Merlin l’enchanteur/Livre VI

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Michel Lévy frères (1p. 181-212).

LIVRE VI

SUITE DES LIMBES


I

L’air s’était rasséréné. Pas un souffle, ni une voix ne se faisait entendre. Déjà les nébuleuses laissaient tomber un rayon moins pâle au pied des arbres dépouillés. Les escarpements des monts devenaient semblables à cet endroit où le Jura élève ses tours, ses boulevards, pour former à la France sa ceinture ; et, quoique les flancs fussent noirs, la cime flamboyait des reflets rougeâtres d’un soleil invisible.

Nul sentier ne conduisait sur les sommets où se tenaient plusieurs hommes qui semblaient s’y être égarés au-dessus de la foule qui passait à leurs pieds. Peut-être les aigles avaient prêté leurs ailes à ces solitaires. Ils paraissaient occupés des songes d’un sommeil sacré. Tous, excepté un seul, avaient gardé sur leurs fronts la sérénité du monde naissant.

« Avez-vous perdu le chemin des vivants ? leur cria le prophète, ou plutôt oubliez-vous de vivre, vous qui prenez la place des aigles ? »

Sa voix se perdit dans l’air ; la solitude en devint plus grande.

Le conducteur des trois vies chercha de quel côté le rocher était le moins âpre, et il ne trouva aucun chemin battu. S’aidant alors des ailes de l’esprit, il se fit à lui-même son sentier, et il alla rejoindre ceux qui habitaient les cimes. Tel le berger quitte dans l’été les basses vallées flétries et conduit ses troupeaux sur le mont Rose, là où ils s’abreuvent de neige virginale.

Le premier qu’il rencontra lui demanda en frappant la terre du pied, dès qu’il fut temps de parler :

« Dis-moi si elle se meut ?

— Oui, elle se meut, Galilée ! Ne crains pas le vertige. »

À cette réponse, l’esprit, rayonnant de joie, essaya de balbutier au bord du gouffre :

« Frères, elle se meut ! »

Mais sa voix dépassa à peine le bord de ses lèvres. Il en eut honte, et sa joie divine fut mêlée de douleur. Il eût voulu cacher sa confusion derrière ses compagnons.

« Ne fuis pas la lumière, Galilée, dit le prophète en le retenant ; c’est ainsi que toute science s’acquiert. Un peu de douleur est mêlée à toute lumière nouvelle ; tu l’éprouveras toi-même quand tu viendras dans le monde.

« Fais ici l’apprentissage des pâles clartés des limbes avant de contempler le soleil. Sinon, tu ne pourrais le supporter dans sa gloire. »

Il allait continuer, lorsqu’un des solitaires s’approcha de lui par derrière, croyant n’être pas aperçu. Mais son ombre le trahit ; de crainte ou de surprise, il laissa tomber le globe et le compas qu’il tenait dans sa main pour tromper l’oisiveté des heures depuis le commencement des choses.

À ce bruit, le prophète se retourne avec sévérité. Il ramasse le compas, il l’ouvre dans sa juste mesure ; et, se baissant sur le globe, il pose la pointe aiguë à l’endroit nécessaire en disant :

« C’est ici, Newton, qu’il faut poser le doigt et tracer le cercle pour enserrer les vastes cieux. Garde-toi de l’oublier jamais ! Ne le laisse plus divertir ainsi par les choses qui passent. »

Cependant il était arrivé jusqu’au sommet que rasaient les rayons d’un soleil invisible ; et il vit, près de lui, dans cette aube, un esprit qui semblait planer rempli d’inquiétude, comme l’oiseau voyageur qui plane longtemps au haut du ciel et interroge des yeux tous les points de l’horizon, avant de trouver la route du nid natal et de s’élancer à tire-d’aile ; il lui dit :

« Es-tu leur chef ? Qui t’a porté si haut sur ces cimes inhabitées ? Sont-ce les oiseaux du ciel ?

— Je ne sais, répondit l’esprit, qui m’as mis en cet endroit, ni d’où je viens, ni où je vais. C’est pourquoi tu me vois si pensif.

— Que cherches-tu ?

— L’Éternel. »

À ces mots, comme un lapidaire devine sous la pierre encore brute le diamant qui doit étinceler de mille feux étoilés, de même les yeux du prophète reconnurent l’esprit sous les humbles langes qui le couvraient encore ; il le salua de ces paroles :

« Ô douce Bretagne, il est donc vrai que je vois un de tes fils chevelus ! Celui-là naîtra sur la même terre que moi. Il boira l’eau du même fleuve ; il parlera la même langue. Salut, ô source de toute sagesse ! En Bretagne ils t’appelleront René ; pour tous les autres tu t’appelleras Descartes. Mais que le jour est encore loin où tu luiras sous les voiles qui le cachent ici ! »

Comme il achevait ces mots, la pensée de la douce patrie lui fit oublier où il était. Il tendit les mains vers celui à qui il parlait. Mais l’âme bretonne se déroba, et lui dit tout effrayée :

« Ne suis-je pas un souffle, une vapeur, un néant ?

— Non, lui dit l’Enchanteur, tu es un esprit immortel de ma famille. » Et l’attirant près de lui, il voulut l’embrasser.

L’esprit resta longtemps étonné de cette première étreinte de la vie ; puis, écartant la longue chevelure inculte qui retombait sur son front :

« S’il est vrai, dit-il, que je dois avoir le même berceau que toi, apprends-moi où vont ces larves ébauchées comme moi, ces ombres, ces personnes muettes qui jamais ne reviennent et dont le nombre ne diminue jamais. Quelle demeure est assez grande pour les recevoir toutes ? Vois comme elles marchent en silence, insouciantes et la tête inclinée sans regarder en arrière. Quelle main les pousse ! quelle main les attire ? D’où viennent-elles si confiantes et pourtant si timides ? Comment, si faibles, vont-elles par ce rude chemin ?

