évoqué ; plein de hâte de fouler la rosée matinale, il murmurait dans une langue des limbes encore toute embarrassée :

« Sus ! sus ! barons ! Oyez l’olifant ! Allons où le jour point ! Si j’attends la vesprée, j’en serai honni et vergondé ! »

Ceux qui devaient être plus tard ses douze pairs et ses barons étaient encore enveloppés de langes d’acier ; ils répétaient à leur tour : « Sus ! sus ! »

Et ils allaient au-devant de l’étincelle qui jaillit de Durandale.

Merlin les arrêta par ces mots :

« Paix ! empereur et barons ! Votre heure approche, prenez patience ! Quand elle arrivera, c’est moi qui vous convierai de l’épée, fussé-je dans ma tombe. Moi-même je vous ferai vos heaumes et vos targes dorées et vos brants d’acier fourbis ; vous n’aurez qu’à les prendre. »

Le grand Charles, voyant que son espérance était encore vaine, redevint comme un petit enfant, et il pleura.

Plusieurs autres demandaient au prophète, les mains jointes :

« Le temps de naître est-il proche pour nous ? »

Il leur répondit :

« Dormez votre sommeil de larves. Votre heure est encore loin. »

À ces mots, comme on voit une forêt verdissante se dépouiller en une heure de toutes ses feuilles, jusqu’à la dernière, au premier souffle de la bise de novembre ; de même, ces âmes se sentirent dépouillées en un moment de leurs espérances et de leurs joies prématurées. Elles s’en allèrent, en regardant à leurs pieds ; puis elles s’accroupirent sur la terre, en disant :

« Nous n’avons pas eu de berceau, pourquoi avons-nous eu un sépulcre ? »

Une seule, plus superbe, resta debout, et celle-là se mit à fouler sans pitié toutes les autres, pour arriver plus vite la première sous le soleil des vivants. Le prophète lui ferma le passage :

« Crois-tu déjà régner, toi, qui n’es encore qu’une larve ? Que poursuis-tu avec tant de colère ? Tous les autres ne semblent compter ici pour rien à tes yeux ? D’où te vient cet orgueil ? Dis, que cherches-tu ? que veux-tu ?

— Un nom ! répondit en défaillant l’âme orgueilleuse d’une voix plus faible que celle des roseaux.

— Rien qu’un nom ? reprit l’enchanteur. C’est moi qui te donnerai le tien ; tu t’en rassasieras ici par avance à loisir, si bien que toute gloire te semblera usée dès que tu la goûteras. »

Et, comme sans rien entendre, l’inconnu continuait de fendre la foule en heurtant les vagues ténèbres naissantes :

« Arrête-toi, Napoléon ! dit le prophète. Espères-tu frauder l’Éternel dans le compte des jours ? Tes vains désirs ne te feront pas arriver un jour plus tôt sous le soleil des vivants. Au contraire, tu retarderas le lever de ton astre. As-tu donc si soif de dominer et d’asservir le monde, que tu ne puisses prendre patience durant l’appel des siècles ? Un jour, une année, te semblent-ils quelque chose ? Va ! aiguise encore ton glaive. »

Alors l’âme vagissante, à laquelle manquait encore la parole, ayant levé les yeux, se retourna pleine de dédain, à la face du néant ; elle alla loin de la multitude se rengager et se perdre dans ses langes, qui semblaient un linceul. On entendit au loin le bruit d’un glaive aiguisé sur la pierre, et le pas d’armées qui passaient au loin et portaient des chaînes.

Une âme encore frappait avec colère aux portes de la vie ; celle-là, sans parler, semblait dire : « Je briserai les gonds ; j’entrerai ici par ma propre puissance. »

Merlin se tourna de son côté et lui dit :

« Véritablement, ton impatience à toi aussi est trop grande, Maximilien ! Pourquoi te hâtes-tu jusqu’à en perdre haleine ? Sais-tu ce qui t’attend de l’autre côté de la porte ? Le sais-tu ? Une mer de sang, où tu te débattras vainement pour ne pas te noyer, car ta mémoire y restera plongée : il ne te servira de rien que tu t’appelles l’incorruptible. Le cri des hommes sera tel contre toi, que tout mensonge et même le plus vil, prévaudra sur la parole. Vois, maintenant, si tu veux avancer ou reculer. »

En entendant ces mots ; l’âme qui devait terrifier le monde hésita et se mit à trembler ; elle se voila le visage de sa main et recula devant le soleil des vivants. Puis, avec un geste d’orgueil, elle parut dire en s’éloignant, le visage tourné par-dessus son épaule : « J’aurai pourtant mon jour. »

Non loin de là était un rivage marécageux, plombé, où sifflait éternellement dans la brume le vent du nord. Au milieu des algues déracinées, un esprit se tenait debout sur une étroite dune, malgré l’orage qui avait courbé tous ceux qui l’entouraient. Jamais une parole n’était sortie de ses lèvres depuis le commencement des choses. Plusieurs l’avaient interrogé pour savoir son secret, mais sa langue ne s’était point déliée. Nul, dans la multitude innombrable des larves, ne connaissait sa pensée.

Le prophète s’approcha de lui pour le tenter :

« Dis-moi ton secret, et je te conduirai dès aujourd’hui au-devant de la lumière du monde. Que trames-tu ici ? Que prépares-tu ? »

La figure à laquelle il s’adressait mit un doigt sur sa bouche et refusa de parler.

« Ô silence fécond qui enfantera un peuple ! dit tout bas le prophète. C’est à bon droit que le monde t’appellera le Taciturne ! Combien de nations se prodigueront vainement en discours, pendant que tu créeras sur les eaux un monde sans prononcer une parole ! »

Lui-même, il se tut et s’arrêta. Il prit plaisir à voir un grand dessein germer au fond d’une âme libre, dans le silence des choses.

En ce moment, Merlin découvrit, cachée au plus épais de la foule, une âme qui osait à peine lever les yeux vers lui, tant elle se sentait dépouillée ; et pourtant elle s’abritait sous son manteau. (Or cette âme, lecteur, c’était la mienne.) L’enchanteur, baissant la tête vers elle, la regarda avec complaisance, et lui dit :

« Toi qui te caches sous mon manteau, je ne t’appellerai pas par ton nom ; mais je te dirai où tu dois naître, et quelle sera ta vie. Ton berceau sera près des pleureuses qui se voilent de marbre, autour du grand sépulcre de Brou. Dire où sera ta tombe est plus difficile. Je crains qu’elle ne repose pas dans ta patrie. Ô vallées désertes de l’Ain, landes, lacs souterrains, forêts, étangs solitaires, humbles bruyères de Certines, combien de fois ton cœur se précipitera de ce côté et presque toujours vainement ! Tu adoreras la justice ; elle te sera refusée. Tu sentiras sur les lèvres la vérité ; chose cruelle, tu ne pourras la publier. Chaque jour tu attendras la liberté ; elle ne viendra pas pour toi ; mais tu garderas l’espérance pour autrui. Tu voudras commencer le règne de l’éternité dans le temps, du ciel sur la terre ; dans cette entreprise, beaucoup se lasseront de marcher avec toi. Pourquoi aussi mets-tu si peu de miel dans la coupe que tu présentes aux autres ? Ne sais-tu pas que la flatterie les mène ? Tu le sais, et tu dédaignes de faire usage de ta science. C’est une tâche rude de remonter le torrent, sans courtiser le flot qui passe. Mais tu ne te plaindras pas ; au contraire, tu seras étonné que le pain ne t’ait pas manqué un seul jour dans le désert que tu as choisi. Les livres, les solitudes, les rêveries, les bois, la douce musique de la parole des maîtres, voilà ce qui fera ta principale joie. L’amour aussi ne quittera pas ton cœur, même quand la vie mortelle sera près de te quitter. Mais tu te repentiras de chaque heure où tu laisseras dormir les méchants, quand la parole changée en glaive pourrait les réveiller. À la fin viendra le long exil, et les tiens ne te connaîtront plus. Tu laisseras derrière toi deux tombes, tu iras en chercher une troisième. Il se fera autour de toi un grand silence ; souvent tu le prendras pour celui de la mort. Tu te réveilleras dans la nuit, croyant que tu as été cloué endormi dans le cercueil. Pourtant tu marcheras jusqu’à la fin, la tête droite, sans connaître le joug ; c’est ce qui te fera aimer l’épreuve. Tu sentiras l’oubli passer sur ta face, comme un souffle avant-coureur de l’éternelle nuit ; mais, à l’heure où le fardeau eût été trop pesant pour toi, une âme meilleure que la tienne viendra à ton aide ; elle se tiendra debout près de toi, comme l’invincible espoir ; celle-là te cachera l’abandon de presque toutes les autres. »