— C’est toi, René, qui leur servira de guide.

— Ô maître ! comment serai-je leur guide, si moi-même je reste égaré comme elles, à travers les choses vaines ? Quelle est la voie la meilleure ? En quel endroit la lumière se sépare-t-elle des ténèbres ? Où finit le songe ? où commence la veille ? Je ne saurais marcher comme ils font tous, autour de moi, en prenant la nuit pour conseil. »

En l’entendant parler ainsi, le prophète prit pitié de cet esprit immortel ; il le conduisit par la main, comme le guide conduit l’aveugle, en lui faisant toucher l’un après l’autre chaque objet autour de lui. Il lui enseignait ainsi à distinguer les folles lueurs des limbes, les vaines lucioles errantes d’avec la flamme qui jaillit intérieurement du plus petit esprit. Quand il le vit rassuré, il lui donna un fil qu’il eut soin d’attacher à l’une des racines qui pénètrent au centre de la terre.

« Ne crains pas qu’il se rompe, lui dit-il, je l’ai tissu moi-même ; il te guidera aisément, toi et tes compagnons à travers le labyrinthe des choses éternelles. »

Celui qui était égaré un moment auparavant saisit avidement le fil et se mit à marcher au-devant des abîmes, en sorte que ses pieds rasaient à peine la terre ; et, se retournant, il vit s’augmenter le troupeau des esprits qui venaient après lui.

Une ambition nouvelle le saisit alors ; il ajouta :

« Ô maître, puisque tu m’aimes, conduis-moi vers la source des choses. Je l’entends sourdre ici non loin de nous. Montre-moi la poussière d’où naissent les mondes étincelants ? Apprends-moi à peser dans mes mains ces globes chevelus que j’ai aperçus ici par hasard ; car eux du moins, lorsqu’ils passent, ne refusent pas leurs clartés à nos limbes. Fais-moi goûter les prémices de ce jour terrestre qui ne connaît ni ténèbres ni ombres. Je ne publierai pas avant l’heure la gloire des cieux, si tu me la confies. Je mettrai un doigt sur ma bouche. Personne ne connaîtra prématurément la splendeur de l’univers visible. Ils viendront autour de moi ; ils me demanderont comme ils ont coutume : Sais-tu ce qui est par delà les portes des limbes ? Je répondrai : Je l’ignore.

— Retiens ta curiosité, ô René ! répondit le prophète avec une majesté presque divine. Crains de te laisser consumer avant l’heure par tout ce qui reluit, comme tu vois ce papillon nocturne se jeter en extase dans cette source brûlante de naphte. Que t’importent les cieux changeants que tes yeux ne peuvent voir encore ? Contente-toi aujourd’hui de l’immuable et rassasie-toi à loisir de l’invisible. Toi qui crains tant d’être abusé, qu’as-tu à faire des promesses menteuses des flots et des mers ? Si tu n’es pas encore opprimé sous le fardeau des sens, sache t’en réjouir, bien loin d’en accuser les limbes. Que tu ferais plus sagement de profiter ici du silence des choses et du recueillement matinal de l’univers naissant, pour converser librement seul à seul, pur esprit avec l’esprit sans voiles ! Plus tard le vêtement de chair te pèsera lourdement ; tes efforts seront vains pour t’en débarrasser. Le monde visible te distraira par ses fêtes illusoires. Il déguisera sous des lambeaux l’âme ingénue. Il t’enveloppera et te tiendra captif de ses bruits, de ses couleurs, de ses parfums, de ses vaines splendeurs. Quel travail alors, ô René ! pour retrouver avec la nudité de l’âme sans tache, cette première aube inviolée des limbes ! Je ne sais si tu y parviendras jamais.

« Tu voudras faire taire l’univers autour de toi, pour n’écouter que ta pensée ; et la moindre cigale te résistera de son chant obstiné. Le bourdonnement du moucheron couvrira la voix de l’infini. Tu mettras tes mains sur les yeux pour fuir la clarté mensongère du jour terrestre ; il se lèvera entre la vérité et toi pour faire ombre aux clartés éternelles.

« Ne vois-tu pas comme les formes s’atténuent ici autour de toi, comme les couleurs s’effacent avec complaisance, comme les pâles nébuleuses ferment leurs paupières pour que ta pensée luise seule et sans rivale ? N’attends donc plus que le corps en grandissant vienne opprimer l’esprit. N’appelle plus de les vœux impatients le vain tumulte des choses. Le plus souvent il disperse ça et là les idées les meilleures.

— Que ne puis-je au moins, murmura René, converser aujourd’hui avec les hommes ?

— Sois heureux de converser avec les larves ; elles semblent t’honorer. Les hommes de mon temps sont descendus trop loin de tes cimes. Ils ne pourraient le comprendre. »

Ces mots rempliront de la mélancolie des sages celui que le prophète avait appelé René. Il eût voulut demander si, après les limbes, il fallait donc traverser encore d’autres limbes, si le noviciat des ténèbres serait bientôt achevé et quand viendrait enfin la vraie renaissance, non plus dans un crépuscule incertain et mensonger, mais dans la splendeur et dans la plénitude du soleil éternel.

Déjà, s’armant de courage, il allait ouvrir la bouche, lorsqu’un chœur de larves se fit entendre dans la campagne. Le maître en les entendant, le retint d’un signe de la main et lui dit :

« Âme inquiète, les as-tu entendues ? Viens avec moi à la rencontre de ceux qui chantent avec tant de douceur le Gloria in excelsis Deo. »

René le suivit, et il regardait derrière lui un esprit qui tenait une coupe à la main et marchait enivré, mais non pas de vin.

« C’est mon disciple, dit-il. Irai-je l’éveiller pour qu’il vienne avec nous ?

— Non, répondit le prophète. De vous tous qui habitez ces lieux, c’est l’âme la plus sereine et la seule à qui je porte envie. Je le connais, il n’a besoin de personne. Son pèlerinage est fini avant d’avoir commencé. Avant la vie comme après, rien n’est changé pour lui. À cause de cela, vous l’appellerez Bénédict Spinosa. Viens et passons. Il a vidé sa coupe ; il s’est enivré de l’Éternel. »

II

La montagne était partagée à mi-côte par une bande horizontale de vapeurs blanchâtres, si bien que le noir sommet sourcilleux semblait nager sur la nue ; et vous eussiez cru voir flotter dans l’air une colline céleste.

Quels étaient ceux qui descendaient en chantant sur la rampe du rocher pendant que des lucioles ailées semaient dans l’air une poussière de feu ? Un moment ils se plongèrent dans la nue ; puis ils la traversèrent et reparurent sous le dais que leur faisait la brume. Pâles et recueillis, les uns tenaient leurs mains jointes pour prier ; les autres portaient de blanches tiges d’aubépine liées en croix, dont ils avaient dépouillé les limbes.

C’était le grand peuple des âmes mystiques amoureuses de larmes, enivrées de terreur qui s’en allaient au loin cherchant la volupté divine. Celles-là avaient à leur tête le Docteur angélique et par groupes épars saint Bernard, Joachim de Flore, Catherine de Sienne, sainte Thérèse, et toi aussi, Adam le Polonais, que j’ai vu de mes yeux et aimé d’un cœur fidèle pendant ton pèlerinage sur la terre, trop court, hélas ! non pour la gloire, mais pour la consolation de ton peuple captif !

Tous ensemble, errants dans la campagne, venaient de rencontrer les enfants morts sans baptême qui rentraient éperdus dans la profondeur des limbes. La foule avait entouré les nouveaux nés qui n’avaient fait qu’entrevoir la lumière. Chacun les interrogeait du geste, du regard, pour apprendre d’eux ce qu’ils avaient vu et entendu par delà le berceau.

« As-tu visité la Jérusalem sacrée ? leur disaient-ils, as-tu vu le Seigneur ? »

Mais comme une troupe d’oiseaux sortis trop tôt du nid se hâtent d’y rentrer, s’ils sont surpris par l’oiseleur, de même ceux-ci, vagissant et pleurant, retournaient à l’endroit le plus secret, d’où ils avaient été tirés. S’ils balbutiaient une parole, c’était celle-ci :

« Mère, où es-tu ? Père, pourquoi m’as-tu rejeté hors du berceau dans les limbes ? »

Au loin, une cloche invisible tinta un glas, et ce glas ressemblait à celui que j’ai autrefois entendu à Rome dans les jardins du mont Palatin à l’heure du soir où les confréries sortaient pour ensevelir les morts.

Alors les esprits de la foule mystique se perdirent en mille pensées confuses ; ils ne pouvaient comprendre pourquoi les nouveaux nés étaient revenus en arrière, parmi eux ; car nul d’entre eux ne savait ce que c’est que mourir.

À ce moment, ils rencontrèrent au détour du sentier boisé le conducteur des esprits. Celui qui devait être un jour saint Bernard lui dit :

« Tu ne ressembles à aucun de nous, car tu as déjà revêtu un corps et tu parais connaître la vie pour l’avoir éprouvée. Sans doute tu es un messager de la divine Sion et tu nous apportes des nouvelles de la croix. Pourquoi reviens-tu en arrière comme ceux-ci qui ne font que balbutier. Pourquoi ont-ils fui sitôt le jour ? Qui les a fait si pâles ?

— Ils sont morts, répondit le prophète.

— Qu’est-ce que la mort ? reprit la foule, qui, sans savoir pourquoi, commença à frissonner. » Et ce mot fut bientôt sur les lèvres de tous ceux qui peuplaient les limbes. Une secrète inquiétude agita les âmes virginales ; le premier deuil s’étendit parmi elles.

« Tu as vu le Seigneur aux portes de la vie, disaient-elles, et les roses de Sion parsemées sur le seuil !

— J’ai vu partout le tombeau à côté du berceau, répondit le pèlerin des trois mondes. Tous entraient et sortaient en pleurant et gémissant.

— La demeure de l’éternel amour est préparée dans la ville sans tache ; ne l’as-tu pas habitée ?

— J’ai vu les grincements de dents chez ceux qui parlent d’amour et le glaive dans leurs mains.

— Du moins les cieux demeurent.

— J’ai vu les cieux changer. Les dieux se flétrissaient comme les feuilles ; comme elles, ils jonchaient le parvis des portes éternelles. »

À ces mots, les âmes mystiques s’en allèrent confuses ; elles se couvrirent pour la première fois d’un voile ; leur tristesse était inconsolable, il semblait que la vie et la mort leur manquaient à la fois. Adam le Polonais resta le dernier tout pensif ; il se retourna pour dire à ceux qui le suivaient :

« Ses paroles sont dures, mais elles sont méritées. Hommes d’église, c’est vous, pharisiens, qui avez perdu la croix. »

III

Le tintement de la cloche se perdait déjà en mourant dans l’air, quand, à sa place, un doux gazouillement se fit entendre comme le matin gazouillent dans le nid, sur un cyprès, les petits du rossignol qu’éveille le premier crépuscule. Ceux qui interrompaient ainsi le silence du monde naissant, c’était le peuple ailé des âmes qui se nourrissent de beaux sons, et cherchent dans l’univers la musique des choses. Ils devaient un jour s’appeler Gui d’Arezzo, Palestrina, Pergolèse, Mozart, Beethoven. À ce moment, ils prêtaient l’oreille aux bruits sourds, inarticulés, qui traversaient les limbes, tristes et rêveurs, comme ceux qui cherchent une chose et ne peuvent la trouver. Car tous portaient dans leurs mains une viole ; mais chacune de ces violes n’avait qu’une corde d’airain, et ils ne savaient où découvrir celles qui manquaient et dont ils avaient le pressentiment.