Merlin avait déjà passé, que l’âme à laquelle il avait adressé ces paroles écoutait encore. Il lui semblait, avant d’avoir vécu, que sa vie s’était déjà écoulée ; elle en devint si pâle qu’elle ne se distinguait plus de la nuit, et elle chercha à ses côtés celle qui devait la consoler.

« Est-ce elle qui survivra ? » voulait-elle demander ; mais la force lui manqua pour prononcer ces mots. D’invisibles larmes l’aveuglèrent avant qu’elle eût essayé de parler ; de plus en plus troublée, elle se cacha dans l’ombre du prophète, et le suivit, en silence, à pas inégaux à travers les ténèbres premières.

V

Par delà le premier labyrinthe des limbes, s’étend une plaine semblable au grand désert d’Arabie. Au milieu du désert, une figure était couchée et dormait sous une tente. Au bruit des pas du pèlerin, l’âme endormie s’éveilla, mais non point assez pour marcher au-devant de celui qui venait la visiter.

« Pourquoi tardes-tu à t’éveiller, âme voluptueuse ? lui cria l’enchanteur dès qu’il l’aperçut. Tu fais le contraire des autres qui voudraient devancer l’heure marquée. Tu oublies ici, au milieu de tes songes, que le temps approche pour toi. »

À ces mots l’âme tressaillit, elle se dressa à demi à l’entrée de la tente.

« Lève-toi, Mahomet, reprit l’enchanteur, si tu ne veux laisser passer le siècle qui t’appelle. Ceins tes reins pour le combat de la vie ; tu auras besoin aussi du cimeterre. »

L’âme acheva de s’éveiller ; elle fit le geste d’un homme qui ceint ses reins d’un glaive invisible. Tous lui firent place en silence à mesure qu’elle s’avançait, et chacun l’enviait de paraître sitôt à la lumière du monde. Pour elle, sans tristesse et sans joie, elle marchait, comme la nécessité, au-devant des portes de bronze qui s’ouvrirent avec fracas pour la laisser passer.

Cependant toutes les âmes enfermées dans les limbes se regardaient en murmurant. Celles qui se tenaient le plus à l’écart disaient : « Pourquoi celui-là est-il favorisé ? Il n’a point le signe du Christ sur son front ; il n’a pas non plus le sang du Christ empreint dans ses rares paroles. Depuis quand les ennemis de l’Éternel sont-ils les préférés ? Ses disciples et ses croyants seront-ils toujours rejetés avant de naître dans l’infranchissable néant ? »

Celui qui semblait à ce moment parler pour tous les autres, était de la tête aux pieds enveloppé de bure à la manière d’un moine. Sa tête seule sortait du capuchon qu’il tenait renversé et il avait le col gonflé par la colère. L’horreur de ce qu’il venait de voir passait comme une ombre sur son visage.