De loin à loin l’un d’eux tirait de son instrument une note qui ressemblait à un soupir des choses ; aussitôt les autres répétaient ce soupir ; après quoi, découragés et la tête basse, ils retombaient dans l’éternel silence. Lorsque le pèlerin vint à passer, le plus hardi d’entre eux, celui qui devait être Beethoven, se détacha de ses compagnons.

« Ô barde ! dit-il, apprends-moi comment se plaint le vent sur les vagues de la mer ? quel est le titillement de la lumière naissante ? qu’as-tu entendu dans le silence des déserts ? comment résonne la douce parole humaine dans le cœur des vivants ? quel est le son d’un cœur qui se brise ? à quoi ressemble le soupir d’une âme occupée à contempler le jour naissant ? quel est le gémissement de celle qui s’attarde dans la nuit ? »

Sans rien répondre, le maître prit la viole ; il en tira un accord dont frissonna le cœur de ceux qui l’entendirent. Tous essayèrent de l’imiter. Mais, n’ayant pu y réussir, leurs yeux se voilèrent de tristesse. De tous ceux qui habitaient les limbes ils étaient sinon les plus misérables, au moins les plus comblés de désirs. Leurs gémissements semblaient faire la meilleure partie de leur art.

IV

À cette douce musique du maître, les larves se pressèrent en foule autour de lui ; et moi qui, jusque-là, avais marché derrière lui, je fus cette fois plus prompt que tous les autres. La douceur de ces accords m’enivra si bien, que jamais je ne ressentis plus de désir de sortir des limbes, ni plus d’audace pour tenter les chemins qui n’ont pas été frayés encore. Me souvenant de la réponse qu’il m’avait faite, je lui en demandai une nouvelle.

« Si ces accords, lui dis-je, touchent ton cœur, comme tu vois qu’ils ébranlent les limbes, aie pitié de moi et donne-moi la réponse que je cherche depuis que je suis tes pas. Dis-moi avant de sortir de ces lieux (car, si je ne m’abuse, tu es près de les quitter), dis-moi quels seront, parmi ceux-ci, les compagnons qui feront avec moi le pèlerinage de la vie. Apprends-moi d’avance à les connaître. Conduis mon cœur vers eux ; montre-moi d’avance leur visage. »

Ici le maître me répondit ces paroles ; elles s’imprimèrent si bien dans ma pensée que je les entends encore :

« Ta demande est moins ambitieuse : voilà pourquoi je veux bien te répondre. Viens, suis-moi. Je te ferai connaître ceux que tu auras pour compagnons sous le soleil des vivants. »

À ces mots il me conduisit de groupes en groupes, à travers la foule, et il me dit, en me montrant des âmes ingénues et souriantes dont la plus âgée n’avait pas atteint l’adolescence :

« Voici les premiers que tu rencontreras dans ta vie terrestre, au bord torrentueux de l’Ain, et la plupart ne te suivront pas plus loin que la moitié de la route. Vois comme le doux breuvage de l’enfance les réjouit ici par avance ! mais leur joie sera courte, et cette séparation sera pour toi la première. Vois comme ils trouvent leur vain amusement dans les limbes ! ils ignorent leur fin prématurée.

« Voici maintenant ceux qui traverseront avec toi la jeunesse radieuse. Que leur étreinte te sera douce ! Que ton cœur volera promptement au-devant d’eux ! Que de projets, que d’espérances communes entre vous ! Que de doux secrets vous lieront par des chaînes magiques ! Peu de ceux-là conserveront la flamme jusqu’à la dernière heure. Le temps, l’absence, le chemin que chacun a devant soi, disperseront çà et là leurs pensées. Mais ils ne te trahiront pas, excepté un, peut-être, et encore, pour celui-là, ce sera faiblesse et non pas perfidie. »

En même temps il m’enseigna leurs noms : j’allais m’élancer vers eux ; déjà je sentais la douce flamme de l’amitié, qui, dans la première heure, ressemble tant à l’amour, lorsqu’il m’arrêta par ces mots :

« Regarde de ce côté et prépare ton cœur ! Voici celle que tu aimeras à la première heure de la jeunesse, et le coup sera si fort que tu seras près de tomber.

— Qui est-elle ? lui dis-je.

— Tu le sauras assez tôt quand tu recevras la vie. Viens, passons. »

Et il continua de me parler ainsi :

« Voici celle qui t’apprendra la première ce que c’est que mourir (car tu vivras longtemps sans le savoir) ; c’est elle qui te donnera le jour.