L’enchanteur lui dit :

« Garde ta colère, ô Luther ! pour d’autres combats. Toi aussi, il faut te ceindre d’avance, mais non pas d’un cimeterre. Véritablement, plus d’un siècle t’est nécessaire encore pour fourbir le glaive de l’esprit. Si tu dépenses ici avant le temps ta fureur divine, que feras-tu quand il faudra renverser Rome dans sa maison de pierre ?

— Rome ! répondit celui qui avait peine à ajourner la vengeance de Dieu, comme l’archer a peine à retenir la flèche sur la corde tendue. Rome ! Quel nom prononces-tu ? Je l’entends pour la première fois ; déjà je voudrais l’anéantir !

— Prends patience encore un peu de temps. Toute indignation est féconde quand elle s’amasse lentement au fond du cœur. Alors elle éclate ; elle disperse les autels profanés ; elle affranchit le Dieu captif de l’homme. Mais si elle se prodigue inconsidérément, elle n’attire que la risée du monde. Retiens donc ta violence jusqu’à ce que tu rencontres les violents de la terre. C’est ici le séjour de la paix. Nul ne mettra sous le joug ton front de taureau germanique. Va, n’attaque plus de la corne ceux qui passent avant toi. »

À ces paroles sévères, la colère de l’âme superbe tomba en un moment. Elle s’inclina jusqu’à terre d’un visage mystique, où rayonnait pourtant le rire du victorieux. Mais personne ne la vit lorsqu’elle se déroba au loin, tant sa démarche triomphante était en même temps craintive. Elle alla seule à l’écart s’asseoir sur des ruines ; et elle ouvrit une Bible aux feuilles d’or qui resplendissait dans le pâle crépuscule. Chaque fois qu’elle tournait la page du livre, le bruit s’en faisait entendre à travers l’abîme. Tous tressaillaient en même temps.

Un peu plus loin, le pèlerin arriva à l’endroit où s’étend une vaste mer dont les flots immobiles ne sont jamais soulevés en aucune saison, par aucune tempête, ni effleurés par aucune brise ; si bien que l’on prendrait cet Océan pour la terre ferme, si son lit n’était pas azuré. Au bord du golfe, marchaient à côté l’un de l’autre deux âmes qui semblaient être de la même famille et parler la même langue, tant elles conversaient familièrement entre elles et sans aucune défiance. L’une était voilée, l’autre parlait à visage découvert. La première semblait chercher un passage que la seconde ne pouvait lui montrer ; elles regardaient tour à tour le ciel et l’eau ; toutes deux laissaient voir leur tristesse de sentir en elles un si grand désir, avec une si grande impuissance.

Quand le prophète vint à passer, l’âme qui était la plus inquiète marcha au-devant de lui ; et comme si elle eut continué l’entretien commencé : « M’enseigneras tu le chemin ? dit-elle, en montrant l’Océan.

— Quel chemin ? répondit le prophète. Parle ! que cherches-tu ?

— Un monde. »

Alors s’approchant de cette âme, il vit qu’elle était voilée ; il lui dit : « Il y a assez de ténèbres ici, sans y joindre le linceul replié sur ton front. »

Celui à qui il parlait écarta de la main droite le manteau génois qui l’enveloppait et laissa voir son visage.

Merlin lui dit :

« Je te connais maintenant. Je t’indiquerai la voie. C’est toi qui dois porter le Christ sur tes épaules à travers l’Océan par delà l’Atlantique, et pour cela ils t’appelleront Christophe Colomb. Aiguise ici les yeux de ton esprit, en sorte qu’ils soient plus perçants que ceux de l’épervier et de l’aigle de mer. Car il te faudra discerner un monde à travers l’épaisseur de l’Océan.

« Vois d’ici ce golfe bleu, ceint de montagnes crénelées, qui montent jusqu’aux nues ; tel est celui où flottera ton berceau. Mais le port d’où tu partiras pour le grand voyage sera plus humble, et sans toi son nom resterait ignoré.