— Arrête-toi, ô maître ! lui dis-je. Elle ne vivra donc pas aussi longtemps que moi ? Ah ! tu m’as rendu la vie cruelle avant que je l’aie goûtée. Tu m’as fait connaître le poison avant que j’aie effleuré la coupe. Je crains maintenant que cette parole ne me revienne quand je serai sous le soleil, et qu’elle ne corrompe pour moi toutes les joies espérées. »

Le maître reprit :

« Voici ceux que tu enseveliras toi même de tes mains. Ils sont trois, et parmi eux la plus pâle est une sainte. Regarde comme ils se doutent peu de l’heure dernière ! Comme ils baignent leurs yeux dans les tiens ! Comme la promesse de vie leur est douce ! Mais toi, qui sais comme elle sera courte, pleure et gémis ! »

En voyant que la douleur dont il venait de me remplir était plus forte que moi (car ma vue s’obscurcit et je fus obligé de m’appuyer sur lui pour ne pas tomber), le maître voulut me consoler ; il reprit en ces termes :

« Relève-toi ! Vois celui qui fera avec toi le plus long chemin et qui, du premier jour jusqu’au dernier, te donnera la plus forte amitié. Il n’est pas ton frère et il sera plus que ton frère. Plusieurs voudront vous diviser, et ceux-là ne serviront qu’à vous unir davantage. Ô paix ! ô force ! ô repos ! ô douceur de deux âmes unies dans le combat de la justice ! Regarde-le. C’est celui qui porte dans ses mains les tablettes encore blanches où s’écrira l’histoire de France. Il s’entretient avec celui qui s’appellera Vico. »

Je fis un pas vers lui et j’allais l’appeler, mais le maître me retint :

« Il n’est pas encore temps, dit-il. D’autres arrivent que tu apprendras seulement à connaître dans les mauvais jours. Ils ne suivaient pas le même sentier que toi dans les heures de la jeunesse, mais quand l’adversité viendra, elle vous réunira tous.

« Regarde comme ils ont la marche fière et comme l’orage n’a pu courber leur tête. Le monde les insulte, parce qu’il les voit désarmés.

« Ils sont seuls, ils se taisent, car il leur est interdit de parler. Ils ont un sceau sur la bouche ; mais leur pensée luit sur leurs fronts. Vois comme leurs enfants qui les suivent dans le chemin austère sont pressés de la faim ! et comme ils pleurent en marchant ! Vois comme leurs femmes travaillent le lin en gémissant dans la nuit pour leur sourire au jour ! Vois comme on leur refuse le gîte parce qu’ils veulent faire entrer la justice avec eux, et comme ils sont rejetés de seuil en seuil, sans que personne crie : pitié ! Vois comme ils se nourrissent d’espoir et sont indulgents au peuple qui les a oubliés ! Tu seras un de ceux-là. Comme eux, tu vivras d’espérance, mais tu n’auras pas la même douceur de cœur ; et ton indulgence ne sera pas aussi grande. »

Ce furent là ses dernières paroles. Pendant qu’il les achevait, j’envisageais avec piété ceux qui devaient traverser un jour, en même temps que moi, la vie terrestre. Je me hâtai vers eux comme s’ils eussent déjà formé avec moi une société éternelle. Mais ils semblèrent étonnés. Ne sachant pas mon secret, ils passèrent sans se détourner, ni me faire aucun signe. Ce premier apprentissage de la vie me fut amer.

Bientôt ils s’éloignèrent ; et il me semblait que ma vie me fuyait moi-même, à mesure que je voulais la ressaisir. Je restai, comme au lendemain d’une fête, parmi des ruines. L’impression de cette existence qui avait passé sur moi, plus légère qu’une ombre, m’est encore présente au moment où j’écris ces lignes.

Je voulus m’écrier : « Amis ! frères ! compagnons ! arrêtez-vous ! » mais la parole me manqua ; tous continuèrent leur chemin en silence et sans tourner la tête. Une seule dont la conscience brillait comme un diamant, s’arrêta et me dit :

« Va ! Je te suis. »

Voyant alors que cette première intuition de la vie était passée sans retour, je me perdais, je m’anéantissais moi-même dans le sentiment de la brièveté de toutes choses. Car je n’avais eu le sentiment complet de l’existence qu’aussi longtemps que m’avait parlé le pèlerin des trois mondes.

Tant que dura sa parole, je me sentis vivre pleinement ; je me crus affranchi du néant. Dès qu’il cessa de me parler, je cessai de croire à moi-même ; je retombai au fond des limbes. À mesure-qu’il s’éloigna, la conscience anticipée de l’existence s’atténua dans mon cœur.

À ce moment, un cri terrible : « Merlin ! Merlin ! » perce le ciel, l’enfer, les limbes. Cette voix arrive au prophète. Il se précipite ; car il craint de trouver la porte fermée. N’est-ce pas déjà trop tard pour revoir celle qui l’appelle sous le ciel de Viviane ?

Quand je l’entendis au loin franchir à grands pas le seuil des limbes, pour n’y jamais rentrer, et fermer derrière lui les portes sacrées, je me mêlai en gémissant à la foule des larves indifférentes. La promesse de la vie ne me sembla plus qu’un leurre. Je me raillais moi-même d’y avoir cru si aisément. Je regardai celle qui m’accompagnait et je lui dis :

« Où est ton espoir ? Le monde a passé. Toi, tu me restes. »

Et le spectacle de tout ce qui n’était pas elle s’abima sans retour.

V

D’où était sorti, lecteur, le cri formidable dont avait tressailli le cœur de notre héros ? C’est ce que je ne puis omettre de te dire. Par une rencontre étrange, vraiment providentielle, au moment où Merlin s’arrêtait dans l’oisiveté des limbes, le roi de l’abîme avait profité de l’absence de notre enchanteur pour enlever sa mère, Séraphine, aux lieux où elle faisait pénitence. Il entraînait de vive force la mère de Merlin. Déjà il approchait du noir soupirail, et il cherchait à donner à son enlèvement l’apparence classique d’une libre descente aux enfers.

« Venez, chère Séraphine, lui disait-il. Vous n’avez pas vieilli d’une heure. Venez dans mon château fort.

— Laissez-moi ! s’écriait la mère de Merlin. Hors d’ici ! tu ne m’abuseras plus par tes fausses promesses. Je sais qui tu es. Je te connais. Je te hais. Tu m’as perdue déjà ; c’est trop d’une fois. Tes paroles sont des serpents. Ô nuit, couvrez-moi ! défendez-moi !

— Pourquoi me fuir, Séraphine ? répondait le père de Merlin. Je ne vous demande rien, absolument rien, ma chère. Donnez-moi seulement la main, rien que la main… Eh bien, non ! je me contenterai de baiser le pan de votre robe, le bord de votre guimpe.

— Fuis, chien d’enfer !

— En vain tu me chasses. Le chien couchant restera à tes pieds. Il se laissera insulter, battre, fouetter ; il léchera la main qui le frappe. Puis, ô mes amours, sachez donc un peu de gré au lion qui vous épargne, pouvant vous dévorer.

— Ô mort ! délivrez-moi !

— Que craignez-vous donc, Séraphine ? une descente aux enfers ? mais rien n’est plus fréquent parmi les vivants. Rappelez-vous seulement le prudent Ulysse, le pieux Énée, Orphée, Télémaque, Hercule le Fort, Psyché ; nul ne se repentit jamais de cette marque de confiance.

— Vil serpent ! à terre ! rampe !

— Quoi, Séraphine ! des injures ? Pourquoi cela ? Appelle-moi, si tu le veux, Yblis, comme les femmes d’Orient, aux noires prunelles. Dis, mon ange ; un enfant ne scelle-t-il pas notre hyménée ? Quoi de plus sacré sur la terre ? N’est-ce pas là un mariage valable, respectable ? Je ne demande qu’à légitimer notre enfant par une union solennelle. Notre fils, Séraphine, où est-il ? Qu’en as-tu fait ? Mon enfant, mon enfant bien-aimé, où est-il ? Ah ! qu’il me tarde de le retrouver et de jouir enfin en toute conscience de ce saint nom de père !

— Je ne suis plus ce que j’étais ! le repentir m’a changée. Les saintes eaux ont lavé mes souillures.

— Appelles-tu souillures le mariage le plus authentique auquel les ténèbres servirent de témoins ? Ne déshonore pas nos beaux jours. Si tu es changée, je ne le suis pas, moi ; je ne le serai jamais. Viens !

— Non ! non !

— Vois-tu, chérie, ne m’oblige pas à employer la force. J’en serais au désespoir. Mais je devrais le faire dans l’intérêt sacré de mon enfant. Je ne puis le laisser croupir déshonoré dans la bâtardise. Il faut que je lui donne honorablement mon nom de famille. Lors même qu’il y aurait quelque incompatibilité, tout doit céder à l’intérêt des enfants. Allons ! sans plus de retard, viens !… Souffre cette douce violence. Elle part de l’amour le plus sérieux, cher ange !

— Personne ne viendra-t-il à mon secours ? Ô mort ! ô nuit ! ô Merlin ! »

C’est ce dernier cri qui venait d’arriver à l’oreille de notre Enchanteur. Il s’élance en barrant le passage au ravisseur, il se trouve en face de lui ; déjà il allait rappeler Virgile et prendre de lui conseil, quand le ravisseur fit réflexion que le lieu était mal choisi pour engager la lutte. Vainqueur, il ne le serait qu’à demi dans ce lieu souterrain. Vaincu, tout l’enfer serait témoin de sa défaite. Aussi se résolut-il sur-le-champ à éviter le combat, bien certain de retrouver un peu plus tard l’occasion plus propice.

Séraphine s’était jetée au cou de son fils et le tenait embrassé.

« Ô mon fils, ô Merlin ! s’écriait-elle, me laisseras-tu descendre parmi les maudits ? Tu es fort, tu es plus puissant que l’enfer. Protége-moi. »

Avant que Merlin eut prononcé une seule parole, Belzébuth en ricanant avait élevé la voix :

« Sois le bienvenu, ô cher fils ! Cette querelle est une querelle d’amour. Ne t’en inquiète pas. Ô joie ! ô transports ! Le père, la mère, le fils, enfin rassemblés ! Quel spectacle ! Cher enfant, contribue à l’union de tes parents ! Sois juge entre eux ! ta sagesse est précoce. Ne faut-il pas, dis-moi, que la bonne mère de famille vive près de son époux ? N’est-ce pas là le plus simple devoir ? Pourquoi donc, je vous prie, braver l’opinion sans nécessité, sans motif sérieux ? Si jamais j’ai mécontenté, impatienté ta mère, je m’en repens. Eh bien ! que veut-on de plus ? Si j’ai eu quelquefois l’humeur maussade, cela tenait en grande partie à la peine que me causait ton absence. De la vivacité dans le caractère, de la fougue dans le tempérament, quelques torts légers, quelques inégalités, quelques propos échappés dans un moment de déplaisir, des nerfs irritables, quand souffle le vent du nord, trop d’ardeur peut-être dans ma manière d’aimer, une sensibilité trop exquise, mais jamais un fait grave, cela ne peut-il se pardonner ? Voyons ! cher fils de mes entrailles, place-toi ici, là, plus près, entre nous deux. Fais ma paix avec ta mère. Ramène-la au foyer paternel. La famille ! la famille ! mon cher, voilà le bien suprême ! »

Séraphine, pendant ce discours, tenait son fils embrassé et tremblait de tous ses membres.

« Voilà sa réponse ! dit Merlin ; n’espérez pas la vaincre par la force.