« Quand le grand jour viendra et que la voile sera hissée, dirige alors ton vaisseau en sortant des portes d’Hercule vers l’endroit où se couchent les astres. N’en dévie jamais malgré les apparences. N’écoute ni les vents ni les murmures des hommes. Consulte seulement les oiseaux qui voyagent : ils savent le chemin. Garde-toi d’en tenter un meilleur. »

Celui auquel il s’adressait se tenait immobile comme la pierre ; il était tout occupé à graver en lui-même les paroles qu’il venait d’entendre. Il apprenait à ses lèvres à les répéter. Puis, inclinant la tête comme un homme qui a reçu un ordre et qui promet d’y obéir :

« Je me souviendrai du chemin, » dit-il. Et il descendit sur la plage ; il y resta dans une contemplation si profonde, qu’il semblait compter le nombre des flots.

Alors son compagnon qui s’était tenu muet, se voyant seul avec le prophète, fut pris d’une terreur divine ; il tenta de s’échapper, les cheveux et la barbe hérissés, à travers les précipices qui s’ouvraient sous ses pas.

Mais l’enchanteur le suivant de près lui cria aussitôt : « Âme farouche, pourquoi fuis-tu par ces chemins escarpés ? Crois-tu que, moi aussi, je ne sache pas marcher à travers les abîmes ? Est-ce ainsi que tu fuis l’inspiration quand elle fond sur toi comme le faucon ? Ou bien as-tu peur de voir trop tôt le jour ? Ne crains rien, je t’apporte la paix. »

Apprivoisée par ce langage, l’âme farouche s’arrêta. Merlin lui dit :

« Va ! je t’ai reconnu plus vite que ton compagnon, quoique tu m’aies aussi voilé ton visage. Pourquoi me fuis-tu, toi que les hommes appelleront Michel-Ange ? »

En entendant son nom pour la première fois, l’âme indomptable sourit ; car ce nom lui plut ; elle prit plaisir à le répéter elle-même.

« Toi aussi, es-tu pressé de naître ? demanda l’Enchanteur.

— Non, répondit la voix triste et déjà terrible de celui qui méditait Moïse.

— Profite des jours et des siècles qui te sont laissés pour préparer à loisir les belles formes que tu dois montrer au monde ! Il y a aussi de l’argile dans les limbes pour pétrir de beaux corps ; le limon ne te manquera pas. Ébauche ici d’avance dans ce grand atelier tes œuvres divines au fond de ta pensée, et garde-toi d’arriver au jour les mains vides. Car la vie de l’homme sur la terre est plus courte que tu ne l’imagines. Si tu ne commences ici ton œuvre dans les limbes, le temps te manquera pour l’achever sous le soleil. Il le faudra laisser, faute d’un jour de plus, tes figures enfouies dans la pierre. Que tu regretteras alors le temps consumé en choses vaines, avant d’avoir vécu ! »

Les vastes limbes exhalèrent un soupir ; le prophète continua :

« Tu les entends qui gémissent. Ne les imite pas. Remplis ta mémoire des images et des figures qui peuplent ces demeures. Vois, de ce côté, cette nuit gigantesque qui dort couchée sur la terre, la tête appuyée sur son coude ; autour d’elle, voltigent les hiboux et les phalènes. Ne la croirais-tu pas de pierre, tant elle est immobile ? Contemple, de ce côté, ce jour livide, père des années, aïeul des siècles qui ne peut se lever, et qui pourtant s’indigne des ténèbres. Souviens-toi de tous deux quand tu seras sur la terre. Les vivants auront peur des visions que tu rapporteras des limbes. »

À ces mots, celui qui avait paru si rebelle se courba avec majesté ; comme si le temps l’eût déjà pressé, il se baissa vers la terre humide d’invisibles pleurs. Il y ramassa du limon dont il forma des figures étranges, images des ombres colossales qui passaient dans la nuit ; et balbutiant avec un sourire surhumain : « Ceux-ci, dit-il, me feront mon cortége. »