— La force ! interrompit son père. Eh ! mon fils, qui pense à s’en servir ? Ai-je jamais employé envers elle d’autres armes que celles du pur amour ? Persuasion, soupirs, œillades, musique des cobolds, conversations au clair de lune, rêveries, récits de mes longues insomnies, de mes souffrances, de mes guerres lointaines dont j’ai rapporté plus d’une cicatrice : voilà quelles ont été mes armes. Elle me repousse ! elle me laisse me consumer dans ma brûlante solitude ! eh bien ! puisqu’elle le veut, je m’y engloutirai tout seul. Je souffrirai, hélas ! Je sais souffrir ! Elle le veut. J’y consens. Il ne me restera que le foyer désert. Qu’elle aille passer sur la terre des jours heureux ! qu’elle prête l’oreille aux aubades, aux sérénades des jeunes hommes, pendant que moi ici… »

Croirait-on que Merlin, à ces paroles, eut un moment la pensée de conseiller à sa mère de s’immoler pour un si grand banni ? Grâce à Dieu ! il n’en fit rien. Mais son cœur fut ébranlé par ce qu’il venait d’entendre. Il ne pouvait s’empêcher de trouver quelque noblesse dans ce langage.

« Allons ! ajouta l’incube, puisque votre heure n’est pas venue, je lâche encore ma proie, quoique j’eusse le droit de m’en saisir. Songe, Merlin, à ton père ; toi, Séraphine, n’oublie pas au moins de qui tu es l’épousée ! »

À ces paroles, l’incube se plonge dans son noir royaume. Merlin, Séraphine, Viviane, repassent en silence le triste seuil et revoient la lumière. Séraphine rentra incontinent dans son abbaye, dont elle mura une seconde fois la porte. Viviane ne quittait pas Merlin. Merlin n’avait pas trouvé son père si odieux qu’il se l’était représenté.

« Après tout, se disait-il à lui-même, il est mon père ! Et qui sait s’il n’y a pas eu aussi, à l’origine, quelque tort de l’autre côté ? »

Ainsi fut évité, ce jour-là, le combat entre le père et le fils. Mais la lutte ouverte, pour avoir été retardée, ne pouvait manquer d’éclater plus tard.

VI

Merlin n’avait pas fait cent pas hors de l’Enfer, qu’il rencontra un pauvre couvert de haillons. C’était le premier qu’il eût vu dans le monde. Il le contempla d’abord comme une merveille, puis il se sentit troublé et lui donna sa bourse. Cinquante pas plus loin, un pauvre plus misérable, que le premier était étendu au bord du chemin : Merlin lui donna son manteau. Le pauvre montra qu’il avait les pieds nus : Merlin se déchaussa et donna ses souliers, à quoi il ajouta son chapeau et son pourpoint d’azur. Il fit encore cinquante pas et rencontra un troisième pauvre. C’était un beau jeune homme qui ne trouvait rien à faire de ses bras et que la colère rongeait. Merlin s’excusa de n’avoir plus rien à lui donner.

Aussitôt le jeune homme indigné relève la tête et s’écrie :

« Voilà bien les riches ! Durs, impitoyables, avares ! ils n’ont jamais rien quand il s’agit de donner. Que la malédiction retombe sur eux ! »

Et il continuait ses invectives.

« Je vois, mon ami, interrompit Merlin, que la misère ne vous a pas ôté la fierté. »

Puis s’approchant d’une châtelaine qui passait à cheval, tenant sur son poing un faucon :

« Je vous apporte un grand bonheur, lui dit-il.

— Lequel ? demanda la dame en l’arrêtant.

— Une occasion unique de donner votre cheval et votre faucon.

— À qui ?

— À ce misérable.

— Vous êtes fou, je pense, Merlin, reprit la dame en jetant un regard dédaigneux sur le pauvre. Y songez-vous ?

— Ah ! madame, dit Merlin, je sors de l’enfer ; je n’y ai rien vu de plus terrible que ce que je vois en ce moment : l’impassibilité, la dureté, l’avarice, sur un front d’ange. »

Cette réponse, cet à-propos firent rentrer la dame en elle-même ; elle se rappela qu’elle avait un cœur ; surtout elle eut honte d’avoir été surprise le front plissé, comme si elle avait des rides et les lèvres pincées.

Elle jeta un regard épanoui sur le misérable. Rien n’égala son étonnement lorsqu’elle vit que c’était là un homme, et qu’un misérable pouvait avoir les yeux noirs et les cheveux bouclés. Elle sauta légèrement à terre, et remettant son cheval et son faucon à Merlin :

« Tenez, lui dit-elle. Je les lui donne. »

Ce trait fondit comme la cire le cœur du jeune homme, que la misère seule avait dénaturé.

Il improvisa aussitôt des vers, nés de son émotion, et, dans sa reconnaissance, il y avait déjà beaucoup d’amour. C’étaient les premiers vers qui eussent été composés dans ce pays et dans cette langue.

La dame s’appelait Gabrielle, ce qui donna au jeune inspiré l’idée de la comparer à une gazelle pour avoir le temps de trouver ses pensées. Cette résonnance due au hasard les fit sourire tous deux. Ce fut la première origine de la rime chez les peuples de ce pays-là.

Étonnée, encore plus ravie de ce langage nouveau, cadencé dont elle n’avait aucune idée, la dame se perdait en mille rêveries.

« Quelle langue de miel ! disait-elle. Jamais je n’en ouïs de semblable dans mon château. Est-ce la langue des pauvres ?

— Non, madame, dit Merlin. C’est la langue de l’amour ; j’aurais dû l’inventer. »

Là-dessus, il lui apprit comment ces vers étaient les plus beaux qui eussent été composés depuis Virgile et comment elle avait fait ce miracle.

Rentrée dans son château, la dame fut prise d’un grand ennui.

« Parlez-moi donc en vers, » disait-elle à la foule des courtisans qui voulaient s’en faire aimer.

Personne ne la comprenait. Tout lui semblait rude et grossier en comparaison de ce qu’elle avait entendu. Elle prêta l’oreille du haut des tours ; elle entendit encore le chant de son serviteur dans la vallée. Depuis ce jour, l’un donna, l’autre reçut, tous deux furent comblés.

Ce prodige fut un des plus grands de ceux de Merlin. Il réconcilia le riche avec le pauvre, et, du même coup, il inventa la poésie.

VII

Quelle fut la récompense de Merlin pour tant de bienfaits répandus dans le monde ?

Sa récompense, la voici :

Dans un des lieux qu’il avait enchantés, il s’était bâti une demeure à son gré. Vous ne l’auriez trouvée ni assez grande ni assez fastueuse pour vous. Mais elle était justement proportionnée à ses désirs. Peut-être le corps de logis eût été trop sévère, s’il n’eût été égayé aux deux flancs par deux pavillons à pleins cintres romains, soutenus chacun par douze colonnes, en souvenir des douze preux. Autour de ces colonnes s’enroulaient en guirlandes le chèvrefeuille et la vigne sauvage. Une galerie de bois, à balustre de fer, réunissait les deux ailes. Ah ! que souvent elle a résonné sous des pas ou joyeux ou rêveurs !

Au-dessus était un verger de pommiers sacrés qui portaient toujours des fruits et des fleurs ; au-dessous un jardin en pente douce, un peu sauvage, planté de tilleuls. Quelquefois un gémissement sortait des eaux dormantes. Mais la mésange y mettait fin en chevrotant et fuyant d’un vol court et fantasque, comme un esprit follet, de saules en saules.

Il y avait chaque année dans ce pays un certain nombre de jours sereins, dorés, empourprés, tels qu’on n’en voit pas ailleurs sur toute la terre ; mais ils duraient peu, à peine le mois de mai. Sitôt qu’en juin l’haleine mielleuse des nénuphars et des mauves se répandait dans l’air, vous respiriez la mélancolie elle-même. C’était une douceur, une langueur et des larmes en toutes choses, comme les prémices d’un doux sépulcre. Quelle odeur indicible, mystique, angélique, incorporelle, sortait alors des plantes exténuées ! Elle ne tenait en rien de ce monde. Je crois que le souffle pacifiant des morts s’exhalait avec la myrrhe le long des haies de noisetiers et de framboisiers, à travers les rides de la terre argileuse ; et cette haleine passait dans vos cheveux.

Surtout le mystère était profond autour des étangs dormants où les grands chênes plongeaient le pied en frissonnant. Une ruine, une vieille tour sortait du milieu des eaux profondes ; et nul pont près de là ! nulle barque pour y aborder ! personne pour indiquer la voie ! Sur le calice des fleurs des eaux dansaient en rond de blancs sylphes étincelants qui poursuivaient çà et là l’aigrette aérienne du chardon enlevé par la brise. C’est là que la digitale ouvrait ses grandes fleurs béantes comme des gueules de serpent autour d’un caducée.

Sur la margelle des champs d’avoine, se tenait au loin, immobile, un héron, hiéroglyphe d’un monde rêveur. D’ailleurs jamais le cri d’un essieu dans les clairières. Jamais un messager dans les profondeurs des hautes futaies. Quelquefois un incendie d’herbes sèches, que nul n’avait allumé, que nul ne songeait à éteindre.

Assurément, le lieu aurait pu être mieux choisi ; mais quoi ! Merlin avait mis là son cœur dès le premier jour. Il ne s’en est jamais dédit.

Quand il allait errer dans son jardin, les abeilles, soit qu’elles visitassent les bluets dans les chaumes voisins, ou la fleur du fraisier, ou les œillets de Perse, soit qu’elles préférassent se poser sur les pousses nouvelles de l’aubépine, formaient un chœur à mesure qu’il passait ; et elles criaient de leur voix altérée :

« Honneur, gloire à Merlin ! »

De leur voix matinale les abeilles réveillaient les autres créatures ; toutes ensemble disaient :

« Que rien ne trouble jamais les fiançailles de Merlin et de Viviane ! Leur bonheur se répand sur nous. L’avenir du monde est attaché à leur amour. Puisse aucun nuage ne s’élever entre eux ! Car ce nuage jetterait son ombre sur la terre et la tempête enfanterait des reptiles.

« La sérénité des cieux enveloppe chaque chose. L’haleine de Viviane se répand sur les roses sauvages cachées au fond des bruyères, et la sagesse de Merlin remplit les villes bourdonnantes.

« Nous pensions ne plus revoir le printemps, car le froid de la mort nous tenait renfermés dans les creux d’arbres ou en des demeures souterraines. La neige nous recouvrait d’un suaire et l’univers semblait mort.

« Mais quand Viviane a respiré, un souffle sacré a pénétré dans nos retraites profondes. Un frémissement de vie s’est fait sentir jusque dans la moelle des chênes, quand les pas de Viviane et de Merlin ont foulé les marguerites des prés.

« Papillons endormis du sommeil des morts, dans vos blancs linceuls de soie, écoutez la trompe des cigales qui annoncent aux quatre vents la résurrection. Quittez vos suaires ! Sortez de vos sépulcres que vous avez vous-mêmes ourdis ! Ressuscitez, troupe diaprée, âmes légères ! Fleurs ailées, ne méprisez pas les fleurs parce qu’elles restent enchaînées à la terre où vous refusez de vous poser.

« Accourez, vous tous qui avez une voix que l’écho aime à répéter ! Réveillez-vous, cigales, au chant éternel ! abeilles qui mêlez le murmure au travail ; rossignols, habitants des clairières touffues ; demoiselles au corsage d’azur qui voltigez sur les sources des fleuves ! Dites, sans vous lasser : Il n’est rien de si beau sur la terre que Viviane, il n’y a rien de si sage que Merlin. Puisse ce moment durer toujours ! »

Plongé dans une rêverie muette, le bon Merlin écoutait le chœur, sous les tilleuls qui étaient alors en fleur. Il tenait tout pensif la main de Viviane dans la sienne pendant que de la voûte des grottes la goutte d’eau tombait dans la source profonde.